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Sciences de l’Homme et professions judiciaires

 

 

Sciences de l’Homme et professions judiciaires

Publié le dans Juridictions et Barreaux.

Commandephoto-01 On le sait, la réforme du concours d’entrée à l’École nationale de la magistrature (ENM) a consisté notamment en la substitution d’une épreuve de « Connaissance et (de) compréhension du monde contemporain » à l’ancienne épreuve de « Culture générale ». Cette substitution n’est pas simplement langagière puisqu’il est dit que la nouvelle épreuve doit spécialement éprouver chez les candidats, leur « connaissance de la société française et du contexte d’intervention du magistrat, (leur) capacité à analyser et à raisonner de manière cohérente, (leur) capacité à démontrer, à argumenter avec rigueur et objectivité, (leur) capacité à maitriser la langue française ».

 

Cette substitution constitue une clarification de la rationalité d’une épreuve qui, lorsqu’elle s’appelait encore « Culture générale », hésitait à se définir définitivement comme une épreuve de réflexion sur les aspects sociaux, juridiques, politiques, économiques et culturels du monde contemporain. Il est désormais clair que les candidats à l’École nationale de la magistrature devront développer une réflexion personnelle consistant en réalité à mobiliser un bagage minimal emprunté aux principales sciences sociales et humaines (histoire politique, économique et culturelle, sociologie, anthropologie, philosophie politique et morale) et au droit pour composer sur une institution sociale, un fait social, une valeur ou un sentiment (Ce ne sont certes pas les thèmes qui manquent : L’État – Le masculin/le féminin – La démocratie – La violence – L’altruisme – La transparence – La justice – Le bonheur – Les valeurs – La modernité/la post-modernité – La liberté – L’État de droit – L’éthique – L’engagement – L’élitisme – La guerre – L’intérêt général – L’individualisme – L’erreur – La légitimité – Le risque – La jeunesse – La tolérance – La souffrance – Le pardon – Le mal – L’amour – L’amitié – Le patriotisme – Le respect – La mort – etc.).

Dans un autre contexte (V. notre note : La crise du Grand oral d’entrée aux écoles d’avocats, RRJ, 2009-2), l’on a montré que cette réforme a une résonance qui va au-delà de l’École nationale de la magistrature. En effet, avec les exigences accrues d’excellence intellectuelle et juridique dont elle est porteuse, cette réforme « interpelle » nécessairement les conditions de sélection des interlocuteurs privilégiés des magistrats que sont les avocats puisque, par exemple, le décalage entre les conditions de sélection des auditeurs de justice et les conditions de sélection des élèves-avocats peut compromettre la mise en œuvre effective des possibilités accrues de « navigation » entre l’office des magistrats et la profession d’avocat (stage professionnel des magistrats dans les cabinets, projet pédagogique individuel des élèves-avocats auprès des juridictions, intégration directe du corps judiciaire, etc.). Sans compter que les avocats, pris individuellement ou en corps, ne sauraient rester indifférents au prestige symbolique et/ou au standing intellectuel renouvelé(s) que la distinction par un concours particulièrement difficile peut apporter aux magistrats.

L’épreuve de « Connaissance et (de) compréhension du monde contemporain » interpelle également les facultés de droit. La rationalité de cette épreuve – on l’a dit, il s’agit pour les candidats de mobiliser un bagage minimal emprunté aux principales sciences sociales et humaines (histoire politique, économique et culturelle, sociologie, anthropologie, philosophie politique et morale) et au droit pour composer sur une institution sociale, un fait social, une valeur ou un sentiment – peut accuserl’avantage (relatif) que les étudiants des Grandes écoles pouvaient déjà avoir avec l’ancienne épreuve de « Culture générale », du moins lorsque certains sujets de cette épreuve ne tendaient pas à un exercice un peu formel (ex. : « Le poison ») mais se rapportaient à un grand problème politique, économique, social ou culturel. Cette question avait, par exemple, été déterminante dans la définition de l’offre de formation en « Culture générale » du Master 2 Carrières judiciaires de Poitiers puisque dans une note stratégique afférente, l’on était parti de cette idée qu’« au regard de ce que sont les épreuves de Culture générale, il faut convenir de ce que les Facultés de droit ne sont pas dans une situation comparable à celle des Grands établissements (IEP, École normale supérieure, etc.) dont la vocation spécifique est précisément de donner à leurs sociétaires une formation initiale dans les principaux champs de la connaissance sociale. Les étudiants des facultés de droit s’imaginent trop souvent que cet avantage spécifique des candidats issus des grands établissements – lequel est accusé par le coefficient très élevé affecté aux épreuves de Culture générale – est annihilé par l’excellence du diplômé en droit dans les épreuves juridiques. Cette illusion est néanmoins fatale à bien des candidats dans la mesure où la formation juridique dispensée dans les grands établissements, sans être traditionnelle, n’est pas moins réelle ». Ce que l’on veut souligner c’est que l’épreuve de « Connaissance et (de) compréhension du monde contemporain » (épreuve dont il faut rappeler qu’elle n’est pas l’apanage de l’ENM puisque des épreuves comparables existent dans les concours de la police, de la gendarmerie, des douanes, etc.) renvoie à une question classique dans les facultés de droit, celle du statut de la « Culture générale » dans la formation des étudiants en droit.

L’on se souvient de ce que cette question avait été envisagée par la « Mission d’étude et de proposition sur la Culture générale dans les formations universitaires », créée en 2001 et présidée par le philosophe Alain Renaut. La convocation de cette Mission en 2001 valait constat d’échec – sur cette question spécifique de la « Culture générale » – de la réforme des deux premières années d’études universitaires décidée en 1997, réforme qui encourageait déjà « un nouvel équilibre entre l’enseignement d’une spécialité et certaines composantes moins étroitement inscrites dans l’orbite de cette spécialité ». Plus précisément, cette réforme entendait voir consacrer 60% du temps d’étude dans les deux premières années à la formation disciplinaire, 20 à 25 % du temps d’étude à la « méthodologie de la discipline » et 20 à 25 % du temps d’étude à la Culture générale. L’échec de cette ambition relative à la Culture générale était analysé en ces termes par la Mission ministérielle : « A analyser Université par Université, [faculté par faculté], maquette par maquette, cinq ans après, les effets des arrêtés de 1997 (…) tout indique bien plutôt que l’inventivité et l’ingéniosité les plus certaines ont (…) été mises au service de stratégies de contournement ou de détournement destinées à laisser subsister, au-delà de minces apparences et de quelques exceptions, l’état de choses. (…) Dans la plupart des cas observés, c’est à une pure et simple captation disciplinaire des créneaux dévolus à la culture générale que se sont livrés les concepteurs des maquettes. Ainsi, par exemple, dans telle UFR de droit, on enseigne certes, dans le cadre d’une unité d’enseignement de « Culture générale », les relations internationales, mais aussi le droit privé, le droit public, les institutions juridictionnelles, la Constitution française – tous éléments dont on voit mal pourquoi ils ne font pas partie des « fondamentaux » de la discipline [juridique] ».

La Mission ministérielle concluait précisément son rapport sur la nécessité de revoir la place de la « Culture générale » dans l’offre de formation dispensée pendant les trois années de formation initiale dans les universités en France – ces trois années devant à ses yeux être orientées vers l’acquisition d’une « formation générale complémentaire », les deux années suivantes étant chargées de la consolidation des fondamentaux de la discipline, de la prise en charge de la professionnalisation. La Mission proposait ainsi « un rééquilibrage général des formations spécialisées par la prise en compte de ce que pourrait être, dans chaque secteur, un savoir étayé sur une maîtrise culturelle des attendus de la spécialisation ». Cela veut dire, notamment, que la Mission :
1) refusait la perspective d’une Culture générale « indéterminée » ;
2) refusait le parti d’une juxtaposition de disciplines ne relevant pas de la formation dispensée par la Faculté en question – comme cela peut se faire dans les Grandes écoles ; ce qui, pour les Facultés de droit, voulait dire le refus d’une juxtaposition pure et simple d’enseignements de sciences sociales et de sciences humaines, pris en tant que tels ;
3) préférait une « Culture générale » définie comme « la formation que les spécialistes du domaine [en l’occurrence les juristes] si on le leur demandait, considéreraient comme constitutives de la culture générale de la discipline [le droit] vers laquelle un étudiant a choisi de s’orienter ». Autrement dit, la Mission défendait un modèle de « Culture générale » défini à travers un « profilage par les exigences de la spécialité ».

Or la Mission Renaut disait avoir constaté que tous les professeurs et maîtres de conférences en droit n’ont pas une vision commun
e de ces « exigences de la spécialité » qui sont supposées constituer la « Culture générale » à recevoir et à dispenser dans les premières années des études juridiques. La Mission disait avoir constaté des tensions fortes dans les facultés de droit au moment de la mise en œuvre de la réforme de 1997, au point que : 1) dans certains cas la question a été tranchée par la création de cours de « Culture générale » dont le contenu est précisément indéterminé – ce que la Mission ministérielle regrettait ; 2) dans d’autres cas, la « captation disciplinaire des créneaux dévolus à la culture générale » s’est de nouveau opérée (par exemple le droit de l’environnement ou la sociologie du droit sont ici ou là inscrits dans la « Culture générale ») ; 3) dans d’autres cas encore, c’est une juxtaposition d’enseignements de sciences sociales et/ou de sciences humaines qui a été choisie – ce que la Mission ministérielle voulait également éviter.

Il reste que cette appréhension de la « Culture générale » idéale en faculté de droit en considération des « exigences de chacune des spécialités juridiques » n’est pas exactement celle que promeut la réforme de l’ENM, et plus généralement, les épreuves de « réflexion sur les aspects sociaux, juridiques, politiques, économiques et culturels du monde contemporain » des grands concours.

Pascal Mbongo
Professeur à l’Université de Poitiers
Chargé de cours Sciences sociales et humaines – Philosophie du droit – Libertés fondamentales en Master 2 Carrières judiciaires



19/04/2011
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