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Cours intégral sur l'Apologie de Socrate, de Platon (VI)



Cours n°6 : Socrate et la mort


Dès qu'il entre dans le prétoire, Socrate sait qu’il s’agit d’une cause perdue. Pour que ses juges l'acquittent, il faudrait qu'ils fussent philosophes avant que citoyens. Même s'il déployait un torrent d'éloquence, Socrate ne pourrait pas échapper à la condamnation - d'où ce premier discours, cette première plaidoirie "non-coupable" assez maladroite, au déroulement peu clair, et aux arguments d'une efficacité contestable. Cependant, Socrate pourrait peut-être échapper à la peine capitale. Plusieurs commentateurs inclinent à penser qu'Anytos, Mélétos et Lycon ne voulaient pas la mort de Socrate, mais peut-être seulement son exil. Sur ce point, le moins qu'on puisse dire est que Socrate prend tout le monde à contre-pied. (Ci-dessous, Bartolomeo Vanzetti à gauche et Niccola Sacco à droite.)

 

I. La doctrine sur la mort


1) L'arrogance de Socrate envers ses juges

Il faut relire les deux premiers discours (17a-38b) pour apprécier le changement de ton qui s'opère. Même si, au cours de la première plaidoirie, Socrate parle de manière parfois arrogante, au moins plaide-t-il non coupable et tente-t-il en effet de se défendre ; alors que, dès les premiers mots de la deuxième plaidoirie, une ironie d'une étonnante violence jaillit des propos : non seulement il réinterprète le jugement du tribunal comme s'il avait remporté la cause, mais encore il propose comme peine de substitution le plus grand honneur dont Athènes pouvait distinguer un citoyen : une retraite dorée dans le Prytanée.

 Il s'en explique ensuite : il ne va certainement pas s'appliquer à lui-même une peine (la prison, l'amende ou l'exil) dont il sait qu'elle est un mal, en substitution à une peine (la mort) dont il ne sait pas, au juste, si elle est un mal ou un bien (37b-c).

Opinion curieuse, pour le moins ! La plupart des gens considèrent la mort comme un  mal. Aussi ce point mérite-t-il explication. (Ci-contre à droite, François Claudius Koenigstein.)


2) Pourquoi Socrate estime que la mort n'est pas un mal

La toute fin du dialogue, où Socrate s'entretient avec les juges qui l'ont acquitté (40a-41c), contient une doctrine sur la mort. L'analyse de Socrate paraît assez simple à comprendre. De deux choses l'unes : ou bien dans l'état de mort, la conscience disparaît et dans ce cas, dit Socrate, l'ensemble du temps (chronologique) passe comme une seule nuit (psychologique) - on serait même tenté de dire un seul instant (en quelque sorte, tout se passe ici comme pour le malheureux qui, dans le coma depuis dix ans, se réveille sans aucune notion du temps écoulé) ; ou bien la mort n'est qu'un passage vers un autre monde, où nous retrouverons les personnages du temps passé - hypothèse qui réjouit Socrate, car quelles discussions passionnantes il va mener avec les héros, les poètes et les sages anciens !

Cet argument fait écho à un passage de la première plaidoirie (29a-b), où Socrate insistait sur le caractère rigoureusement inconnaissable (et probablement même impensable) de la mort. Ici encore, il remploie son argument désormais classique : ce que je ne sais pas, je ne prétends pas non plus le savoir. 


3) Pourquoi Socrate estime que, dans certaines circonstances, la mort peut être préférable

Non seulement, pour Socrate, la mort est inconnue, mais encore elle est certainement préférable dans certains cas.

Si en effet l'on place la justice au premier rang des préoccupations, comme le fait Socrate, alors d'un point de vue pratique le pire des maux consiste à commettre l'injustice - ce qui revient exactement à rendre son âme mauvaise ; dans une telle situation cependant, l'on se retrouve face à une alternative facilement tranchée : entre un mal certain (commettre l'injustice) et un événement dont on ne sait pas au juste s'il s'agit d'un mal ou d'un bien, il convient, très rationnellement, de choisir le second.

 Raison pour laquelle, explique Socrate, un héros comme Achille est admirable : bien que marchant à une mort certaine, il ne la préfère pas moins au déshonneur et à l'injustice. De même, aux nombreuses personnes qui se demandent "ce qu'elles feraient", mises en position de choisir entre trahir leurs amis (ou même leur famille) et une mort immédiate, Socrate apporte une solution catégorique : il convient toujours de choisir la mort. Toujours. C'est une règle sans exception. (Ci-contre à gauche : Jeronimo - dit "Sante" - Caserio.)

Argument, sans aucun doute, rigide, auquel on voudrait peut-être répondre : oui, mais nul ne nous oblige à mettre la justice au premier rang des préoccupations.

Malheureusement, proposer une hiérarchie différente est impossible.

Répétons-le : impossible.

Poursuivre une valeur quelconque (ici : la survie) n'est possible que dans la mesure où cette valeur nous apparaît bonne en vertu d'un jugement de valeur ; or pour prononcer un tel jugement, il faut nécessairement posséder la justice - ou alors, nous choisissons de manière réflexe, instinctive, animale, en un mot : irrationnelle - et s'agit-il encore, dans ce cas, d'un "choix" ?

Nul individu rationnel ne peut mettre la justice ailleurs qu'au sommet de l'échelle des valeurs.

Dès lors, nul individu rationnel ne peut préférer commettre l'injustice plutôt que de souffrir la mort.

C'est une règle sans exception.


II. Socrate voulait-il mourir ?

A ce stade de la réflexion, une question se pose de manière très urgente : même si elle s'avère cohérente avec l'ensemble de son discours et de ses explications, l'attitude de Socrate tient de la provocation. Son mépris affiché de la mort, au nom d'une justice qu'il incarnerait et qui se situerait au-dessus de la loi, justice qui lui impose par ailleurs de persister, quoi qu'il arrive, dans son "enquête au service du Dieu" et qui lui permet une attitude ferme face à l'éventualité de la peine capitale, constituent autant de défis à l'autorité du tribunal. Socrate voudrait pousser ses juges à le condamner à mort, qu'il ne s'y prendrait pas autrement.

Cette question remet soudain tout le dialogue en lumière : Socrate voulait-il mourir ? Voulait-il depuis le début que la Cité d'Athènes le condamne à mort ?

Il l'avoue lui-même, dans les dernières lignes du dialogue (41d) : "il est clair pour moi que mourir dès à présent, et être délivré dés soucis de la vie, était ce qui me convenait le mieux". Relisons, dans la foulée, la phrase d'ouverture du deuxième discours : "Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m'a peu ému, et par bien des raisons ; d'ailleurs je m'attendais à ce qui est arrivé" (35e-36a). Platon fait droit à ce souci de Socrate - et pourtant, Xénophon jugera nécessaire, dans sa version de l'Apologie de Socrate, de débuter en signalant que "[les gens qui ont rapporté le procès de Socrate] n'ont pas assez mis en lumière [...] qu'il [Socrate] estimait dès lors que la mort était pour lui préférable à la vie, en sorte que sa fierté de langage paraît un peu inconsidérée".

N'est-ce pas lumineux ? N'est-ce pas évident ? Socrate non seulement savait que son procès était une cause perdue, mais encore il souhaitait une condamnation à mort. La première plaidoirie est bien une tentative de se disculper, mais avec, comme principale contrainte, l'idée qu'il sera malgré tous ses efforts reconnu coupable... et Socrate saute sur cette occasion ; mais pourquoi ? Pourquoi ce comportement en apparence contraire à son intérêt le plus immédiat ?


III. La force de l'exemple

Pourquoi ? Parce que, ici comme toujours, Socrate ne véhicule pas son principal enseignement par la parole, mais plutôt par les actes.

Lorsque Socrate entre dans le prétoire, la Cité d'Athènes a deux solutions : ou bien elle acquitte Socrate, et ainsi montre que, elle aussi, place la justice au-dessus de la loi, y compris de sa propre loi ; ou bien elle condamne Socrate et ainsi commet l'injustice - mais dans ce cas, il est de l'intérêt de Socrate que cette injustice soit consommée jusqu'à la lie et que la Cité mette à mort un innocent.

Socrate aurait sans doute préféré qu'Athènes le blanchisse, et c'est bien ce qu'il tente, tant bien que mal, de réussir dans la première plaidoirie ; hélas, pour réussir, il faudrait, répétons-le, que les juges placent la philosophie et la quête de la justice au-dessus de la loi et de la citoyenneté - hypothèse peu vraisemblable. 

Si elle le condamne, alors Socrate aura montré que la Cité est objectivement, littéralement, injuste, puisqu'elle condamne celui qui place à raison la justice au-dessus de la loi. Ce faisant, Athènes place évidemment sa loi au-dessus de la justice - et cette hiérarchie s'avère, par définition, injuste. (Ci-contre à droite, Auguste Vaillant.)
 
Arrivés à ce point de la réflexion, nous pouvons correctement interpréter l'une des contradictions les plus flagrantes du texte. Lors de la première plaidoirie, Socrate rassure les juges : s'ils le condamnent à mort, ils ne trouveront pas facilement un autre homme comme lui (31a). En somme, s'ils le condamnent à mort, les Athéniens seront tranquilles ; mais lors du discours final, s'adressant aux juges qui l'ont condamné, Socrate s'exclame, de manière toute contraire : "Je vous dis donc que si vous me faites périr; vous en serez punis aussitôt après ma mort par une peine bien plus cruelle que celle à laquelle vous me condamnez ; en effet, vous ne me faites mourir que pour vous délivrer de l'importun fardeau de rendre compte de votre vie : mais il vous arrivera tout le contraire, je vous le prédis. Il va s'élever contre vous un bien plus grand nombre de censeurs que je retenais sans que vous vous en aperçussiez ; censeurs d'autant plus difficiles, qu'ils sont plus jeunes, et vous n'en serez que plus irrités ; car si vous pensez qu'en tuant les gens, vous empêcherez qu'on vous reproche de mal vivre, vous vous trompez" (39c-d).

La condamnation de Socrate propose un terrible contre-exemple à la jeunesse d'Athènes : la corruption et l'injustice de la Cité éclatent de manière évidente, aux yeux de tous. L'irréparable est commis : mais il fallait peut-être que Socrate meure, que l'injustice de la Cité se dévoile de manière aussi flagrante, pour que les jeunes Athéniens (parmi lesquels Platon lui-même), indignés, poursuivent l'oeuvre de Socrate.

Dans ce même discours conclusif, Socrate n'hésite plus : il raille ses juges qui ont "fait mourir Socrate, cet homme sage" (Luc Brisson traduit : "un homme renommé pour son savoir", 38c). Il n'est pas tout à fait exact de prétendre que "tout ce que Socrate sait, c'est qu'il ne sait rien". Il enseigne au moins un précepte positif : la nécessité de faire primer le souci de justice sur toute autre considération.

Dans un sens, peut-être les anciennes rumeurs et les accusations de Mélétos, Anytos et Lycon étaient-elles justifiées ; peut-être Socrate mène-t-il des recherches inconvenantes sur ce qui se passe sous terre ou dans le ciel ; peut-être ne reconnaît-il aucun dieu ; peut-être corrompt-il la jeunesse. Tout cela peut effectivement se justifier si la principale occupation de Socrate consiste à examiner, et le cas échéant à ridiculiser et à détruire, les préjugés - autre formulation possible de la "quête de justice". La mort injuste de Socrate condamne, par elle-même, toutes les intolérances ; et il fallait peut-être que Socrate meure pour que vive la liberté de penser.

Quant à l'accusation selon laquelle Socrate est un redoutable discoureur, il faut reconnaître que, si Socrate avait l'intention, depuis le début, de conduire les juges à le condamner à la peine capitale, il a remarquablement manoeuvré, d'abord par une plaidoirie non-coupable (faussée, certes, mais quand même crédible et, dans un sens, pathétique), puis par une arrogance sans borne ensuite. Les juges, pris au piège, se laissent berner de bout en bout.



Conclusion générale


Il serait facile de critiquer Socrate par des arguments ad hominem : sans doute, il s'agit d'un vieillard rusé, pour ne pas dire retors, qui abuse les juges d'Athènes sans le moindre scrupule, et en fait les instruments de son propre sacrifice.

Cependant, le fond du propos demeure d'une brûlante actualité. Répétons-le encore :

Nul être rationnel ne peut placer de valeur au-dessus de la valeur de justice puisqu'un tel choix présuppose un jugement, donc la justice.

Ce précepte ne connaît, à ma connaissance, aucune exception. Je n'ai rencontré, à ce jour, aucune raison, même légère ou anecdotique, de contester à la justice la première place dans l'échelle des valeurs.

J'ai déjà laissé entendre quelques conséquences pratiques d'un tel précepte. Ainsi, toujours préférer la mort à la perpétration d'un acte injuste. Il ne s'agit, à mes yeux, même pas d'un problème.

Par ailleurs, dans la mesure où la justice détermine, par définition, toutes les autres valeurs, alors elle conditionne toute recherche du bonheur. D'où une conséquence très claire : seule la recherche de la justice constitue une vie acceptable. Aucune autre occupation ne présente un intérêt théorique ou pratique plus pressant, plus immédiat ni plus évident. Non seulement Socrate ne peut pas changer de conduite, même sous la menace de la mort, mais, à y bien regarder, nous sommes tous dans ce cas.

D'où, également, une autre conséquence très claire : les gens qui poursuivent d'autres buts que la justice (ceux qui poursuivent la richesse, la gloire, les honneurs, le renom, le confort etc.) ne peuvent se conduire de la sorte qu'en raison d'une sorte de faiblesse mentale qui les empêche de percevoir le rôle non seulement central, mais fondamental, de la justice.

D'où, enfin, une troisième conséquence : ces gens aux vues courtes pour qui la justice n'est pas la priorité des priorités commettent fatalement, et presque par hypothèse, l'injustice. Le système qu'ils mettent en place et dans lequel ils s'insèrent, quels qu'en soient les préceptes fondamentaux, du fait même qu'il s'agit d'un système, exclut toujours certains individus et se révèle nécessairement injuste. Parce qu'ils s'imaginent, à tort, que "la loi" (la leur, s'entend) améliore les jeunes gens, ces moutons dociles, ces citoyens policés, ces employés serviles finissent un jour ou l'autre par obéir à une loi scélérate. Tôt ou tard, ces "braves gens" commettent l'irréparable : ce sont eux qui cautionnent les bavures policières, qui partent à la guerre la fleur au fusil, qui collaborent, qui couvrent l'horreur ou prétendent que "on" (impersonnel bien commode) "ne savait pas", qui dînent en regardant la famine à la télévision. (Ci-contre à gauche : Emile Henry.)

Quant aux autres, nous qui cherchons la justice, nous les disciples de Socrate, nous les philosophes, nous devons nous lever contre ces "bons citoyens" replets, contre ces bourreaux au sourire tranquille et à la conscience claire. Nous ne pouvons absolument pas faire autrement ; et il existe une dimension subversive inévitable dans toute philosophie. (Les photographies qui illustrent cet article représentent des anarchistes condamnés à mort et exécutés, parfois pour des crimes commis dans le cadre de la propagande par le fait, mais parfois aussi malgré leur innocence.)

Nous ne pouvons pas faire autrement que de questionner les bons citoyens, de les interroger, de leur faire sentir leur profonde, leur criminelle ignorance. C'est à cette tâche que la philosophie vous convie, vous aussi, élèves de lycée. Bien sûr, Socrate se présente comme un terrible avertissement à vos yeux : et souvent, au bout de la route du juste, se dresse un échafaud ou une coupe de ciguë ; mais c'est un choix, n'est-ce pas ? En quelle compagnie préférez-vous vous trouver ? Avec les résistants ? ou avec le troupeau qu'on exploite en temps de paix, qu'on sacrifie en temps de guerre ?

Quant à moi, je ne puis que vous enjoindre à ne jamais laisser en repos vos parents, vos censeurs, vos prophètes, vos maîtres de morale, vos législateurs, vos professeurs (moi compris), vos camarades.

Bienvenue dans la communauté philosophique.

Pour aller plus loin, je vous propose une discussion philosophique en ligne.


28/11/2011
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