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La mesure d’investigation au coeur du débat judiciaire.

La mesure d’investigation au coeur du débat judiciaire.

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Intervention d’Elisabeth Chauvet, juge des enfants à Nîmes, au congrès de la FN3S en juin 2010 sur la réforme de la mesure d’Investigation et d’Orientation Éducative (IOE).

Heureuse d’être présente - dans cette période que nous traversons, qui voit se multiplier réformes et restrictions de tous côtés - je parle de l’institution judiciaire - mais je parle aussi de tous les services publics - où la plupart des annonces sont de mauvaises nouvelles, des propositions ou des obligations qui viennent, jour après jour, pan après pan, mettre à mal nos outils de travail, et ce d’une manière qui nous atteint de plein fouet dans nos pratiques professionnelles - tout comme dans l’idée de ce que nous pouvons apporter à notre société. Et, s’il est vrai que, depuis une vingtaine d’années, nous n’avions de cesse de décrypter ce vers quoi nous savions bien que nous allions – là où tout cela allait nous mener – forcément – un jour ou l’autre – et dont nous dénoncions l’avancée lente mais certaine, je dirais qu’aujourd’hui, c’est arrivé.

Cette dégradation de notre service public de la justice des mineurs, que nous redoutions et dénoncions, est en train d’advenir. Elle est à l’œuvre. Dans les cabinets des juges des enfants, postes d’observation tout autant que lieu de décision, les difficultés sont là, majeures : Moins de lieux de placement, protection judiciaire jeunes majeurs non financées, désengagement de la PJJ de l’assistance éducative ; les délais de mise en œuvre des décisions s’accroissent, les services sont confrontés à de multiples obstacles. Mais, lorsque début janvier, j’ai accepté de préparer cette intervention, sur la question de l’investigation, à la demande de Mr BARBEZIER, au nom de l’APEA avec qui nous avons eu une collaboration d’une grande qualité lorsque j’étais juge des enfants à Montpellier, je ne savais pas à quel point le sujet était d’actualité, et d’une actualité si brûlante…

Je n’en ai pris la mesure qu’il y a quelques jours, à lecture du projet de mise en place de la mesure judiciaire d’investigation socio-éducative (M J I SE ), prévue par la PJJ pour 2011. Bien que sous le coup du choc produit par la découverte de ce projet, qui semble balayer d’un revers de manche tout ce qui constitue le savoir-faire, la culture et l’efficacité fondée sur les connaissances issues des sciences humaines à l’oeuvre depuis près de 50 ans, et sans cesse réactualisées, (tant par des dispositions législatives nouvelles que par des réflexions et technicités diverses), je me suis efforcée de ne pas rentrer, à l’avance, dans une polémique qui risque d’être redondante, et lassante, puisque je sais que Mr CABOURDIN va intervenir en fin de matinée.

Soucieuse de vous faire connaître non pas seulement mes propres réflexions, ou celles des juges des enfants de ma juridiction - le TGI de Nîmes, j’ai eu à coeur d’interroger, au fil des réunions, mes collègues. Ils étaient pour la plupart dans l’ignorance de ce projet (bien souvent noyés de travail dans leurs cabinets surchargés). J’ai donc participé à l’Assemblée Générale de l’AMFJF, en mars, ainsi qu’aux débats organisés par le Syndicat de la Magistrature, et me suis fait communiquer les réflexions en chantier. C’est donc l’ensemble de ces points de vue que je vous exposerai, le mien propre ne venant qu’appuyer ou ajouter une remarque.

Chez les magistrats, la stupéfaction est unanime…même si déclinée différemment selon les sensibilités ou appartenances syndicales des uns et des autres. Dans le cadre de cette intervention, et puisque je ne suis pas dans un cadre syndical, j’ai tenté de m’inscrire résolument dans la perspective qu’Edward Saïd, Professeur à l’université de Columbia, dans un article du Monde diplomatique paru en 2002, sous le titre “l’humanisme, le dernier rempart contre la barbarie” appelait la critique humaniste : "Faire oeuvre de mémoire, replacer les errements actuels dans une perspective historique, et rendre sa place à la complexité, afin d’élargir les champs de lutte possible et de remplacer par une pensée et une analyse plus profondes sur le long terme les brefs éclats de colère irraisonnés qui nous emprisonnent”.

En termes plus simples, j’ai tenté d’apporter des éléments de réponse à la question qui me taraude : Que s’est-il passé ?

Comment cette proposition de réforme de l’investigation a-t-elle pu germer de la DPJJ – en hiatus complet avec la recherche d’excellence que l’assistance éducative a – depuis sa création par l’ordonnance de 1958, toujours développée et poursuivie ?

Peut-on oublier qu’en 1970, lors des débats sur le projet de réforme de l’autorité parentale, Le Doyen Carbonnier avait proclamé, devant l’Assemblée Nationale « l’Assistance éducative ? L’excellence, on n’y touchera pas » !!!

Que s’est-il passé – alors même précisément qu’aucun changement législatif ne vient attester d’une volonté du législateur de revoir à la baisse le champ ou la qualité de la protection de l’enfance ?

Bien au contraire, la protection de l’enfance ne continue-t-elle pas d’être proclamée priorité nationale, fleuron de notre société civilisée protectrice du faible ?

Que s’est-il passé, alors même que les améliorations et des progrès considérables ont été accomplis depuis une dizaine d’années en matière d’ assistance éducative : procédure contradictoire, présence de l’avocat, concours d’experts, de l’ administrateur ad hoc, encadrement des délais d’appel des décisions… ?

Que s’est-il passé, et - question cruciale - que se passe-t-il et vers quels lendemains qui ne chantent pas allons nous ?

Et si cette réforme de l’investigation, sachant la place centrale que celle-ci occupe au sein du débat judiciaire, et les conséquences qu’elle engendre pour la prise de décision judiciaire, n’était que le prélude à des évolutions encore plus sombres ?

Je vous propose donc tout d’abord situer notre débat de ce jour dans le contexte général que connait la justice actuellement, l’institution judiciaire en général : JUGES, GARDEZ VOUS A DROITE, JUGE, GARDEZ VOUS A GAUCHE !

Vous ne l’ignorez pas : Depuis quelques années, les atteintes à l’indépendance de l’autorité judiciaire se multiplient, l’ensemble de l’institution judiciaire se voit assigner des objectifs qui rendent de plus en plus difficile aux magistrats de remplir le rôle de garant des libertés individuelles qui leur a été conféré par la Constitution :

- Pléthore de lois se succèdent à un rythme effréné, donnant lieu à ce que d’aucuns appellent une “logorrhée législative”.

- Les projets de lois font bien souvent l’objet de votes morcelés, ce qui entraîne d’inévitables incohérences : (on peut voir resurgir, à la fin d’une loi traitant d’une tout autre question, un « morceau » de loi rejeté antérieurement, lors du premier vote…).

- Projets de loi à propos desquels les professionnels ne sont pas (surtout) pas consultés.

(Ajoutons que l’accès au droit , grâce à l’aide juridictionnelle, est de plus en plus difficile ; que de graves menaces pèsent sur des pans entiers du champ de compétence judiciaire, sur les moyens dont nous disposons ; l’introduction de certaines technicités peut engendrer des effets dévastateurs).

Ceci dans un contexte de pénurie de personnel de greffe qui ne cesse de s’aggraver, (donc où nous sommes amenés à être à la limite supérieure de ce que nous pouvons faire nous mêmes), chaque décision garante des droits du justiciable devient une gageure, si nous gardons le souci de sauvegarder la rencontre humaine comme élément indissociable de nos décisions.

Chaque jour un peu plus, les leçons tirées de la catastrophe d’Outreau - la prise de conscience de l’importance de la dimension humaine… s’estompent…

Et ce n’est pas fini , puisque un prochain projet de loi – la LOPPSI, est actuellement en navette entre l’Assemblée Nationale et le Sénat.

Pour en avoir eu connaissance, il est manifeste qu’il s’agit là d’ un ènième texte répressif d’inspiration sécuritaire à l’instar de tous ceux qui ont été votés à un rythme effréné depuis 2007, qui pose des jalons supplémentaires de l’organisation d’une société qu’on ne peut pas qualifier autrement que de société du contrôle. (Avec en outre quelques petites dispositions concernant les mineurs qui, noyées dans la loi, réapparaissent dont certaines de celles précisément qui avaient été (un peu) supprimées suite à notre vaste mobilisation contre l’étiquetage des risques de délinquance dès 3 ans…, en 2007…).

Au nom de la modernisation de la justice, y prévoit une application toujours plus large des techniques les plus modernes, sans toutefois les encadrer le moins du monde par les garanties éthiques minimales permettant de s’assurer qu’elles restent… au service de l’Homme, et non l’inverse.

Quels avertissements nos philosophes et penseurs ne nous ont pourtant pas répétés ?

Dans ce contexte général de menace qui pèse sur la justice en général, la justice des mineurs n’ est pas en reste : JUGES DES ENFANTS, GARDEZ VOUS AU PÉNAL, JUGES DES ENFANTS, GARDEZ VOUS AU CIVIL.

La justice des mineurs est également, bien évidemment, traversée par cette lame de fond : Les textes fondateurs de la justice des mineurs - ordonnance de 1945 au pénal et articles 375 et suivants du code civil au civil, ont été depuis leur création et jusqu’à ce jour à tout le moins, d’une remarquable stabilité. Leur hauteur et leur plasticité ont permis la création de nouveaux outils, la transformation des anciens, et une adaptation sans cesse renouvelée à l’évolution galopante de la société depuis une cinquantaine d’années (l’ordonnance de 1945 a été revue 22 fois).

Mais il est clair que nous assistons actuellement à l’affirmation d’ une sorte de volonté de réforme forcenée, une volonté d’opérer, cette fois-ci, des transformations de fond.

Tel est le cas au pénal où très prochainement, l’ordonnance de 1945 sera abrogée, au profit d’un nouveau code pénal des mineurs, issu des observations émanant du rapport Varinard.

En matière d’assistance éducative, plusieurs tentatives de modification législatives, tant en terme de procédure que sur le fond, ont été faites depuis plusieurs années.

Si elles n’ont pas abouti, c’est qu’elles se sont heurtées à la résistance massive et organisée de l’ensemble des professionnels – de vous tous travailleurs sociaux - et de certaines de vos directions.

Souvenons nous des expérimentations tentées par quelques départements en 2003 pour voir confier par les juges un mandat global au conseil général – à charge pour lui de le mettre en oeuvre selon ses propres critères et moyens ce qui revenait à un transfert de compétence conséquent du judiciaire au profit de l’administratif.

Les juges des enfants se souviennent également que, en 2007, la chancellerie leur a enjoint de se répartir en juges du pénal et juges du civil – à charge pour chacun des 270 juges des enfants de motiver leur refus. 269 ont argumenté leur refus… Cette expérimentation a donc dû être abandonnée par la chancellerie.

Qu’en est-il de cette réforme annoncée de l’investigation ?

Elle nous est présentée comme un progrès, une amélioration, un souci de répondre aux besoins des magistrats. Or ceux-ci n’en ont jamais formé le souhait (nous souhaiterions tant d’autres améliorations…). Elle ne s’inscrit dans aucune des observations que nous avons pu faire (souhait d’une enquête sociale « rapide » d’une durée de 2 mois). Elle nous est présentée comme une simple modification quasi technique, – une simple modification de sa durée , pour des motifs incontestables de compatibilité avec le délai de 6 mois imparti par la loi au juge pour statuer, comme un simple découpage en modules, une simple tentative de classification sur la base d’une terminologie simplement plus moderne.

Mais, au-delà de ces propos lénifiants, comment ne pas voir le choix d’entamer l’excellence de la justice des mineurs à travers un de ses fondements : la qualité de l’investigation ? Mesure d’économie ou poursuite de l’objectif lancinant de voir la protection judiciaire de l’enfance en rabattre, et à terme voir couper les ailes de cet acteur qu’en est le juge des enfants, ce décideur coûteux, indépendant, et surtout encore détenteur de la double compétence civil/pénal, cette faculté « de se saisir d’office », maintenue par la loi du 5 mars 2007, et qui permet encore notamment qu’un mineur délinquant bénéficie de mesures d’assistance éducative ? A quand un juge des enfants enfin consacré exclusivement à un pénal toujours plus tentaculaire ?

L’évolution de la justice des mineurs au cours des cinquante dernières années me semble apporter des arguments en ce sens. On pourrait effectivement y distinguer 4 grandes périodes :

I. L’origine : la justice des mineurs, mission régalienne de l’Etat.

Les ordonnances de 1945 et de 1958, (la seconde étant venue en quelque sorte enrichir la première) ont fait de la justice des mineurs ce que Alain Bruel, ancien Président du TPE de Paris, appelle "la juridiction du sujet".

Fondée sur une approche personnaliste issue de la nouvelle compréhension des logiques humaines basée sur les apports considérables des sciences humaines (psychologie, psychanalyse, sciences de l’éducation, sociologie), elle reposait sur l’affirmation de l’éducabilité de tous les mineurs, y compris les mineurs délinquants, et de la priorité donnée à l’éducation sur la répression, dans une vision globale de l’éducation pour tous (au civil comme au pénal). Un acteur unique, le J E, doté de la double compétence en garantissait l’effectivité. L’investigation y occupait une place première, au fondement de la décision civile et pénale, le mineur ne pouvant être jugé que s’il a fait l’objet d’une telle mesure.

Ce modèle de justice des mineurs a du reste inspiré plus d’un pays d’Europe.



14/01/2012
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