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Lettre à des amis de Madagascar

Lettre à des amis de Madagascar

Résumé

La vie des familles pauvres en France, telle qu’elle est perçue par quelqu’un qui vient d’un pays du Sud. Premières impressions et réflexions.

Je vis maintenant en France depuis juillet 1999. J’y reçois de vos nouvelles. C’est vrai que dans notre pays la majorité des familles ont une vie très difficile, à cause de tout ce qui leur manque. Mais ce qui m’épate de plus en plus, c’est la force, le soutien, l’entraide, la solidarité entre tous pour ne laisser personne seul dans la souffrance et le désespoir. Je suis tellement fière de notre courage malgré notre pauvreté ! Aujourd’hui je voudrais vous faire part de ma découverte de la pauvreté en France.

Il y a quatre ans quand, pour la première fois, nous sommes allés ensemble en délégation à l’île de la Réunion, vous m’avez dit : « Sophie, les gens d’ici ne sont pas pauvres. Les enfants portent des chaussures. Plusieurs familles ont des voitures. Dans leurs maisons, il y a au moins une télévision, un frigidaire, un téléphone, une machine à laver… » Vous avez raison si on regarde seulement les biens matériels visibles.

A Rennes, en Bretagne, où je suis actuellement, j’ai eu du mal au début à reconnaître les familles dites pauvres. Certaines d’entre elles vivent ici comme un ministre chez nous. J’exagère peut-être, mais c’est la réalité. Ce n’est qu’en étant avec elles, lorsqu’elles commencent à parler de leur vie, que je réalise petit à petit que leur situation est vraiment difficile, avec toutes les pressions et les difficultés qu’elles rencontrent tous les jours. Les familles pauvres d’ici ont plus de confort mais beaucoup moins de liberté que celles de Madagascar.

J’ai eu du mal à leur dire que j’étais assistante sociale. En France, les travailleurs sociaux sont mal perçus par ces familles, alors que dans notre pays ils sont pour elles comme des confidents, des amis. Elles ont tort de voir les travailleurs sociaux comme des ennemis. Mais c’est vrai que ces derniers les surveillent trop, plus que trop même parfois.

Les familles dites pauvres en France reçoivent différentes allocations selon leur situation pour leur permettre de vivre mieux. Mais le fait de les recevoir leur rend la vie plus compliquée encore. Elles sont en permanence sous surveillance et doivent suivre plusieurs règles pour pouvoir maintenir cette aide. Leur vie est plus ou moins dictée et conditionnée par les services sociaux. Donc leur liberté de gérer leur propre vie et d’aller jusqu’au bout d’un projet familial est vraiment limitée. Certains dispositifs mis en place rendent les familles malheureuses car ce ne sont ni leurs vœux ni leurs désirs qui sont prioritaires. Elles deviennent un instrument de travail des organismes sociaux.

Une fois j’ai dit à l'un de mes co-volontaires : « Cela doit être facile de trouver du travail en France. J’entends souvent des familles dire : mon assistante sociale, mon avocat, mon éducatrice, le tuteur de mon mari, le psychologue de ma fille, etc. Si chaque personne a tout ce monde autour d’elle, cela doit fournir beaucoup d’emplois ! » Après explication de mon coéquipier, quelques questions sont venues dans ma tête. Comment les familles peuvent-elles réfléchir seules face à ces « décideurs » qui d’ailleurs ne sont pas toujours d’accord sur les méthodes à utiliser ? Jusqu’à quel point sont-elles libres d’agir et d’être partenaires à part entière pour une amélioration de leur vie ?

Souvent les familles pauvres vivent dans la crainte à cause de ces dispositifs sociaux trop présents qui exercent des pressions. Des parents ont tellement peur de se faire enlever leurs enfants qu’ils n’osent plus les corriger lorsqu’ils font des bêtises : des traces de coups ou une voix plus haute que d’habitude pourraient être signalées aux services sociaux. Des éducateurs, des familles d’accueil ou d’autres personnes encore, ont plus de rôles et de responsabilités que les parents eux-mêmes dans l’éducation des enfants. Ils sont par exemple mieux informés que les parents sur la situation des enfants placés.

Des enfants, des adolescents, des adultes, s’ils sont pauvres, sont plus que d’autres amenés devant les tribunaux. Je ne l’ai pas cru quand on m’a dit qu’un bébé avait déjà un dossier en vue d’un jugement de placement.

En France, l’école est gratuite et obligatoire jusqu’à un certain âge. Si tous les enfants malgaches bénéficiaient de ce droit, cela ferait le bonheur de tous les parents. Mais, même si c’est gratuit, les enfants des familles pauvres rencontrent souvent des obstacles pour réussir à l’école. Un enfant en classe maternelle peut être déjà catalogué pour avoir un retard scolaire. Il faut suivre la progression de sa tranche d’âge, sinon on est orienté dans des filières spéciales.

Chez nous, le passage du facteur est attendu avec joie parce qu’il peut nous apporter la lettre d’un parent ou d’un ami. Ici, chez quelques familles pauvres, c’est souvent l’angoisse. Elles imaginent le pire. Un monsieur m’a dit : « Sophie, à chaque fois que j’ouvre ma boîte aux lettres, il n’y a que des lettres des services sociaux, de la banque ou du commissariat. Je sais par cœur ce qui est écrit. Je ne regarde plus les lettres pour pouvoir bien dormir la nuit. »

Je voudrais encore vous parler d’un couple dont la force m’enrichit. L’homme et la femme sont légalement mariés mais une séparation de corps a été décidée par les services sociaux pour cause d’alcoolisme et de violence. Ils ont trois filles. La dernière, qui vient d’avoir dix-huit ans, a été placée à l’âge de sept ans. Ce couple vit vraiment dans la misère. C’est le mot qui explique le mieux sa situation. Tous les deux se voient presque tous les jours malgré la décision des services sociaux car ils s’aiment et se soutiennent : ils ont fondé une famille. Ils voient très rarement leur dernière fille selon le calendrier établi pour les visites. Pendant ces dix ans de placement, ils ont toujours vu leur fille en présence d’une tierce personne. « Nous n’arrivons plus à nous parler » a dit la mère en soupirant, lors de la dernière audience. Ils sont considérés incapables de gérer leur propre vie. Ils sont sous « tutelle », c’est-à-dire que pour une grande partie de leur vie, ce sont les services sociaux qui sont responsables. Toutes les semaines, ils doivent passer chez leurs tuteurs respectifs pour prendre un bon d’alimentation. Une fois la maman m’a montré ce bon : « 50 F. Bon d’alimentation sans alcool. » Je n’y croyais pas ! C’est comme un chèque. C’est avec ça qu’elle fait ses courses car elle n’a pas le droit d’utiliser de l’argent liquide. Une fois, la femme a voulu avoir de nouveaux sous-vêtements. Même pour cela, il lui fallait encore demander à sa tutelle pour avoir le bon d’achat et pouvoir dire son goût.

Le couple participe à un atelier de contes. En vue de la journée de présentation d’un spectacle, les membres de cet atelier ont décidé de se faire beaux et belles en allant chez le coiffeur. Pendant notre discussion en groupe, le couple a fourni des excuses pour ne pas y aller. Mais à moi ils ont dit : « Nous ne pouvons pas décider d’y aller ou de ne pas y aller sans demander à nos tuteurs. »

Il y aurait encore beaucoup de chose à dire sur ce couple. Malgré sa misère, il est toujours soucieux de la vie de ceux qui sont encore plus dans la misère qu’eux.

Vous savez un peu maintenant pourquoi nous luttons ensemble. Nous les Malgaches, nous vivons dans la liberté de gérer notre propre vie, notre projet familial, nos ambitions, mais nos droits de vivre en tant qu’êtres humains ne sont pas mis en place ou sont ignorés. Les familles pauvres en France vivent plus ou moins leur liberté car leurs droits sont aussi conditionnés.

Pour citer cet article :

Sophie Razanakoto. «Lettre à des amis de Madagascar». Revue Quart Monde, N°179 - Projets familiauxAnnée 2001Revue Quart Monde
document.php?id=1768

Quelques mots à propos de :  Sophie  Razanakoto

Assistante sociale, formatrice de travailleurs sociaux pendant dix ans à Madagascar, Sophie Razanakoto est maintenant volontaire permanente du Mouvement ATD Quart Monde.



29/11/2011
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