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L’équité se voit-elle reconnaître une place suffisante en droit ?

L’équité se voit-elle reconnaître une place suffisante en droit ?

François Jeulin

Le débat politique et judiciaire français montre un regain d’intérêt, depuis quelques années, pour le principe d’équité. Au point que certains, tel Alain Minc par exemple, pensent qu’il devrait supplanter le grand principe d’égalité hérité de la Révolution. Celle-ci a eu à cœur de rejeter le principe d’équité, suivant la célèbre formule " Dieu nous préserve de l’équité des Parlements ", interdisant les arrêts de règlement et lui préférant le principe d’égalité. Le code civil de 1804 interdira au juge de juger en équité (article 4).

Pourtant, l’éviction du principe d’équité au profit de celui d’égalité n’a pu empêcher que se créent des inégalités économiques, sociales et culturelles, au risque de faire apparaître l’égalité des droits comme purement formelle. La tendance est donc à chercher à élargir l’égalité des droits à l’égalité des chances, et par là à la revaloriser le principe d’équité. Pour autant, l’équité se voit-elle reconnaître une place suffisante en droit ?

L’équité a deux sens distincts, qui remontent d’ailleurs à l’antiquité. L’ isotès désigne en effet à la fois la bonté qui incite l’aristocrate à secourir les plus démunis dans le cadre d’une cité qui n’accorde pas les mêmes droits à tous, et la politique, qui au sein d’un régime démocratique permet d’atteindre concrètement l’égalité des droits. Quand on parle du principe d’équité en droit, c’est donc à la deuxième définition qu’on se réfère, celle d’une exigence d’une égalité concrète des droits, et pas une attitude compassionnelle due à l’inégalité des droits.

On pourra dans un premier temps voir comment le droit français considère l’équité et pourquoi, quitte à rendre des jugements qui peuvent paraître injustes. Puis on constatera que si l’équité n’est pas un grand principe du droit français, il transparaît tout de même derrière de nombreuses dispositions de notre droit, et ceci de plus en plus fréquemment.

 

Contrairement au droit anglais, le droit français ne permet pas au juge de juger en équité. Celui ci doit juger en droit. Cela est valable dans tous les domaines du droit.

Ainsi le juge civil français est soumis à l’article 12 du code civil : " le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ". Il rend la justice en droit, au moyen d’une décision soutenue par des motifs de droit. On lui demande d’appliquer la loi à la cause, peu important les blessures et les conséquences dommageables, souvent perçues comme injustes qui peuvent résulter de cette application inflexible des textes : " Dura lex, sed lex ". La Cour de Cassation sanctionne de façon systématique tout jugement établi par des moyens s’appuyant sur le principe d’équité.

De façon encore plus restrictive, en droit pénal, le juge ne sanctionne que les fautes prévues par la loi, en application stricte de la loi. Il ne lui est pas laissé de latitude dans l’interprétation de la loi au regard de la situation. Il n’est en rien question de juger en équité.

Le droit administratif impose lui aussi au juge de statuer en droit et non pas en équité. C’est un règle très solidement établie et officiellement formalisée. Ainsi dans l’arrêt du conseil d’Etat du 6 juillet 1956, Dame Monfort, on peut lire " le moyen tiré de ce que l’application d’une réglementation entraînerait des conséquences inéquitables pour les agents concernés n’est pas susceptible d’être invoqué à l’appui d’un recours en excès de pouvoir "

Cette conception française du droit en général s’oppose donc à la justice rendue en équité, qui s’appuie sur un sentiment de droiture interne, de respect de l’équilibre des situations en présence. Celle-ci s’efforce de tenir compte, au delà de l’application stricte de la loi, et même parfois en écartant la règle de droit applicable, de la situation particulière du conflit, pour parvenir à résoudre celui-ci au mieux des intérêts des deux parties. C’est une justice confucéenne, de conciliation, pragmatique.

Cela conduit à des jugements conformes aux règles de droit, mais parfois inéquitables et perçues comme profondément injustes. On peut ainsi citer un arrêt de rejet de pourvoi en cassation contre un arrêt qui avait relaxé un assuré social qui percevait depuis dix ans une pension d’invalidité pour cécité, alors qu’il circulait en vélo, conduisait une voiture... La cour avait retenu que rien ne prouvait la simulation à l’époque où il avait obtenu la pension après expertise médicale. La cour a choisi une interprétation stricte de la loi, jugeant que l’escroquerie ne peut résulter que d’un acte positif de manoeuvre, non d’une simple omission, même volontaire. C’est un décision immorale, contraire au bon sens et à l’équité (au détriment de la sécurité sociale), mais conforme à la loi.

On constate le même type d’ " injustices " en droit public. Ainsi un tribunal administratif avait accordé à deux groupes d’ouvriers des arsenaux de la défense une indemnité de reclassement. Le ministre avait alors relevé appel devant le conseil d’Etat et cet appel a été jugé fondé. Mais dans un des deux cas, l’appel du ministre avait été enregistré avec 24 heures de retard. Il a donc été jugé irrecevable, avec pour conséquence que certains des ouvriers ont bénéficié de l’indemnité qui a été retirée à leurs collègues, alors qu’ils se trouvaient tous dans une situation identique. On ne prend pas en compte des considérations d’équité

Pourtant, le droit français a de bonnes raisons de se méfier du jugement en équité. Le principe qui consiste à juger uniquement au regard de la règle de droit possède de très solides fondements juridiques et pratiques.

Il évite de dévier vers l’arbitraire et de compromettre la sécurité juridique du justiciable. Les sentiments, les intuitions, les désirs d’être bon et équitable sont inévitablement changeants au gré de la diversité des caractères, des opinions, de l’état d’esprit des juges et des plaideurs. L’utilisation du principe d’équité tel quel conduirait à une forte insécurité juridique, et à des disparités de traitement encore plus injustes et plus fréquents que les problèmes que pose le fait de ne juger qu’au regard de règles de droit semblables pour tous.

Le risque est aussi de voir les juges tentés de substituer leur propre appréciation à celle des autorités administratives, pour les juges administratifs, ou aux autorités législatives pour les juges civils. La séparation des pouvoirs est un fondement essentiel de notre démocratie. Pour prendre l’exemple du droit administratif, les considérations d’équité sont l’une des composantes essentielles de l’opportunité des décisions administratives. Si le juge prend en compte l’équité, il risque de contrôler l’opportunité des actes de l’administration et donc empiéter inconstitutionnellement sur les pouvoirs de l’exécutif.

Ainsi il en résulterait pour les acteurs (entreprises, citoyens, administrations) une grande incertitude. Les décisions à prendre devraient se conformer au droit et à l’équité, concept flou et variable, alors que ces concepts s’opposent parfois. Il se poserait donc le problème du choix entre droit et équité, ainsi que de la détermination de ce qui est équitable (d’où les problèmes d’arbitraire).

Donc le droit français impose au juge de statuer en droit et non pas en équité. Cela peut conduire à des jugements inéquitables, des arrêt considérés comme injustes et contraire au bon sens. Mais c’est un rempart efficace contre une insécurité juridique qui rendrait difficile à évaluer les conséquences de tout acte (administratif, économique,...). Pour autant cela ne signifie pas que l’équité n’est pas prise en compte par le droit

L’équité, si elle ne constitue pas un critère de jugement pour le juge, n’en est pas moins présente dans les textes de loi, qu’elle soit directement mentionnée ou qu’elle en ait inspiré la rédaction.

Le domaine le plus parlant et dans lequel l’application de l’équité est certainement la plus ancienne et aussi la moins contestée est le domaine fiscal. Cela remonte à la déclaration des droits de l’homme de 1789 : " les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ". Elle met de plus en avant que chacun contribue suivant ses moyens. C’est la naissance du principe de discrimination justifiée (par l’équité). La progressivité de l’impôt est en soi inspirée de l’équité.

Dans le domaine pénal aussi, de manière fort ancienne, la prise en compte des circonstances atténuantes, ainsi que la confusion des peines vont aussi dans le sens de l’équité.

Le domaine le plus représentatif de l’évolution actuelle est le droit civil et en particulier le droit des contrats. Ainsi l’article 1854 du code civil prévoit qu’un contrat de société peut faire l’objet d’une annulation s’il est " évidemment contraire à l’équité ". Cet article n’est que " la partie émergé de l’iceberg ". Tout le développement récent du droit des contrats pousse vers un plus grand équilibre contractuel. Le droit de la consommation, comme le droit de la concurrence ont ainsi contribué à faire du contrat un engagement plus équitable. Ainsi l’obligation de bien informer l’autre partie, le délai de rétractation laissé au client sont autant de dérogations à l’autonomie de la volonté, élaborées dans le but de rendre le contrat plus équitable. La possibilité pour le juge d’annuler les clauses abusives (alors réputées non écrites) est la encore inspirée du principe d’équité. La loi ne quantifie pas (même si dans un certain nombre de cas elle donne des indications d’appréciation) les clauses abusives. C’est au juge d’apprécier et de rétablir, si nécessaire, l’équité des clauses.

Tout les problèmes tournant autour de la définition du consommateur montrent bien la prise en compte croissant de l’équité et les problèmes qu’elle soulève : la loi traite différemment l’acheteur s’il s’agit d’un consommateur privé ou d’un professionnel. Il s’agit bien de rétablir l’équité entre le consommateur, réputé moins averti, et le vendeur, supposé en position de force. De la même manière, le droit de la concurrence protège les entreprises plus faibles contre celles qui pourraient leur imposer des conditions peu équitables. Il s’agit d’une discrimination au nom de l’équité.

Pour être caricatural, le droit traite différemment dans ce domaine le faible et le fort, de façon à rétablir un semblant d’égalité entre les deux. C’est bien d’équité qu’il est question.

La jurisprudence est même allée au delà de la simple annulation de contrat ou de clauses. Dans le cas des transports, on suppose même qu’il y a obligation de sécurité. C’est la clause de sécurité, inventée par le juge, ceci pour dédommager les victimes. Pour les mêmes raisons, s’est développée la responsabilité sans faute, et la théorie du risque, permettant l’indemnisation de victimes qui logiquement n’auraient pas eu droit à une indemnité. De la même façon, la théorie de l’enrichissement sans cause repose sur des principes d’équité.

Les règles de droit, laissent parfois une place à la recherche de l’équité par le juge. Dans tous les cas où le juge est appelé à donner une appréciation subjective d’une responsabilité ou d’une indemnité, sa décision recherchera l’équité. C’est le cas du partage des responsabilités dans un accident, l’évaluation des droits à indemnité de chaque ayant droit en cas de partage ou encore l’évaluation du montant de préjudices difficilement chiffrables comme celui de préjudices moraux.

L’équité est parfois, rarement, directement mise en avant comme justification explicite de règles de droit. Ainsi dans le nouveau code de procédure civile, l’article 700 permet au juge de condamner une partie à payer à l’autre, pour des raisons d’équité, tout ou partie des frais irrépétibles engagés par cette dernière à l’occasion d’une instance judiciaire.

On voit donc que le droit s’est depuis longtemps préoccupé de l’équité et que celle-ci a inspiré de nombreux principes aussi bien en droit civil, qu’administratif, fiscal ou pénal. L’évolution récente, en matière de droit de la consommation et de la concurrence en particulier, montre que l’équité est un principe de plus en plus sous-jacent au droit français, sans être nécessairement explicitement formulé. De nouvelles règles de droit, telles que la responsabilité sans faute vont dans ce sens. Mais la création récentes de nouvelles fonctions judiciaires, et l’intervention du droit communautaire représentent un pas encore plus significatif en ce sens.

Tout d’abord, le juge dispose d’un moyen qui lui est donné légalement par le nouveau code de procédure civile. L’article 21 énonce " il entre dans la mission du juge de concilier les parties ", complété par l’article 20 " le juge peut toujours entendre les parties elles-mêmes ". Cela laisse toujours la possibilité au juge de tenir compte de l’équité. La procédure de référé dans son déroulement conduit à la recherche d’une conciliation.

Mais il existe un domaine où le juge peut et doit juger en équité de façon tout à fait légale : l’arbitrage interne. Il peut être amené à statuer comme aimable compositeur, ayant pour mission , conférée par les parties, de rechercher pour celles-ci une solution juste, à laquelle l’application mécanique des stipulations contractuelles ne conduit pas nécessairement (article 12 du code civil).

De même, la loi du 6 janvier 1986 a ajouté au code des tribunaux administratifs l’article L3 prévoyant que " les tribunaux administratifs exercent également une mission de conciliation ". La conciliation repose, pour une grande partie, sur des considérations d’équité. De plus, un autre texte montre bien l’évolution récente : (décret 2 septembre 1988) : " lorsqu’il paraît inéquitable de laisser à la charge d’une partie des sommes exposées par elle et non comprises dans les dépens, les juridictions de l’ordre administratif peuvent condamner l’autre partie à lui payer le montant qu’elles déterminent ". L’article 700 du code civil autorise la même chose.

Plus encore que la création de nouvelles missions pour le juge, la loi a également développé le rôle du médiateur de la république. La création en 1973 du médiateur de la république, complétée par la loi du 24 décembre 1976 prévoit que le médiateur de la république, lorsqu’il est saisi d’une réclamation par un administré, peut " recommander à l’organisme mis en cause toute solution permettant de régler en équité la situation du requérant [...] lorsqu’il apparaît que l’application de dispositions législatives ou réglementaires aboutit à une iniquité ". Le médiateur de la république fait ainsi une place à l’équité dans ses propositions pour régler de manière amiable les différents entre l’administrateur et les particuliers. Pour autant, la définition d’équité ne figure dans aucune loi.

Mais la loi française est " poussée " et dépassée par la convention européenne des droits de l’homme sur la notion d’équité. Elle a pour base même la notion d’équité. Le point de départ est que la loi, même si elle est inspirée par l’intérêt général , sécrète nécessairement par ses propres mécanismes des effets pervers, au moins sur une certaine minorité. Le droit doit alors être placé sous l’équité pou être régulé de façon à ce que la mesure est appréciée plus dans ses effets que son origine. La cour a ainsi développé les notions de déraisonnabilité(jurisprudence) et de proportionnalité(article 12). Ainsi d’une certaine façon, c’est l’équité qui pourra être utilisée en dernier ressort, l’individu pouvant avoir recours contre son propre Etat lorsqu’il y a eu manifestement une inéquité.

 

Donc, l’équité a longtemps suscité la méfiance en droit français. Le juge français ne peut généralement pas juger en équité. Le but est d’éviter la grande insécurité juridique qui risquerait de se développer si l’on jugeait en équité, ainsi que des décisions arbitraires, tenant autant à la personnalité du juge qu’aux faits. Cela ne signifie pas pour autant que l’équité soit absente du droit français. Le jugement ne doit pas être rendu au regard de l’équité, mais les principes de droit tiennent souvent compte de l’équité, aussi bien en droit pénal, administratif, civil que fiscal (qui en est l’exemple le plus frappant). Les développements récents du droit vont de plus en plus dans ce sens. Le droit de la consommation ou de la concurrence privilégient l’équité au détriment de l’égalité. Cela va bien au de là des principes de droit. La volonté de développer la médiation, la conciliation des parties, a conduit donner au juge des missions de médiateur lui permettant de juger en équité. La convention européenne des droit de l’homme, coiffe le droit français et permet en dernier ressort de réparer équitablement des décisions fondamentalement injustes, qui peuvent apparaître lorsqu’on juge en droit et non pas en équité. On peut donc juger que dans l’ensemble le système fonctionne de façon satisfaisante et que l’équité occupe en droit une juste place



15/11/2012
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