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Le Monde 19.11.09- L’enfance victime de l’injustice

 

Le Monde 19.11.09- L’enfance victime de l’injustice


A l’occasion des 20 ans de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, Le Monde publie deux points de vue d’universitaires sur l’enfance en France, dans un article intitulé L’enfance victime de l’injustice.

 

L’un établit un bilan institutionnel du modèle français de protection de l’enfance réformé par la loi n°2007-293, qui a érigé le département en chef de file de la protection de l’enfance ; l’autre porte sur le transfert de 1600 enfants de la Réunion, pupilles de la DDASS  , vers la métropole.

 

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Quel avenir pour la justice des mineurs ?

 

par Yann Favier

 

Le modèle français de protection de l’enfance est à bout de souffle : il est urgent, à l’heure où l’on fête les 20 ans de la Convention internationale des droits de l’enfant, de songer à rénover la justice des mineurs en France construit autour du tryptique juge, services sociaux (conseil général) et protection judiciaire de la jeunesse (Etat).

 

La Cour des comptes a rendu public en octobre 2009 un rapport qui pointe de graves incohérences : manque de supervision et de collégialité dans les prises de décision, critères d’interventions flous ("les informations préoccupantes"), organisation judiciaire déconnectée des territoires, organisation des services de l’aide sociale à l’enfance peu satisfaisante…

 

Combien d’enfants sont concernés ? Impossible de le dire avec exactitude. Car il ne s’agit pas seulement du sort des 383 000 mineurs (en 2008) pris en charge chaque année par la justice au titre de l’enfance en danger ou de l’enfance délinquante, mais également d’enfants victimes des séparations parentales conflictuelles, de délaissement ou d’abandon.

 

Bien sûr, il existe un juge spécialisé du tribunal de grande instance chargé tant des mesures de protection civile des mineurs en danger, ou en risque de l’être (assistance éducative), que des mineurs délinquants, et qui préside le tribunal pour enfant. Mais le juge des enfants, pilier de la protection judiciaire des mineurs depuis plus de cinquante ans, n’est plus en mesure d’assurer correctement sa mission aujourd’hui, alors même qu’il a bénéficié d’un accroissement significatif du nombre de postes ces dernières années. Inflation du traitement pénal de la délinquance des mineurs, exercice solitaire de la fonction, difficultés croissantes à faire exécuter des mesures, articulation complexe de ses compétences avec celles des autres juges chargés des intérêts du mineur et tout particulièrement avec le juge aux affaires familiales.

 

La réforme de la protection de l’enfance adoptée en 2007 prenait pourtant acte des limites de l’action judiciaire en réaffirmant le rôle central du département, notamment dans le recueil des informations et en créant des observatoires départementaux de la protection de l’enfance. Elle n’aura sans doute pas les résultats escomptés. Comme on le soupçonnait, alors que le recours au juge reste massif, l’administration du conseil général, censée être le chef de file de la protection de l’enfance, est en grande difficulté. Confrontée à un droit de plus en plus complexe, l’administration de l’aide sociale à l’enfance des conseils généraux est éclatée en autant de politiques et de modes de fonctionnement qu’il y a de départements en France. De plus, contrainte par des dépenses budgétaires en augmentation constantes (5,75 milliards d’euros en 2008, soit plus que les dépenses consacrées aux personnes âgées) et qu’elle ne contrôle pas – le juge décide, le département finance –, elle peine à répondre autrement à la détresse des enfants en danger que par des considérations de "flux et de stocks". Les professionnels socio-éducatifs eux-mêmes semblent de plus en plus désorientés face à une situation qui les dépasse.

 

Plusieurs pistes pourraient être explorées. La première consisterait à spécialiser les magistrats en créant un "pôle famille et enfance" à l’image des pôles de l’instruction en matière pénale ou, mieux encore, une juridiction des mineurs à part entière, dotée de magistrats spécialisés et d’un véritable parquet des mineurs, amenée à statuer en matière d’assistance éducative, d’autorité parentale et de tutelle, voire d’adoption (à l’exception de l’adoption internationale) et, dans sa formation pénale, en matière de délinquance des mineurs et qui serait également distribuée sur le territoire national. La seconde pourrait consister à coordonner les interventions à l’échelle régionale et non plus départementale en concentrant des moyens actuellement dispersés en associant les régions et les départements, qui seraient chargés du pilotage des actions, le secteur associatif, les unions départementales des associations familiales (UDAF) et les caisses d’allocations familiales, les services de médiation familiale, les structures d’aide psychologique, les réseaux d’aide à la parentalité. Un chantier complexe ? Peut-être, mais qui n’a tout de même rien d’impossible : la défense et la protection de l’enfance méritent en tout cas sans doute mieux que des déclarations de bonnes intentions…

 

Yann Favier, maître de conférences en droit privé à la faculté de droit et d’économie de Chambéry, chercheur au Centre de recherche en droit privé (EA 3881, Université européenne de Bretagne, Brest)

 

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Les "enfances perdues" de l’Australie et de la Réunion

 

par Ivan Jablonka

 

Le premier ministre australien, Kevin Rudd, vient de présenter les "excuses de la nation" aux enfants d’origine britannique placés dans les orphelinats et foyers d’Australie entre 1930 et 1970, où ils ont subi toutes sortes d’abus et de violences. Il a exprimé ses regrets pour "cette tragédie, cette tragédie absolue, des enfances perdues".

 

La France a connu, dans son histoire récente, une semblable tragédie, avec son lot de souffrances et d’"enfances perdues". Entre 1963 et 1982, Michel Debré, tout-puissant député de la Réunion, a orchestré le transfert en métropole de 1 600 pupilles de la DDASS  . Recueillis par des assistantes sociales zélées, immatriculés à la va-vite, les enfants ont été convoyés par avion à 9 000 km de leur île natale. Ils ont été confiés à des institutions et des familles disséminées dans une soixantaine de départements, principalement dans les zones rurales et dépeuplées du Massif central et du Sud-Ouest. Aucun voyage de retour n’était prévu. Tout a contribué à faire de la métropole un milieu hostile et anxiogène : la séparation familiale, la dislocation des fratries, le dépaysement, l’oubli programmé du créole, l’exposition à un froid inconnu, la claustration dans une institution, l’absence de suivi socio-éducatif, l’agression raciste. Minés par les carences affectives, abandonnés par l’Etat qui devait les sauver, la plupart des enfants n’ont connu que la solitude et l’exclusion ; certains ont sombré dans la dépression, l’alcoolisme, la délinquance, la folie.

 

Les migrations réunionnaise et britannique ne sont pas comparables d’un point de vue numérique : entre les années 1860 et les années 1960, ce sont environ 150 000 enfants qui ont été transférés, sans leur famille, depuis la Grande-Bretagne vers les dominions – le Canada, l’Afrique du Sud, la Rhodésie, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. En outre, dans les établissements australiens (chez les Frères chrétiens en particulier), les violences physiques et sexuelles ont été systématiques.

 

Mais, entre ces deux transferts d’enfants, les points communs restent nombreux. Ici et là, on observe la même déculturation, le même mépris pour les familles, la même indifférence aux souffrances, le même idéal dévoyé de la "seconde chance". Dans un cas comme dans l’autre, la migration s’intègre dans une vaste opération d’ingénierie humaine. A l’heure de la décolonisation, il était urgent pour Michel Debré d’empêcher que la Réunion suive la voie de l’Algérie ; la politique de solidarité nationale qu’il a initiée pour moderniser l’île s’est accompagnée d’une lutte résolue contre la surpopulation. Dans le cas britannique, il s’agissait de se débarrasser de rebuts sociaux pour les transformer, dans les lointains dominions, en petits colons blancs ; cette politique de la race avait pour but d’asseoir une domination ethno-politique. Loin de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants, l’Etat s’est donc servi d’eux pour arrimer des territoires coloniaux à la métropole.

 

L’Australie a commencé à se pencher sur ce drame il y a une quinzaine d’années. En 1999, un rapport d’enquête au sujet des violences commises dans les institutions catholiques a été remis aux autorités du Queensland. Deux ans plus tard, le Sénat australien a publié un important rapport, "Lost Innocents", riche de trente-trois recommandations : création de bases de données, soutien aux associations, bénéfice de la nationalité australienne pour les anciens pupilles, assistance aux pupilles âgés, etc. Ces révélations ont entraîné un examen de conscience national, auquel ont pris part les autorités tant religieuses que politiques, et qui trouve aujourd’hui son point d’aboutissement.

 

La conjoncture française n’est pas favorable à ce genre d’introspection. A propos de la migration réunionnaise qu’il a organisée, l’Etat s’est toujours défaussé de ses responsabilités. En 2002, le ministre de l’emploi et de la solidarité a diligenté une enquête auprès de l’inspection générale des affaires sociales. Ce rapport, médiocre sur le plan scientifique, est également choquant sur le plan moral, puisque le ministère est ici juge et partie. Sans surprise, il dédouane l’Etat et ose même saluer "une relative réussite éducative". La justice a été saisie par des associations d’anciens pupilles ; mais, en 2007, la cour administrative d’appel de Bordeaux a jugé que l’affaire était prescrite.

 

On voit mal Nicolas Sarkozy, hostile à toute forme de "repentance", faire preuve du même courage que le premier ministre australien. Au-delà d’éventuels regrets, il faudrait surtout analyser lucidement cet épisode, afin de le faire entrer de plain-pied dans l’histoire nationale. Car ce transfert d’enfants n’est pas un dérapage malheureux, mais une institution républicaine, séquelle du colonialisme dans la France de la Ve République : la migration des pupilles réunionnais, avec son cortège de suicidaires, de fous et de clochards, a été menée à bien parce qu’elle était conforme à l’idéal de la "plus grande France". Or, pour que la République prenne du recul sur la question, il faudrait la même révolution intellectuelle que celle qui a conduit à la condamnation du colonialisme. Les excuses du premier ministre australien risquent de résonner longtemps dans le silence assourdissant des responsables français.

 

Ivan Jablonka, maître de conférences au Collège de France, a publié Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Seuil, 2007.

 



11/02/2011
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