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LE DROIT DE LA PREUVE DEVANT LE JUGE CIVIL

 

19 octobre 2005

Ministère de la Justice

 

 

 

 

 

 

 

Service

des Affaires européennes et internationales

 

Bureau du droit comparé

 

dossier suivi par ML Nadaud-Castanie

                        L:\attractivité économique du droit\Note droit de la preuve 191005.doc 

 

 

 

 

LE DROIT DE LA PREUVE DEVANT LE JUGE CIVIL

ET L’ATTRACTIVITE ECONOMIQUE DU DROIT FRANÇAIS

 

(France, Angleterre et Pays de Galles, Etats-Unis)

 

 

 

 

 

 

 

Les différences culturelles entre les droits de tradition romano-germanique et les droits de common law sont évidentes en ce qui concerne le droit de la preuve. Ainsi en droit français, le juge établit la vérité dans son jugement, alors qu’aux Etats-Unis le tribunal confronte les versions de chaque partie, afin de faire triompher la plus vraisemblable à l’audience.

 

L’analyse des modes de recherche des éléments de preuve en France, en Angleterre et aux Etats-Unis (I), du rôle de l’écrit dans les pays de tradition romano-germanique et de common law (II) et de la complexité du droit de la preuve et des aléas liés au jury aux Etats-Unis (III) pourrait présenter un intérêt, à l’effet de démontrer l’attractivité économique du droit français. La question de l’expertise dans les pays de tradition civiliste et du recours aux témoins-experts (expert witnesses) dans les pays de Common law (IV) est une question-clé. Bien que la pratique des expert witnesses soit critiquée, l’analyse paraît plus risquée au regard de l’attractivité économique du droit français.

 

 


 

 

 

I – LA RECHERCHE DES ELEMENTS DE PREUVE

 

 

 

La production des éléments de preuve repose avant tout sur l’initiative des parties. Mais l’ampleur de cette production peut varier sensiblement selon que celle-ci s’effectue selon les principes d’un droit de Common law (production très complète de tous éléments de preuve, favorables ou défavorables, dont peut disposer une partie : la discovery ou divulgation) (A) ou du droit d’un pays continental (production des éléments de preuve aptes à soutenir les prétentions des parties) (B).

 

            A) Dans les pays de common law

 

La procédure de discovery (ou pre-trial discovery) est une phase d’investigation de la cause préalable au procès. Elle fait obligation à chaque partie de divulguer à l’autre partie tous les éléments de preuve pertinents au litige dont elle dispose (faits, actes, documents …), y compris ceux qui lui sont défavorables, et ce, par différents moyens (déposition sous serment, question écrite, mise en demeure de communiquer des documents, demande de reconnaissance ou de démenti d’un fait ou d’une allégation …). L’objectif est de garantir davantage d’égalité et de justice entre les parties, et d’abréger un procès en permettant l’élimination de certains points qui ne sont pas véritablement contestés.

 

1)      Angleterre et Pays de Galles

 

Conçue dans le but de réduire les coûts et d’accélérer la résolution des litiges, la discovery génèrait en pratique des frais importants et inutiles et allongeait la procédure.  Des réformes récentes ont tenté d’y pallier.

 

Au Royaume Uni, le rapport Heilbron/Hodge de juin 1993, qui a reçu l’appui de l’ordre des avocats et des notaires, a souligné les difficultés liées à la procédure de discovery et a recommandé un contrôle plus strict par les parties et le tribunal ainsi que l’application des règles permettant de minimiser le recours à la discovery. Le rapport souligne que de très nombreux documents doivent être photocopiés puis analysés par les avocats des parties, alors que tous ne sont pas réellement nécessaires à la solution du litige, certains ne servant qu’à donner des indications sur le contexte. Par ailleurs, la procédure de discovery complique et allonge la procédure, en raison de la tendance fréquente à élargir le champ du litige. La City of London Law Society s’est ainsi  interrogée sur le bilan coûts/avantages de la discovery, au regard de l’efficacité du système. Sans remettre totalement en cause le système, elle a constaté que l’un des principaux facteurs générateurs de coûts et de délais dans le  système procédural était dû à la procédure de discovery. Une simple recherche de preuve était  très onéreuse pour le justiciable, sans donner nécessairement les résultats escomptés.

 

Les Civil Procedural Rules 1998, entrées en vigueur le 26 avril 1999 à la suite du rapport de Lord Woolf de juillet 1996 sur la procédure civile, n’utilisent plus le terme « discovery », mais ceux de « disclosure » et « inspection of documents ». Pour la filière rapide (fast track), une communication standardisée entre les parties (disclosure) après l’échange des pleadings remplace la discovery, très lourde et très chronophage.  Pour la filière à géométrie variable (multi track) , le principe est la communication standardisée des pièces entre les parties, sous réserve d’une autorisation du juge pour des demandes complémentaires (extra disclosure). Le master peut, à la requête d’une partie, ordonner à l’autre de produire sous la forme d’un affidavit (déclaration écrite sous serment) la liste des documents qu’elle a en sa possession, même ceux qu’elle estime défavorables à sa défense, à l’exclusion peut-être de certains documents privilégiés, tels que les supports écrits des témoignages qui seront recueillis à l’audience. Une réponse incomplète relèverait du faux serment.

 

2)      Etats-Unis

 

Aux Etats-Unis, les avocats instruisent la cause, définissent les éléments de fait et de droit à soumettre au juge, rassemblent les éléments de preuve et conduisent les auditions des témoins au cours du débat. Le juge a un rôle d’  « arbitre » neutre et passif, chargé de veiller au respect des règles visant à assurer l’équilibre entre les parties.

 

Les Federal Rules of Evidence 2004 régissent l’administration de la preuve devant les tribunaux fédéraux. Si de nombreux Etats se sont inspirés des règles fédérales pour leur propre législation, les règles varient d’un Etat à l’autre en matière de discovery. Les principes de base sont cependant relativement similaires : la procédure tend à rechercher les preuves, circonscrire l’objet du litige (en éliminant les motivations types sur lesquelles la partie adverse n’entend pas se fonder lors du procès), préserver les témoignages et les preuves, et obtenir des témoignages dans un autre Etat.

 

La procédure est lourde et peut s’avérer très onéreuse :

-          préparation (questionnaires, demandes de documents)

-          dépositions des témoins (orales ou par déclarations écrites)

-          enregistrement des dépositions (demandes de documents ou d’interrogatoires complémentaires)

-          discovery par des expert witnesses, qui fait l’objet de dispositions spécifiques.

Les avocats pratiquent fréquemment la « boilerplate discovery » (demande de discovery dont le champ est très large dans la mesure où l’avocat procède par documents-types) qui augmente les frais sans produire de résultats intéressants. La pratique recourt parfois à un arbitrage privé pour la discovery dans les litiges commerciaux, afin de réduire les coûts.

Souvent utilisée comme une arme par les parties, la discovery présente également un risque au regard de la sécurité des affaires. Une demande de discovery très large formée par un concurrent dans le cadre d’une procédure peut amener une partie à devoir ouvrir ses archives et produire des documents, dont la communication pourrait être de nature à lui nuire.

 

Selon Walter K. Olson, les dérapages des coûts aux Etats-Unis tiennent en partie à l’ampleur de la discovery en droit américain. Dans son livre référence (The litigation explosion, 1996), sur l’explosion des litiges aux Etats-Unis, il fait une analyse critique de cette « industrie du procès » qui est préjudiciable au système judiciaire américain, notamment par la longueur et le coût des procédures. En utilisant des exemples de la vie courante (garde d’enfant, diffamation, préjudice corporel), il montre que le litige est devenu un mode de vie aux Etats-Unis. Il insiste sur les effets pervers de la discovery dans l’administration de la preuve, par exemple lorsque des avocats n’hésitent pas à louer les services d’« expert witnesses » peu scrupuleux. Après la publication et le succès de l’ouvrage de M. Olson, l’administration Bush a repris les thèmes qu’il a développés et a appelé à une réforme du système procédural.

 

 

            B)  Dans les pays civilistes

 

La plupart des pays de tradition romano-germanique ne connaissent pas de procédure tendant à la recherche de preuves, similaire à la discovery du common law, et n’obligent pas les parties à produire des preuves.

 

En France, l’administration de la preuve devant le juge civil repose sur la communication spontanée des pièces par les parties. L’effort repose en principe sur chaque partie (l’article 9 du nouveau Code de procédure civile énonce qu’il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention). Une partie peut toutefois compléter, le cas échéant, les preuves dont elle dispose, en sollicitant du juge la production forcée des pièces que l’adversaire n’accepterait pas de verser spontanément ou de celles détenues par un tiers, le prononcé d’une mesure d’instruction (à condition qu’il ne s’agisse pas d’un remède tendant à pallier la sous-production de pièces, comme le prévoit l’article 146 du NCPC) et les mesures tendant à la conservation ou à l’établissement de la preuve, en amont du procès au fond (article 145 du NCPC).

 

En droit français, jusqu’en 1972, les principes de la recherche de la preuve en matière civile voulaient que le procès en reste aux armes préparées par les parties pour le duel judiciaire. Il était impossible à une partie de contraindre l’autre partie à produire les pièces qu’elle détenait. L’adage de l’ancien droit nemo tenetur edere contra se signifiant qu’une partie n’était jamais tenue de produire une pièce susceptible de lui nuire, une partie était exposée à perdre son procès au seul motif que l’élément de preuve indispensable était détenu par l’autre partie.

 

L’article 10 du Code civil dispose désormais que chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité et que celui qui, sans motif légitime, se soustrait à cette obligation lorsqu’il en a été légalement requis, peut être contraint d’y satisfaire. L’article 133 du nouveau Code de procédure civile permet à une partie de demander au juge d’enjoindre une communication de pièces, au besoin à peine d’astreinte,  à condition que cette demande soit motivée et détermine les pièces recherchées. La pratique française  de l’injonction de produire invite à la production utile, par opposition à la procédure de discovery.

 

 

C)  Discovery et arbitrage

 

L’expérience de l’arbitrage international semble démontrer l’attractivité de la tradition romano-germanique en matière de recherche des éléments de preuve. Bien que certains règlements d’arbitrage internationaux (American Arbitration Association, London Court of International Arbitration, Chambre de Commerce Internationale, CNUDCI) fassent place à la discovery, une ordonnance de procédure de la Chambre de Commerce Internationale de 1993 a refusé une demande de discovery trop imprécise, comme étant contraire à l’interdiction de recherche d’informations « qui fait partie des principes fondamentaux du droit procédural en droit de procédure civile dans les pays du continent européen ».

 

 

II – LE ROLE DE L’ECRIT

 

 

Les pays de tradition romano-germanique mettent l’accent sur la preuve écrite et sur les règles relatives à l’admissibilité de la preuve, alors que les pays de common law se focalisent sur le principe de l’oralité. Le common law se fixe sur les règles de procédure, afin d’établir la bonne méthode pour trouver « la vérité » lors de l’audience. Les règles de preuve sont donc en common law nombreuses et détaillées, afin que les parties puissent se confronter par des interrogatoires (examinations) et des contre-interrogatoires (cross-examinations).

 

 

A)    Primauté de l’écrit en France

 

En France, la primauté de l’écrit est affirmée par l’article 1341 du Code civil : il n’est reçu aucune preuve contre et outre le contenu d’un écrit. Cette règle s’applique aux actes authentiques, aux actes sous seing privé et aux écrits qui leur sont assimilés. Le système français prend en compte les imperfections et les risques du témoignage (risques de mensonge, d’erreur …).

 

Le système français met l’accent sur l’admissibilité de la preuve testimoniale dans l’espèce considérée : le fait à prouver doit être pertinent, c’est-à-dire utile à la solution du litige. Par préférence à l’enquête, qui peut être ordonnée par le juge et se dérouler devant lui, la pratique recourt aux attestations écrites des témoins, pour lesquelles le nouveau Code de procédure civile fixe des règles très précises.

 

En matière commerciale, la preuve est libre, les actes de commerce pouvant se prouver par tous moyens à moins qu’il n’en soit autrement disposé par la loi (article 109 du Code de commerce). La preuve des actes de commerce peut résulter des livres de commerce (article 1330 du Code civil). Certaines règles spéciales viennent contrecarrer la liberté de la preuve commerciale, par leur rigueur.

 

B)    Principe de l’oralité en common law

 

1)      Angleterre et Pays de Galles

 

En Angleterre et au Pays de Galles, le principe de l’oralité domine la preuve des faits et encourage l’établissement des faits de façon directe et immédiate (« principle of immediacy »). Il a pour inconvénient de prolonger les audiences, contribuant ainsi aux retards et aux frais de justice, d’où la tendance actuelle à augmenter le rôle des procédures écrites notamment en matière de procédure civile.

 

Avant la réforme introduite en 1999 suite au rapport Woolf, l’administration des preuves incombait aux parties et n’entrait pas dans les prérogatives du tribunal. Chaque partie produisait ses preuves, en principe oralement, la preuve testimoniale étant privilégiée (c’est encore le cas aujourd’hui). Lorsqu’un expert-témoin (expert witness) était appelé à la barre, il arrivait cependant que son témoignage soit délivré par écrit sur autorisation expresse du juge. Le juge était lié par la présentation des faits par les parties : il ne pouvait interroger les témoins que dans le but de préciser ou de clarifier une réponse déjà donnée.

 

La réforme de la procédure civile de 1999 a fait une place plus importante à l’écrit. Pour la filière rapide (fast track), il n’y a plus de déposition orale des experts à l’audience. La preuve doit désormais être délivrée par écrit, à moins que la Cour n’en décide autrement.

 

2)      Etats-Unis

 

Aux Etats-Unis, les rapports entre les parties lors de l’audience, les questions des avocats et les réponses des témoins doivent impérativement être oraux.

 

Le demandeur débute l’introduction de ses preuves par la présentation des témoins. Un témoin peut attester un fait, expliquer ce qu’il a vu ou entendu. Il ne peut ni donner son opinion ou son impression, ni tirer de conclusions, sauf s’il s’agit d’un expert. Un avocat ne peut poser à son propre témoin des questions orientées, bien qu’il utilise souvent ce moyen pour éclaircir des faits non contestés. L’avocat de la partie adverse devra alors soulever une objection que le juge retiendra (sustained) ou, au contraire, qu’il ne jugera pas valable (overruled). Lorsque l’avocat du demandeur a terminé l’audition d’un témoin (examination), l’avocat de la partie adverse peut à son tour interroger le témoin (cross examination). Le contre-interrogatoire devra également être mené sans orienter les questions.

 

Dans le domaine civil, les parties font appel à des experts dans des affaires complexes (par exemple dans les procès liés à l’amiante). C’est sur la foi de leur témoignage que le juge ou le jury se fondera pour prendre sa décision.

 

La preuve écrite (documentary evidence) est admise si l’authenticité du document est établie par un témoignage décrivant les conditions dans lesquelles l’écrit a été produit ou les circonstances dans lesquelles l’écrit a été conservé.

 

 

 

 

III – LA COMPLEXITE DU DROIT DE LA PREUVE AUX ETATS-UNIS ET LES ALEAS LIES A L’INSTITUTION DU JURY

 

 

 

 

Le jury en matière civile est inconnu dans les systèmes de tradition romano-germanique. D’origine anglaise, le droit à être jugé par un jury dans un procès pénal ou civil est aux Etats-Unis un droit politique, inscrit dans la Constitution. En matière civile, ce droit est reconnu par le VIIe amendement à la Constitution, si l’on demande des dommages et intérêts (il s’agit d’une séquelle de l’Equity). Le jury fait participer le justiciable au fonctionnement de la justice, les jurés tranchant l’affaire au vu des valeurs de la société.


 

 

Aux Etats Unis, les procès sont et resteront sans doute, longs et coûteux en raison du caractère contradictoire de la procédure et de la tradition du jury. Par rapport à un procès devant un juge, le procès devant un jury entraîne un coût direct additionnel. Selon une étude de 1983 du Rand Institute for Civil Justice, le coût direct additionnel d’un procès devant un jury par rapport à un procès devant un juge unique est de l’ordre de 13.300 $ en moyenne. Selon cette même étude, la durée moyenne d’un procès fédéral devant un jury est de 5,19 jours, contre 2,34 jours devant un juge. Le juge fédéral Richard Posner a repris ces données dans son livre de 1999 (The Federal Courts : Challenge and Reform).

 

Le common law a toujours eu des règles de preuve très strictes. Toutefois, le droit de la preuve est marqué aux Etats-Unis par l’institution du jury, qui introduit un aléa important.

 

            A) La complexité des règles de preuve

 

L’élaboration de règles extrêmement détaillées pour la production des preuves s’explique en grande partie par le souhait de limiter les pouvoirs du jury. Le jury, composé de personnes ordinaires, juge à partir du fonds d’expérience et selon la raison pratique de l’« homme moyen ».  Dans une affaire civile, le jury doit être convaincu de la supériorité des preuves du demandeur. Le standard de preuve en matière civile est celui de la prépondérance de la preuve (preponderance of the evidence), qui exige qu’aucune preuve ne soit admise si sa probabilité ne dépasse pas 50%. Les thèses des deux parties sont mises en concurrence dans une procédure accusatoire, le demandeur et le défendeur partageant les risques de la décision à 50-50 (l’unanimité des jurés est parfois requise dans certaines juridictions, sauf si les parties y renoncent). La règle du « ouï dire » (« hearsay rule » : Uniform Rule of Evidence 63) interdit généralement d’invoquer des déclarations faites en dehors du tribunal en vue de prouver un point donné, car les jurés n’ont pu observer l’attitude du témoin pendant sa déposition (examination)  et lors de son contre-interrogatoire par la partie adverse (cross-examination).

 

            B) L’aléa du jury

 

1)      La capacité du jury à statuer dans des affaires complexes

 

En droit américain, le juge ne participe pas aux délibérations des jurés. Il facilite le travail du jury en le préparant et en l’orientant. Il élimine les preuves non pertinentes pour la solution du litige ainsi que les preuves valables mais susceptibles d’influencer excessivement les jurés.

 

Des voix de plus en plus nombreuses s’interrogent sur la capacité des jurés à statuer dans des affaires très complexes. Dans une affaire d’ententes illicites extrêmement compliquée (Japanese Electronic Products Antitrust Litigation 3rd circuit 1980), une cour d’appel fédérale, en raison de la durée prévisible du procès, de la masse de preuves, du nombre des réclamations, des difficultés techniques de l’affaire, de la quantité d’expertises et de l’impossibilité de compartimenter les divers aspects du litige a reconnu pour la première fois une « exception de complexité » et s’en est remise à un collège de trois juges fédéraux. D’autres voies ont également été explorées, telles que la scission du procès ou la bifurcation du procès. Par ailleurs, le juge peut, avec ou sans le consentement des parties, désigner un special master (professeur de droit ou juge à la retraite) pour l’assister lorsque les questions sont complexes. Les special masters présentent leurs preuves et leurs conclusions au jury.

 

2)      L’explosion des dommages punitifs

 

Le monde des affaires peut se sentir menacé par l’imprévisibilité des jurés et se plaint de l’explosion des dommages punitifs (punitive damages). Les grandes entreprises risquant de voir leur responsabilité engagée, notamment dans des affaires d’atteinte à l’environnement ou de contamination collective, essaieront de les retirer du jury ou à tout le moins d’obtenir une composition du jury qui leur soit favorable. La simple sélection des jurés, qui est essentielle quant à l’issue du procès, peut prendre à elle seule plusieurs semaines.

 

Le système des class actions (action collective) et des contingency fees (honoraires de résultat) contribue à faire exploser les frais de justice. La majorité des affaires contentieuses seront résolues par la voie d’un accord à l’amiable.

 

A cause des dommages et intérêts accordés, les primes d’assurance ont grimpé dans les années 80 et certaines entreprises n’ont eu comme choix que de répercuter la hausse des primes d’assurances sur leurs clients ou de bannir toute innovation susceptible de s’avérer dangereuse. C’est la thèse soutenue notamment par Peter W. Huber, juriste et écrivain américain, dans ses ouvrages. Certaines entreprises françaises ont, semble t’il, tendance à renoncer à exercer des activités aux Etats-Unis en raison du montant dissuasif des primes d’assurance.

 

 

 

 

IV – L’EXPERTISE DANS LES PAYS DE TRADITION CIVILISTE ET LE RECOURS AUX EXPERT WITNESSES DU COMMON LAW

 

 

 

 

            A) L’expertise dans les pays civilistes

 

Dans les systèmes de tradition romano-germanique qui reposent sur des notions inquisitoires, l’expert est désigné par le tribunal. L’expert judiciaire convoque les parties contradictoirement pour mener sa propre enquête. Il est nécessairement impartial et son rapport est destiné à éclairer le tribunal. Le corps des experts est un corps exclusif, les experts étant inscrits sur une liste d’experts agréés.

 

Le doyen Cornu a défini l’expertise comme une « mesure d’instruction consistant, pour le technicien désigné par le juge, à examiner une question de fait qui requiert ses lumières et sur laquelle des constatations ou une simple consultation ne suffiraient pas à éclairer le juge et à donner un avis purement technique sans porter d’appréciation purement juridique ».

 

L’expert commis doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité (article 237 du nouveau Code de procédure civile).

 

La durée de l’expertise est prise en compte dans l’évaluation de la durée du procès. Les retards enregistrés dans la solution des litiges sont souvent imputés à l’expertise judiciaire. Pourtant l’expert n’a aucun intérêt à dépasser les délais impartis, dans la mesure où l’article 284 du nouveau Code de procédure civile permet au juge de fixer la rémunération de l’expert en fonction de divers éléments, dont le respect des délais impartis.

 

Le coût d’une expertise « continentale » est inférieur à celui d’une expertise dans un pays de Common law. La qualité d’expert judiciaire attire à l’expert une clientèle privée, l’activité d’expertise judiciaire étant menée en parallèle. Le tribunal taxe la rémunération de l’expert, ce qui garantit un niveau de rémunération raisonnable.

 

En 1973, la multiplication par les experts des diligences non techniques en vue de tenter de concilier les parties, a conduit à recentrer l’expert sur la seule investigation technique. L’article 240 du nouveau Code de procédure civile impose aux experts une interdiction stricte de concilier les parties. La voie contentieuse classique est ainsi privilégiée. La pratique s’est attachée à aménager la rigidité du principe : l’expert judicaire fournit fréquemment aux parties un pré rapport qui leur indique les bases techniques d’un rapprochement.

 

Le rapport Magendie de juin 2004 marque cependant une évolution vers les modes amiables de règlement des litiges, très développés dans les pays de common law. Il suggère que l’expert puisse recueillir l’accord des parties qui se concilient en cours d’expertise. L’expert deviendrait un témoin rendant compte des éléments de la transaction.

 

 

            B) Les expert witnesses en common law

 

 

Les systèmes de Common law reposent sur une procédure accusatoire : chaque partie apporte ses preuves en désignant son propre expert. L’expert fait corps avec la partie qu’il assiste. Le tribunal examine les preuves apportées par chaque partie, avant de trancher sur les questions techniques débattues. Il n’y a pas de liste d’experts, la compétence de l’expert étant déterminée par le tribunal.

 

Les missions des témoins experts (« expert witnesses ») sont beaucoup plus larges que celles des experts en droit français :

 

  • Ils sont missionnés par les parties, afin de les aider dans leur recherche des faits et dans l’estimation des chances de succès d’une action en justice. Lors des discussions préliminaires avec un expert potentiel, l’avocat cherchera à cerner si l’expert soutiendra les moyens qu’il entend développer ;

 

  • Ils peuvent également produire en justice leur avis (expert opinion), qui sera retenu comme preuve, notamment lorsqu’en raison de leur expertise, la preuve par expert witness a une force probante supérieure à celle qui serait fournie par un témoin non qualifié (certificats de coutume sur le droit étranger, métrés faits par les contrôleurs de chantier …). Au Royaume-Uni, en vertu de l’article 3-1 de la loi sur les preuves en matière civile de 1972, un expert peut donner son avis sur « tout sujet pertinent sur lequel il est qualifié pour apporter des preuves » ;

 

  • Ils exécutent également les missions d’expertise ordonnées par un tribunal et peuvent siéger en tant qu’assesseurs afin d’aider le tribunal lors de l’examen de preuves à caractère technique.

 

1)      Angleterre et Pays de Galles

 

L’évolution du modèle anglais de l’expertise s’est inspirée du principe accusatoire du système français. Les nouvelles règles de procédure prévoient que le juge dispose d’un pouvoir d’appréciation pour autoriser la preuve par expert. Il doit la restreindre à ce qui est raisonnablement nécessaire à la résolution du litige. Les nouveaux principes directeurs tendent à limiter les coûts et affirment fortement le devoir du tribunal de conduire la procédure.

 

a) Vers le système de l’expert unique

 

Au Royaume Uni, le rapport Heilbron/Hodge de 1993 a évoqué les difficultés liées aux expert witnesses, notamment les frais et retards excessifs, qu’un contrôle accru par les tribunaux ne peut suffire à pallier. En effet, les règles de procédure ne permettent pas à un tribunal d’exclure totalement la preuve par expert si les parties désirent y recourir. Par ailleurs, l’impartialité des experts est également en cause : le rôle de l’expert witness, à l’origine indépendant,  a évolué vers celui de conseil « supplémentaire » de la partie qui l’a missionné, recherchant l’aval du conseil de la partie qui les a missionnés.

 

De plus en plus, lorsque les sommes en jeu sont faibles ou dans des affaires sans grande complexité, les parties ont été encouragées par le système anglais à ne nommer qu’un seul expert. Bien que la possibilité de désigner un seul et unique expert existe depuis 1904, la nomination d’experts uniques communs n’a été sérieusement envisagée qu’en 1998, lors des réformes de Lord Woolf sur la procédure civile. Les réformateurs du système de procédure civile en Angleterre ont reconnu que le système d’un expert unique présentait des avantages, si les conditions s’y prêtaient. Tout en rappelant les inconvénients du système civiliste pour un Common lawyer (faible taux de satisfaction, affaire en pratique décidée sur la base du rapport d’expertise et non par le juge, frais d’expertise s’ajoutant aux frais des experts de chaque partie …), le Barreau et la Law Society ont estimé que le recours à un expert désigné par le tribunal pourrait parfois s’avérer la meilleure solution et réduirait, voire supprimerait, beaucoup des problèmes liés aux expert witnesses.

 

Toute nomination d’expert par une partie doit être autorisée par le tribunal. Lors de la conférence de mise en état, le tribunal déterminera le nombre d’experts et le nombre de disciplines dans lesquelles l’avis d’un expert est requis en fonction de la nature des points en litige, du montant des demandes et de la complexité de l’affaire. Lorsque les sommes en litige sont faibles, le tribunal encouragera les parties à nommer un seul expert, voire le leur imposera. S’il reste inhabituel que les parties suggèrent au tribunal de désigner un seul expert, le tribunal peut désigner d’office un seul expert s’il considère que le recours à un expert unique peut permettre de résoudre les faits en litige. Si le tribunal décide de nommer un seul expert, les parties devront convenir de sa désignation. A défaut, le tribunal choisira l’expert sur une liste préparée par les parties ou ordonnera que l’expert soit désigné selon toute autre procédure, au choix du tribunal. La voie rapide (fast track) est obligatoirement limitée à une seul expertise. En 2002, le Département des affaires constitutionnelles a déclaré que le recours à un expert unique semblait avoir contribué à un système de justice civile moins accusatoire et avoir encouragé des transactions.

 

b)      La désignation de l’expert

 

A la différence de la France, il n’y a pas de procédure séparée pour nommer des experts : le témoignage de l’expert fait partie de la procédure au fond. La définition de la mission de l’expert incombe aux parties. Toutefois le nouveau système permet à la Cour d’intervenir .

 

c)      L’impartialité de l’expert

 

En Angleterre, l’article 35 des règles de procédure civile précise que les experts ne sont pas les représentants des parties. Si le juge ou l’avocat de la partie adverse soumet à l’expert des questions spécifiques dont la réponse est défavorable à la partie qui l’a nommé, l’expert doit répondre à ces questions. Le premier des devoirs des experts est d’apporter au tribunal une assistance indépendante par une évaluation objective et impartiale. Le devoir de l’expert envers le tribunal prévaut sur toute obligation vis-à-vis de la partie qui l’a missionné.

 

Les communications d’une partie avec un expert ne sont pas protégées : selon les règles de procédure anglaise, chaque partie peut exiger la communication des conseils et des lettres d’instruction adressées à la partie adverse. La partie ayant missionné un expert ne peut donc se fonder sur les seuls aspects de l’avis de l’expert qui lui seraient favorables.

 

d)     Les opérations d’expertise

 

Chaque expert prépare son rapport qui est produit avant l’audience. Après communication des rapports, les experts se réunissent, hors la présence des parties et du juge, afin d’identifier les points sur lesquels ils sont d’accord et ceux sur lesquels leurs opinions divergent. Les experts rédigent un compte rendu de leur réunion, qui aidera les parties à définir et à limiter les points qui seront évoqués par les experts lors de l’audience de plaidoiries. A l’audience, chaque expert sera interrogé puis contre-interrogé par les parties. Les contre-interrogatoires peuvent être longs et intensifs et la crédibilité de l’expert sera mise en question.

 

Les tribunaux anglais n’accordent pas d’importance au principe français du contradictoire lors du déroulement des opérations d’expertise. Les preuves sont communiquées à toutes les parties à la procédure afin qu’elles soient contradictoires, mais les opérations des experts ne sont pas nécessairement contradictoires.

 

e)      Les frais

 

La règle habituelle est que la partie ayant gagné un procès recouvre à l’encontre de l’autre partie la plupart des frais de procédure (honoraires des avocats et rémunérations des experts).

2)      Etats-Unis

Aux Etats-Unis, chaque partie désigne son ou ses expert witnesses. Les experts-témoins  missionnés par chaque partie préparent une opinion écrite, restent disponibles pour les dépositions (les réunions pendant lesquelles l’avocat adverse peut interroger le témoin pour clarifier des points litigieux) et se présenteront devant le tribunal pour être interrogés par la partie les ayant cités (examination) et contre-interrogés par la partie adverse (cross examination).

 

Les procès donnent souvent lieu à des batailles d’experts, les intérêts de chaque partie étant défendus par un groupe d’expert rémunérés par elle.

 

a)      Le juge ne peut ordonner la désignation d’un expert unique

 

Au cours de l’audience préliminaire, le juge peut limiter le nombre d’experts en fonction de l’importance et de la complexité du litige. Toutefois, le juge ne peut pas d’office ordonner aux parties de désigner un expert unique, les règles de procédure civile n’envisageant pas cette possibilité. Les Federal Rules of Civil Procedure et les codes de certains Etats permettent au tribunal de désigner des experts neutres qui s’ajoutent à ceux auxquels les parties ont fait appel (Rule 706 des FRCP). Bien que les parties aient la possibilité de nommer un expert unique, cela reste très inhabituel dans un système aussi accusatoire.

 

b)      Les experts ne sont pas tenus d’un devoir supérieur envers le tribunal

 

Les experts ne sont pas tenus d’un devoir supérieur envers le tribunal comme au Royaume-Uni. S’ils sont à l’évidence tenus de ne pas se rendre coupables de parjure, leur loyauté va pour le reste à la partie qui les a missionnés.

 

c)      Les opérations d’expertise

 

Comme dans le système anglais, il n’y a pas de procédure séparée pour nommer des experts. Ils sont nommés et interviennent dans le cadre de la procédure au fond.

 

 

Conclusion

 

 

L’opposition entre les deux traditions juridiques n’est plus aussi tranchée qu’elle l’était par le passé mais la discovery incontrôlée (uncontrolled discovery) semble être un des facteurs majeurs générant des coûts inutiles en droit des pays de common law. Elle oblige les avocats de chaque partie à des « parties de pêche », qui sont les heures passées à lire et à analyser le nombre, parfois impressionnant, de pièces communiquées, afin de dégager celles qu’ils utiliseront.

 

Les inconvénients d’une telle discovery ont notamment été soulignés par Lord Woolf, dans son rapport « Access to justice », qui a conduit à réformer la procédure civile en 1999 en Angleterre et au Pays de Galles. Ces nouvelles règles visent à créer de nouveaux équilibres entre les parties et le tribunal, à assurer une meilleure proportionnalité entre la nature de la cause et la procédure utilisée, à atténuer les effets du système contradictoire, entre autres en donnant aux tribunaux les moyens de gérer les procédures, de contrôler les expertises et de resserrer la preuve, à responsabiliser les parties et leurs avocats dans la conduite de l’instance et à instaurer des délais cibles pour encadrer l’action. Elles semblent également mettre l’accent sur les modes amiables de règlement des litiges, les favoriser et les insérer dans le contexte procédural. L’opposition n’est donc plus aussi radicale avec le système civiliste d’un pays comme la France.

 

Le principe de l’oralité tend également à prolonger les audiences en common law.  

 

Enfin, si l’expertise « continentale » est critiquée en common law, le système des expert witnesses  génère des coûts importants.

 

On constate que les systèmes français et anglais ont évolué au cours des dernières décennies dans le sens d’un rapprochement, chaque pays ayant, semble t’il, pris en considération les inconvénients pratiques découlant de son propre système. Le rapprochement et l’harmonisation des législations dans le cadre de l’Union européenne favorise cette convergence de vues dans des systèmes se heurtant à des difficultés comparables.

 

Les différences restent en revanche marquées entre le droit français et le droit américain, qui reste empreint d’une véritable culture du procès et l’explosion des litiges (the litigation explosion). Aux Etats-Unis, il existe une véritable industrie du procès, même si  près de 90% des affaires font l’objet d’une transaction entre les parties. L’aléa du jury américain reporte en amont la pression sur le système judiciaire. Le droit de la preuve devient toujours plus compliqué, son administration de plus en plus lente et coûteuse tant lors de la phase de discovery que du procès lui-même. Les avocats doivent compenser l’aléa de la décision du jury en construisant un dossier très solide.

 

La question de la preuve rejoint celle du coût des procédures, élevé dans les pays de common law. Le coût des procédures en common law conduit les parties vers les modes alternatifs de règlement des litiges (alternative dispute resolution) et vers des transactions. Toutefois, les parties transigent souvent au dernier moment, alors qu’un temps précieux s’est déjà écoulé et que des sommes importantes ont été dépensées pendant la procédure de recherche des preuves préalable au procès.

 

 

 

Bibliographie

 

Introduction au système juridique des Etats-Unis, E. Allan Farnsworth, LGDJ 1986

Pratique professionnelle de l’avocat, Jean-Claude Woog, Litec 1991

The litigation explosion : what happened when America unleashed the lawsuit, Walter K. Olson, Penguin Books 1991

Access to justice, rapport de Lord Woolf, juillet 1996

Heilbron/Hodge report, juin 1993

La justice aux Etats-Unis, Anne Deysine, Que sais-je ? PUF 1998

L’expertise judiciaire en Europe, François Pinchon, Editions d’Organisation 2002

Juger en Amérique et en France, Antoine Garapon et Ioannis Papadopoulos, Ed. Odile Jacob, 2003

Rapport Magendie sur la célérité et la qualité de la justice, 15 juin 2004

Les spécificités du système anglo-saxon, Paul Taylor, Revue Expertises n° 68 septembre 2005

Expertise judiciaire et conciliation des parties, Christophe Ponce, Gazette du Palais 5 et 6 octobre 2005



14/04/2013
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