liens parents enfant sefca Europe

Le serment promis. Le serment judiciaire à partir de quelques documents angevins des XIe et XIIe siècles

Le serment promis. Le serment judiciaire à partir de quelques documents angevins des XIe et XIIe siècles

Bruno Lemesle

 

txte intégral

  • 2 Voir, entre autres, Verdier (1991).
  • 3 Pour les actes de la pratique, cette étude se fonde principalement sur l’Anjou. Cependant, la raret(...)

1Le serment : il a rempli une fonction telle au sein des procédures judiciaires du Moyen Âge que l’intérêt qu’il suscite ne se dément pas. Bien loin désormais de se limiter aux seuls historiens du droit, il a gagné toutes les sphères d’études, des anthropologues aux historiens et aux philosophes en passant par les historiens de la littérature2. Cette évolution est heureuse car l’histoire du serment, trop souvent réduite aux approches normatives, est passée à côté des fonctions qu’il remplissait dans la société. La même réduction de l’angle de vue a engendré sur les personnes appelées à prononcer un serment des appréciations erronées que l’examen sans a priori de documents de la pratique aurait pu éviter. Aussi le mieux est de commencer cette étude par un cas précis tiré du cartulaire de l’abbaye Saint-Aubin d’Angers3. La scène se déroule à la fin du XIe siècle, vers 1095-1096. En voici la traduction.

2« Contre le mal de l’oubli, les hommes sages utilisent ce remède à eux destiné ainsi qu’à ceux qui leur succèderont car ils ne veulent pas que les écrits qu’ils s’appliquent à conserver disparaissent de la mémoire.

  • 4 24 kilomètres au sud-est d’Angers.
  • 5 Prieuré de l’abbaye (20 kilomètres au sud-est d’Angers).
  • 6 Foulques IV le Réchin, comte d’Anjou de 1067/1068 à 1109.
  • 7 Geoffroy de Mayenne, évêque d’Angers depuis 1095.

3C’est pourquoi nous écrivons que Rouaud de Luigné4 a envahi une terre des moines de Saint-Aubin aux Alleuds5 en disant qu’elle lui appartenait de droit. Aussi les moines ont-ils très souvent porté plainte auprès du comte Foulques6 et de l’évêque d’Angers Geoffroy7; longtemps ils ne purent en obtenir justice. Mais après de nombreuses plaintes, comme l’évêque ne pouvait plus supporter l’obstination des moines, il ordonna que ni [Rouaud] ni les siens ne pourraient entendre l’office divin s’il persistait dans son injustice ou s’il dédaignait de venir au plaid.

4Au jour dit, l’abbé Girard, les moines de Saint-Aubin, Rouaud et les siens sont venus à la cour de l’évêque et ont engagé le plaid. L’abbé et les moines ont exposé leur plainte les premiers au sujet de l’occupation injuste de leurs possessions, mais Rouaud a dit qu’il n’avait rien à répondre si d’abord l’évêque ne lui promettait pas de rendre une droite justice.

5Promesse étant faite selon son vœu, Rouaud dit ce qu’il voulut et fit un trop long récit sans pour autant répondre suffisamment et convenablement à la plainte de l’abbé.

  • 8 Comte d’Anjou de 960/961 à 987.

6Les juges ont donc entendu et bien compris le récit de Rouaud et la réponse de l’abbé; ils ont considéré et examiné attentivement la cause de chacune des parties. Leur jugement fut qu’on ne devait pas envoyer l’abbé et les moines au plaid pour une terre dont on sait qu’elle leur avait été donnée au temps du comte Geoffroy Grisegonelle8 et de sa femme Adélaïde.

7Rouaud voulant s’opposer à cette sentence, l’évêque, le premier de tous, dit : « Sur le saint Évangile et sur les saintes reliques, je suis prêt à jurer que moi, et ceux qui avec moi ont assumé la charge de juge, nous avons rendu, en conscience, un droit jugement selon l’ancienne coutume de nos prédécesseurs ».

  • 9 Il deviendra évêque de Rennes en 1096.

8L’archidiacre Marbode9 en fit autant et s’avança.

9Mais Rouaud ne voulait toujours pas être quitte, [alors] Babinus de Raies et Giraud fils d’Andefred dirent : « Notre seigneur évêque et maître Marbode, archidiacre, veulent affirmer sous serment qu’avec eux nous avons rendu justice, et nous qui sommes laïques, si quelqu’un de même condition s’y oppose, nous en ferons la preuve par le duel ».

  • 10 Bertrand de Broussillon (1903, n° 203) (SAA).

10Rouaud et ceux qui l’accompagnaient entendirent cela mais ni lui ni aucun des siens ne se leva pour affirmer par le duel que leurs adversaires avaient faussé le jugement [Suit une liste de quarante-trois présents]10 ».

  • 11 SAA 329, 303 (sans l’intervention d’un laïc dans ce dernier cas).

11D’emblée, ce texte pose plusieurs problèmes. Nous avons bien lu, l’évêque d’Angers et l’archidiacre s’apprêtent à prononcer un serment alors que, en principe, les clercs ne devaient pas prêter de serment devant des personnes laïques. Il est vrai qu’ils ne le feront pas, mais justement : tout cela ne serait-il que comédie ? La question est légitime car d’autres textes de même époque évoquent semblable intrigue : proposition de serment par un homme d’Église, intervention d’un laïc qui offre le duel, ni l’un ni l’autre en définitive n’ont lieu11. Mais le procès a une fin et la situation, nous le savons car nous connaissons la suite, est débloquée dans la mesure où les adversaires des moines ont fini par accepter la sentence. Incontestablement, il existe un procédé au sein de la procédure et mon propos est de voir comment on se servait du serment dans les cours de justice. Non pas dans tout type de procès, sorte de modèle plus ou moins factice, mais dans ceux qui opposaient un établissement religieux à des hommes de l’aristocratie laïque ou à un autre établissement ecclésiastique, pour des questions presque toujours liées à la propriété foncière, aux dévolutions successorales et aux dons.

12J’aurai pour cela besoin d’examiner les positions de l’Église sur le serment judiciaire avant de voir ce que disaient les lois : elles se sont beaucoup préoccupées des risques de parjure, alors que les mentions de parjure sont presque totalement absentes des actes de la pratique. Elles s’intéressaient aussi aux conditions requises par les personnes pour pouvoir prêter serment. Ici, documents de la pratique et textes normatifs se complètent. Nous verrons que les historiens y ont introduit une distinction qui n’existait pas. Il faudra donc voir comment évolue le serment en relation avec les procédures et se demander pour finir si sa dimension sacrée, évidente, n’a pas tendance à oblitérer une autre facette, celle du lien social.

L’église et le serment

13Les positions de l’Église sur le serment ont-elles évolué depuis le très Haut Moyen Âge ? Je n’évoquerai que le serment judiciaire qu’il faut distinguer du serment de fidélité, comme nous y invitent les textes de loi carolingiens et les collections canoniques12. Une autre différence doit être signalée. En matière de justice, l’Église a toujours voulu distinguer les cas communs de ceux qui relevaient de ses membres. Il en allait ainsi du serment judiciaire. Sa position envers le serment prononcé par un laïc était-elle identique dès lors qu’un homme d’Église était appelé à le prononcer ?

  • 12De Juramento, ut nulli alteri per sacramentum fidelitas promittatur nisi nobis et unicuique proprio(...)
  • 13 Gaudemet (1958, p. 248); Lévy (1939, pp. 141-142); Toubert (1973, p. 1245).

14Rappelons brièvement qu’au Haut Moyen Âge le serment judiciaire était le serment purgatoire. Il était un élément clé de la procédure accusatoire où le défendeur pouvait se disculper de l’accusation formulée par la partie plaignante en prêtant un serment pour lequel il était accompagné de co-jureurs. Le serment était donc la plupart du temps négatif puisque les jureurs n’avaient qu’à nier les affirmations portées par la partie plaignante. Telle était la pratique d’après ce qu’en montre la documentation. Nous ne voyons pas qu’à cette époque les autorités de l’Église aient mis en cause le serment purgatoire. Pourtant, il présentait une différence radicale avec le serment de l’époque romaine qui, au contraire, avait une valeur positive13. Ceci est le signe qu’elles se sont adaptées à la situation nouvelle créée par la mise en place des royaumes barbares.

  • 14 Fournier (1880, p. 204); Lévy (1939, p. 134); Lepelley (1991, pp. 53-61). Augustin n’était évidemme(...)
  • 15 Fournier (1880, p. 204); Dumas (1965, c. 981).
  • 16 Par exemple : Veniens homo nomen illi ante venerabile vir illo abbate (…) sic visum fuit ipsius abb(...)
  • 17 Boretius (1984, I, n° 41, p. 118).

15Elles auraient pu cependant accepter le serment du bout des lèvres, comme un moindre mal, obligées de tolérer des pratiques qu’il n’était pas en leur pouvoir de transformer. Il semble n’en avoir rien été. On ne voit pas qu’elles aient manifesté de réticences. Saint Augustin avait plusieurs fois justifié le serment car il craignait qu’on ne le prêtât en invoquant les dieux païens14. Le pape Grégoire le Grand (590-604) y eut recours plusieurs fois afin de corroborer les preuves qu’il avait de l’innocence d’un accusé15. Mais il est surtout intéressant de constater que les formulaires mérovingiens, qui sont des modèles d’actes de la pratique, ne révèlent pas de différences dans les procédures suivies par les tribunaux laïques et les tribunaux ecclésiastiques. Le serment purgatoire était prêté dans une église à la demande de l’abbas, c’est-à-dire du juge ecclésiastique16. Plus tard Charlemagne instituera formellement l’Église, à défaut de reliques, comme lieu obligé du serment17.

  • 18 Le jury d’accusation synodal était constitué de sept hommes qui eux-mêmes prêtaient serment de dire(...)
  • 19 Baldwin (1961, p. 617). Sur le déclin des ordalies voyez aussi Brown (1985), Hyams (1981), Bartlett(...)

16Même quand elle forgeait progressivement ses procédures, l’Église ne devait pas rompre avec la pratique du serment. À l’époque carolingienne, alors que les souverains avaient promulgué des réformes de procédures judiciaires, l’Église instituait un mode de réglementation de la vie morale des fidèles par une procédure originale : dans les villes de la France du Nord et de Germanie où l’évêque se déplaçait, il devait constituer un jury d’accusation chargé de dénoncer les pécheurs publics. Ceux-ci n’avaient d’autre solution que d’accepter la pénitence infligée par l’évêque ou, si les preuves étaient insuffisantes, de se disculper par un serment prêté avec des co-jureurs. Ceci pourvu qu’ils fussent de condition libre; sinon, ils devaient se soumettre à l’ordalie18. Par conséquent, très tôt et tout au long de plusieurs siècles, l’Église s’était coulée dans les procédures judiciaires barbares puis carolingiennes. Le façonnement progressif de sa propre législation en la matière ne traduit aucune rupture en termes de conception mais au contraire une réelle affinité. De l’acceptation à la promulgation puis à la valorisation, le pas sera franchi au milieu du XIIe siècle, car c’est à partir de cette époque que les canonistes devaient désigner les serments par l’expression « purgationes canonicae ». Il s’agissait de les distinguer des « purgationes vulgares », c’est-à-dire des ordalies que les clercs savants commençaient à attaquer en les dépréciant 19 : elles auraient été des pratiques populaires, viles, donc condamnables, ce que par ailleurs toute la documentation dément, mais ce n’est pas le lieu d’en discuter ici.

  • 20 En 1155, un vieil homme accepte de jurer sur les reliques contre le comte d’Anjou que le droit de f(...)
  • 21 Matthieu, 5, 33-37.
  • 22 Yves de Chartres, épître 252, citée par Schwentner (1930, pp. 38-39).
  • 23 Yves de Chartres (Décrets, XII, c. 779-802).

17La prestation sur les reliques20 conférait au serment son caractère sacré, c’est pourquoi les autorités ecclésiastiques, qui s’en réservaient la manipulation, ont cherché à définir des règles précises. Doit-on, ainsi que cela a été fait, les interpréter comme des réticences ? Au début du XIIe siècle, l’évêque Yves de Chartres et le moine Gratien soupesaient les risques liés au serment. Yves de Chartres s’appuyait sur saint Paul et sur saint Augustin. Il y puisait les raisons de l’accepter alors que le Christ avait conseillé de ne pas jurer21. De Paul, il tirait la prise en considération de la faiblesse d’esprit des parties rivales pour terminer un litige par le serment22. Augustin estimait pareillement que le serment n’était pas opposé aux préceptes divins s’il s’agissait de vaincre l’incrédulité de celui qui contraignait une autre personne à jurer23. N’attendons pas d’Yves de Chartres qu’il nous fournisse les clés de notre affaire d’Angers. Si nous lisons dans son argumentation qu’au fond les juges connaissaient la vérité autrement que par le serment, cela signifierait qu’il aurait relevé peu ou prou de la manipulation. Naturellement, ce n’est pas ce que voulait dire l’évêque de Chartres. Son propos, en réalité, était simplement de justifier l’implication sans réserve de l’Église dans un acte condamné explicitement par l’Évangile.

  • 24 Yves de Chartres, ibidem; voyez aussi Gaudemet (1991, p. 65); Lévy (1939, p. 135). Yves de Chartres(...)

18De même, peut-on considérer comme réticences les invitations à ne pas abuser du serment ? N’était-il pas courant que les clercs s’accommodent de pratiques en contradiction avec les principes, tout en recommandant de se limiter à l’inévitable ? Yves de Chartres et Gratien s’appuyaient donc sur Augustin pour condamner l’abus, qu’ils entendaient comme le fait de jurer sans nécessité ou faussement24. Nous ne devons donc pas confondre la définition de règles d’usage avec des réticences. L’évêque Geoffroy de Mayenne à Angers et l’archidiacre Marbode n’en manifestèrent aucune en se disant prêts à le prononcer. Mais n’étaient-ils pas contraints de le faire puisque, de juges, ils étaient passés en position d’accusés ? Existait-il des règles spécifiques lorsque des hommes d’Église se trouvaient ainsi face à un laïc ?

  • 25 Gaudemet (1991, p. 70).
  • 26 Brommer (1984, p. 21).
  • 27cuidam sacerdote nomine Meinberto, qui juravit……sacramento adversus omines is nominibus … (CL 1524(...)
  • 28 De toute façon, comme le remarque Jean Imbert, les textes portant sur le serment des clercs sont am(...)

19Il en existait, en effet. Le décret de Gratien rappelle le capitulaire d’Aix-la-Chapelle de 801 qui interdisait à tout clerc de s’engager par le serment sur les Évangiles envers un laïc25. À la même époque, l’évêque de Liège Gerbaud enjoignait les prêtres de dire la vérité, mais sans prêter le serment26. Un autre exemple atteste pourtant que notre cas angevin n’est pas isolé : en 980, à Précy en Bourgogne, le prêtre Meinbert prêtait le serment contre des laïcs27. De tels cas témoignent que les prescriptions étaient sans effet et que, de ce point de vue, la discordance était ancienne28.

  • 29 Fournier (1880, p. 264); Dumas (1965, c. 981-982).
  • 30 Fournier, Le Bras (1931, pp. 130-131).

20La réponse à ces contradictions doit être cherchée dans les efforts de l’Église pour soustraire les prêtres aux pouvoirs laïques et dans la résistance des rois francs puis des souverains carolingiens face à cette volonté. En 726, le pape Grégoire II admettait qu’un prêtre accusé par la rumeur publique devait se disculper par le serment, ce que fit en 800 le pape Léon III lui-même à Saint-Pierre. En 803, un accord entre le pape et Charlemagne à Aix-la-Chapelle, repris dans le décret de Gratien au XIIe siècle, précise ce cas de figure. Si l’accusation n’était pas parfaitement démontrée, le prêtre mis en cause devait prêter le serment purgatoire devant son évêque et le corroborer grâce à plusieurs « hommes de bien » désignés comme co-jureurs29. À partir du milieu du IXe siècle, les rédacteurs des faux capitulaires et des fausses décrétales allaient travailler à affranchir l’Église des puissances séculières. Il leur fallait pour cela étendre les compétences des cours ecclésiastiques au profit des clercs30. L’époque n’allait pas permettre à leurs efforts d’aboutir. Le morcellement des pouvoirs laïcs et le contexte de compétition entre les églises et ces pouvoirs devaient contraindre les clercs à composer. C’est pourquoi, dans la pratique, l’usage du serment ne révèle pas de grandes différences entre clercs et laïcs.

  • 31Decrevit igitur curia episcopalis quod duo presbiteri plano sermone quae ipsi viderant de predicta(...)
  • 32Itaque juraverunt testes abbatisse, tacto textu sancto evangeliorum, Hylarius et Babinus et Helias(...)

21Cependant, il faut aussi tenir compte de la manière de le prononcer et surtout des gestes. Or, sur ces points, la documentation offre des exemples qui s’opposent. En 1118, les moines du prieuré de Liré (dépendant de l’abbaye de Marmoutier) étaient en procès contre un laïc; ils disposaient de plusieurs témoins en leur faveur dont deux prêtres, et tous se disaient prêts à prononcer le serment. Consulté sur le conseil des barons formant la juridiction laïque, l’évêque décida que les prêtres devaient témoigner par une simple parole, un diacre devait prêter serment sur les évangiles et les laïcs sur le psautier31. Le serment devait donc être prêté différemment selon la condition de chacun des témoins; les prêtres finalement n’avaient à prononcer qu’un semblant de serment, de simples paroles que les membres de la cour voudraient admettre en équivalence. Mais les choses ne se passaient pas toujours ainsi car à la même époque, en 1132, tous les témoins, prêtres comme laïcs, des moniales du Ronceray d’Angers prêtaient un serment identique en touchant les Évangiles32.

  • 33 L’opposition de la cruauté du comte et de la mansuétude de l’évêque doit aussi se lire à travers la(...)

22La différenciation entre clercs et laïcs tenait par conséquent d’une volonté de l’Église plus que de la réalité. Au total, elle condamnait surtout certains mauvais usages du serment, c’est-à-dire ceux qui lui échappaient, comme le rapporte un récit de Raoul Glaber tiré de ses Histoires. Le comte de Sens, Renaud, condamne un voleur pris en flagrant délit à être pendu. Le misérable implore son juge, en vain. Renaud s’engage par serment à ne pas le laisser vivre. Le condamné confesse ses péchés à l’évêque pour qu’il lui en fasse remise puis, avant d’être pendu, implore le Christ. Ici, Raoul Glaber rapporte un miracle : la corde va se rompre le lendemain du supplice et le voleur sera toujours en vie; son aventure ne lui servira pas de leçon pour autant car le démon du larcin ne le laissera pas en paix et il y succombera de nouveau. Le miracle, commente avec justesse Mathieu Arnoux, ne révèle pas l’innocence du condamné mais la cruauté et l’impiété du juge33. Ajoutons également que le juge a prêté un serment abusif, à mauvais escient. Il faut un miracle, récit où le narrateur rêve tout haut en même temps qu’il édifie son public, pour le dénoncer et en souligner l’impiété.

Le risque du parjure

23Revenons au serment judiciaire. Les hommes d’Église lui ont surtout reproché de rendre possible le parjure, voire d’y inciter. L’idée couramment avancée est que le serment purgatoire était tellement facile à prononcer qu’on assistait à une multiplication de faux serments grâce auxquels de vrais coupables pouvaient se disculper à bon compte. Les Carolingiens auraient réagi par la promotion de réformes ayant pour but de remédier à ce mal. Il va de soi qu’il est peu aisé de montrer quelle a pu être la fréquence des parjures; déjà faudrait-il pouvoir mesurer la fréquence des serments. J’en reparlerai bientôt. Pour l’instant, il faut se demander si la crainte du parjure n’est pas simplement un topos de la littérature ecclésiastique et si les souverains carolingiens ne se sont pas emparés de cet argument afin de justifier leurs réformes procédurales.

  • 34 Brommer (1984, pp. 123 et 87); voir aussi Gaudemet (1991, p. 66); Lévy (1939, p. 134). La peine pou(...)
  • 35 Rouche (1999, p. 434).
  • 36 Fournier, Le Bras (1931, p. 412).
  • 37 Yves de Chartres (Décrets, XII).

24Commençons par voir ce qui nourrit l’affirmation selon laquelle les parjures étaient tellement récurrents que les rois carolingiens durent réagir. C’est l’évêque d’Orléans Théodulphe qui s’inquiétait, au début du IXe siècle, de la légèreté des peines appliquées aux parjures, voire de l’impunité assurée à ceux qui livraient un faux témoignage. Aussi recommandait-il de punir plus sévèrement les coupables en considérant leur crime au même titre que l’adultère, la fornication et l’homicide34. Le mal, en effet, n’était pas nouveau : la loi salique consacrait une place importante à cette question et les pénitentiels du Haut Moyen Âge n’étaient pas en reste; le parjure y était traité comme une faute grave35. Avant de voir quel type de réponses a été apporté par les réformes carolingiennes, vérifions tout de suite si, en aval, la question n’aurait pas perdu de son acuité. Mais la réponse est négative. Burchard de Worms, au début du XIe siècle, s’inquiétait à son tour du parjure et réagit comme le fait tout législateur impuissant face à un mal qu’il voudrait résorber : il aggrava les sanctions contre les coupables36. Un siècle plus tard, nous pouvons constater que le problème du parjure était omniprésent dans la compilation effectuée par Yves de Chartres sur le serment37.

25En fait, comme nous le voyons, le problème du parjure n’était pas spécifique à une époque du Moyen Âge plus qu’à une autre. Il était déjà évoqué dans la Bible et saint Augustin s’en préoccupait aussi. Le parjure est ni plus ni moins inhérent à la pratique du serment. Chaque époque a, par contre, trouvé des réponses différentes afin de contrer ce risque. L’une d’elles n’aurait-elle pas précisément consisté à limiter sa prestation ?

  • 38 Le Jan (1997, p. 75).
  • 39 Nelson (1986, p. 59).
  • 40 En tout cas, les évêques présents au concile de Meaux-Paris de 845-846 ont à nouveau dénoncé la mul(...)
  • 41 Voyez, entre autres, un récit de duel évité dans les miracles de saint Benoît, (Miracula, 1858, pp.(...)

26À l’époque carolingienne, le serment aurait été plus rarement sollicité qu’on ne l’a cru; il aurait surtout été réservé aux crimes graves comme la trahison ou l’adultère38. L’observation des procès au IXe siècle montre que l’on avait couramment recours aux preuves écrites et aux témoignages39. Évidemment, on ne peut pas s’empêcher de mettre en cause la nature de la documentation. En effet, les jugements de l’époque carolingienne ne montrent pas davantage d’ordalies ni de duels judiciaires. En revanche, nos dossiers se remplissent avec l’explosion des notices narratives de la seconde moitié du XIe siècle, en particulier dans les régions de la Loire. Ces notices offrent un contraste frappant avec les actes de la pratique des IXe et Xe siècles, là où ils existent. Autant les premières foisonnent d’informations (pourtant ô combien partielles), autant les seconds présentent des aspects extrêmement formels où le contraste avec ceux de la période suivante fait ressortir leur indigence narrative. Toute reconstitution des intrigues est rendue pratiquement impossible. La quasi inexistence des mentions de serments, duels et ordalies n’en serait-elle pas la conséquence ? Car la législation royale et les décrets conciliaires ne se sont tout de même pas préoccupés de faits fantomatiques40. Les récits de miracles corrigent d’ailleurs parfois cette curieuse impression de vide41.

27Il est tout à fait évident par contre qu’à la période féodale les mentions de serment sont beaucoup plus fréquentes. Mais cela signifie-t-il qu’on le prononçait plus souvent ? Outre la réserve exprimée plus haut, deux remarques s’imposent. Les mentions de serment judiciaire ne se trouvent que dans une très petite part des conflits portés devant une cour de justice. L’autre remarque est que, le plus souvent, le serment est évoqué bien plus qu’il n’est prêté réellement. On se dit prêt à le faire, mais on ne le fait pas parce que la partie adverse préfère renoncer. Les craintes des hommes d’Église et des législateurs étaient-elles donc vaines ? Le serment n’était-il pas perçu comme un acte grave et nullement prononcé à la légère ? C’est bien ainsi que semblent se passer les choses à la lecture de nos notices. Mais la réticence bien réelle à jurer ne provenait-elle pas justement des risques offerts en contrepartie ?

  • 42 Entre autres : SAA 878, CL 979, RA 244 et 267. Voyez aussi Hyams (1981, p. 92).

28Le serment est en effet associé, souvent assez explicitement, au duel judiciaire ou à l’ordalie. Qui s’engage à prêter le serment prend le risque que la partie adverse le déclare faux et jette le gage de bataille. Des variantes étaient possibles comme en témoigne notre exemple initial : la proposition du duel n’évitait pas le serment mais les hommes d’Église n’auraient pas eu à le prêter personnellement car les champions l’auraient fait à leur place, comme cela se pratiquait, semble-t-il, systématiquement. Il en allait de même pour les ordalies où le patient prêtait serment avant de passer à l’acte42.

  • 43 Boretius (1984, I, n° 44, p. 124).
  • 44Ibidem, Capitula legi addenda (novembre 816), p. 268; capitula legibus addenda (818-819), p. 283. L(...)

29Du coup, le parjure se découvrait. La législation carolingienne avait prévu la sanction dans le cas du duel judiciaire. Un capitulaire de 780 précisait que le parjure perdrait la main, ou la rendrait43 (c’est-à-dire la rachèterait). Mais surtout les décrets de Louis le Pieux de 816 et de 818-819 introduisirent une nouveauté dans la procédure accusatoire en permettant aux deux parties de présenter leurs témoins, alors qu’auparavant seul le défendeur sollicitait des témoins comme co-jureurs. Ainsi, si le cas se produisait, la prononciation de témoignages contradictoires devait entraîner l’engagement du duel judiciaire afin de trancher l’affaire44. C’est pourquoi serment et duel sont intimement liés. Il est vrai que la peine prévue pour le parjure n’apparaît pas dans les actes de la pratique aux XIe et XIIe siècles, probablement parce que, même commencés, les duels n’allaient pas à leur terme. Les parties s’entendaient en coulisse et parvenaient souvent, in extremis, à se mettre d’accord sur une solution de compromis. On évitait ainsi le parjure. Évitement hautement souhaitable, non pas tellement à cause de la peine (puisque l’on pouvait payer une composition) mais à cause de la sanction publique et évidente d’une défaite non consentie. J’y reviendrai.

lre  la suite sur http://chs.revues.org/index410.html



27/04/2013
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi