La responsabilité PAR GUY CANIVET
La
responsabilité
des juges
en France
GUY CANIVET
DANS les montagnes du Cachemire vivait un Sultan, le Sultan
de Salamandragore, tellement soucieux du
strict respect des lois qu’il avait édictées qu’il trouva de bonnes raisons de
faire condamner à mort tous ses sujets par ses juges et de les faire exécuter
par son bourreau. Privé de sommeil par le remords et hanté par ses victimes, il
en rendit ses juges responsables et leur fit, à leur tour, trancher la tête. »
Ainsi commence un conte oriental cruel, librement repris dans un poème de
Jacques Prévert (1), qui est, me semble-t-il, une assez bonne illustration du
paradoxe de la responsabilité des juges (2) confrontant le caractère exorbitant
de leur pouvoir à leur relation au politique. Or de ce point de vue, il y a
bien en France une question, c’est-à-dire un débat démocratique, un conflit
d’opinion, qui, estime-t-on en général, serait la conséquence du rôle croissant
du droit dans la régulation des rapports sociaux et de celui des juges dans la
sphère privée comme dans l’action publique, économique et sociale. Selon cette
vision, ne pourrait rester sans contrepartie la nouvelle dimension de la
fonction judiciaire devenue d’autant plus apparente que les tribunaux sont
requis de juger des affaires de société de portée considérable. Au premier rang
de celles-ci sont, par exemple, les procès contre les criminels de guerre
nazis, de hauts responsables de l’administration accusés de collaboration sous
le régime de Vichy, les procès de terroristes, les grandes affaires financières
et de corruption, de santé publique, celles qui sont consécutives à des
catastrophes écologiques, impliquant des responsables politiques ou des
dirigeants de grandes entreprises, les procès relatifs au financement des
partis politiques. Les juges ont, en outre, désormais, le pouvoir de prendre
des décisions de portée générale aux conséquences considérables en matière
sociale, d’asile, d’immigration, d’environnement, de santé publique, de
bioéthique, de restructuration d’entreprises, de régulation des marchés,
d’ouverture des services publics à la concurrence. Tandis qu’en même temps, le
droit au recours a été consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et élevé
au rang de principe constitutionnel (3).
En raison de ces facteurs cumulés, le droit couvre un champ
de plus en plus large et les tribunaux interviennent de plus en plus, dans tous
les domaines de la vie sociale, pour le créer, l’interpréter et l’appliquer.
Les acteurs, les procédures et les décisions sont, très naturellement, affectés
par ces évolutions qui intéressent le rôle du droit comme la place
institutionnelle du juge dans l’État, à travers quelques grands phénomènes : la
prépondérance du droit européen, l’émergence progressive d’un contrôle de constitutionnalité,
l’immixtion croissante des tribunaux dans
les politiques publiques, la pénalisation des COMMENTAIRE, N° 103,
AUTOMNE 2003 637 (1) Jacques Prévert, « Le Sultan », in Paroles, 1945 (poème
paru pour la première fois dans Poésie, 1944, n° 21). (2) Bien que sur de
nombreux points la responsabilité des juges relève des dispositions relatives
aux magistrats, comprenant, en France, ceux du parquet et ceux du siège, il ne
sera dans cet article traité que des magistrats du siège. (3) Décision du 9 avril
1996 : « Considérant qu’aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen : “Toute société dans laquelle la garantie des droits
n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de
Constitution” ; qu’il résulte de cette disposition qu’en principe il ne doit
pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées
d’exercer un recours effectif devant une juridiction », Rec. 1996, p. 43
(considérant n° 83).
Négligences des représentants de l’État et des grands
décideurs publics. En même temps, les dernières décennies ont vu les
contentieux exploser dans des proportions telles que l’on parle aujourd’hui de
la « juridictionnalisation » de la vie sociale, néologisme qui exprime un
phénomène qui touche toutes les catégories de citoyens, des plus démunis aux
plus puissants, y compris les responsables politiques et qui, naturellement,
n’épargne pas les juges eux-mêmes. « La justice devient ainsi une nouvelle
scène de la démocratie (4). » En France, l’entrée du juge dans la sphère
politique et sociale a eu pour corollaire, aussi bien dans l’opinion commune
que dans celle des élites, la mise en cause de sa responsabilité. « Être
responsable – dit le philosophe Comte-Sponville –
C’est donc assumer le
pouvoir qui est le sien jusque dans les échecs et accepter d’en supporter les
conséquences (5). » En clair, il n’y a point de pouvoir sans responsabilité et,
plus fort est le premier, plus grande est la seconde. La revendication populaire d’une responsabilité
directe et personnelle du juge comme contrepartie de sa puissance n’est
d’ailleurs pas récente. Elle remonte au Moyen Âge, époque à laquelle aucune
morale judiciaire ne peut se concevoir « en dehors d’une référence obligée à la
justice idéale, nécessairement divine, et à la morale commune, nécessairement
religieuse (6) ». Être juge, pense-t-on alors, c’est usurper un pouvoir divin,
usurpation qui ne devient légitime que si son détenteur engage sur son acte son
propre salut, si, pour se faire juge, il accepte d’être justiciable. Plus
profane est une ordonnance royale du XVIe siècle qui, venant après bien
d’autres exhortations à la vertu adressées aux juges, prescrit aux officiers
royaux chargés de la justice de ne pas accepter de cadeaux des justiciables,
leur interdit de fréquenter des malfaiteurs notoires et de s’adonner au jeu. La
discipline des juges, d’abord sommaire et pragmatique comme en témoigne le
texte cité, ira en se perfectionnant, hésitant entre l’appareil disciplinaire
interne d’une justice hiérarchique du corps sur lui-même et une prérogative du
pouvoir politique, généralement du ministre de la Justice, ou encore un système
juxtaposant ou combinant ces modes de contrôle corporatistes
et politiques. À la responsabilité disciplinaire s’ajoutent
les responsabilités pénale et civile. Dès l’Ancien Régime, en effet, les
sanctions disciplinaires prises contre les juges n’empêchaient pas la
répression pénale. Un juge coupable de concussion, corruption ou autres
méfaits, pouvait être exclu, sans préjudice d’une peine que l’époque voulait
exemplaire et publique : la mort, les galères, le pilori… Le Code pénal de 1810
aménagea la responsabilité pénale des juges afin de punir les actes de
forfaiture, concussion, corruption, abus d’autorité et déni de justice. Cette
responsabilité pénale existe encore aujourd’hui, sous une forme rénovée et
moins violente… Ne bénéficiant plus, depuis
la loi du 4 janvier 1993 (7), d’aucun privilège de juridiction, le juge
est soumis à la loi commune, soit en sa qualité de citoyen, soit en sa qualité
d’agent public. L’ égalité de tous devant la loi pénale est ainsi assurée et,
en raison de leurs fonctions propres, les juges sont même spécialement visés
par des dispositions du Code pénal qui leur sont spécifiques, par exemple la
corruption (8), le déni de justice (9) ou l’abus d’autorité (10). Quant à la
responsabilité civile, elle a longtemps été liée à la procédure de prise à
partie, procédure d’origine coutumière qui était fortement enracinée dans notre
système juridique, puisqu’elle y figure depuis l’ordonnance de Blois de 1498.
Elle sera très précisément organisée par le Code de procédure civile de 1807
qui reprend le système de l’ordonnance de 1667, tel qu’il avait été interprété
et appliqué de manière très restrictive par les Parlements. Classée parmi les
voies de recours extraordinaires (11), la prise à partie ne tend cependant pas
à la réformation o à l’annulation du jugement, mais à la condamnation au
paiement de dommages-intérêts du juge. Dès la loi du 7 février 1933 (12), c’est
la responsabi- lité de l’État, civilement responsable de son agent, qui est
engagée mais c’est le comportement du juge qui est en cause en raison de la
faute qu’il a commise. Jusqu’à cette date, la prise à partie a été limitée au
déni de justice, à la concussion et au dol, puis elle fut étendue au cas de
faute lourde professionnelle. Compliquée et incommode, cette procédure était
subordonnée à une autorisation préalable du premier président de la cour
d’appel. Celleci étant donnée, la demande est portée à l’audience solennelle de la cour d’appel. Son succès
avait pour conséquence de permettre à la victime d’obtenir
des dommages et intérêts. En ce cas, l’État, civilement responsable des
condamnations prononcées en faveur du demandeur, avait la possibilité d’exercer
une action récursoire contre le magistrat visé. On aura compris que, trop
pesante et complexe, la prise à partie fonctionnait peu et mal. C’est pourquoi,
en 1972, le législateur a disposé que « la responsabilité des juges, à raison
de leur faute personnelle, est régie par le statut de la magistrature en ce qui
concerne les magistrats du corps judiciaire et par des lois spéciales en ce qui
concerne les juges composant les juridictions d’attribution (13) ». Il a ainsi
fait le choix d’un système de responsabilité indirecte, intégrant la faute des
juges, regardés comme des agents de l’État, dans un système de responsabilité
du service public de la justice, le régime de la prise à partie restant
applicable tant que des lois spéciales n’auront pas précisé le statut des juges
composant les juridictions d’attribution. Le cadre historique ainsi tracé, se
dégage un axe d’évolution conduisant à l’effacement progressif de la
responsabilité personnelle du juge derrière la responsabilité de l’État. Mais,
en réaction, se développe le courant contraire d’une revendication de la mise
en cause directe des juges comme facteur de régulation de leur propre
comportement. L’ effacement de la responsabilité L’ effacement de la
responsabilité du juge derrière celle de l’État peut prendre une forme extrême
dans les cas de responsabilité objective pour les dommages causés par le
fonctionnement du service de la justice. En ce cas, la responsabilité du juge
est totalement absorbée dans la responsabilité de l’État, celuici étant tenu
d’indemniser un dommage sans faute constatée. Il peut revêtir une forme moins
radicale dans laquelle la faute du juge tend à se fondre dans celle du service
public de la justice. Paradoxalement, les régimes de responsabilité sans faute
de l’État du fait des juges sont instaurés dans tous les cas où les victimes subissent
les atteintes les plus graves, soit en raison de détentions provisoires
finalement injustifiées, soit en raison d’erreurs judiciaires avérées. Ainsi,
la responsabilité sans faute a été instaurée dès 1895 pour la réparation des erreurs
judiciaires (14). Ce régime a été étendu en 1970 à la réparation des détentions
provisoires non suivies de condamnation tandis que la loi du 15 juin 2000 sur
la présomption d’innocence tend à le transformer en une indemnisation garantissant
le risque d’erreur. Les détentions non suivies de condamnation C’est sous
l’influence de solutions jurisprudentielles audacieuses et des positions
critiques d’une partie de la doctrine qu’a été promulguée, en 1970 (15), une
loi visant à instaurer pour la première fois un dispositif d’indemnisation des
détentions provisoires. Le système créé reposait sur l’idée « que la
collectivité doit supporter dans certains cas, même en l’absence de faute
imputable à ses agents, les conséquences dommageables du risque créé par le
fonctionnement de ses services – en particulier le service de la justice – afin
d’éviter une rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques
(16) ». Le législateur avait ainsi posé comme condition à l’action en indemnisation,
ouverte à toute personne ayant fait l’objet d’une procédure terminée à son égard
par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive,
que la détention subie lui ait causé « un préjudice manifestement anormal et
d’une particulière gravité ». La rédaction du nouvel article 149 du Code de
procédure pénale, issu de la loi du 17 juillet 1970, reproduisait ainsi les
principes prévalant en matière de responsabilité sans faute pour rupture de
l’égalité devant les charges publiques. Dans cette hypothèse, « le droit à
réparation n’est pas simplement conditionné par la réalisation d’un dommage. Il
faut que le dommage soit tout à la fois spécial et anormal. Anormal,
c’est-à-dire atteignant un certain degré d’importance, car les membres de la
collectivité doivent supporter sans compensation les gênes et inconvénients
ordinaires de la vie en société (17) ». Et la détention provisoire pouvait, en
certains cas, être regardée comme une gêne ordinaire de la vie, sociale.
L’application pratique de ce texte s’est révélée plus complexe que sa rédaction
ne le consisté à définir les critères
objectifs du préjudice manifestement anormal et d’une particulière gravité.
Ensuite, s’est rapidement imposée l’idée que le bénéfice de cette disposition
ne devait être réservé qu’aux personnes dont l’absence de culpabilité était
indiscutable, par opposition au non-lieu ou à l’acquittement obtenus au
bénéfice du doute ou faute de preuves suffisantes. De fait, en dehors du cas de
l’innocence manifeste, la commission nationale spécialement instituée près la
Cour de cassation comme juridiction unique pour ce contentieux se penchait sur
le dysfonctionnement judiciaire : absence de raisons objectives pour le juge
d’instruction de placer en détention, compte tenu de la nature de l’infraction,
des charges relevées et des garanties de représentation de la personne en
cause, ou longueur anormale de l’instruction. De sorte que, très rapidement,
s’est instaurée une confusion entre les critères fondant la responsabilité de
l’État en application de l’article 149 du Code de procédure pénale et celle
introduite sur le fondement de l’article c’est-à-dire entre la responsabilité
pour faute et la responsabilité sans faute, alors même que les fondements de
ces diverses actions comme les conditions de leur mise en œuvre étaient
différents. L’ appréciation du critère d’anormalité du préjudice était, en
outre, devenue si restrictive que la nécessité d’un assouplissement du texte
s’imposa, ce qui fut fait, d’abord par la loi du 30 décembre 1996 (18) qui
supprima la condition d’anormalité ou de particulière gravité du préjudice,
puis par la loi du 15 juin 2000 (19), qui consacre un droit à réparation
intégrale et obligatoire. Désormais, l’indemnisation du préjudice matériel et
moral résultant d’une détention provisoire est un droit et non plus une faculté
laissée à l’appréciation des juges. Seules trois hypothèses limitativement
énumérées par l’article 149 du Code de procédure pénale peuvent justifier
l’absence d’indemnisation : lorsque la décision de non-lieu, de relaxe ou
d’acquittement a pour seul fondement soit la reconnaissance de
l’irresponsabilité pénale du prévenu à raison d’un trouble psychiatrique ou
neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, une
amnistie postérieure à la mise en détention provisoire enfin, dans le cas où la
personne a fait l’objet d’une détention provisoire, pour s’être librement et
volontairement accusée ou laissé accuser à tort en vue de faire échapper l’auteur
des faits à la poursuite (20). L’ indemnisation des personnes reconnues
innocentes Le même objectif transparaît dans l’adoption du régime actuel
d’indemnisation des personnes reconnues innocentes à la suite d’une procédure
de révision d’une condamnation pénale. Aux termes de l’article 626 du Code de
procédure pénale issu de la loi du 30 décembre 2000 (21), l’indemnisation du
requérant est de droit après une décision de relaxe ou d’acquittement sauf si
la personne s’est librement et volontairement accusée ou laissé accuser à tort
en vue de faire échapper l’auteur des faits à la poursuite. Ainsi, dans toutes
ces situations, la faute du juge, bien qu’elle soit éventuellement à l’origine
du dommage, n’est pas même recherchée pour indemniser. Elle l’est de moins en
moins dans les cas où sa défaillance s’insère dans le régime de la
responsabilité de l’État, en raison du fonctionnement défectueux du service
public de la justice. Le fonctionnement défectueux de la justice Dans le régime
de responsabilité de l’État pour faute constatée dans le fonctionnement du
service de la justice, la faute du juge s’est progressivement diluée dans ledit
fonctionnement défectueux, au point que la faute individuelle est dépourvue de
conséquences. La loi du 5 juillet 1972 a tout à la fois banalisé la faute
individuelle du juge ouvrant droit à réparation de la victime, banalisation que
la jurisprudence allait amplifier, et l’a diluée dans la responsabilité de
l’État. Désormais, aux termes de l’article 781-1 du Code de l’organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le
dommage causé par les dysfonctionnements de l’appareil judiciaire dont la
responsabilité ne peut toutefois être engagée qu’en raison d’une faute lourde
commise par le service public oud’un déni de justice; même si la faute lourde
peut être celle d’un homme, les membres du service de la justice sont protégés,
la faute individuelle étant absorbée par le service. Onfait prévaloir la défaillance du service, ceci en réalité par
analogie avec le droit de la responsabilité des agents publics. Si c’est l’État
qui doit d’abord répondre du fonctionnement défectueux de la justice quand sont
en cause des juges, c’est parce qu’on estime nécessaire d’instaurer un
équilibre entre le principe constitutionnel d’indépendance et l’obligation pour
tout corps public de rendre compte de son administration, obligeant l’État à
réparer les dommages que sa défaillance a causés aux citoyens. L’ objectif
clairement affirmé de la loi est, en effet, d’améliorer le sort des victimes
des dommages causés par le mauvais fonctionnement du service public de la
justice et qui étaient auparavant privées de possibilités effectives de
réparation. Théoriquement était aboli un siècle de particularisme caractérisé
par l’irresponsabilité de principe de l’État et par une protection renforcée
des juges. En l’état du droit positif, l’État répond désormais directement et
effectivement de la faute lourde constatée dans le fonctionnement de la
justice. Ce texte a donc marqué un changement radical dans la responsabilité de
l’État du fait de l’activité judiciaire. Jusque-là, en effet, il s’agissait
d’une imputabilité dérivée, en ce sens qu’elle
était subordonnée au succès, fort aléatoire, de la procédure de prise à partie, tandis que le
régime actuel est celui d’une responsabilité primaire de l’État pour les
fonctionnements défectueux de la justice qui couvre notamment les actes des
juges, l’indemnisation n’étant toutefois accordée que pour faute lourde ou déni
de justice.
Compte tenu de l’absence de définition légale de la faute
lourde, c’est à la jurisprudence qu’il est revenu de préciser le contenu de
celle-ci. Dans l’intention du législateur, c’était la faute commise dans des
circonstances de fait qui imposent de la considérer comme étant
particulièrement grave voire inexcusable, celle-là même qui est exigée pour
engager la responsabilité de l’État chaque fois que le dommage résulte
d’activités présentant des difficultés particulières. Or, tel est toujours le
cas de la justice. Pour expliquer cette interprétation résolument restrictive,
on avance généralement que l’indépendance du juge requiert une certaine
immunité à l’égard du justiciable : « il ne peut être question d’appliquer au
juge le droit commun de la responsabilité délictuelle du moins lorsque sa faute
se rattache au service public de la justice ». Au surplus, s’agissant
d’activités juridictionnelles, on n’admettait pas que « le fonctionnement de la
justice pût, en soi, et sans autre condition, entraîner la responsabilité de
l’État » car alors « toute erreur de jugement pourrait devenir source de
responsabilité, ce qui serait impensable (22) ». Selon un assez large
consensus, on s’accorde à estimer que l’intérêt général, la sérénité de la
justice nécessaire à la sécurité juridique et à la paix sociale justifiaient
les conditions restrictives visant à rendre moins fréquentes les actions en
responsabilité. Beaucoup estiment raisonnable de limiter de telles actions et,
selon ces positions, on ne peut permettre aux plaideurs de prendre prétexte de
chaque revirement de jurisprudence pour remettre en cause toutes les décisions
antérieures par la voie du contentieux de la réparation, au risque de paralyser
l’activité juridictionnelle. Pour cette raison, le régime de responsabilité du
fait du service public de la justice ne peut qu’être un régime spécifique. La
voie classique par laquelle peut être contesté l’acte de juger étant l’exercice
des voies de recours, le jugement ne peut donc en lui-même être source de
responsabilité. Aussi grave soit-elle, l’erreur de jugement est, de ce point de
vue, sans conséquence à l’égard du juge. Dans cet esprit, la jurisprudence
judiciaire a repris dans les premières années d’application de la loi une
définition très étroite de la faute lourde qui s’entend de « celle qui a été
commise sous l’influence d’une erreur tellement grossière qu’un magistrat,
normalement soucieux de ses devoirs, n’y eût pas été entraîné (23) », ou encore
de celle qui implique « des méconnaissances graves et inexcusables des devoirs
essentiels du juge dans l’exercice de ses fonctions (24) ». Dans le domaine de
la procédure pénale, il a, par exemple, été jugé que constitue une faute lourde
l’erreur commise par un juge d’instruction sur la personne visée par un
mandat d’arrêt. Dans la mise en oeuvre de la notion de faute
lourde est intervenu un aménagement nécessaire pour rendre effectif le droit à
réparation des victimes. C’est dans le contexte d’une évolution de la
jurisprudence des juridictions du fond que la Cour de cassation a pour sa part,
en 2001, rendu un arrêt significatif en assemblée plénière (25), à l’occasion
des suites d’une affaire tristement célèbre, dite « Grégory », dans laquelle de
graves erreurs avaient été commises dans la recherche des auteurs de
l’assassinat d’un enfant perpétré en 1983. Par cet arrêt, la Cour de cassation
a considérablement assoupli les éléments caractéristiques de la faute lourde.
Revenant sur l’approche restrictive de la jurisprudence antérieure, elle énonce
que constitue une faute lourde « toute déficience caractérisée par un fait ou
une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à
remplir la mission dont il est investi ». Et en considération de cet
assouplissement important, répondant à un moyen tiré de l’incompatibilité du
régime de responsabilité de l’État avec l’article 6-1 de la Convention
européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation juge désormais que les
conditions d’exercice de l’action en responsabilité nouvellement définies ne
constituent plus une entrave telle que le droit d’accès au juge se trouverait
atteint dans sa substance même. Jusqu’à cet arrêt, la Cour de cassation
définissait la faute lourde par référence à des critères subjectifs. C’était
l’ampleur de l’écart constaté entre la conduite suivie par celui ou,ceux qui sont
en cause et celle à laquelle ils auraient dû se conformer qui révélait
l’existence de la faute lourde ou encore
le caractère inexcusable de l’erreur commise et son énormité. Dans l’arrêt du
23 février 2001, la
démarche retenue par la Cour conduit à « objectiver » la
notion de faute lourde pour l’application de l’article L. 781-1 du Code de
l’organisation judiciaire et aboutit indéniablement à élargir les conditions de
mise en oeuvre de la responsabilité édictées par ce texte. Par cette analyse,
on tend à se rapprocher de la notion de déni de justice en tant que manquement
de l’État à son devoir de protection juridictionnelle= (26). En raison de cette
nouvelle jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme, revenant sur
sa position antérieure, admet désormais que l’article L. 781-1 du Code de
l’organisation judiciaire institue une voie de
recours interne efficace et adéquate devant être exercée préalablement à
l’introduction d’une requête individuelle au sens de l’article 35 § 1 de la
Convention (27). Ainsi les définitions jurisprudentielles les plus récentes de
la faute lourde et du déni de justice témoignent de la volonté de faciliter
l’engagement de la responsabilité de l’État tout en respectant les spécificités
du service de la justice. Quelques mois plus tard, les juridictions de l’ordre
administratif ont emprunté la même voie. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 28
juin 2002 (28), a, en effet, retenu la responsabilité de l’État pour
fonctionnement défectueux du service de la justice administrative dans un cas
de dépassement du délai raisonnable de jugement. De ces assouplissements, il résulte, en
pratique, une forte augmentation du nombre de sanctions fondées sur des
prétendus dysfonctionnements de la justice. De 1989 à 1992, seulement quinze procédures
avaient été engagées sur ce terrain; de 1993 à 1998, cent soixante et une
décisions ont été rendues dont vingt-huit portant condamnation (29). La
responsabilité pour faute personnelle Aux termes de leur statut, les juges de
l’ordre judiciaire ne sont responsables que de leur faute personnelle (30) et
lorsqu’une telle faute se rattache au service public de la justice, leur
responsabilité ne peut être engagée que sur l’action récursoire de l’État (31).
Autrement dit, si la faute du juge n’a aucun lien avec l’exercice de ses
fonctions, il en est responsable selon le droit commun. Dans le cas contraire,
lorsque la faute personnelle se rattache au service public de la justice, le
justiciable ne peut agir que contre l’État, la loi interdisant, dans une telle
hypothèse, la mise en cause directe du magistrat. S’il est condamné, l’État
aura la possibilité d’exercer une action récursoire à l’encontre du juge qu’il
aura pécuniairement couvert à l’égard de la victime. Toutefois, depuis 1970,
date de l’entrée en vigueur de ce régime, soit depuis plus de trente années, on
ne connaît à ce jour aucune action récursoire exercée par l’État à l’encontre
d’un juge. Son inaction serait à expliquer; il en résulte que la faute avérée
du juge n’emporte à l’égard de celui-ci ni conséquence pécuniaire ni sanction
d’aucune sorte. C’est sans doute parce que, lorsqu’il est appliqué, ce régime
particulier de responsabilité n’offre pas de prise directe aux victimes sur
l’auteur de la faute qu’il est remis en cause. Vécu par l’opinion publique
comme par la classe politique comme un régime d’irresponsabilité, il a depuis
les années 90 fait l’objet de critiques et de tentatives de réformes diverses.
La nécessité d’une réforme visant à amener le juge à répondre de ses fautes
s’est essentiellement manifestée dans le domaine disciplinaire. Dans une
société qui cède volontiers à la tentation de la « victimisation », la quête du
coupable se fait chaque jour plus pressante. Les juges n’échappent pas à ce
mouvement, car les justiciables ont pris conscience de la puissance que l’ordre
judiciaire concentre dans ses mains. Qu’il rassure ou qu’il inquiète, l’office
juridictionnel appelle, au-delà d’une possible indemnisation des dommages que
son exercice peut causer, une réflexion sur les actions à engager pour
éviter la prolifération des négligences
et des erreurs. Il a donc d’abord semblé nécessaire de prévenir les fautes par
la discipline de sorte que la demande de sanction passe moins par la volonté de
rechercher une responsabilité pénale qui, n’intéressant que des cas extrêmes,
n’ouvre que des potentialités réduites de régulation des comportements, qu’à
mettre en oeuvre une responsabilité disciplinaire dont l’aspiration présente, au demeurant, certains
liens avec l’action répressive. Ainsi, l’aggravation des obligations
déontologiques des juges s’est traduite par l’ouverture du régime disciplinaire
et l’élaboration d’une jurisprudence définissant une déontologie plus
rigoureuse. Le régime disciplinaire Notamment sous l’influence d’un courant critique,
fortement exprimé dans l’enceinte parlementaire, à partir de 1999, quelquefois
sur un mode péjoratif, le régime de la responsabilité disciplinaire des juges
s’est renforcé tant en ce qui concerne l’engagement des poursuites
disciplinaires que s’agissant de la publicité donnée à l’instance et à la
décision. Le Conseil supérieur de la magistrature, selon la Constitution,
assiste le président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité
judiciaire. Il est composé en courte majorité de juges élus par leurs pairs
selon divers collèges de la hiérarchie judiciaire et en minorité de membres
nommés par des instances politiques ou extérieures à la magistrature, président
de la République, présidents des Assemblées et Conseil d’État (32). En matière
disciplinaire, il est présidé pa rle premier président de la Cour de cassation
.Sa procédure répond aux règles classiques de la discipline des agents de
l’État, essentiellement gouvernée par le principe de contradiction et les
garanties de la défense, garanties notamment constituées par l’assistance d’un
défenseur et l’accès au dossier. Sensible aux appels de l’opinion, le Conseil
supérieur de la magistrature, à l’occasion d’une « Réflexion sur l’avenir et
les orientations d’une réforme » comprise dans son rapport d’activité de 1999,
a lié l’affirmation de l’indépendance des juges au renforcement de leur
responsabilité et par suite de leur régime disciplinaire. C’est,
principalement, dans l’ouverture de la poursuite disciplinaire que s’est
traduite la volonté de renforcer le contrôle disciplinaire. Jusqu’à une réforme
récente, l’initiative et la conduite des poursuites appartenaient exclusivement
au ministre de la Justice qui pouvait demander à l’autorité disciplinaire de
suspendre provisoirement le juge puis de lui infliger une sanction pouvant
aller jusqu’à la révocation. Dans le rapport précité, le Conseil supérieur de
la magistrature notait que les dispositions qui confèrent au Garde des sceaux,
ministre de la Justice, le monopole de la saisine de l’instance disciplinaire
mériteraient d’être complétées par l’attribution du même pouvoir aux premiers
présidents des cours d’appel. Semblable proposition avait déjà été faite par
une commission de réflexion sur la justice constituée en 1996 par le président
de la République et placée sous la présidence du premier président de la Cour
de cassation. Supérieurs hiérarchiques des juges exerçant dans leur ressort et
chargés d’évaluer leur activité professionnelle, les chefs de cours d’appel
semblaient, selon ces avis, les mieux placés pour constater puis dénoncer des
faits ou des comportements de nature à justifier des poursuites disciplinaires.
D’autres motifs militaient en faveur de cette innovation : renforçant le rôle
déontologique des premiers présidents des cours d’appel qui ne disposaient
jusqu’alors que d’un pouvoir d’avertissement (33), elle rend l’action
disciplinaire moins dépendante de l’autorité politique et donne plus de
cohérence au régime d’ensemble. Ainsi, inspirée de ces propositions, la loi
organique du 25 juin 2001 (34) modifiant le statut des magistrats dispose
désormais que « le Conseil supérieur de la magistrature est également saisi par
la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires que lui
adressent les premiers présidents des cours d’appel (35) », ce qui met fin au
monopole de saisine du Garde des sceaux, ministre de la Justice, sans
toutefois, on peut le regretter, donner un véritable rôle de poursuite aux
premiers présidents, le suivi de la dénonciation et l’accusation portée devant
le Conseil étant toujours réservés au ministre de la Justice. Fallait-il aller
au-delà et reconnaître à chaque citoyen le droit de saisir le Conseil supérieur
de la magistrature? On avait été tenté d’introduire un mécanisme prenant
directement en compte les plaintes des justiciables dans un projet de réforme
du statut de la magistrature qui n’a pas été conduit jusqu’à son terme. Le
projet voté par les deux assemblées prévoyait, en effet, la création
d’une=commission nationale d’examen des plaintes des justiciables qui aurait
été composée d’un juge hors hiérarchie de la Cour de cassation (conseiller ou
président de chambre), d’une personnalité désignée par le médiateur de la
République et d’une personnalité désignée par les présidents du Sénat et de l’Assemblée
nationale. Saisi des plaintes de toute personne s’estimant lésée par un
dysfonctionnement du service de la justice ou par un fait susceptible de
recevoir une qualification disciplinaire commis par un juge dans l’exercice de
ses fonctions, cet organe constitue, en quelque sorte, une chambre des
requêtes. Il aurait rendu une décision, non susceptible de recours, par
laquelle il aurait décidé soit de ne pas donner suite à la plainte lorsqu’il
l’aurait estimée non fondée, soit de la transmettre pour attribution au
ministre de la Justice et aux chefs de cour concernés à qui il serait alors
revenu d’engager, le cas échéant, des
poursuites disciplinaires. Hostile à cette réforme, comme l’ensemble du corps
judiciaire, le Conseil supérieur de la magistrature avait émis l’avis que la
création d’une telle commission serait de nature à « faire peser sur les
magistrats une suspicion de comportement fautif que les données objectives ne
viennent pas confirmer ». Le processus de réforme de la Constitution ayant été
interrompu, la volonté d’élargissement de l’initiative des poursuites
disciplinaires n’a pas, jusqu’à ce jour, eu beaucoup de suite. Les premiers
présidents semblent hésiter à faire usage de leur nouveau pouvoir de
dénonciation. Un seul d’entre eux a saisi le Conseil supérieur de la
magistrature de faits commis par un magistrat de son ressort, et encore
l’a-t-il fait en même temps que le ministre de la Justice. Plus efficaces,
voire spectaculaires sont en revanche les mesures destinées à accroître la publicité
donnée aux poursuites disciplinaires contre les juges. La publicité donnée aux
poursuites Jusqu’à la récente réforme statutaire, il était prévu que le Conseil
supérieur de la magistrature
(36) siège à huis clos en matière disciplinaire (37). Estimant
toutefois que cette absence de publicité n’était pas compatible avec les
exigences du procès équitable fixées par l’article 6-1 de la Convention
européenne des droits de l’homme, il a
décidé, à partir de 1994, sauf opposition du juge poursuivi, de rendre ses
séances publiques. Bien que la Cour européenne des droits de l’homme, revenant
sur une jurisprudence antérieure, ait ensuite estimé que l’article 6-1 de la
Convention ne s’appliquait pas aux agents publics participant à l’exercice de
la puissance publique que sont notamment les juges, la pratique de publicité
des séances du Conseil a été consacrée par la loi organique de juin 2001
précitée. Le but de cette disposition est non seulement de renforcer
efficacement la légitimité du conseil de discipline mais également de garantir
le respect des droits et libertés des individus dans le cadre d’une société
démocratique selon l’expression consacrée par les instances européennes. De
fait, bien qu’ils puissent y renoncer, la plupart des juges poursuivis souhaitent
désormais que les débats soient publics, certains d’entre eux utilisant même
cette faculté procédurale nouvelle pour développer des systèmes de défense
médiatisés prétendant que les poursuites engagées contre eux par le ministre de
la Justice sont de nature politique et visent à peser sur leurs décisions. L’
absence de publication des décisions disciplinaires concernant les juges était
une autre difficulté importante. Outre le caractère confidentiel de la
procédure et des décisions, c’est la loi sur la liberté de la presse (38) qui
restreignait les possibilités de publicité des décisions du conseil de
discipline en interdisant, sous peine d’une amende importante, de publier toute
information relative à ses travaux et à ses délibérations. De ce fait, l’impact
préventif et pédagogique à l’égard des juges de la jurisprudence disciplinaire
était limité tandis que le secret gardé sur les poursuites entretenait, dans le
public, l’impression d’une utilisation limitée de l’action disciplinaire à
l’égard des juges, pour ne pas dire d’une totale impunité. C’est à un souhait
exprimé par le Conseil supérieur de la magistrature mais également par la
commission de réflexion sur la justice qu’a répondu le législateur en
supprimant l’interdiction des informations concernant les audiences et les
décisions prises en matière disciplinaire contre les juges. Fondé jusqu’à une
époque récente sur le secret gardé à propos des turpitudes des juges, le crédit
de la justice repose désormais sur la transparence des poursuites et des sanctions
prononcées contre eux en raison de leurs manquements déontologiques. La
publicité des décisions disciplinaires , en outre, permis au Conseil supérieur
de la magistrature, en approfondissant les contours de la faute disciplinaire,
de préciser les règles guidant le comportement des juges, servant tout à la
fois de référence aux juges et, au public, d’indications sur le service qu’il
est en droit d’attendre des juridictions. Les obligations déontologiques Le
statut de la magistrature définit très largement la faute disciplinaire du juge
comme tout manquement « aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse
ou à la dignité (39) ». Il y a peu encore, la teneur des obligations
déontologiques des magistrats ne pouvait être connue qu’au travers des arrêts
du Conseil d’État, compétent pour connaître des recours formés contre les
décisions prononcées par le Conseil supérieur de la magistrature et
interprétant, à cette occasion, la définition de la faute déontologique des
juges ses propres décisions permet au conseil de discipline lui-même d’énoncer
avec précision et de manière pragmatique, au fil des affaires dont il est
saisi, le contenu de l’obligation déontologique des juges. À cette fin, il a
d’abord cité, de manière anonyme, des extraits des motifs essentiels de ses
décisions dans ses rapports annuels d’activité. Puis, à partir de , il en a
publié le texte intégral. Cette démarche a coïncidé avec l’évolution de la
faute disciplinaire. Désormais, le corps des décisions du Conseil comporte de
véritables motifs de principe à portée normative, ce qui a permis au ministère
de la Justice de constituer un recueil classé et raisonné de toutes les fautes
constatées et sanctionnées, de sorte que le corps judiciaire dispose d’un
ensemble de précédents traçant précisément les contours de la faute
disciplinaire et par conséquent de ses obligations déontologiques. Les devoirs
mis en exergue par la jurisprudence du Conseil se répartissent en deux catégories
; ils concernent, d’une part, les devoirs qui s’imposent au juge dans
l’exercice de son activité professionnelle et dans le cadre de ses rapports
avec ses collègues, d’autre part, ceux qui lui incombent au titre de sa vie
privée. La déontologie du comportement professionnel du juge intéresse, en
premier lieu, l’attitude d’impartialité dont il ne doit jamais se départir à
l’occasion de l’exercice de ses fonctions et, en second lieu, l’obligation dans
laquelle il se trouve de se soumettre aux exigences de la loi. Disant le droit,
il ne peut s’abstraire des exigences de légalité qu’il formule pour les autres.
Le juge a, par ailleurs ,un devoir général de diligence à l’égard des parties.
L’ incapacité de rendre des décisions dans un délai raisonnable, délai auquel
aspirent légitimement les usagers de justice, constitue aussi le fondement
fréquent des poursuites, même si on peut estimer souhaitable d’améliorer la
prise en compte disciplinaire des négligences professionnelles. La délicatesse,
la dignité et la loyauté sont également requises à l’égard des juges qui sont
conviés à adopter entre eux une attitude de respect mutuel. Les injures verbales,
les outrages, mais aussi lesexcès de langage contenus dans des écrits sont constitutifs
de manquements à la délicatesse ou à la réserve, qu’ils s’adressent à des chefs
de juridiction, à des collègues, à des fonctionnaires des greffes ou à des
auxiliaires de justice. En outre, le comportement d’un magistrat vis-à-vis de
ceux qui sont attraits devant lui exige une totale dignité. De ce fait,
l’instance disciplinaire rappelle fréquemment les égards dus aux justiciables
quelle que soit sa qualité dans le procès civil ou pénal, partie, accusé,
victime ou témoin. C’est en réalité l’intérêt supérieur de l’usager qui, même
s’il n’est pas en tant que tel représenté dans le cours de la procédure
disciplinaire, constitue une finalité essentielle de la déontologie judiciaire.
C’est ce que rappelle la Convention européenne des droits de l’homme
lorsqu’elle énonce les principes du bon fonctionnement de la justice, à partir
de la seule expression des droits fondamentaux des personnes qui accèdent aux
juridictions. Le devoir de réserve est, enfin, regardé avec une particulière
vigilance tant par le Conseil supérieur de la magistrature que par le Conseil
d’État. La question la plus sensible est celle des actes juridictionnels. En
principe, le Conseil supérieur de la magistrature s’interdit de « porter une quelconque
appréciation sur [de tels actes] des juges, lesquels relèvent du seul pouvoir
de ceux-ci et ne sauraient être critiqués que par l’exercice des voies de
recours prévues par la loi en faveur des parties au litige (40) ». Il s’abstient
par conséquent d’apprécier la démarche
intellectuelle du juge dans le traitement des procédures et dans la motivation des
décisions. Toutefois, il est dérogé à ce qui pourrait être regardé comme une immunité
« lorsqu’il résulte de l’autorité même de la chose définitivement jugée qu’un
juge a de façon grossière et systématique outrepassé sa compétence ou méconnu
le cadre de sa saisine, de sorte qu’il n’a accompli, malgré les apparences,
qu’un acte étranger à toute activité juridictionnelle (41) ». C’est, selon la formule
d’un auteur, la responsabilité d’un juge « hors de lui » (42). Là est la limite
de l’indépendance juridictionnelle des juges, là est aussi la faiblesse du
système. Au cours de l’année 2002, l’autorité politique a estimé, à deux
reprises, que la limite avait été franchie, des membres du gouvernement ayant
en conséquence adressé par voie de presse des reproches publics à des juges.
Dans une première affaire, une juridiction pénale collégiale a, pour une
question de procédure, remis en liberté une personne poursuivie pour un acte
grave laissant présumer sa dangerosité qui, quelques jours plus tard, a été
impliquée dans un cambriolage dans lequel deux policiers devaient trouver la
mort. Dans le second cas, juge a refusé
de placer en détention une personne poursuivie pour un important trafic de
stupéfiants. Dans l’un et l’autre de ces cas, l’annonce publique de poursuites
disciplinaires, faite en pleine polémique médiatique, n’a cependant pas été
suivie de réalisation. Mais, avec une certaine émotion, au sein du corps ,judiciaire, s’est révélée la question de la
possibilité de poursuivre disciplinairement un juge,voire plusieurs juges,
constituant une collégialité juridictionnelle, en raison du contenu ou des
conséquences de leurs jugements. S’agissant de la responsabilité pénale qui
pourrait découler des actes accomplis par un juge dans l’exercice même de ses
fonctions, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation
est résolument restrictive. Elle rappelle fermement qu’une décision de justice
ne peut être critiquée que par l’exercice des voies de recours prévues par la
loi (43). Dans son comportement privé, le juge bénéficie des libertés
constitutionnellement garanties à tout citoyen, notamment de la protection de
l’intimité de sa vie privée et de la liberté d’opinion, d’expression,
d’association. L’ organe disciplinaire estime donc naturellement que « les
actes de la vie privée d’un magistrat, en tant que tels, ne relèvent pas de
l’action disciplinaire (44) ». Mais cette protection trouve sa limite lorsque
les griefs formulés, « même s’ils concernent par certains aspects la vie privée
du magistrat, n’en ont pas moins un retentissement extérieur […], portent
atteinte à l’image de celui qui est appelé à juger autrui et, par voie de
conséquence, à l’institution elle-même » et lorsque « leur auteur ne peut ainsi
apparaître, dans son métier de juge et d’arbitre, avec le crédit et la confiance
qui doivent lui être accordés (45) ». On estime donc qu’« un juge est tenu en
tout, notamment dans les actes de la vie civile, de veiller à ce que les
obligations et les devoirs de sa charge ne soient pas altérés par des actes et
comportements susceptibles d’entamer son crédit et la confiance des
justiciables, de ses collègues, des fonctionnaires du greffe et des auxiliaires
de justice (46) ». Alors, ainsi que le montrent de nombreux précédents, la
liberté des choix de vie privée cède devant les exigences supérieures que sont,
notamment, l’accomplissement du devoir d’impartialité, l’obligation de ne pas
négliger son activité professionnelle, ou encore le devoir de prudence à
l’égard de toute attitude susceptible d’altérer le crédit et l’image de l’institution
dans les différents domaines que sont les relations affectives ou amicales,
économiques ou contractuelles, ou encore les engagements religieux, syndicaux
ou politiques. Selon cette problématique subtile, à plusieurs reprises ces
dernières années, s’est posée, sous l’angle déontologique, la question de
l’appartenance du juge à une loge maçonnique. Une éthique à construire Située
au point de rencontre de deux exigences contradictoires, la nécessité de
prévenir et de réparer les fautes des juges et celle de préserver leur
indépendance et la prise de risque que constitue nécessairement une décision de
justice, la question de la responsabilité des juges se résout soit dans la
tradition soit dans l’équilibre. Or, il semble bien qu’en France, il n’y ait
jamais eu, sur la responsabilité des juges, une forte tradition mais au
contraire que la matière est soumise à des évolutions sensibles à la
revendication populaire ou aux réactions de la classe politique. La «
responsabilisation » des juges est alors comprise comme une protection contre
leur arbitraire voire comme une limite à leur pouvoir autant que comme une
réaction à un régime d’impunité aujourd’hui socialement insupportable. La
question mériterait toutefois une réflexion sereine qui conduirait, par exemple,
comme l’ont fait plusieurs grands systèmes, à l’élaboration soigneusement
méditée d’un code déontologique suffisamment précis pour guider le comportement
des juges tout à la fois dans leur vie privée et dans leur conduite
professionnelle et, ensuite, de les former spécialement au réflexe
déontologique. Devant le constat quotidien de libertés prises avec des
obligations évidentes et de comportement dégradé, l’expérience montre que,
contrairement à ce que l’on feint de croire avec un certain angélisme, il ne
suffit plus aujourd’hui de s’en remettre au libre arbitre de chaque juge en
matière d’éthique ou aux imprécations générales. En outre, la conduite
déontologique est généralement faite de comportements concrets dans des
situations précises et répertoriées. Ainsi pourraient être clairement précisées
les obligations des juges à l’égard de la presse, à l’égard du pouvoir
politique ou de leur adhésion à des courants de pensée. Pourraient être aussi
réfléchies les règles élémentaires du comportement des juges à l’audience, tant
à l’égard des justiciables que des auxiliaires de justice. C’est en définitive
une éthique de l’indépendance et de l’impartialité qu’il s’agit de construire.
À la différer, c’est le crédit du juge qui se dégrade. Les réactions de l’opinion
à leur égard devraient inciter les juges à en avoir une meilleure conscience.
Même ceux qui militent pour un affaiblissement de l’autorité du juge devraient
y prendre garde ! Il y a deux chutes au conte oriental par lequel j’ai
commencé. Le bourreau se présentant au sultan de Salaman dragore pour lui rendre compte de l’exécution des juges lui
dit , plaçant la main sur son sabre : « je suis à tes ordres, seigneur !... ». Une société sans
juges est une société livrée à la force.
Plus énigmatique, donc plus propice à la réflexion, est celle du poème
de Jacques Prévert : « Comme ça ça va Dit le sultan de Salamandragore Mais
reste là bourreau Là tout près de moi Et tue-moi Si jamais je me rendors. »
GUY CANIVET
(1) Jacques Prévert, « Le Sultan », in Paroles, 1945
(poèmeparu pour la première fois dans Poésie, 1944, n° 21).
(2) Bien que sur de nombreux points la responsabilité des
juges relève des dispositions relatives aux magistrats, comprenant, enFrance,
ceux du parquet et ceux du siège, il ne sera dans ce tarticle traité que des
magistrats du siège
(3) Décision du 9 avril 1996 : « Considérant qu’aux termes
del’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :“Toute
société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation
des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution” ; qu’il résulte de cette
disposition qu’en principe il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles
au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une
juridiction », Rec. 1996, p. 43 (considérant n° 83).
(4) Pierre Rosanvallon, cité dans Antoine Garapon, « La
question du juge », Pouvoirs, n° 74.
(5) André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF,
2001, p. 624.
(6) R. Jacob, « Les fondements symboliques de la responsabilité
des juges ; l’héritage de la culture judiciaire médiévale », in Juger les
juges, du Moyen Âge au Conseil supérieur de la magistrature ,La Documentation
française, 2000, p. 7.
(7) Loi n° 93-2 du 4 janvier 1993, abrogation des articles
679 et suivants du Code de procédure pénale.
(8) Article 434-9 du Code pénal (entré en vigueur le 1er
mars 1994).
(9) Article 434-7-1 du Code pénal.
(10) Article 432-1 du Code pénal.
(11) Articles 505 à 516 de l’ancien Code de procédure
civile.
(12) Loi du 7 février 1933 sur les garanties de la liberté
individuelle, article 7 (Journal officiel du 9 février 1933)
. (13) Loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 (Journal officiel du
9 juillet
1972, p. 7181), article 11 : « L’ État est tenu de réparer
le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice
.Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou un déni de
justice. »
(14) Loi du 8 juin 1895 (articles 443 et suivants du Code
d’instruction Criminelle, aujourd’hui articles 624 et suivants du Code de
procédure pénale) sur la révision des procès criminels et correctionnels et les
indemnités aux victimes d’erreurs judiciaires
(Journal officiel du 11 juin 1895).
(15) Loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 tendant à renforcer la
garantie des droits individuels des citoyens, article 1er (articles 149 et
suiv. du Code de procédure pénale) (Journal officiel du 19 juillet
1970, p. 6753).
(16) Assemblée nationale, 28 mai 1970, JORF, 29 mai 1970, p.
1148.
(17) R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien,
15e éd., p. 1337 et s.
(18) Loi n° 96-1235 du 30 décembre 1996.
(19) Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 relative à la
présomption d’innocence et aux droits des victimes.
(20) Sur cette question, D. Karsenty, La Réparation des
détentions, JCP, n° 6, 5 fév. 2003.
(21) Loi n° 2000-1354 du 30 décembre 2000, article 6
(Journal officiel du 31 décembre 2000).
(22) R. Perrot, Institutions judiciaires, Montchrestien, 5e
éd., n° 84.
(23) 1re Chambre civile, 20 février 1973, Bull. civ. I, n°
67, p. 63;
1ère Chambre civile, 20 février 1996, Bull. civ. I, n° 94,
p. 63.
(24) 1re Chambre civile, 10 mai 1995, Bull. civ., n° 202, p.
144.
(25) Ass. plén. 23 février 2001, Bull. n° 5, p. 10.
(26) Vincent et Guinchard, Institutions judiciaires, Dalloz,
6e éd.,
p. 224 et s.
(27) Ceci résulte des décisions Van der Kar et Lissaur van
West, c. France du 7 novembre 2000 (requêtes n° 44952/98 et 44953/98, déclarées
recevables) et Giummarra et autres c. France du 12 juin 2001 (requête n°
61166/00, déclarée irrecevable) et enfin de la décision d’irrecevabilité rendue
dans l’affaire Mifsud c. France le 11 septembre 2002 (requête n° 57220/00) ;
désormais, tout grief tiré de la durée d’une procédure judiciaire introduit
devant la Cour européenne des droits de l’homme après le 20 septembre 1999,
sans avoir été préalablement soumis aux juridictions internes dans le cadre
d’un recours fondé sur l’article précité, est irrecevable, quel que soit l’état
de la procédure au plan interne.
(28) Conseil d’État, 28 juin 2002, Garde des sceaux,
ministre de
la Justice c/ M. Magiera (requête n° 239575).
(29) Bulletin d’information de la Cour de cassation, n° 518,
15 juillet 2000.
(30) Article 11-1 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre
1958 : « Les magistrats du corps judiciaire ne sont responsables que de leurs
fautes personnelles. La responsabilité des magistrats qui ont commis une faute
personnelle se rattachant au service public de la justice ne peut être engagée
que sur l’action récursoire de l’État. »
(31) En application de l’alinéa 2 de l’article L.781-1 du
Code
de l’organisation judiciaire : « La responsabilité des
juges, à raison de leur faute personnelle, est régie par le statut de la
magistrature en ce qui concerne les magistrats du corps judiciaire. »
(32) La composition du Conseil supérieur de la magistrature
est fixée par l’article 65 de la Constitution (titre VIII, De l’autorité
judiciaire).
(33) L’avertissement est régi par l’article 44 de
l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958. L’avertissement ne constitue pas
une sanction disciplinaire. C’est une procédure indépendante de toute action
disciplinaire. Il est effacé automatiquement du dossier au bout de trois ans si
aucun nouvel avertissement ou sanction n’est intervenu pendant cette période.
Cependant, l’effacement n’empêche pas le supérieur hiérarchique de tenir
compte, dans une notation ultérieure, des faits qui ont motivé l’avertissement
(34) Loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative
au statut des magistrats et au Conseil supérieur
de la magistrature.
(35) Article 50-2 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958,
portant loi organique relative au statut de la magistrature.
(36) Le Conseil supérieur de la magistrature est alors
appelé conseil de discipline (article 49 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre
1958, portant statut de la magistrature).
(37) Articles 57 et 65 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22
décembre 1958, portant statut de la magistrature.
(38) Article 38 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse
(39) Article 43 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958
portant statut de la magistrature
(40) CSM 27 juin 1991, 2 juillet 1993 et 20 juillet 1994.
(41) CSM 8 février 1981, Gazette du Palais, 21 février 1981,
p. 115.
(42) M.-A. Frison-Roche, « La responsabilité des magistrats
: l’évolution d’une idée », in Juris Classeur périodique, n° 42, 20 octobre 1999.
(43) « Attendu qu’en vertu du principe constitutionnel qui garantit
l’indépendance des magistrats du siège, leurs décisions juridictionnelles ne
peuvent être critiquées, tant dans les motifs que dans le dispositif qu’elles
comportent, que par le seul exercice des voies de recours prévues par la loi ;
que ce principe ainsi d’ailleurs que celui du secret du délibéré mettant
obstacle à ce qu’une décision de justice puisse être considérée comme
constitutive par elle-même d’un crime ou d’un délit… », Pourvoi n° 81-94.848
(Bull. Crim., n° 327).
(44) CSM Siège du 28 mars 1996, in Rapport annuel du CSM 1996,
partie III.
(45) CSM Siège du 20 juillet 1994, cité dans le colloque du
25 et 26 mars 1999, « La responsabilité du juge », École nationale de la
magistrature.
(46) Décision du CSM en date du 27 juin 1996.
A découvrir aussi
- Un nouveau Conseil supérieur de la magistrature
- Magistrats : des souliers trop bien vernis, sous l’uniformité des robes noires
- La justice administrative : contrôle juridictionnel