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La responsabilité PAR GUY CANIVET

La responsabilité

des juges en France

GUY CANIVET

DANS les montagnes du Cachemire vivait un Sultan, le Sultan de Salamandragore, tellement soucieux  du strict respect des lois qu’il avait édictées qu’il trouva de bonnes raisons de faire condamner à mort tous ses sujets par ses juges et de les faire exécuter par son bourreau. Privé de sommeil par le remords et hanté par ses victimes, il en rendit ses juges responsables et leur fit, à leur tour, trancher la tête. » Ainsi commence un conte oriental cruel, librement repris dans un poème de Jacques Prévert (1), qui est, me semble-t-il, une assez bonne illustration du paradoxe de la responsabilité des juges (2) confrontant le caractère exorbitant de leur pouvoir à leur relation au politique. Or de ce point de vue, il y a bien en France une question, c’est-à-dire un débat démocratique, un conflit d’opinion, qui, estime-t-on en général, serait la conséquence du rôle croissant du droit dans la régulation des rapports sociaux et de celui des juges dans la sphère privée comme dans l’action publique, économique et sociale. Selon cette vision, ne pourrait rester sans contrepartie la nouvelle dimension de la fonction judiciaire devenue d’autant plus apparente que les tribunaux sont requis de juger des affaires de société de portée considérable. Au premier rang de celles-ci sont, par exemple, les procès contre les criminels de guerre nazis, de hauts responsables de l’administration accusés de collaboration sous le régime de Vichy, les procès de terroristes, les grandes affaires financières et de corruption, de santé publique, celles qui sont consécutives à des catastrophes écologiques, impliquant des responsables politiques ou des dirigeants de grandes entreprises, les procès relatifs au financement des partis politiques. Les juges ont, en outre, désormais, le pouvoir de prendre des décisions de portée générale aux conséquences considérables en matière sociale, d’asile, d’immigration, d’environnement, de santé publique, de bioéthique, de restructuration d’entreprises, de régulation des marchés, d’ouverture des services publics à la concurrence. Tandis qu’en même temps, le droit au recours a été consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et élevé au rang de principe constitutionnel (3).

En raison de ces facteurs cumulés, le droit couvre un champ de plus en plus large et les tribunaux interviennent de plus en plus, dans tous les domaines de la vie sociale, pour le créer, l’interpréter et l’appliquer. Les acteurs, les procédures et les décisions sont, très naturellement, affectés par ces évolutions qui intéressent le rôle du droit comme la place institutionnelle du juge dans l’État, à travers quelques grands phénomènes : la prépondérance du droit européen, l’émergence progressive d’un contrôle de constitutionnalité, l’immixtion croissante des tribunaux dans  les politiques publiques, la pénalisation des COMMENTAIRE, N° 103, AUTOMNE 2003 637 (1) Jacques Prévert, « Le Sultan », in Paroles, 1945 (poème paru pour la première fois dans Poésie, 1944, n° 21). (2) Bien que sur de nombreux points la responsabilité des juges relève des dispositions relatives aux magistrats, comprenant, en France, ceux du parquet et ceux du siège, il ne sera dans cet article traité que des magistrats du siège. (3) Décision du 9 avril 1996 : « Considérant qu’aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution” ; qu’il résulte de cette disposition qu’en principe il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction », Rec. 1996, p. 43 (considérant n° 83).

Négligences des représentants de l’État et des grands décideurs publics. En même temps, les dernières décennies ont vu les contentieux exploser dans des proportions telles que l’on parle aujourd’hui de la « juridictionnalisation » de la vie sociale, néologisme qui exprime un phénomène qui touche toutes les catégories de citoyens, des plus démunis aux plus puissants, y compris les responsables politiques et qui, naturellement, n’épargne pas les juges eux-mêmes. « La justice devient ainsi une nouvelle scène de la démocratie (4). » En France, l’entrée du juge dans la sphère politique et sociale a eu pour corollaire, aussi bien dans l’opinion commune que dans celle des élites, la mise en cause de sa responsabilité. « Être responsable – dit le philosophe Comte-Sponville –

 C’est donc assumer le pouvoir qui est le sien jusque dans les échecs et accepter d’en supporter les conséquences (5). » En clair, il n’y a point de pouvoir sans responsabilité et, plus fort est le premier, plus grande est la seconde.  La revendication populaire d’une responsabilité directe et personnelle du juge comme contrepartie de sa puissance n’est d’ailleurs pas récente. Elle remonte au Moyen Âge, époque à laquelle aucune morale judiciaire ne peut se concevoir « en dehors d’une référence obligée à la justice idéale, nécessairement divine, et à la morale commune, nécessairement religieuse (6) ». Être juge, pense-t-on alors, c’est usurper un pouvoir divin, usurpation qui ne devient légitime que si son détenteur engage sur son acte son propre salut, si, pour se faire juge, il accepte d’être justiciable. Plus profane est une ordonnance royale du XVIe siècle qui, venant après bien d’autres exhortations à la vertu adressées aux juges, prescrit aux officiers royaux chargés de la justice de ne pas accepter de cadeaux des justiciables, leur interdit de fréquenter des malfaiteurs notoires et de s’adonner au jeu. La discipline des juges, d’abord sommaire et pragmatique comme en témoigne le texte cité, ira en se perfectionnant, hésitant entre l’appareil disciplinaire interne d’une justice hiérarchique du corps sur lui-même et une prérogative du pouvoir politique, généralement du ministre de la Justice, ou encore un système juxtaposant ou combinant ces modes de contrôle corporatistes

et politiques. À la responsabilité disciplinaire s’ajoutent les responsabilités pénale et civile. Dès l’Ancien Régime, en effet, les sanctions disciplinaires prises contre les juges n’empêchaient pas la répression pénale. Un juge coupable de concussion, corruption ou autres méfaits, pouvait être exclu, sans préjudice d’une peine que l’époque voulait exemplaire et publique : la mort, les galères, le pilori… Le Code pénal de 1810 aménagea la responsabilité pénale des juges afin de punir les actes de forfaiture, concussion, corruption, abus d’autorité et déni de justice. Cette responsabilité pénale existe encore aujourd’hui, sous une forme rénovée et moins violente… Ne bénéficiant plus, depuis  la loi du 4 janvier 1993 (7), d’aucun privilège de juridiction, le juge est soumis à la loi commune, soit en sa qualité de citoyen, soit en sa qualité d’agent public. L’ égalité de tous devant la loi pénale est ainsi assurée et, en raison de leurs fonctions propres, les juges sont même spécialement visés par des dispositions du Code pénal qui leur sont spécifiques, par exemple la corruption (8), le déni de justice (9) ou l’abus d’autorité (10). Quant à la responsabilité civile, elle a longtemps été liée à la procédure de prise à partie, procédure d’origine coutumière qui était fortement enracinée dans notre système juridique, puisqu’elle y figure depuis l’ordonnance de Blois de 1498. Elle sera très précisément organisée par le Code de procédure civile de 1807 qui reprend le système de l’ordonnance de 1667, tel qu’il avait été interprété et appliqué de manière très restrictive par les Parlements. Classée parmi les voies de recours extraordinaires (11), la prise à partie ne tend cependant pas à la réformation o à l’annulation du jugement, mais à la condamnation au paiement de dommages-intérêts du juge. Dès la loi du 7 février 1933 (12), c’est la responsabi- lité de l’État, civilement responsable de son agent, qui est engagée mais c’est le comportement du juge qui est en cause en raison de la faute qu’il a commise. Jusqu’à cette date, la prise à partie a été limitée au déni de justice, à la concussion et au dol, puis elle fut étendue au cas de faute lourde professionnelle. Compliquée et incommode, cette procédure était subordonnée à une autorisation préalable du premier président de la cour d’appel. Celleci étant donnée, la demande est portée à l’audience  solennelle de la cour d’appel. Son succès

avait pour conséquence de permettre à la victime d’obtenir des dommages et intérêts. En ce cas, l’État, civilement responsable des condamnations prononcées en faveur du demandeur, avait la possibilité d’exercer une action récursoire contre le magistrat visé. On aura compris que, trop pesante et complexe, la prise à partie fonctionnait peu et mal. C’est pourquoi, en 1972, le législateur a disposé que « la responsabilité des juges, à raison de leur faute personnelle, est régie par le statut de la magistrature en ce qui concerne les magistrats du corps judiciaire et par des lois spéciales en ce qui concerne les juges composant les juridictions d’attribution (13) ». Il a ainsi fait le choix d’un système de responsabilité indirecte, intégrant la faute des juges, regardés comme des agents de l’État, dans un système de responsabilité du service public de la justice, le régime de la prise à partie restant applicable tant que des lois spéciales n’auront pas précisé le statut des juges composant les juridictions d’attribution. Le cadre historique ainsi tracé, se dégage un axe d’évolution conduisant à l’effacement progressif de la responsabilité personnelle du juge derrière la responsabilité de l’État. Mais, en réaction, se développe le courant contraire d’une revendication de la mise en cause directe des juges comme facteur de régulation de leur propre comportement. L’ effacement de la responsabilité L’ effacement de la responsabilité du juge derrière celle de l’État peut prendre une forme extrême dans les cas de responsabilité objective pour les dommages causés par le fonctionnement du service de la justice. En ce cas, la responsabilité du juge est totalement absorbée dans la responsabilité de l’État, celuici étant tenu d’indemniser un dommage sans faute constatée. Il peut revêtir une forme moins radicale dans laquelle la faute du juge tend à se fondre dans celle du service public de la justice. Paradoxalement, les régimes de responsabilité sans faute de l’État du fait des juges sont instaurés dans tous les cas où les victimes subissent les atteintes les plus graves, soit en raison de détentions provisoires finalement injustifiées, soit en raison d’erreurs judiciaires avérées. Ainsi, la responsabilité sans faute a été instaurée dès 1895 pour la réparation des erreurs judiciaires (14). Ce régime a été étendu en 1970 à la réparation des détentions provisoires non suivies de condamnation tandis que la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence tend à le transformer en une indemnisation garantissant le risque d’erreur. Les détentions non suivies de condamnation C’est sous l’influence de solutions jurisprudentielles audacieuses et des positions critiques d’une partie de la doctrine qu’a été promulguée, en 1970 (15), une loi visant à instaurer pour la première fois un dispositif d’indemnisation des détentions provisoires. Le système créé reposait sur l’idée « que la collectivité doit supporter dans certains cas, même en l’absence de faute imputable à ses agents, les conséquences dommageables du risque créé par le fonctionnement de ses services – en particulier le service de la justice – afin d’éviter une rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques (16) ». Le législateur avait ainsi posé comme condition à l’action en indemnisation, ouverte à toute personne ayant fait l’objet d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive, que la détention subie lui ait causé « un préjudice manifestement anormal et d’une particulière gravité ». La rédaction du nouvel article 149 du Code de procédure pénale, issu de la loi du 17 juillet 1970, reproduisait ainsi les principes prévalant en matière de responsabilité sans faute pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. Dans cette hypothèse, « le droit à réparation n’est pas simplement conditionné par la réalisation d’un dommage. Il faut que le dommage soit tout à la fois spécial et anormal. Anormal, c’est-à-dire atteignant un certain degré d’importance, car les membres de la collectivité doivent supporter sans compensation les gênes et inconvénients ordinaires de la vie en société (17) ». Et la détention provisoire pouvait, en certains cas, être regardée comme une gêne ordinaire de la vie, sociale. L’application pratique de ce texte s’est révélée plus complexe que sa rédaction ne le  consisté à définir les critères objectifs du préjudice manifestement anormal et d’une particulière gravité. Ensuite, s’est rapidement imposée l’idée que le bénéfice de cette disposition ne devait être réservé qu’aux personnes dont l’absence de culpabilité était indiscutable, par opposition au non-lieu ou à l’acquittement obtenus au bénéfice du doute ou faute de preuves suffisantes. De fait, en dehors du cas de l’innocence manifeste, la commission nationale spécialement instituée près la Cour de cassation comme juridiction unique pour ce contentieux se penchait sur le dysfonctionnement judiciaire : absence de raisons objectives pour le juge d’instruction de placer en détention, compte tenu de la nature de l’infraction, des charges relevées et des garanties de représentation de la personne en cause, ou longueur anormale de l’instruction. De sorte que, très rapidement, s’est instaurée une confusion entre les critères fondant la responsabilité de l’État en application de l’article 149 du Code de procédure pénale et celle introduite sur le fondement de l’article c’est-à-dire entre la responsabilité pour faute et la responsabilité sans faute, alors même que les fondements de ces diverses actions comme les conditions de leur mise en œuvre étaient différents. L’ appréciation du critère d’anormalité du préjudice était, en outre, devenue si restrictive que la nécessité d’un assouplissement du texte s’imposa, ce qui fut fait, d’abord par la loi du 30 décembre 1996 (18) qui supprima la condition d’anormalité ou de particulière gravité du préjudice, puis par la loi du 15 juin 2000 (19), qui consacre un droit à réparation intégrale et obligatoire. Désormais, l’indemnisation du préjudice matériel et moral résultant d’une détention provisoire est un droit et non plus une faculté laissée à l’appréciation des juges. Seules trois hypothèses limitativement énumérées par l’article 149 du Code de procédure pénale peuvent justifier l’absence d’indemnisation : lorsque la décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement a pour seul fondement soit la reconnaissance de l’irresponsabilité pénale du prévenu à raison d’un trouble psychiatrique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, une amnistie postérieure à la mise en détention provisoire enfin, dans le cas où la personne a fait l’objet d’une détention provisoire, pour s’être librement et volontairement accusée ou laissé accuser à tort en vue de faire échapper l’auteur des faits à la poursuite (20). L’ indemnisation des personnes reconnues innocentes Le même objectif transparaît dans l’adoption du régime actuel d’indemnisation des personnes reconnues innocentes à la suite d’une procédure de révision d’une condamnation pénale. Aux termes de l’article 626 du Code de procédure pénale issu de la loi du 30 décembre 2000 (21), l’indemnisation du requérant est de droit après une décision de relaxe ou d’acquittement sauf si la personne s’est librement et volontairement accusée ou laissé accuser à tort en vue de faire échapper l’auteur des faits à la poursuite. Ainsi, dans toutes ces situations, la faute du juge, bien qu’elle soit éventuellement à l’origine du dommage, n’est pas même recherchée pour indemniser. Elle l’est de moins en moins dans les cas où sa défaillance s’insère dans le régime de la responsabilité de l’État, en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice. Le fonctionnement défectueux de la justice Dans le régime de responsabilité de l’État pour faute constatée dans le fonctionnement du service de la justice, la faute du juge s’est progressivement diluée dans ledit fonctionnement défectueux, au point que la faute individuelle est dépourvue de conséquences. La loi du 5 juillet 1972 a tout à la fois banalisé la faute individuelle du juge ouvrant droit à réparation de la victime, banalisation que la jurisprudence allait amplifier, et l’a diluée dans la responsabilité de l’État. Désormais, aux termes de l’article 781-1 du Code de l’organisation  judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par les dysfonctionnements de l’appareil judiciaire dont la responsabilité ne peut toutefois être engagée qu’en raison d’une faute lourde commise par le service public oud’un déni de justice; même si la faute lourde peut être celle d’un homme, les membres du service de la justice sont protégés, la faute individuelle étant absorbée par le service. Onfait prévaloir la  défaillance du service, ceci en réalité par analogie avec le droit de la responsabilité des agents publics. Si c’est l’État qui doit d’abord répondre du fonctionnement défectueux de la justice quand sont en cause des juges, c’est parce qu’on estime nécessaire d’instaurer un équilibre entre le principe constitutionnel d’indépendance et l’obligation pour tout corps public de rendre compte de son administration, obligeant l’État à réparer les dommages que sa défaillance a causés aux citoyens. L’ objectif clairement affirmé de la loi est, en effet, d’améliorer le sort des victimes des dommages causés par le mauvais fonctionnement du service public de la justice et qui étaient auparavant privées de possibilités effectives de réparation. Théoriquement était aboli un siècle de particularisme caractérisé par l’irresponsabilité de principe de l’État et par une protection renforcée des juges. En l’état du droit positif, l’État répond désormais directement et effectivement de la faute lourde constatée dans le fonctionnement de la justice. Ce texte a donc marqué un changement radical dans la responsabilité de l’État du fait de l’activité judiciaire. Jusque-là, en effet, il s’agissait d’une imputabilité dérivée, en ce sens qu’elle  était subordonnée au succès, fort aléatoire, de  la procédure de prise à partie, tandis que le régime actuel est celui d’une responsabilité primaire de l’État pour les fonctionnements défectueux de la justice qui couvre notamment les actes des juges, l’indemnisation n’étant toutefois accordée que pour faute lourde ou déni de justice.

Compte tenu de l’absence de définition légale de la faute lourde, c’est à la jurisprudence qu’il est revenu de préciser le contenu de celle-ci. Dans l’intention du législateur, c’était la faute commise dans des circonstances de fait qui imposent de la considérer comme étant particulièrement grave voire inexcusable, celle-là même qui est exigée pour engager la responsabilité de l’État chaque fois que le dommage résulte d’activités présentant des difficultés particulières. Or, tel est toujours le cas de la justice. Pour expliquer cette interprétation résolument restrictive, on avance généralement que l’indépendance du juge requiert une certaine immunité à l’égard du justiciable : « il ne peut être question d’appliquer au juge le droit commun de la responsabilité délictuelle du moins lorsque sa faute se rattache au service public de la justice ». Au surplus, s’agissant d’activités juridictionnelles, on n’admettait pas que « le fonctionnement de la justice pût, en soi, et sans autre condition, entraîner la responsabilité de l’État » car alors « toute erreur de jugement pourrait devenir source de responsabilité, ce qui serait impensable (22) ». Selon un assez large consensus, on s’accorde à estimer que l’intérêt général, la sérénité de la justice nécessaire à la sécurité juridique et à la paix sociale justifiaient les conditions restrictives visant à rendre moins fréquentes les actions en responsabilité. Beaucoup estiment raisonnable de limiter de telles actions et, selon ces positions, on ne peut permettre aux plaideurs de prendre prétexte de chaque revirement de jurisprudence pour remettre en cause toutes les décisions antérieures par la voie du contentieux de la réparation, au risque de paralyser l’activité juridictionnelle. Pour cette raison, le régime de responsabilité du fait du service public de la justice ne peut qu’être un régime spécifique. La voie classique par laquelle peut être contesté l’acte de juger étant l’exercice des voies de recours, le jugement ne peut donc en lui-même être source de responsabilité. Aussi grave soit-elle, l’erreur de jugement est, de ce point de vue, sans conséquence à l’égard du juge. Dans cet esprit, la jurisprudence judiciaire a repris dans les premières années d’application de la loi une définition très étroite de la faute lourde qui s’entend de « celle qui a été commise sous l’influence d’une erreur tellement grossière qu’un magistrat, normalement soucieux de ses devoirs, n’y eût pas été entraîné (23) », ou encore de celle qui implique « des méconnaissances graves et inexcusables des devoirs essentiels du juge dans l’exercice de ses fonctions (24) ». Dans le domaine de la procédure pénale, il a, par exemple, été jugé que constitue une faute lourde l’erreur commise par un juge d’instruction sur la personne visée par un

mandat d’arrêt. Dans la mise en oeuvre de la notion de faute lourde est intervenu un aménagement nécessaire pour rendre effectif le droit à réparation des victimes. C’est dans le contexte d’une évolution de la jurisprudence des juridictions du fond que la Cour de cassation a pour sa part, en 2001, rendu un arrêt significatif en assemblée plénière (25), à l’occasion des suites d’une affaire tristement célèbre, dite « Grégory », dans laquelle de graves erreurs avaient été commises dans la recherche des auteurs de l’assassinat d’un enfant perpétré en 1983. Par cet arrêt, la Cour de cassation a considérablement assoupli les éléments caractéristiques de la faute lourde. Revenant sur l’approche restrictive de la jurisprudence antérieure, elle énonce que constitue une faute lourde « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ». Et en considération de cet assouplissement important, répondant à un moyen tiré de l’incompatibilité du régime de responsabilité de l’État avec l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation juge désormais que les conditions d’exercice de l’action en responsabilité nouvellement définies ne constituent plus une entrave telle que le droit d’accès au juge se trouverait atteint dans sa substance même. Jusqu’à cet arrêt, la Cour de cassation définissait la faute lourde par référence à des critères subjectifs. C’était l’ampleur de l’écart constaté entre la conduite suivie par celui ou,ceux qui sont en cause et celle à laquelle ils auraient dû se conformer qui révélait l’existence  de la faute lourde ou encore le caractère inexcusable de l’erreur commise et son énormité. Dans l’arrêt du 23 février 2001, la

démarche retenue par la Cour conduit à « objectiver » la notion de faute lourde pour l’application de l’article L. 781-1 du Code de l’organisation judiciaire et aboutit indéniablement à élargir les conditions de mise en oeuvre de la responsabilité édictées par ce texte. Par cette analyse, on tend à se rapprocher de la notion de déni de justice en tant que manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle= (26). En raison de cette nouvelle jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme, revenant sur sa position antérieure, admet désormais que l’article L. 781-1 du Code de l’organisation judiciaire institue une voie de  recours interne efficace et adéquate devant être exercée préalablement à l’introduction d’une requête individuelle au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (27). Ainsi les définitions jurisprudentielles les plus récentes de la faute lourde et du déni de justice témoignent de la volonté de faciliter l’engagement de la responsabilité de l’État tout en respectant les spécificités du service de la justice. Quelques mois plus tard, les juridictions de l’ordre administratif ont emprunté la même voie. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 28 juin 2002 (28), a, en effet, retenu la responsabilité de l’État pour fonctionnement défectueux du service de la justice administrative dans un cas de dépassement du délai raisonnable de jugement.  De ces assouplissements, il résulte, en pratique, une forte augmentation du nombre de sanctions fondées sur des prétendus dysfonctionnements de la justice. De 1989 à 1992, seulement quinze procédures avaient été engagées sur ce terrain; de 1993 à 1998, cent soixante et une décisions ont été rendues dont vingt-huit portant condamnation (29). La responsabilité pour faute personnelle Aux termes de leur statut, les juges de l’ordre judiciaire ne sont responsables que de leur faute personnelle (30) et lorsqu’une telle faute se rattache au service public de la justice, leur responsabilité ne peut être engagée que sur l’action récursoire de l’État (31). Autrement dit, si la faute du juge n’a aucun lien avec l’exercice de ses fonctions, il en est responsable selon le droit commun. Dans le cas contraire, lorsque la faute personnelle se rattache au service public de la justice, le justiciable ne peut agir que contre l’État, la loi interdisant, dans une telle hypothèse, la mise en cause directe du magistrat. S’il est condamné, l’État aura la possibilité d’exercer une action récursoire à l’encontre du juge qu’il aura pécuniairement couvert à l’égard de la victime. Toutefois, depuis 1970, date de l’entrée en vigueur de ce régime, soit depuis plus de trente années, on ne connaît à ce jour aucune action récursoire exercée par l’État à l’encontre d’un juge. Son inaction serait à expliquer; il en résulte que la faute avérée du juge n’emporte à l’égard de celui-ci ni conséquence pécuniaire ni sanction d’aucune sorte. C’est sans doute parce que, lorsqu’il est appliqué, ce régime particulier de responsabilité n’offre pas de prise directe aux victimes sur l’auteur de la faute qu’il est remis en cause. Vécu par l’opinion publique comme par la classe politique comme un régime d’irresponsabilité, il a depuis les années 90 fait l’objet de critiques et de tentatives de réformes diverses. La nécessité d’une réforme visant à amener le juge à répondre de ses fautes s’est essentiellement manifestée dans le domaine disciplinaire. Dans une société qui cède volontiers à la tentation de la « victimisation », la quête du coupable se fait chaque jour plus pressante. Les juges n’échappent pas à ce mouvement, car les justiciables ont pris conscience de la puissance que l’ordre judiciaire concentre dans ses mains. Qu’il rassure ou qu’il inquiète, l’office juridictionnel appelle, au-delà d’une possible indemnisation des dommages que son exercice peut causer, une réflexion sur les actions à engager pour éviter  la prolifération des négligences et des erreurs. Il a donc d’abord semblé nécessaire de prévenir les fautes par la discipline de sorte que la demande de sanction passe moins par la volonté de rechercher une responsabilité pénale qui, n’intéressant que des cas extrêmes, n’ouvre que des potentialités réduites de régulation des comportements, qu’à mettre en oeuvre une responsabilité disciplinaire dont  l’aspiration présente, au demeurant, certains liens avec l’action répressive. Ainsi, l’aggravation des obligations déontologiques des juges s’est traduite par l’ouverture du régime disciplinaire et l’élaboration d’une jurisprudence définissant une déontologie plus rigoureuse. Le régime disciplinaire Notamment sous l’influence d’un courant critique, fortement exprimé dans l’enceinte parlementaire, à partir de 1999, quelquefois sur un mode péjoratif, le régime de la responsabilité disciplinaire des juges s’est renforcé tant en ce qui concerne l’engagement des poursuites disciplinaires que s’agissant de la publicité donnée à l’instance et à la décision. Le Conseil supérieur de la magistrature, selon la Constitution, assiste le président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il est composé en courte majorité de juges élus par leurs pairs selon divers collèges de la hiérarchie judiciaire et en minorité de membres nommés par des instances politiques ou extérieures à la magistrature, président de la République, présidents des Assemblées et Conseil d’État (32). En matière disciplinaire, il est présidé pa rle premier président de la Cour de cassation .Sa procédure répond aux règles classiques de la discipline des agents de l’État, essentiellement gouvernée par le principe de contradiction et les garanties de la défense, garanties notamment constituées par l’assistance d’un défenseur et l’accès au dossier. Sensible aux appels de l’opinion, le Conseil supérieur de la magistrature, à l’occasion d’une « Réflexion sur l’avenir et les orientations d’une réforme » comprise dans son rapport d’activité de 1999, a lié l’affirmation de l’indépendance des juges au renforcement de leur responsabilité et par suite de leur régime disciplinaire. C’est, principalement, dans l’ouverture de la poursuite disciplinaire que s’est traduite la volonté de renforcer le contrôle disciplinaire. Jusqu’à une réforme récente, l’initiative et la conduite des poursuites appartenaient exclusivement au ministre de la Justice qui pouvait demander à l’autorité disciplinaire de suspendre provisoirement le juge puis de lui infliger une sanction pouvant aller jusqu’à la révocation. Dans le rapport précité, le Conseil supérieur de la magistrature notait que les dispositions qui confèrent au Garde des sceaux, ministre de la Justice, le monopole de la saisine de l’instance disciplinaire mériteraient d’être complétées par l’attribution du même pouvoir aux premiers présidents des cours d’appel. Semblable proposition avait déjà été faite par une commission de réflexion sur la justice constituée en 1996 par le président de la République et placée sous la présidence du premier président de la Cour de cassation. Supérieurs hiérarchiques des juges exerçant dans leur ressort et chargés d’évaluer leur activité professionnelle, les chefs de cours d’appel semblaient, selon ces avis, les mieux placés pour constater puis dénoncer des faits ou des comportements de nature à justifier des poursuites disciplinaires. D’autres motifs militaient en faveur de cette innovation : renforçant le rôle déontologique des premiers présidents des cours d’appel qui ne disposaient jusqu’alors que d’un pouvoir d’avertissement (33), elle rend l’action disciplinaire moins dépendante de l’autorité politique et donne plus de cohérence au régime d’ensemble. Ainsi, inspirée de ces propositions, la loi organique du 25 juin 2001 (34) modifiant le statut des magistrats dispose désormais que « le Conseil supérieur de la magistrature est également saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires que lui adressent les premiers présidents des cours d’appel (35) », ce qui met fin au monopole de saisine du Garde des sceaux, ministre de la Justice, sans toutefois, on peut le regretter, donner un véritable rôle de poursuite aux premiers présidents, le suivi de la dénonciation et l’accusation portée devant le Conseil étant toujours réservés au ministre de la Justice. Fallait-il aller au-delà et reconnaître à chaque citoyen le droit de saisir le Conseil supérieur de la magistrature? On avait été tenté d’introduire un mécanisme prenant directement en compte les plaintes des justiciables dans un projet de réforme du statut de la magistrature qui n’a pas été conduit jusqu’à son terme. Le projet voté par les deux assemblées prévoyait, en effet, la création d’une=commission nationale d’examen des plaintes des justiciables qui aurait été composée d’un juge hors hiérarchie de la Cour de cassation (conseiller ou président de chambre), d’une personnalité désignée par le médiateur de la République et d’une personnalité désignée par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale. Saisi des plaintes de toute personne s’estimant lésée par un dysfonctionnement du service de la justice ou par un fait susceptible de recevoir une qualification disciplinaire commis par un juge dans l’exercice de ses fonctions, cet organe constitue, en quelque sorte, une chambre des requêtes. Il aurait rendu une décision, non susceptible de recours, par laquelle il aurait décidé soit de ne pas donner suite à la plainte lorsqu’il l’aurait estimée non fondée, soit de la transmettre pour attribution au ministre de la Justice et aux chefs de cour concernés à qui il serait alors revenu d’engager, le cas échéant, des  poursuites disciplinaires. Hostile à cette  réforme, comme l’ensemble du corps judiciaire, le Conseil supérieur de la magistrature avait émis l’avis que la création d’une telle commission serait de nature à « faire peser sur les magistrats une suspicion de comportement fautif que les données objectives ne viennent pas confirmer ». Le processus de réforme de la Constitution ayant été interrompu, la volonté d’élargissement de l’initiative des poursuites disciplinaires n’a pas, jusqu’à ce jour, eu beaucoup de suite. Les premiers présidents semblent hésiter à faire usage de leur nouveau pouvoir de dénonciation. Un seul d’entre eux a saisi le Conseil supérieur de la magistrature de faits commis par un magistrat de son ressort, et encore l’a-t-il fait en même temps que le ministre de la Justice. Plus efficaces, voire spectaculaires sont en revanche les mesures destinées à accroître la publicité donnée aux poursuites disciplinaires contre les juges. La publicité donnée aux poursuites Jusqu’à la récente réforme statutaire, il était prévu que le Conseil supérieur de la magistrature

(36) siège à huis clos en matière disciplinaire (37). Estimant toutefois que cette absence de publicité n’était pas compatible avec les exigences du procès équitable fixées par l’article 6-1 de la Convention européenne  des droits de l’homme, il a décidé, à partir de 1994, sauf opposition du juge poursuivi, de rendre ses séances publiques. Bien que la Cour européenne des droits de l’homme, revenant sur une jurisprudence antérieure, ait ensuite estimé que l’article 6-1 de la Convention ne s’appliquait pas aux agents publics participant à l’exercice de la puissance publique que sont notamment les juges, la pratique de publicité des séances du Conseil a été consacrée par la loi organique de juin 2001 précitée. Le but de cette disposition est non seulement de renforcer efficacement la légitimité du conseil de discipline mais également de garantir le respect des droits et libertés des individus dans le cadre d’une société démocratique selon l’expression consacrée par les instances européennes. De fait, bien qu’ils puissent y renoncer, la plupart des juges poursuivis souhaitent désormais que les débats soient publics, certains d’entre eux utilisant même cette faculté procédurale nouvelle pour développer des systèmes de défense médiatisés prétendant que les poursuites engagées contre eux par le ministre de la Justice sont de nature politique et visent à peser sur leurs décisions. L’ absence de publication des décisions disciplinaires concernant les juges était une autre difficulté importante. Outre le caractère confidentiel de la procédure et des décisions, c’est la loi sur la liberté de la presse (38) qui restreignait les possibilités de publicité des décisions du conseil de discipline en interdisant, sous peine d’une amende importante, de publier toute information relative à ses travaux et à ses délibérations. De ce fait, l’impact préventif et pédagogique à l’égard des juges de la jurisprudence disciplinaire était limité tandis que le secret gardé sur les poursuites entretenait, dans le public, l’impression d’une utilisation limitée de l’action disciplinaire à l’égard des juges, pour ne pas dire d’une totale impunité. C’est à un souhait exprimé par le Conseil supérieur de la magistrature mais également par la commission de réflexion sur la justice qu’a répondu le législateur en supprimant l’interdiction des informations concernant les audiences et les décisions prises en matière disciplinaire contre les juges. Fondé jusqu’à une époque récente sur le secret gardé à propos des turpitudes des juges, le crédit de la justice repose désormais sur la transparence des poursuites et des sanctions prononcées contre eux en raison de leurs manquements déontologiques. La publicité des décisions disciplinaires , en outre, permis au Conseil supérieur de la magistrature, en approfondissant les contours de la faute disciplinaire, de préciser les règles guidant le comportement des juges, servant tout à la fois de référence aux juges et, au public, d’indications sur le service qu’il est en droit d’attendre des juridictions. Les obligations déontologiques Le statut de la magistrature définit très largement la faute disciplinaire du juge comme tout manquement « aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité (39) ». Il y a peu encore, la teneur des obligations déontologiques des magistrats ne pouvait être connue qu’au travers des arrêts du Conseil d’État, compétent pour connaître des recours formés contre les décisions prononcées par le Conseil supérieur de la magistrature et interprétant, à cette occasion, la définition de la faute déontologique des juges ses propres décisions permet au conseil de discipline lui-même d’énoncer avec précision et de manière pragmatique, au fil des affaires dont il est saisi, le contenu de l’obligation déontologique des juges. À cette fin, il a d’abord cité, de manière anonyme, des extraits des motifs essentiels de ses décisions dans ses rapports annuels d’activité. Puis, à partir de , il en a publié le texte intégral. Cette démarche a coïncidé avec l’évolution de la faute disciplinaire. Désormais, le corps des décisions du Conseil comporte de véritables motifs de principe à portée normative, ce qui a permis au ministère de la Justice de constituer un recueil classé et raisonné de toutes les fautes constatées et sanctionnées, de sorte que le corps judiciaire dispose d’un ensemble de précédents traçant précisément les contours de la faute disciplinaire et par conséquent de ses obligations déontologiques. Les devoirs mis en exergue par la jurisprudence du Conseil se répartissent en deux catégories ; ils concernent, d’une part, les devoirs qui s’imposent au juge dans l’exercice de son activité professionnelle et dans le cadre de ses rapports avec ses collègues, d’autre part, ceux qui lui incombent au titre de sa vie privée. La déontologie du comportement professionnel du juge intéresse, en premier lieu, l’attitude d’impartialité dont il ne doit jamais se départir à l’occasion de l’exercice de ses fonctions et, en second lieu, l’obligation dans laquelle il se trouve de se soumettre aux exigences de la loi. Disant le droit, il ne peut s’abstraire des exigences de légalité qu’il formule pour les autres. Le juge a, par ailleurs ,un devoir général de diligence à l’égard des parties. L’ incapacité de rendre des décisions dans un délai raisonnable, délai auquel aspirent légitimement les usagers de justice, constitue aussi le fondement fréquent des poursuites, même si on peut estimer souhaitable d’améliorer la prise en compte disciplinaire des négligences professionnelles. La délicatesse, la dignité et la loyauté sont également requises à l’égard des juges qui sont conviés à adopter entre eux une attitude de respect mutuel. Les injures verbales, les outrages, mais aussi lesexcès de langage contenus dans des écrits sont constitutifs de manquements à la délicatesse ou à la réserve, qu’ils s’adressent à des chefs de juridiction, à des collègues, à des fonctionnaires des greffes ou à des auxiliaires de justice. En outre, le comportement d’un magistrat vis-à-vis de ceux qui sont attraits devant lui exige une totale dignité. De ce fait, l’instance disciplinaire rappelle fréquemment les égards dus aux justiciables quelle que soit sa qualité dans le procès civil ou pénal, partie, accusé, victime ou témoin. C’est en réalité l’intérêt supérieur de l’usager qui, même s’il n’est pas en tant que tel représenté dans le cours de la procédure disciplinaire, constitue une finalité essentielle de la déontologie judiciaire. C’est ce que rappelle la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’elle énonce les principes du bon fonctionnement de la justice, à partir de la seule expression des droits fondamentaux des personnes qui accèdent aux juridictions. Le devoir de réserve est, enfin, regardé avec une particulière vigilance tant par le Conseil supérieur de la magistrature que par le Conseil d’État. La question la plus sensible est celle des actes juridictionnels. En principe, le Conseil supérieur de la magistrature s’interdit de « porter une quelconque appréciation sur [de tels actes] des juges, lesquels relèvent du seul pouvoir de ceux-ci et ne sauraient être critiqués que par l’exercice des voies de recours prévues par la loi en faveur des parties au litige (40) ». Il s’abstient par conséquent d’apprécier  la démarche intellectuelle du juge dans le traitement des procédures et dans la motivation des décisions. Toutefois, il est dérogé à ce qui pourrait être regardé comme une immunité « lorsqu’il résulte de l’autorité même de la chose définitivement jugée qu’un juge a de façon grossière et systématique outrepassé sa compétence ou méconnu le cadre de sa saisine, de sorte qu’il n’a accompli, malgré les apparences, qu’un acte étranger à toute activité juridictionnelle (41) ». C’est, selon la formule d’un auteur, la responsabilité d’un juge « hors de lui » (42). Là est la limite de l’indépendance juridictionnelle des juges, là est aussi la faiblesse du système. Au cours de l’année 2002, l’autorité politique a estimé, à deux reprises, que la limite avait été franchie, des membres du gouvernement ayant en conséquence adressé par voie de presse des reproches publics à des juges. Dans une première affaire, une juridiction pénale collégiale a, pour une question de procédure, remis en liberté une personne poursuivie pour un acte grave laissant présumer sa dangerosité qui, quelques jours plus tard, a été impliquée dans un cambriolage dans lequel deux policiers devaient trouver la mort. Dans le second cas,  juge a refusé de placer en détention une personne poursuivie pour un important trafic de stupéfiants. Dans l’un et l’autre de ces cas, l’annonce publique de poursuites disciplinaires, faite en pleine polémique médiatique, n’a cependant pas été suivie de réalisation. Mais, avec une certaine émotion, au sein du corps  ,judiciaire, s’est révélée la question de la possibilité de poursuivre disciplinairement un juge,voire plusieurs juges, constituant une collégialité juridictionnelle, en raison du contenu ou des conséquences de leurs jugements. S’agissant de la responsabilité pénale qui pourrait découler des actes accomplis par un juge dans l’exercice même de ses fonctions, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation est résolument restrictive. Elle rappelle fermement qu’une décision de justice ne peut être critiquée que par l’exercice des voies de recours prévues par la loi (43). Dans son comportement privé, le juge bénéficie des libertés constitutionnellement garanties à tout citoyen, notamment de la protection de l’intimité de sa vie privée et de la liberté d’opinion, d’expression, d’association. L’ organe disciplinaire estime donc naturellement que « les actes de la vie privée d’un magistrat, en tant que tels, ne relèvent pas de l’action disciplinaire (44) ». Mais cette protection trouve sa limite lorsque les griefs formulés, « même s’ils concernent par certains aspects la vie privée du magistrat, n’en ont pas moins un retentissement extérieur […], portent atteinte à l’image de celui qui est appelé à juger autrui et, par voie de conséquence, à l’institution elle-même » et lorsque « leur auteur ne peut ainsi apparaître, dans son métier de juge et d’arbitre, avec le crédit et la confiance qui doivent lui être accordés (45) ». On estime donc qu’« un juge est tenu en tout, notamment dans les actes de la vie civile, de veiller à ce que les obligations et les devoirs de sa charge ne soient pas altérés par des actes et comportements susceptibles d’entamer son crédit et la confiance des justiciables, de ses collègues, des fonctionnaires du greffe et des auxiliaires de justice (46) ». Alors, ainsi que le montrent de nombreux précédents, la liberté des choix de vie privée cède devant les exigences supérieures que sont, notamment, l’accomplissement du devoir d’impartialité, l’obligation de ne pas négliger son activité professionnelle, ou encore le devoir de prudence à l’égard de toute attitude susceptible d’altérer le crédit et l’image de l’institution dans les différents domaines que sont les relations affectives ou amicales, économiques ou contractuelles, ou encore les engagements religieux, syndicaux ou politiques. Selon cette problématique subtile, à plusieurs reprises ces dernières années, s’est posée, sous l’angle déontologique, la question de l’appartenance du juge à une loge maçonnique. Une éthique à construire Située au point de rencontre de deux exigences contradictoires, la nécessité de prévenir et de réparer les fautes des juges et celle de préserver leur indépendance et la prise de risque que constitue nécessairement une décision de justice, la question de la responsabilité des juges se résout soit dans la tradition soit dans l’équilibre. Or, il semble bien qu’en France, il n’y ait jamais eu, sur la responsabilité des juges, une forte tradition mais au contraire que la matière est soumise à des évolutions sensibles à la revendication populaire ou aux réactions de la classe politique. La « responsabilisation » des juges est alors comprise comme une protection contre leur arbitraire voire comme une limite à leur pouvoir autant que comme une réaction à un régime d’impunité aujourd’hui socialement insupportable. La question mériterait toutefois une réflexion sereine qui conduirait, par exemple, comme l’ont fait plusieurs grands systèmes, à l’élaboration soigneusement méditée d’un code déontologique suffisamment précis pour guider le comportement des juges tout à la fois dans leur vie privée et dans leur conduite professionnelle et, ensuite, de les former spécialement au réflexe déontologique. Devant le constat quotidien de libertés prises avec des obligations évidentes et de comportement dégradé, l’expérience montre que, contrairement à ce que l’on feint de croire avec un certain angélisme, il ne suffit plus aujourd’hui de s’en remettre au libre arbitre de chaque juge en matière d’éthique ou aux imprécations générales. En outre, la conduite déontologique est généralement faite de comportements concrets dans des situations précises et répertoriées. Ainsi pourraient être clairement précisées les obligations des juges à l’égard de la presse, à l’égard du pouvoir politique ou de leur adhésion à des courants de pensée. Pourraient être aussi réfléchies les règles élémentaires du comportement des juges à l’audience, tant à l’égard des justiciables que des auxiliaires de justice. C’est en définitive une éthique de l’indépendance et de l’impartialité qu’il s’agit de construire. À la différer, c’est le crédit du juge qui se dégrade. Les réactions de l’opinion à leur égard devraient inciter les juges à en avoir une meilleure conscience. Même ceux qui militent pour un affaiblissement de l’autorité du juge devraient y prendre garde ! Il y a deux chutes au conte oriental par lequel j’ai commencé. Le bourreau se présentant au sultan de Salaman dragore pour lui  rendre compte de l’exécution des juges lui dit , plaçant la main sur son sabre : « je suis à  tes ordres, seigneur !... ». Une société sans juges est une société livrée à la force.  Plus énigmatique, donc plus propice à la réflexion, est celle du poème de Jacques Prévert : « Comme ça ça va Dit le sultan de Salamandragore Mais reste là bourreau Là tout près de moi Et tue-moi Si jamais je me rendors. »

GUY CANIVET

 

 

(1) Jacques Prévert, « Le Sultan », in Paroles, 1945 (poèmeparu pour la première fois dans Poésie, 1944, n° 21).

(2) Bien que sur de nombreux points la responsabilité des juges relève des dispositions relatives aux magistrats, comprenant, enFrance, ceux du parquet et ceux du siège, il ne sera dans ce tarticle traité que des magistrats du siège

(3) Décision du 9 avril 1996 : « Considérant qu’aux termes del’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :“Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution” ; qu’il résulte de cette disposition qu’en principe il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction », Rec. 1996, p. 43 (considérant n° 83).

(4) Pierre Rosanvallon, cité dans Antoine Garapon, « La question du juge », Pouvoirs, n° 74.

(5) André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 2001, p. 624.

(6) R. Jacob, « Les fondements symboliques de la responsabilité des juges ; l’héritage de la culture judiciaire médiévale », in Juger les juges, du Moyen Âge au Conseil supérieur de la magistrature ,La Documentation française, 2000, p. 7.

(7) Loi n° 93-2 du 4 janvier 1993, abrogation des articles 679 et suivants du Code de procédure pénale.

(8) Article 434-9 du Code pénal (entré en vigueur le 1er mars 1994).

(9) Article 434-7-1 du Code pénal.

(10) Article 432-1 du Code pénal.

(11) Articles 505 à 516 de l’ancien Code de procédure civile.

(12) Loi du 7 février 1933 sur les garanties de la liberté individuelle, article 7 (Journal officiel du 9 février 1933)

. (13) Loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 (Journal officiel du 9 juillet

1972, p. 7181), article 11 : « L’ État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice .Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou un déni de justice. »

(14) Loi du 8 juin 1895 (articles 443 et suivants du Code d’instruction Criminelle, aujourd’hui articles 624 et suivants du Code de procédure pénale) sur la révision des procès criminels et correctionnels et les indemnités aux victimes d’erreurs judiciaires

(Journal officiel du 11 juin 1895).

(15) Loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 tendant à renforcer la garantie des droits individuels des citoyens, article 1er (articles 149 et suiv. du Code de procédure pénale) (Journal officiel du 19 juillet

1970, p. 6753).

(16) Assemblée nationale, 28 mai 1970, JORF, 29 mai 1970, p. 1148.

(17) R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien,

15e éd., p. 1337 et s.

(18) Loi n° 96-1235 du 30 décembre 1996.

(19) Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 relative à la présomption d’innocence et aux droits des victimes.

(20) Sur cette question, D. Karsenty, La Réparation des détentions, JCP, n° 6, 5 fév. 2003.

(21) Loi n° 2000-1354 du 30 décembre 2000, article 6 (Journal officiel du 31 décembre 2000).

(22) R. Perrot, Institutions judiciaires, Montchrestien, 5e éd., n° 84.

(23) 1re Chambre civile, 20 février 1973, Bull. civ. I, n° 67, p. 63;

1ère Chambre civile, 20 février 1996, Bull. civ. I, n° 94, p. 63.

(24) 1re Chambre civile, 10 mai 1995, Bull. civ., n° 202, p. 144.

(25) Ass. plén. 23 février 2001, Bull. n° 5, p. 10.

(26) Vincent et Guinchard, Institutions judiciaires, Dalloz, 6e éd.,

p. 224 et s.

(27) Ceci résulte des décisions Van der Kar et Lissaur van West, c. France du 7 novembre 2000 (requêtes n° 44952/98 et 44953/98, déclarées recevables) et Giummarra et autres c. France du 12 juin 2001 (requête n° 61166/00, déclarée irrecevable) et enfin de la décision d’irrecevabilité rendue dans l’affaire Mifsud c. France le 11 septembre 2002 (requête n° 57220/00) ; désormais, tout grief tiré de la durée d’une procédure judiciaire introduit devant la Cour européenne des droits de l’homme après le 20 septembre 1999, sans avoir été préalablement soumis aux juridictions internes dans le cadre d’un recours fondé sur l’article précité, est irrecevable, quel que soit l’état de la procédure au plan interne.

(28) Conseil d’État, 28 juin 2002, Garde des sceaux, ministre de

la Justice c/ M. Magiera (requête n° 239575).

(29) Bulletin d’information de la Cour de cassation, n° 518, 15 juillet 2000.

(30) Article 11-1 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 : « Les magistrats du corps judiciaire ne sont responsables que de leurs fautes personnelles. La responsabilité des magistrats qui ont commis une faute personnelle se rattachant au service public de la justice ne peut être engagée que sur l’action récursoire de l’État. »

(31) En application de l’alinéa 2 de l’article L.781-1 du Code

de l’organisation judiciaire : « La responsabilité des juges, à raison de leur faute personnelle, est régie par le statut de la magistrature en ce qui concerne les magistrats du corps judiciaire. »

(32) La composition du Conseil supérieur de la magistrature est fixée par l’article 65 de la Constitution (titre VIII, De l’autorité judiciaire).

(33) L’avertissement est régi par l’article 44 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958. L’avertissement ne constitue pas une sanction disciplinaire. C’est une procédure indépendante de toute action disciplinaire. Il est effacé automatiquement du dossier au bout de trois ans si aucun nouvel avertissement ou sanction n’est intervenu pendant cette période. Cependant, l’effacement n’empêche pas le supérieur hiérarchique de tenir compte, dans une notation ultérieure, des faits qui ont motivé l’avertissement

(34) Loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au  statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature.

(35) Article 50-2 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature.

(36) Le Conseil supérieur de la magistrature est alors appelé conseil de discipline (article 49 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, portant statut de la magistrature).

(37) Articles 57 et 65 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, portant statut de la magistrature.

(38) Article 38 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

(39) Article 43 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature

(40) CSM 27 juin 1991, 2 juillet 1993 et 20 juillet 1994.

(41) CSM 8 février 1981, Gazette du Palais, 21 février 1981, p. 115.

(42) M.-A. Frison-Roche, « La responsabilité des magistrats : l’évolution d’une idée », in Juris Classeur périodique, n° 42, 20 octobre 1999.

(43) « Attendu qu’en vertu du principe constitutionnel qui garantit l’indépendance des magistrats du siège, leurs décisions juridictionnelles ne peuvent être critiquées, tant dans les motifs que dans le dispositif qu’elles comportent, que par le seul exercice des voies de recours prévues par la loi ; que ce principe ainsi d’ailleurs que celui du secret du délibéré mettant obstacle à ce qu’une décision de justice puisse être considérée comme constitutive par elle-même d’un crime ou d’un délit… », Pourvoi n° 81-94.848 (Bull. Crim., n° 327).

(44) CSM Siège du 28 mars 1996, in Rapport annuel du CSM 1996, partie III.

(45) CSM Siège du 20 juillet 1994, cité dans le colloque du 25 et 26 mars 1999, « La responsabilité du juge », École nationale de la magistrature.

(46) Décision du CSM en date du 27 juin 1996.



06/08/2012
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