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jurisprudence

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

343

10.5.2001

Communiqué du Greffier

ARRÊT DANS L’AFFAIRE T.P. ET K.M. c. ROYAUME-UNI

La Cour européenne des Droits de l’Homme a rendu aujourd’hui un arrêt de Grande Chambre dans l’affaire T.P et K.M. c. Royaume-Uni (requête n° 28945/95).

La Cour dit à l’unanimité :

qu’il y a eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie familiale) de la Convention européenne des Droits de l’Homme ;

qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 (droit à un procès équitable) de la Convention ;

qu’il y a eu violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue 10 000 livres sterling (GBP) à chacune des requérantes pour dommage moral ainsi que 25 000 GBP pour frais et dépens.

1. Principaux faits

L’affaire concerne une requête introduite par une mère et sa fille, T.P. et K.M., toutes deux ressortissantes britanniques, nées respectivement en 1965 et 1983 et résidant à Chelmsford.

Entre 1984 et 1987, l’autorité locale, à savoir l’arrondissement londonien de Newham, conçut le soupçon que K.M. était victime d’abus sexuels. A la suite d’une réunion ad hoc, tenue le 2 juillet 1987, la deuxième requérante fut inscrite sur la liste des enfants à risque, dans la catégorie des enfants victimes d’abus affectifs.

Le 13 novembre 1987, la deuxième requérante, alors âgée de quatre ans, eut un entretien avec une pédopsychiatre consultante, le docteur V. Un travailleur social, M. P., assistait à l’entretien, qui fut enregistré sur vidéocassette. Au cours de cet entretien, K.M. révéla que quelqu’un du nom de « X. » avait abusé d’elle. Le compagnon de T.P., « XY », qui vivait avec les requérantes, avait le même prénom, « X », que l’auteur des abus. Toutefois, K.M. précisa que « XY » n’était pas l’homme qui avait abusé d’elle et que « X » avait été chassé de la maison. La première requérante fut informée que sa fille avait révélé avoir subi des abus sexuels de la part de « XY ». Lorsqu’elle commença à s’agiter et à se mettre en colère, le docteur V. et M. P. conclurent qu’elle serait incapable de protéger K.M. d’éventuels abus et qu’elle tentait de convaincre celle-ci de revenir sur son allégation. Ils décidèrent de retirer immédiatement la deuxième requérante à sa mère.

Le 13 novembre 1987, l’autorité locale sollicita et obtint de la Magistrates’ Court de Newham une ordonnance de placement en lieu sûr pour vingt-huit jours.

Le 24 novembre 1987, la première requérante, qui avait décidé de ne plus admettre aucun homme à son domicile, sollicita la mise sous tutelle judiciaire de sa fille. La garde de l’enfant fut confiée à l’autorité locale, la première requérante se voyant pour sa part reconnaître un droit de visite restreint.

Vers octobre 1988, les représentants de la première requérante demandèrent à voir l’enregistrement vidéo de l’entretien conduit avec la deuxième requérante. L’autorité sanitaire et le docteur V. demandèrent à ce que l’enregistrement de l’entretien ne fût pas mis à la disposition de la première requérante. Vers la même époque, à une date non précisée, les solicitors de T.P. purent consulter les transcriptions. Il en ressortait que la deuxième requérante avait dit qu’« XY » n’avait pas abusé d’elle et que l’auteur des abus avait été chassé de la maison par sa mère. Ces questions furent abordées par les solicitors de la première requérante avec l’autorité locale. Le 21 novembre 1988, au cours d’une audience devant la High Court, l'autorité locale recommanda que la deuxième requérante fût de nouveau confiée à sa mère ; sur la base d’un accord entre les parties, le juge ordonna le maintien sous tutelle judiciaire de la deuxième requérante et autorisa l’autorité locale, investie de la garde de l’enfant, à confier celle-ci à la première requérante. Depuis lors, K.M. vit avec sa mère.

Le 8 novembre 1990, les requérantes engagèrent une procédure contre l’autorité locale pour négligence et manquement à ses obligations légales. Elles alléguaient principalement que le travailleur social, M.P., et la psychiatre, le docteur V., n’avaient pas vérifié les faits avec le soin et la minutie nécessaires. Elles affirmaient avoir souffert de réels troubles psychiatriques en raison de leur séparation forcée. A l’issue d’une procédure qui s’acheva devant la Chambre des lords, les demandes des requérantes furent rayées du rôle. Par un arrêt du 29 juin 1995, qui concernait trois affaires, Lord Browne-Wilkinson dit notamment qu’eu égard aux arguments d’ordre public, les autorités locales ne pouvaient être tenues à réparation pour négligence dans l’accomplissement de leurs obligations légales en matière de protection de l’enfance.

2. Procédure

La requête a été introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 2 août 1995 et déclarée recevable le 26 mai 1998. Dans son rapport (que l’on peut consulter sur HUDOC, sur le site internet de la Cour wwww.echr.coe.int), la Commission formule l’avis, par dix-sept voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 8 ; par dix-huit voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 quant à la première requérante, T.P. ; par dix voix contre neuf, qu’il y a eu violation de l’article 6 quant à la deuxième requérante ; par dix-huit voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 quant à la première requérante et, par dix voix contre neuf, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention quant à la deuxième requérante. La Commission a porté l’affaire devant la Cour le 25 octobre 1999. Une audience a eu lieu le 28 juin 2000.

3. Composition de la Cour

L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre composée de dix-sept juges, à savoir :

Luzius Wildhaber (Suisse), président,
Elisabeth Palm (Suédoise),
Christos Rozakis (Grec),
Jean-Paul Costa (Français),
Luigi Ferrari Bravo
[1] (Italien),
Lucius Caflisch
[2] (Suisse),
Pranas Kūris (Lituanien),
Josep Casadevall (Andorran),
Boštjan Zupančič (Slovène),
Nina Vajić (Croate),
John Hedigan (Irlandais),
Wilhelmina Thomassen (Néerlandaise),
Margarita Tsatsa-Nikolovska (ERYdeMacédoine),
Egils Levits (Letton),
Kristaq Traja (Albanais),
Anatoli Kovler (Russe), juges,
Lady Justice Arden (Britannique), juge ad hoc,

ainsi que Paul Mahoney, greffier adjoint.

4. Griefs

Les requérantes allèguent que K.M. a été prise en charge et séparée de sa mère, T.P., sans aucune justification ; elles affirment également ne pas avoir eu accès à un tribunal ni disposé d’un recours effectif pour dénoncer cette atteinte à leurs droits. Elles invoquent les articles 8, 6 § 1 et 13 de la Convention.

5. Décision de la Cour[3]

Article 8

La Cour conclut que la question de l’opportunité de communiquer l’enregistrement vidéo de l’entretien et de sa transcription aurait dû être tranchée rapidement, afin de donner à T.P. une possibilité effective de répondre aux allégations selon lesquelles sa fille, K.M., ne pouvait pas lui être confiée de nouveau sans risque. La Cour constate qu’en s’abstenant de porter la question devant les tribunaux, l’autorité locale a privé l’intéressée d’une participation adéquate au processus décisionnel concernant la prise en charge de sa fille. Dès lors, elle estime qu’il y a eu manquement au respect de la vie familiale des requérantes, et donc violation de l’article 8 de la Convention.

Article 6

Quant à l’applicabilité de l’article 6 de la Convention, la Cour considère qu’il y avait dès le début de la procédure une contestation réelle et sérieuse sur l’existence du droit que les requérantes affirmaient tirer du régime de la responsabilité pour négligence. Dans ces conditions, la Cour estime que les intéressées pouvaient prétendre, au moins de manière défendable, avoir un droit reconnu en droit interne. Partant, l’article 6 est applicable à l’action en responsabilité pour négligence qu’elles ont intentée à l’encontre de l’autorité locale.

Quant à l’observation de l’article 6, la Cour observe tout d’abord que, sur le plan pratique, les requérantes n’ont pas été empêchées de porter leurs griefs devant les tribunaux internes. De fait, la cause a été vigoureusement débattue en justice jusque devant la Chambre des lords, les requérantes ayant au demeurant bénéficié pour ce faire de l’aide judiciaire. Aucun obstacle procédural ou délai de prescription n’a par ailleurs été invoqué. Les juridictions internes ont eu à se prononcer sur la demande de radiation pour défaut de motif raisonnable d’agir présentée par les défendeurs. Elles ne pouvaient le faire sans statuer au préalable, et en présumant exacts les faits exposés par les requérantes, sur l’existence d’une prétention défendable en droit.

De plus, la Cour n’est pas convaincue que les prétentions des requérantes aient été rejetées du fait de la mise en jeu d’une règle d’exonération de responsabilité. La Chambre des lords, faisant application des principes ordinaires du droit de la responsabilité pour négligence, a conclu que l’autorité locale ne pouvait encourir une responsabilité pour négligence du fait de la psychiatre et du travailleur social. Lord Browne-Wilkinson a relevé que les requérantes n’avaient pas allégué que l’autorité locale avait un devoir direct de vigilance envers elles. Par conséquent, on ne saurait dire que les griefs des requérantes ont été rejetés au motif qu’il n’était pas équitable, juste et raisonnable d’imposer un devoir de vigilance à l’autorité locale dans l’exercice de ses fonctions en matière de protection de l’enfance. Les requérantes soutiennent que ce moyen était exposé dans leur demande introductive d’instance et dans leurs conclusions en appel. Dès lors toutefois qu’elles ne l’ont pas articulé devant la Chambre des lords, la Cour ne saurait spéculer sur les motifs pour lesquels leurs prétentions auraient pu être rejetées si elles avaient été formulées et débattues sous cette forme.

L’arrêt de la Chambre des lords a mis un terme à l’affaire, sans que les faits aient été établis à partir des preuves. Cela dit, si la prétention n’était pas fondée en droit, l’administration des preuves aurait entraîné un gaspillage de temps et d’argent sans pour cela fournir en définitive un remède aux requérantes. Il n’y a aucune raison de considérer que la procédure de radiation du rôle, qui permet de statuer sur l’existence d’un motif défendable d’agir en justice, enfreint en soi le principe de l’accès à un tribunal

En conséquence, les requérantes ne sauraient affirmer avoir été privées du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de leurs allégations de négligence. Leurs prétentions ont fait l’objet d’un examen suffisant et équitable à la lumière des principes applicables du droit interne concernant le droit de la responsabilité pour négligence. Dès lors que la Chambre des lords avait statué sur les arguments juridiques défendables ayant mis en jeu l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérantes ne pouvaient plus revendiquer, au titre de l’article 6 § 1, un droit à un débat sur les faits. Elles ne se sont pas vu dénier l’accès à un tribunal ; partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

Article 13

La Cour estime que les requérantes auraient dû disposer d’un moyen de faire valoir l’existence d’un lien de causalité entre l’usage fait par l’autorité locale des procédures existantes et les dommages subis par elles, et qu’elles auraient dû pouvoir réclamer une indemnité au titre de ces dommages. Elle ne peut souscrire à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le versement d’une somme n’aurait pas constitué une réparation. Si, comme c’est allégué, un dommage psychologique a été causé, il peut y avoir des éléments (tels les frais médicaux, et les vives douleur et souffrance éprouvées) se prêtant à l’octroi de pareille compensation. La possibilité de s’adresser au médiateur et au ministre n’a pas conféré aux requérantes un droit à réparation dont elles auraient pu obtenir la sanction en justice.

La Cour estime qu’en l’espèce les requérantes n’ont disposé ni d’un moyen approprié de faire examiner leurs allégations selon lesquelles l’autorité locale avait porté atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale, ni d’une possibilité d’obtenir une décision exécutoire leur allouant une indemnité pour le dommage subi de ce fait. Par conséquent, elles ne se sont pas vu offrir un recours effectif ; il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention.

Lady Justice Arden a exprimé une opinion concordante dont le texte se trouve joint à l’arrêt.

***

Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).

Greffe de la Cour européenne des Droits de l’Homme
F – 67075 Strasbourg Cedex
Contacts : Roderick Liddell (téléphone : (0)3 88 41 24 92)
Emma Hellyer (téléphone : (0)3 90 21 42 15)
Télécopieur : (0)3 88 41 27 91

La Cour européenne des Droits de l’Homme a été créée en 1959 à Strasbourg pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950. Le 1er novembre 1998 elle est devenue permanente, mettant fin au système initial où deux organes fonctionnant à temps partiel, la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme, examinaient successivement les affaires.


[1] Juge élu au titre de Saint-Marin.

[2] Juge élu au titre du Liechtenstein.

[3] Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.



12/02/2013
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