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Robert Badinter, Les épines et les roses : « Lecture faite, persiste et signe »

 

Robert Badinter, Les épines et les roses : « Lecture faite, persiste et signe »

Publié le dans Droit et culture. 0 commentaires

Encore un livre de Badinter ! Telle fut en tout cas l’opinion du libraire… Qu’il nous soit permis de ne point la partager. Quand bien même l’écrivain n’en serait plus à ses premières lignes, la fraîcheur du propos demeure intacte et le plaisir du lecteur entier.

L’auteur, à supposer qu’il faille encore le présenter, avocat, docteur en droit à la suite d’une thèse soutenue en 1952 à la faculté de droit de Paris sur Les conflits de lois en matière de responsabilité civile dans le droit des États-Unis, professeur agrégé des facultés, acteur majeur de l’abolition de la peine de mort en France (V. L’Abolition, Fayard, 2000), entend en effet nous livrer « le récit de [son] voyage au pays du pouvoir » (p. IV), retraçant ses années passées à la Chancellerie, d’octobre 1981 à février 1986.

À l’heure où de nombreuses personnalités politiques aiment à exposer leur vision du monde et de la société, véritables programmes pré-électoraux, le présent opus demeure avant tout historique. Son plan, rompant avec le binarisme si cher aux juristes, se veut simple : un chapitre par année, narrant au fil du temps les succès et les échecs que peut rencontrer un garde des Sceaux, ministre de la justice. Les détails personnels, comme ce petit Schtroumpf en caoutchouc posé sur le bureau de Cambacérès, gardien du coffret d’acajou contenant les sceaux de la République, offriront au récit une vivace légèreté.

L’historien (amateur) relira ainsi en filigrane les grands événements politiques et juridiques de la première moitié des années 1980. Le conflit à propos de l’école « libre », le décès de Pierre Mendès-France, les pages sanglantes des attentats indépendantistes, du terrorisme international ou encore la tuerie d’Avignon dans la nuit du 5 août 1983, nous sont offerts au travers des yeux d’un membre du gouvernement, non nécessairement concerné bien que toujours affecté. L’arrestation et la préparation du procès du « boucher de Lyon » occuperont également quelques pages, mêlant la grande Histoire à celle, plus personnelle, d’un fils dont le père, juif originaire de Russie, sera arrêté un 9 février 1943 et déporté au camp d’extermination de Sobibor, sur les ordres d’un certain Klaus Barbie. L’auteur nous offre alors simplement la beauté de sa conviction : « Souvent j’avais entendu des partisans de la peine de mort me lancer : « Si c’était un de vos parents que l’assassin avait tué, vous ne parleriez pas comme vous le faites » […]. À ce moment, pas plus qu’à aucun autre, je ne regrettais d’avoir tant lutté pour l’abolition » (p. 144).

S’agissant également du droit, le juriste se verra pour sa part offrir, toujours sur le ton léger de la narration chronologique, l’aventure politique et législative de quelques grandes réformes d’alors. Outre le nouveau code pénal, dont un premier projet fut publié dès 1986 (Projet de nouveau Code pénal, présentation par Robert Badinter, Dalloz, 1986) bien que n’aboutissant véritablement qu’en 1994, ou bien les nouvelles règles régissant de ce qu’il convient désormais de nommer le « droit des entreprises en difficultés », l’étudiant en deuxième année de licence retiendra peut-être davantage encore cette œuvre majeure en matière de responsabilité civile délictuelle : la loi dite « Badinter » du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation. Face aux 2 011 piétons tués et 38 069 blessés en 1983, le texte souhaitait objectiver l’indemnisation, heurtant la sensibilité de l’opinion publique qui « persistait à ne pas admettre que des piétons ou des cyclistes pussent être indemnisés pour des blessures ou des invalidités causées par leur « faute ». La vieille notion de sanction l’emportait dans la conscience collective sur la solidarité avec les victimes » (p. 200). Comme le soulignera quelques années plus tard le doyen Carbonnier, le texte demeure cependant un compromis : « De la conception première – l’automatisme du droit à la réparation – il a subsisté un effet d’affiche : la loi se présente comme une loi d’indemnisation et d’assurance, non pas de responsabilité. Mais le contenu porte traces d’un esprit d’économie […]. Hormis ces cas privilégiés [les moins de seize ans, les septuagénaires et les grands handicapés], la faute de la victime, si elle est inexcusable, peut encore neutraliser le droit à indemnité. Or, le caractère inexcusable d’une faute relève d’une appréciation morale : cela se plaide » (J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 157).

Au-delà de ces quelques chroniques ne passionnant peut-être que le juriste, l’ouvrage demeure offert à tous. Pour le citoyen, appelé il y a peu à se prononcer lors des élections cantonales, bientôt invité à désigner le prochain président de la République, l’Histoire semble ainsi se répéter. Il ne reste dès lors qu’à sourire, voire à pleurer, devant quelques souvenirs pourtant évoqués par un homme narrant la vie politique d’il y à près de trente ans. À propos de la loi du 2 février 1981, dite loi « Sécurité et liberté », l’auteur relèvera qu’il s’agissait d’un texte politique, témoignant auprès de l’électorat de la volonté du gouvernement de combattre la délinquance avec la dernière fermeté. « Encore fallait-il convaincre l’opinion de la gravité du mal pour mieux lui faire apprécier la bonté du remède » ! Si le texte ne sauva pas M. d’Estaing de la défaite, il opposera durablement les deux notions, figeant « dans des postures antagonistes la droite « sécuritaire » et la gauche « laxiste » » (p. 30). Plus largement, en matière de justice pénale, ce qui compte politiquement « dans ce domaine ou règne l’angoisse, c’est le ton, la posture, l’image. Clamer qu’on sera impitoyable avec les voyous, déclarer qu’on se place du côté des victimes, annoncer une fermeté sans faille contre les criminels et délinquants (alors que la décision relève des magistrats et jurés), voilà qui donne à peu de frais une image politique à la Clémenceau et assure une réputation. Qu’importe si les résultats ne suivent pas et si les lois votées se révèlent inefficaces ou inutiles. L’annonce est bénéfique à son auteur […]. Le populisme pénal existe » (pp. 173 et 239). Remarques d’une étonnante actualité…

En définitive, c’est donc bel et bien un livre témoignage que nous offre Robert Badinter, témoignage d’une Histoire vécue, passionnante, de controverses et de contre-vérités aujourd’hui encore parfois bien vivantes, mais peut-être avant tout témoignage d’une conviction absolue : la grandeur de la France ne réside « ni dans sa force militaire, devenue seconde, ni dans sa capacité économique, même si celle-ci demeurait importante, ni même dans le rayonnement de sa culture, supplantée par la primauté anglo-saxonne. La grandeur et l’influence de la France sont […] à la mesure de son rôle au service des libertés. Qu’elles brillent chez elle d’un éclat sans pareil, alors son influence dans le monde se révèle supérieure à sa puissance réelle » (p. 25).

Nicolas Kilgus
Doctorant contractuel à la faculté de droit de Strasbourg

Robert Badinter, Les épines et les roses, Fayard, 2011



19/04/2011
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