Les juges sont-ils laxistes?
Nicolas Sarkozy critique souvent des magistrats pour leur clémence envers les délinquants. Il flatte ainsi l'opinion publique. Mais quelle est la réalité au-delà du sentiment populaire? Enquête.
Même si l'accusation n'est jamais explicite, Nicolas Sarkozy ne rate pas une occasion de montrer du doigt un magistrat trop laxiste à son goût. Au cours d'un récent Conseil des ministres, le président a apostrophé son garde des Sceaux: allait-il sanctionner le juge de Draguignan qui avait refusé la mise en détention provisoire de trois trafiquants étrangers? Ils avaient été interpellés en possession de 1,4 kilo de cocaïne sur une autoroute du Var. Auparavant, l'hôte de l'Elysée avait largement contribué à médiatiser le meurtre de la jeune Laëtitia, près de Pornic, par un récidiviste, accusant des juges d'avoir remis en liberté l'auteur présumé de cette monstruosité. Pourtant, cet homme avait effectué toute sa peine. L'inspection des services judiciaires a d'ailleurs blanchi les magistrats. Mais l'opinion d'un côté, les magistrats de l'autre ont retenu les mises en cause du chef de l'Etat.
Celui-ci sait pertinemment que ses messages subliminaux sont efficaces. Plus de 4 Français sur 5 estiment que les récidivistes et les criminels sexuels ne sont pas condamnés assez sévèrement, selon un sondage publié par Le Figaro, il est vrai au plus fort de l'affaire Laëtitia.
"Quoi qu'ils en disent, les magistrats cognent"
La réalité est-elle conforme au sentiment populaire? A l'exception du criminologue Alain Bauer, les professionnels de la justice pensent que non. "Laxisme des juges? s'interroge Jean-Yves Le Borgne, vice-bâtonnier du barreau de Paris. En comparaison de l'époque où j'ai commencé à plaider, il y a près de quatre décennies, les peines prononcées sont aujourd'hui deux fois plus lourdes". Et le Lillois Eric Dupond-Moretti, un des avocats de l'affaire d'Outreau, de renchérir: "La loi n'a jamais été appliquée avec autant de sévérité. Quoi qu'ils en disent, les magistrats adhèrent pleinement à la politique pénale de Nicolas Sarkozy: ils cognent."
les magistrats adhèrent pleinement à la politique pénale de Nicolas Sarkozy: ils cognent.
Les chiffres, eux, confortent plutôt les professionnels. A court terme, ils montrent une certaine stabilité. A moyen terme, on note un durcissement de la répression des crimes. Les meurtres sont désormais punis de près de quinze ans de prison en moyenne, soit quatre de plus qu'il y a vingt ans. Quant aux viols, si le niveau des peines n'a pas beaucoup augmenté, le nombre des condamnations a lui carrément doublé. Il est vrai que ces crimes sont plus souvent dénoncés par leurs victimes. En matière de délits, un exemple de sévérité accrue: les chauffards auteurs d'homicides involontaires ne bénéficient plus de la moindre indulgence (quinze mois de prison au lieu de six).
Mécaniquement, à partir de 2008, les statistiques enregistrent l'impact visible de la loi sur les peines planchers: elle impose aux magistrats une durée minimale de prison ferme pour les récidivistes. "Une étude du Conseil de l'Europe de l'été 2010 a démontré que les peines prononcées par les juridictions pénales françaises se situent au même niveau que celles de pays proches, comme l'Allemagne ou l'Espagne", écrit l'Union syndicale des magistrats dans une note remise au garde des Sceaux, Michel Mercier, le mois dernier.
AFP
Pourquoi un tel écart entre les données objectives et le sentiment des Français? "Parce qu'ils savent que bien des peines ne sont pas toutes exécutées, soutient Eric Ciotti, député, président du conseil général des Alpes-Maritimes, et chargé des questions de sécurité à l'UMP. L'administration pénitentiaire évalue à 97 000 le nombre de peines de prison en attente d'exécution. Environ 30 000 d'entre elles relèvent de décisions vieilles d'au moins un an." En moyenne, les détenus n'effectuent que la moitié de leur condamnation, ce que l'opinion admet mal. Pourtant, cette possibilité de sortie anticipée permet aux directeurs d'établissements pénitentiaires de maintenir plus facilement la paix dans leurs murs. Serait-il possible de réduire cet avantage sans mettre le feu dans les prisons ? Ciotti, en tout cas, propose carrément de supprimer les réductions de peine automatiques.
Président d'Aide aux parents d'enfants victimes, Alain Boulay, lui aussi, n'apprécie guère les réductions de peine, mais pas pour les raisons auxquelles on pourrait s'attendre. "Avec cette mesure, les ex-détenus sont livrés à eux-mêmes. Il faudrait plutôt jouer sur les libérations conditionnelles, car elles permettent à la société de conserver un regard après la sortie de prison pour limiter le risque de récidive." Une telle politique nécessiterait forcément le recrutement de nombreux conseillers d'insertion et de probation, ces fameux CIP, déjà surchargés de travail, au coeur de la polémique autour de l'affaire Laëtitia. Or même si le gouvernement revendique une hausse du budget de la justice, ses efforts restent largement insuffisants. Entre 2004 et 2008, la France a chuté de la 29e à la 37e place dans le classement de 43 pays européens. Alors que l'Espagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas se situent aux 13e, 16e et 19e rangs.
"Malgré ce manque de moyens, le gouvernement aurait de l'argent pour introduire des jurés populaires en correctionnelle, une réforme ni urgente ni indispensable ?" regrette Thierry Wickers, le président du Conseil national des barreaux qui représente les 50 000 avocats. Officiellement, il s'agit de rapprocher les Français de leur justice. En réalité, le chef de l'Etat veut durcir les décisions des juges en leur adjoignant des citoyens supposés plus intraitables avec les délinquants. Comme ceux qui siègent dans les cours d'assises.
En situation de juger, le juré est transformé
Il n'est pas certain que le moyen soit efficace. "Je suis commandant dans l'armée, favorable au rétablissement de la peine de mort et électeur du Front national." C'est ainsi qu'un juré se présenta à Jean-Michel Malatrasi, alors que ce magistrat présidait une session d'assises sur la Côte d'Azur, il y a quelques années : "A ma plus grande surprise, ce militaire au profil ultrasécuritaire affiché s'est révélé le plus indulgent lorsque nous avons débattu de la peine de prison. Le braqueur en série récidiviste lui faisait penser à son fils. Du coup, il oubliait ses préjugés pour s'intéresser à l'homme." Des récits de ce type, des magistrats en racontent souvent. "En situation de juger, le juré est transformé, il pèse en conscience le pour et le contre avant de voter à bulletin secret sur le nombre d'années de prison, précise Martine de Maximy, présidente à la cour d'assises de Paris et membre du Syndicat de la magistrature. J'adore travailler avec des citoyens; avec eux, nous faisons oeuvre de pédagogie."
Avec ce nouveau projet de réforme, Nicolas Sarkozy réussit en tout cas à embarrasser la gauche. Que des citoyens soient associés aux décisions correctionnelles, quel politique prendrait le risque de s'y opposer par principe? André Vallini, député et président (PS) du conseil général de l'Isère, se montre d'ailleurs enthousiaste. "Les jurés apportent une autre sensibilité, mais mes motivations sont différentes de celles de Sarkozy. De plus, en précipitant le calendrier, il va gâcher une belle idée." Le président de la République veut en effet présenter un projet de loi en avril pour qu'il soit examiné en juillet par le Parlement.
Une telle hâte gêne aussi la droite. Secrétaire national de l'UMP, chargé de la justice, Jean-Paul Garraud, député de Gironde, n'a jamais caché son embarras : "je préférerais que l'on recoure à des citoyens experts plutôt qu'à des jurés tirés au sort. Afin d'éviter de paralyser les tribunaux correctionnels, il faudrait aussi se limiter aux cours d'appel." L'élu arrivera-t-il à convaincre le président de la République? "C'est encore le Parlement qui vote les lois", lâche le sénateur Jean-René Lecerf, chargé, avec Garraud, d'un rapport sur le sujet pour l'UMP.
Les jurés populaires? "C'est infamant pour les juges"
Les parlementaires savent que les magistrats se montrent très hostiles, au mieux méfiants, devant un projet ressenti comme une énième mise en accusation de leur profession. "C'est infamant pour les juges, se désole Christophe Régnard, président de l'Union syndicale des magistrats. Et c'est grotesque d'imaginer que l'on forme des jurés le lundi afin qu'ils siègent du mardi au vendredi. Mais je ne suis pas inquiet. La suppression des juges d'instruction, idée de Nicolas Sarkozy, a déjà été enterrée. S'il fait voter sa loi, elle ne sera pas appliquée." Régnard souligne également la complexité de certaines des 600 000 affaires correctionnelles. Comme le procès Clearstream ou celui du crash du Concorde. La présence de jurés, avec peu ou pas de connaissances en droit, allongerait les audiences, ce qui aurait un coût. Notamment en termes d'indemnisation de ces citoyens juges.
Autre polémique prévisible, le président de la République tient à ce que les jurés populaires soient associés aux décisions de libération conditionnelle des détenus qui relèvent des juges d'application des peines. L'argument élyséen est simple : si un jury populaire envoie un criminel derrière les barreaux, il doit aussi décider de sa sortie anticipée. "J'y suis totalement opposé, confie Me Jean-Yves Le Borgne. L'application des peines exige une expertise." "C'est devenu une habitude chez Nicolas Sarkozy de dénigrer et d'affaiblir les serviteurs de l'Etat, ceux de la justice en particulier", réagit la députée socialiste Elisabeth Guigou, ancienne garde des Sceaux. En janvier dernier, lors de son discours de rentrée de la Cour de cassation, le procureur général Jean-Louis Nadal, lui, s'est voulu philosophe : "De tout temps, la justice a été brocardée : elle serait trop sévère et trop laxiste à la fois."
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