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La liberté d'expression, les discours de haine, et la CEDH

La liberté d'expression est l'un des droits fondamentaux les plus protégés par les normes françaises et plus encore internationales. Et c'est tant mieux.

Le moteur de la démocratie est dans la possibilité offerte à chaque citoyen d'exprimer son point de vue personnel sur tout sujet de son choix. Au demeurant, dans les pays où arrivent au pouvoir des personnes qui ne supportent pas le débat public, c'est souvent à tous ceux qui ont une particulière capacité d'expression (partis politiques, journalistes, syndicats, associations..) que ces pouvoirs s'en prennent, par l'intimidation et la répression. Les idées des autres font peur car elles peuvent contredire le discours du pouvoir.

En Europe, la CEDH (son site) est la gardienne vigilante de la liberté d'expression. Dans sa jurisprudence, elle cherche constamment à préserver le plus vaste espace de liberté de parole, ne fixant de limite que lorsque cela est indispensable à la préservation d'autres valeurs.

C'est l'article 10 de la convention qui pose le principe fondamental :

"Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (..) L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."

Par ailleurs l'article 17 fixe les limites de ces droits et mentionne que :

"Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention."

Un exemple de cette limite vient de nous être donné par la CEDH.

Selon les propres termes de la CEDH, à l'occasion d'un spectale en 2008, l'humoriste Dieudonné a invité Robert Faurisson à le rejoindre sur scène pour recevoir les applaudissements du public. Robert Faurisson a été condamné en France à plusieurs reprises, notamment en raison de ses thèses négationnistes ou révisionnistes consistant à nier l’existence des chambres à gaz homicides dans les camps de concentration, en particulier le 4 juillet 2007 par la cour d’appel de Paris pour contestation de crime contre l’humanité. L'humoriste lui fit remettre, par un acteur revêtu d’un pyjama à carreaux sur lequel était cousue une étoile de David, le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». (les détails des propos tenus sur scène sont dans l'arrêt de la CEDH)

Le 27 mars 2009, le procureur de la République cita le requérant devant le tribunal de grande instance de Paris pour injure publique envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, par l’un des moyens prévus à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (texte intégral ici). Il lui était reproché en l’espèce d’avoir, par gestes ou paroles sur la scène du théâtre Le Zénith, employé toute expression outrageante, terme de mépris ou invective, en l’espèce en tenant les propos suivants :

« Vous savez que le Zénith c’est toujours pour moi une étape assez importante chaque année, alors quand je veux le faire c’est toujours plus difficile. Je me suis dit : faut que je trouve une idée quand même sur ce Zénith, une idée pour leur glisser une quenelle comme y fallait.

Évidemment, je réfléchis, hein ça m’arrive, et donc euh je me suis inspiré un petit peu de la dernière critique très élogieuse de Bernard H (inaudible - huées dans le public) qui décrivait la soirée au Zénith, le spectacle, cette soirée, cette soirée au Zénith comme le plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale.

Alors évidemment, il me laissait une petite marge de progression, parce que je me suis dit, il faut que je fasse mieux cette fois-ci, hein ? »

La citation précisait que ces propos devaient être lus au regard du sketch consistant :

« - à faire monter sur scène un acteur déguisé en déporté juif, porteur d’un costume rappelant celui des déportés (pyjama et étoile jaune - supportant la mention juif - cousue sur la poitrine),

- pour faire remettre à Robert Faurisson, tenant du négationnisme, dont les théories consistent à contester l’existence des chambres à gaz et la réalité de la shoah,

- « le prix de l’infréquentabilité et de l’insolence », représenté par un chandelier à trois branches, supportant trois pommes ».

Le 27 octobre 2009, le TGI de Paris déclara le requérant coupable des faits poursuivis et le condamna à une amende de 10 000 euros, ainsi qu’à verser un euro de dommages et intérêts à chacune des huit parties civiles dont la constitution avait été déclarée recevable. À titre de peine complémentaire, le tribunal ordonna également la diffusion, aux frais du requérant et dans la limite de la somme de 3 000 euros, d’un communiqué judiciaire par insertion dans les quotidiens.

Par un arrêt du 17 mars 2011, la cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité et les sanctions infligées au requérant, modifiant seulement le texte du communiqué judiciaire.

Par un arrêt du 16 octobre 2012 (texte intégral ici), la Cour de cassation déclara irrecevable le pourvoi des parties civiles et rejeta celui du requérant. Elle observa que la cour d’appel avait retenu que le fait de tourner en dérision la déportation et l’extermination des juifs par les nazis pendant la seconde guerre mondiale, par le biais de la parole, de l’étoile jaune, support du mot « juif », et de l’emblème du chandelier remis par un « déporté » à un spécialiste des thèses négationnistes, constituait à l’égard de l’ensemble des personnes d’origine ou de confession juive un mode d’expression à la fois outrageant et méprisant qui caractérisait l’infraction d’injure poursuivie. Précisant qu’il appartient aux juges du fond de relever toutes les circonstances extrinsèques qui donnent une portée injurieuse ou diffamatoire à des propos, même si ceux-ci ne présentent pas par eux‑mêmes ce caractère, et qui sont de nature à révéler leur véritable sens, la Cour de cassation estima que la cour d’appel avait légalement justifié sa décision.

Devant la CEDH, l'humoriste s'est plaint d’avoir été condamné pour injure publique envers des personnes d’origine ou de confession juive. Il expose qu’il a organisé, au cours de son spectacle, une mise en scène et que ni lui-même ni la personne qu’il a invitée sur scène n’ont prononcé un quelconque propos présentant le caractère d’une injure ou d’une diffamation. Il ajoute que, pour la première fois, les juridictions françaises ont considéré que l’injure ne résultait pas d’un des moyens prévus par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, mais d’une forme de contexte ayant pour support une mise en scène à caractère injurieux. Il estime que cette restriction à sa liberté d’expression n’était ni prévisible ni nécessaire.

Dans sa décision du 10 novembre 2015 (texte intégral ici), la CEDH juge en ces termes :

Concernant la liberté d’expression, la Cour rappelle que sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de celle-ci dans une société démocratique (..). La protection conférée par l’article 10 s’applique également à la satire, qui est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais

Cependant, la jurisprudence de la Cour a également défini les limites de la liberté d’expression. En particulier, la Cour a jugé que "l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés." (..) Ainsi, la Cour a jugé qu’un « propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » se voit soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10.

En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes ont condamné le requérant pour injure raciste. Elles ont constaté que l’intéressé avait honoré publiquement une personne connue pour ses thèses négationnistes et lui avait fait remettre, par un comédien caricaturant un déporté juif, un objet ridiculisant un symbole de la religion juive, après avoir annoncé en préambule son désir de « faire mieux » que lors d’un précédent spectacle, qui aurait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale ». Les juges ont considéré que cette scène, présentée par le requérant comme une « quenelle », expression évoquant selon la cour d’appel la sodomie, était adressée aux personnes d’origine ou de confession juive dans leur ensemble.

La Cour estime que ce constat des juges internes est fondé sur une appréciation des faits qu’elle peut partager. En particulier, elle n’a aucun doute quant à la teneur fortement antisémite du passage litigieux du spectacle du requérant. Elle remarque que ce dernier a honoré une personne connue et condamnée en France pour ses thèses négationnistes, en le faisant applaudir avec « cœur » par le public et en lui faisant remettre le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». Elle note, tout comme le tribunal correctionnel, que ces postures et ces termes revêtent indéniablement un caractère positif dans l’esprit du requérant.

La Cour considère ainsi, à l’instar de la cour d’appel, qu’au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting. Le requérant ne saurait prétendre, dans les circonstances particulières de l’espèce et au regard de l’ensemble du contexte de l’affaire, avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation. En effet, sous couvert d’une représentation humoristique, il a invité l’un des négationnistes français les plus connus, condamné un an auparavant pour contestation de crime contre l’humanité, pour l’honorer et lui donner la parole. En outre, dans le cadre d’une mise en scène outrageusement grotesque, il a fait intervenir un figurant jouant le rôle d’un déporté juif des camps de concentration, chargé de remettre un prix à Robert Faurisson. Dans cette valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination, la Cour voit une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste. Elle ne saurait accepter que l’expression d’une idéologie qui va à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention, telle que l’exprime son préambule, à savoir la justice et la paix, soit assimilée à un spectacle, même satirique ou provocateur, qui relèverait de la protection de l’article 10 de la Convention. (..)

En outre, la Cour souligne que si l’article 17 de la Convention a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation, elle est convaincue qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte (..). Elle ne mérite donc pas la protection de l’article 10 de la Convention.

Partant, dès lors que les faits litigieux, tant dans leur contenu que dans leur tonalité générale, et donc dans leur but, ont un caractère négationniste et antisémite marqué, la Cour considère que le requérant tente de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires au texte et à l’esprit de la Convention et qui, si elles étaient admises, contribueraient à la destruction des droits et libertés garantis par la Convention (..).

En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4.

 

Cette décision s'insère parmi d'autres dans lesquelles la CEDH écarte la protection de la convention en cas de "discours de haine", terme choisie par elle-même.

Une synthèse de ses décisions dans ce domaine peut être téléchargée (cliquer ici).

 

 

#Justice et droits de l'homme

source :http://www.huyette.net/2015/11/la-liberte-d-expression-les-discours-de-haine-et-la-cedh.html?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail



12/11/2015
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