LE DROIT DE LA PREUVE DEVANT LE JUGE CIVIL
19 octobre 2005
|
Service
des
Affaires européennes et internationales
Bureau
du droit comparé
dossier suivi par ML
Nadaud-Castanie L:\attractivité économique du droit\Note droit de la preuve 191005.doc |
LE DROIT DE ET
L’ATTRACTIVITE ECONOMIQUE DU DROIT FRANÇAIS (France,
Angleterre et Pays de Galles, Etats-Unis) |
Les différences culturelles entre les droits de tradition
romano-germanique et les droits de common law sont évidentes en ce qui
concerne le droit de la preuve. Ainsi en droit français, le juge établit la
vérité dans son jugement, alors qu’aux Etats-Unis le tribunal confronte les
versions de chaque partie, afin de faire triompher la plus vraisemblable à l’audience.
L’analyse des modes de recherche des éléments de preuve en
France, en Angleterre et aux Etats-Unis (I), du rôle de l’écrit dans les pays
de tradition romano-germanique et de common law (II) et de la complexité
du droit de la preuve et des aléas liés au jury aux Etats-Unis (III)
pourrait présenter un intérêt, à l’effet de démontrer l’attractivité économique
du droit français. La question de l’expertise
dans les pays de tradition civiliste et du recours aux témoins-experts (expert witnesses) dans les pays de Common law (IV) est une question-clé.
Bien que la pratique des expert witnesses
soit critiquée, l’analyse paraît plus risquée au regard de l’attractivité
économique du droit français.
I –
La production des éléments de
preuve repose avant tout sur l’initiative des parties. Mais l’ampleur de cette
production peut varier sensiblement selon que celle-ci s’effectue selon
les principes d’un droit de Common law
(production très complète de tous éléments de preuve, favorables ou
défavorables, dont peut disposer une partie : la discovery ou
divulgation) (A) ou du droit d’un pays continental (production des
éléments de preuve aptes à soutenir les prétentions des parties) (B).
A) Dans les pays de common law
La procédure de discovery (ou pre-trial discovery)
est une phase d’investigation de la cause préalable au procès. Elle fait
obligation à chaque partie de divulguer à l’autre partie tous les éléments de
preuve pertinents au litige dont elle dispose (faits, actes, documents …),
y compris ceux qui lui sont défavorables, et ce, par différents moyens
(déposition sous serment, question écrite, mise en demeure de communiquer des
documents, demande de reconnaissance ou de démenti d’un fait ou d’une
allégation …). L’objectif est de garantir davantage d’égalité et de justice
entre les parties, et d’abréger un procès en permettant l’élimination de
certains points qui ne sont pas véritablement contestés.
1)
Angleterre et Pays de Galles
Conçue dans le but de réduire
les coûts et d’accélérer la résolution des litiges, la discovery génèrait en pratique des frais
importants et inutiles et allongeait la procédure. Des réformes récentes ont tenté d’y pallier.
Au Royaume Uni, le rapport Heilbron/Hodge de juin 1993,
qui a reçu l’appui de l’ordre des avocats et des notaires, a souligné les
difficultés liées à la procédure de discovery et a recommandé un contrôle plus strict
par les parties et le tribunal ainsi que l’application des règles permettant de
minimiser le recours à la discovery.
Le rapport souligne que de très nombreux documents doivent être photocopiés
puis analysés par les avocats des parties, alors que tous ne sont pas
réellement nécessaires à la solution du litige, certains ne servant qu’à donner
des indications sur le contexte. Par ailleurs, la procédure de discovery complique et allonge la
procédure, en raison de la tendance fréquente à élargir le champ du litige.
Les Civil Procedural Rules 1998, entrées en vigueur le 26 avril 1999 à
la suite du rapport de Lord Woolf de juillet 1996 sur la procédure civile,
n’utilisent plus le terme « discovery »,
mais ceux de « disclosure » et « inspection of documents ». Pour la filière rapide (fast track), une communication standardisée entre les parties (disclosure) après l’échange des
pleadings remplace la discovery, très lourde et très chronophage. Pour la filière à géométrie variable (multi track) , le principe est la communication
standardisée des pièces entre les parties, sous réserve d’une autorisation du
juge pour des demandes complémentaires (extra disclosure). Le master
peut, à la requête d’une partie, ordonner à l’autre de produire sous la forme
d’un affidavit (déclaration écrite sous serment) la liste des documents
qu’elle a en sa possession, même ceux qu’elle estime défavorables à sa défense,
à l’exclusion peut-être de certains documents privilégiés, tels que les
supports écrits des témoignages qui seront recueillis à l’audience. Une réponse
incomplète relèverait du faux serment.
2)
Etats-Unis
Aux Etats-Unis, les avocats
instruisent la cause, définissent les éléments de fait et de droit à soumettre
au juge, rassemblent les éléments de preuve et conduisent les auditions des
témoins au cours du débat. Le juge a un rôle d’ « arbitre »
neutre et passif, chargé de veiller au respect des règles visant à assurer
l’équilibre entre les parties.
Les Federal Rules of Evidence 2004 régissent l’administration de la
preuve devant les tribunaux fédéraux. Si de nombreux Etats se sont inspirés des
règles fédérales pour leur propre législation, les règles varient d’un Etat
à l’autre en matière de discovery.
Les principes de base sont cependant relativement similaires : la
procédure tend à rechercher les preuves, circonscrire l’objet du litige
(en éliminant les motivations types sur lesquelles la partie adverse n’entend
pas se fonder lors du procès), préserver les témoignages et les preuves, et obtenir
des témoignages dans un autre Etat.
La procédure
est lourde et peut s’avérer très onéreuse :
-
préparation (questionnaires, demandes de documents)
-
dépositions des témoins (orales ou par déclarations
écrites)
-
enregistrement des dépositions (demandes de documents
ou d’interrogatoires complémentaires)
-
discovery par
des expert witnesses, qui fait
l’objet de dispositions spécifiques.
Les avocats pratiquent fréquemment la « boilerplate discovery » (demande de discovery dont le champ est très large dans la mesure où l’avocat
procède par documents-types) qui augmente les frais sans produire de
résultats intéressants. La pratique recourt parfois à un arbitrage
privé pour la discovery dans les
litiges commerciaux, afin de réduire les coûts.
Souvent utilisée comme
une arme par les parties, la discovery présente
également un risque au regard de la sécurité des affaires. Une demande de discovery très large formée par un concurrent dans le cadre d’une
procédure peut amener une partie à devoir ouvrir ses archives et produire des
documents, dont la communication pourrait être de nature à lui nuire.
Selon Walter K. Olson,
les dérapages des coûts aux Etats-Unis tiennent en partie à l’ampleur de la discovery en droit américain. Dans son livre référence (The
litigation explosion, 1996), sur l’explosion
des litiges aux Etats-Unis, il fait une analyse critique de cette
« industrie du procès » qui est préjudiciable au système judiciaire
américain, notamment par la longueur et le coût des procédures. En utilisant des exemples de la
vie courante (garde d’enfant, diffamation, préjudice corporel), il montre que
le litige est devenu un mode de vie aux Etats-Unis. Il insiste sur les effets pervers de la discovery dans l’administration de la preuve, par exemple lorsque des avocats
n’hésitent pas à louer les services d’« expert witnesses » peu scrupuleux. Après la publication et le succès de l’ouvrage de M.
Olson, l’administration Bush a repris les thèmes qu’il a développés et a appelé
à une réforme du système procédural.
B) Dans les
pays civilistes
La plupart des pays de
tradition romano-germanique ne connaissent pas de procédure tendant à la
recherche de preuves, similaire à la discovery
du common law, et n’obligent pas les parties à produire des preuves.
En France, l’administration de
la preuve devant le juge civil repose sur la communication spontanée des pièces
par les parties. L’effort repose en principe sur chaque partie (l’article
9 du nouveau Code de procédure civile énonce qu’il incombe à chaque partie de
prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention).
Une partie peut toutefois compléter, le cas échéant, les preuves dont elle
dispose, en sollicitant du juge la production forcée des pièces que
l’adversaire n’accepterait pas de verser spontanément ou de celles détenues
par un tiers, le prononcé d’une mesure d’instruction (à condition qu’il ne
s’agisse pas d’un remède tendant à pallier la sous-production de pièces, comme
le prévoit l’article 146 du NCPC) et les mesures tendant à la conservation ou à
l’établissement de la preuve, en amont du procès au fond (article 145 du NCPC).
En droit français, jusqu’en
1972, les principes de la recherche de la preuve en matière civile voulaient
que le procès en reste aux armes préparées par les parties pour le duel
judiciaire. Il était impossible à une partie de contraindre l’autre partie à
produire les pièces qu’elle détenait. L’adage de l’ancien droit nemo
tenetur edere contra se signifiant qu’une partie n’était jamais tenue de
produire une pièce susceptible de lui nuire, une partie était exposée à perdre
son procès au seul motif que l’élément de preuve indispensable était détenu par
l’autre partie.
L’article 10 du Code civil
dispose désormais que chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en
vue de la manifestation de la vérité et que celui qui, sans motif légitime, se
soustrait à cette obligation lorsqu’il en a été légalement requis, peut être
contraint d’y satisfaire. L’article 133 du nouveau Code de procédure civile
permet à une partie de demander au juge d’enjoindre une communication de
pièces, au besoin à peine d’astreinte, à condition que cette demande soit motivée
et détermine les pièces recherchées. La pratique française de l’injonction de produire invite à la
production utile, par opposition à la procédure de discovery.
C) Discovery et arbitrage
L’expérience de l’arbitrage
international semble démontrer l’attractivité de la tradition romano-germanique
en matière de recherche des éléments de preuve. Bien que certains
règlements d’arbitrage internationaux (American Arbitration Association,
London Court of International Arbitration, Chambre de Commerce
Internationale, CNUDCI) fassent place à la discovery,
une ordonnance de procédure de
II – LE ROLE DE L’ECRIT
Les pays de tradition romano-germanique mettent
l’accent sur la preuve écrite et sur les règles relatives à l’admissibilité de
la preuve, alors que les pays de common law se focalisent sur le
principe de l’oralité. Le common law se fixe sur les règles de
procédure, afin d’établir la bonne méthode pour trouver « la vérité »
lors de l’audience. Les règles de preuve sont donc en common law
nombreuses et détaillées, afin que les parties puissent se confronter par des
interrogatoires (examinations) et des contre-interrogatoires (cross-examinations).
A)
Primauté de l’écrit en France
En France, la primauté de l’écrit
est affirmée par l’article 1341 du Code civil : il n’est reçu aucune preuve
contre et outre le contenu d’un écrit. Cette règle s’applique aux actes
authentiques, aux actes sous seing privé et aux écrits qui leur sont assimilés.
Le système français prend en compte les imperfections et les risques du
témoignage (risques de mensonge, d’erreur …).
Le système français met l’accent
sur l’admissibilité de la preuve testimoniale dans l’espèce considérée :
le fait à prouver doit être pertinent, c’est-à-dire utile à la solution du litige.
Par préférence à l’enquête, qui peut être
ordonnée par le juge et se dérouler devant lui, la pratique recourt aux attestations écrites des témoins, pour
lesquelles le nouveau Code de procédure civile fixe des règles très précises.
En matière commerciale, la preuve
est libre, les actes de commerce pouvant se prouver par tous moyens à moins
qu’il n’en soit autrement disposé par la loi (article 109 du Code de commerce).
La preuve des actes de commerce peut résulter des livres de commerce (article
1330 du Code civil). Certaines règles spéciales viennent contrecarrer la
liberté de la preuve commerciale, par leur rigueur.
B)
Principe de l’oralité en common law
1)
Angleterre et Pays de Galles
En Angleterre et au Pays de
Galles, le principe de l’oralité domine la preuve des faits et encourage
l’établissement des faits de façon directe et immédiate (« principle of immediacy »). Il a pour inconvénient de prolonger les
audiences, contribuant ainsi aux retards et aux frais de justice, d’où la
tendance actuelle à augmenter le rôle des procédures écrites notamment en matière
de procédure civile.
Avant la réforme introduite en
1999 suite au rapport Woolf, l’administration des preuves incombait aux parties
et n’entrait pas dans les prérogatives du tribunal. Chaque partie produisait
ses preuves, en principe oralement, la preuve testimoniale étant privilégiée
(c’est encore le cas aujourd’hui). Lorsqu’un expert-témoin (expert witness)
était appelé à la barre, il arrivait cependant que son témoignage soit délivré
par écrit sur autorisation expresse du juge. Le juge était lié par la
présentation des faits par les parties : il ne pouvait interroger les
témoins que dans le but de préciser ou de clarifier une réponse déjà donnée.
La réforme de la procédure
civile de
2)
Etats-Unis
Aux Etats-Unis, les rapports
entre les parties lors de l’audience, les questions des avocats et les réponses
des témoins doivent impérativement être oraux.
Le demandeur débute
l’introduction de ses preuves par la présentation des témoins. Un témoin peut
attester un fait, expliquer ce qu’il a vu ou entendu. Il ne peut ni donner son
opinion ou son impression, ni tirer de conclusions, sauf s’il s’agit d’un
expert. Un avocat ne peut poser à son propre témoin des questions orientées,
bien qu’il utilise souvent ce moyen pour éclaircir des faits non contestés.
L’avocat de la partie adverse devra alors soulever une objection que le juge
retiendra (sustained) ou, au contraire, qu’il ne jugera pas valable (overruled).
Lorsque l’avocat du demandeur a terminé l’audition d’un témoin (examination),
l’avocat de la partie adverse peut à son tour interroger le témoin (cross
examination). Le contre-interrogatoire devra également être mené sans
orienter les questions.
Dans le domaine civil, les
parties font appel à des experts dans des affaires complexes (par exemple
dans les procès liés à l’amiante). C’est sur la foi de leur témoignage que
le juge ou le jury se fondera pour prendre sa décision.
La preuve écrite (documentary evidence) est admise si
l’authenticité du document est établie par un témoignage décrivant les
conditions dans lesquelles l’écrit a été produit ou les circonstances dans
lesquelles l’écrit a été conservé.
III –
Le jury en matière civile est
inconnu dans les systèmes de tradition romano-germanique. D’origine anglaise,
le droit à être jugé par un jury dans un procès pénal ou civil est aux
Etats-Unis un droit politique, inscrit dans
Aux Etats Unis, les procès
sont et resteront sans doute, longs et coûteux en raison du caractère
contradictoire de la procédure et de la tradition du jury. Par rapport à
un procès devant un juge, le procès devant un jury entraîne un coût
direct additionnel. Selon une étude de 1983 du Rand Institute for
Civil Justice, le coût direct additionnel d’un procès devant un jury
par rapport à un procès devant un juge unique est de l’ordre de 13.300 $ en
moyenne. Selon cette même étude, la durée moyenne d’un procès fédéral devant un
jury est de 5,19 jours, contre 2,34 jours devant un juge. Le juge fédéral
Richard Posner a repris ces données dans son livre de 1999 (The Federal
Courts : Challenge and Reform).
Le common law a toujours
eu des règles de preuve très strictes. Toutefois, le droit de la preuve est
marqué aux Etats-Unis par l’institution du jury,
qui introduit un aléa important.
A) La complexité des règles de preuve
L’élaboration de règles
extrêmement détaillées pour la production des preuves s’explique en grande
partie par le souhait de limiter les pouvoirs du jury. Le jury, composé de personnes ordinaires, juge à
partir du fonds d’expérience et selon la raison pratique de l’« homme
moyen ». Dans une affaire civile,
le jury doit être convaincu de la supériorité des preuves du demandeur.
Le standard de preuve en matière civile est celui de la prépondérance de la
preuve (preponderance of the evidence), qui exige qu’aucune preuve ne
soit admise si sa probabilité ne dépasse pas 50%. Les thèses des deux
parties sont mises en concurrence dans une procédure accusatoire, le
demandeur et le défendeur partageant les risques de la décision à 50-50 (l’unanimité
des jurés est parfois requise dans certaines juridictions, sauf si les parties
y renoncent). La règle du « ouï dire » (« hearsay rule » : Uniform Rule of
Evidence 63) interdit généralement d’invoquer des déclarations faites en
dehors du tribunal en vue de prouver un point donné, car les jurés n’ont pu
observer l’attitude du témoin pendant sa déposition (examination) et lors de son contre-interrogatoire par la
partie adverse (cross-examination).
B) L’aléa du jury
1)
La capacité du jury à statuer dans des
affaires complexes
En droit américain, le juge ne
participe pas aux délibérations des jurés. Il facilite le travail du jury en
le préparant et en l’orientant. Il élimine les preuves non pertinentes pour la
solution du litige ainsi que les preuves valables mais susceptibles
d’influencer excessivement les jurés.
Des voix de plus en plus
nombreuses s’interrogent sur la capacité des jurés à statuer dans des affaires
très complexes. Dans une affaire d’ententes illicites extrêmement
compliquée (Japanese Electronic Products Antitrust Litigation 3rd circuit
1980), une cour d’appel fédérale, en raison de la durée prévisible du
procès, de la masse de preuves, du nombre des réclamations, des difficultés
techniques de l’affaire, de la quantité d’expertises et de l’impossibilité de
compartimenter les divers aspects du litige a reconnu pour la première fois une
« exception de complexité » et s’en est remise à un collège de
trois juges fédéraux. D’autres voies ont également été explorées, telles que la
scission du procès ou la bifurcation du procès. Par ailleurs, le juge
peut, avec ou sans le consentement des parties, désigner un special master
(professeur de droit ou juge à la retraite) pour l’assister lorsque les
questions sont complexes. Les special masters présentent leurs preuves
et leurs conclusions au jury.
2)
L’explosion des dommages punitifs
Le monde des affaires peut se
sentir menacé par l’imprévisibilité des jurés et se plaint de l’explosion des
dommages punitifs (punitive damages). Les grandes entreprises
risquant de voir leur responsabilité engagée, notamment dans des affaires
d’atteinte à l’environnement ou de contamination collective, essaieront de les
retirer du jury ou à tout le moins d’obtenir une composition du jury
qui leur soit favorable. La simple sélection des jurés, qui est essentielle
quant à l’issue du procès, peut prendre à elle seule plusieurs semaines.
Le système des class
actions (action collective) et des contingency fees (honoraires de
résultat) contribue à faire exploser les frais de justice. La majorité des
affaires contentieuses seront résolues par la voie d’un accord à l’amiable.
A cause des dommages et
intérêts accordés, les primes d’assurance ont grimpé dans les années 80 et
certaines entreprises n’ont eu comme choix que de répercuter la hausse des
primes d’assurances sur leurs clients ou de bannir toute innovation
susceptible de s’avérer dangereuse. C’est la thèse soutenue notamment par Peter
W. Huber, juriste et écrivain américain, dans ses ouvrages. Certaines
entreprises françaises ont, semble t’il, tendance à renoncer à exercer des
activités aux Etats-Unis en raison du montant dissuasif des primes d’assurance.
IV – L’EXPERTISE DANS LES PAYS DE TRADITION
CIVILISTE ET LE RECOURS AUX EXPERT WITNESSES DU COMMON LAW
A) L’expertise dans les pays civilistes
Dans les systèmes de tradition
romano-germanique qui reposent sur des notions inquisitoires, l’expert est
désigné par le tribunal. L’expert judiciaire convoque les parties
contradictoirement pour mener sa propre enquête. Il est nécessairement
impartial et son rapport est destiné à éclairer le tribunal. Le corps des
experts est un corps exclusif, les experts étant inscrits sur une liste
d’experts agréés.
Le doyen Cornu a défini
l’expertise comme une « mesure d’instruction consistant, pour le
technicien désigné par le juge, à examiner une question de fait qui requiert
ses lumières et sur laquelle des constatations ou une simple consultation ne
suffiraient pas à éclairer le juge et à donner un avis purement technique sans
porter d’appréciation purement juridique ».
L’expert commis doit accomplir
sa mission avec conscience, objectivité et impartialité (article 237 du
nouveau Code de procédure civile).
La durée de l’expertise est prise
en compte dans l’évaluation de la durée du procès. Les retards enregistrés
dans la solution des litiges sont souvent imputés à l’expertise judiciaire.
Pourtant l’expert n’a aucun intérêt à dépasser les délais impartis, dans
la mesure où l’article 284 du nouveau Code de procédure civile permet au juge
de fixer la rémunération de l’expert en fonction de divers éléments, dont le
respect des délais impartis.
Le coût d’une expertise
« continentale » est inférieur à celui d’une expertise dans un pays
de Common law. La qualité
d’expert judiciaire attire à l’expert une clientèle privée, l’activité
d’expertise judiciaire étant menée en parallèle. Le tribunal taxe la
rémunération de l’expert, ce qui garantit un niveau de rémunération
raisonnable.
En 1973, la multiplication par
les experts des diligences non techniques en vue de tenter de concilier les
parties, a conduit à recentrer l’expert sur la seule investigation technique. L’article
240 du nouveau Code de procédure civile impose aux experts une interdiction
stricte de concilier les parties. La voie contentieuse classique est ainsi
privilégiée. La pratique s’est attachée à aménager la rigidité du
principe : l’expert judicaire fournit fréquemment aux parties un pré
rapport qui leur indique les bases techniques d’un rapprochement.
Le rapport Magendie de juin
2004 marque cependant une évolution vers les modes amiables de règlement des
litiges, très développés dans les pays de common law. Il suggère que
l’expert puisse recueillir l’accord des parties qui se concilient en cours
d’expertise. L’expert deviendrait un témoin rendant compte des éléments de
la transaction.
B) Les expert witnesses en common law
Les systèmes de Common law reposent sur une procédure accusatoire : chaque partie apporte ses
preuves en désignant son propre expert. L’expert fait corps avec la partie qu’il assiste. Le tribunal examine les preuves apportées
par chaque partie, avant de trancher sur les questions techniques débattues. Il
n’y a pas de liste d’experts, la compétence de l’expert étant déterminée par le
tribunal.
Les missions des témoins
experts (« expert witnesses ») sont
beaucoup plus larges que celles des experts en droit français :
- Ils sont missionnés par les parties, afin de les
aider dans leur recherche des faits et dans l’estimation des chances de
succès d’une action en justice. Lors des discussions préliminaires avec un
expert potentiel, l’avocat cherchera à cerner si l’expert soutiendra les
moyens qu’il entend développer ;
- Ils peuvent également produire en justice leur avis
(expert opinion), qui sera
retenu comme preuve, notamment lorsqu’en raison de leur expertise, la
preuve par expert witness a une
force probante supérieure à celle qui serait fournie par un témoin non
qualifié (certificats de coutume sur le droit étranger, métrés faits par
les contrôleurs de chantier …). Au Royaume-Uni, en vertu de l’article 3-1
de la loi sur les preuves en matière civile de 1972, un expert peut donner
son avis sur « tout sujet pertinent sur lequel il est
qualifié pour apporter des preuves » ;
- Ils exécutent également les missions d’expertise
ordonnées par un tribunal et peuvent siéger en tant qu’assesseurs afin
d’aider le tribunal lors de l’examen de preuves à caractère technique.
1)
Angleterre et Pays de Galles
L’évolution du modèle anglais
de l’expertise s’est inspirée du principe accusatoire du système français. Les
nouvelles règles de procédure prévoient que le juge dispose d’un pouvoir
d’appréciation pour autoriser la preuve par expert. Il doit la restreindre à ce
qui est raisonnablement nécessaire à la résolution du litige. Les nouveaux
principes directeurs tendent à limiter les coûts et affirment fortement le
devoir du tribunal de conduire la procédure.
a) Vers le
système de l’expert unique
Au Royaume Uni, le rapport
Heilbron/Hodge de
De plus en plus, lorsque les
sommes en jeu sont faibles ou dans des affaires sans grande complexité, les
parties ont été encouragées par le système anglais à ne nommer qu’un seul
expert. Bien que la possibilité de
désigner un seul et unique expert existe depuis 1904, la nomination d’experts
uniques communs n’a été sérieusement envisagée qu’en 1998, lors des réformes de
Lord Woolf sur la procédure civile. Les réformateurs du système de procédure
civile en Angleterre ont reconnu que le système d’un expert unique présentait
des avantages, si les conditions s’y prêtaient. Tout en rappelant
les inconvénients du système civiliste pour un Common lawyer (faible taux de satisfaction, affaire en pratique
décidée sur la base du rapport d’expertise et non par le juge, frais
d’expertise s’ajoutant aux frais des experts de chaque partie …), le Barreau
et
Toute nomination d’expert par une
partie doit être autorisée par le tribunal. Lors de la conférence de mise en
état, le tribunal déterminera le nombre d’experts et le nombre de disciplines
dans lesquelles l’avis d’un expert est requis en fonction de la nature des
points en litige, du montant des demandes et de la complexité de l’affaire. Lorsque les sommes en litige sont faibles,
le tribunal encouragera les parties à nommer un seul expert, voire le leur
imposera. S’il reste inhabituel que les parties suggèrent au tribunal de
désigner un seul expert, le tribunal peut désigner d’office un seul expert s’il
considère que le recours à un expert unique peut permettre de résoudre les
faits en litige. Si le tribunal décide de nommer un seul expert, les parties
devront convenir de sa désignation. A défaut, le tribunal choisira l’expert sur
une liste préparée par les parties ou ordonnera que l’expert soit désigné selon
toute autre procédure, au choix du tribunal. La voie rapide (fast track) est obligatoirement limitée à une seul expertise. En 2002, le
Département des affaires constitutionnelles a déclaré que le recours à un
expert unique semblait avoir contribué à un système de justice civile moins
accusatoire et avoir encouragé des transactions.
b) La désignation de l’expert
A la différence de
c) L’impartialité de l’expert
En Angleterre, l’article 35 des règles de procédure civile précise que
les experts ne sont pas les représentants des parties. Si le juge ou l’avocat
de la partie adverse soumet à l’expert des questions spécifiques dont la
réponse est défavorable à la partie qui l’a nommé, l’expert doit répondre à ces
questions. Le premier des devoirs des experts est d’apporter au
tribunal une assistance indépendante par une évaluation objective et
impartiale. Le devoir de l’expert envers le tribunal prévaut sur toute
obligation vis-à-vis de la partie qui l’a missionné.
Les communications d’une partie avec un expert ne sont pas
protégées : selon les règles de procédure anglaise, chaque partie peut
exiger la communication des conseils et des lettres d’instruction adressées à
la partie adverse. La partie ayant missionné un expert ne peut donc se
fonder sur les seuls aspects de l’avis de l’expert qui lui seraient favorables.
d) Les opérations d’expertise
Chaque expert prépare son rapport qui est produit avant l’audience.
Après communication des rapports, les experts se réunissent, hors la présence
des parties et du juge, afin d’identifier les points sur lesquels ils sont
d’accord et ceux sur lesquels leurs opinions divergent. Les experts rédigent un
compte rendu de leur réunion, qui aidera les parties à définir et à limiter les
points qui seront évoqués par les experts lors de l’audience de plaidoiries. A
l’audience, chaque expert sera interrogé puis contre-interrogé par les parties.
Les contre-interrogatoires peuvent être longs et intensifs et la crédibilité de
l’expert sera mise en question.
Les tribunaux anglais n’accordent pas d’importance au principe français
du contradictoire lors du déroulement des opérations d’expertise. Les
preuves sont communiquées à toutes les parties à la procédure afin qu’elles soient
contradictoires, mais les opérations des experts ne sont pas
nécessairement contradictoires.
e) Les frais
La règle habituelle est que la partie ayant gagné un procès recouvre à
l’encontre de l’autre partie la plupart des frais de procédure (honoraires des
avocats et rémunérations des experts).
2) Etats-Unis
Aux Etats-Unis, chaque partie
désigne son ou ses expert witnesses. Les experts-témoins missionnés par chaque partie préparent une
opinion écrite, restent disponibles pour les dépositions (les réunions pendant
lesquelles l’avocat adverse peut interroger le témoin pour clarifier des points
litigieux) et se présenteront devant le tribunal pour être interrogés par la
partie les ayant cités (examination) et contre-interrogés par la partie
adverse (cross examination).
Les procès donnent souvent
lieu à des batailles d’experts, les intérêts de chaque partie étant défendus
par un groupe d’expert rémunérés par elle.
a)
Le juge ne peut ordonner la désignation d’un expert
unique
Au cours de l’audience
préliminaire, le juge peut limiter le nombre d’experts en fonction de
l’importance et de la complexité du litige. Toutefois, le juge ne peut pas
d’office ordonner aux parties de désigner un expert unique, les règles de
procédure civile n’envisageant pas cette possibilité. Les Federal Rules of Civil Procedure et les
codes de certains Etats permettent au tribunal de désigner des experts neutres
qui s’ajoutent à ceux auxquels les parties ont fait appel (Rule 706 des
FRCP). Bien que les parties aient la possibilité de nommer un expert unique,
cela reste très inhabituel dans un système aussi accusatoire.
b)
Les experts ne sont pas tenus d’un devoir supérieur
envers le tribunal
Les experts ne sont pas tenus
d’un devoir supérieur envers le tribunal comme au Royaume-Uni. S’ils sont à
l’évidence tenus de ne pas se rendre coupables de parjure, leur loyauté va pour
le reste à la partie qui les a missionnés.
c) Les opérations d’expertise
Comme dans le système anglais, il n’y a pas de procédure
séparée pour nommer des experts. Ils sont nommés et interviennent dans le cadre
de la procédure au fond.
Conclusion
L’opposition entre les deux
traditions juridiques n’est plus aussi tranchée qu’elle l’était par le passé
mais la discovery incontrôlée (uncontrolled discovery) semble
être un des facteurs majeurs générant des coûts inutiles en droit des pays de common
law. Elle oblige les avocats de chaque partie à des « parties de
pêche », qui sont les heures passées à lire et à analyser le nombre,
parfois impressionnant, de pièces communiquées, afin de dégager celles qu’ils
utiliseront.
Les inconvénients d’une telle discovery
ont notamment été soulignés par Lord Woolf, dans son rapport « Access
to justice », qui a conduit à réformer la procédure civile en 1999 en
Angleterre et au Pays de Galles. Ces nouvelles règles visent à créer de
nouveaux équilibres entre les parties et le tribunal, à assurer une meilleure
proportionnalité entre la nature de la cause et la procédure utilisée, à
atténuer les effets du système contradictoire, entre autres en donnant aux
tribunaux les moyens de gérer les procédures, de contrôler les expertises et de
resserrer la preuve, à responsabiliser les parties et leurs avocats dans la
conduite de l’instance et à instaurer des délais cibles pour encadrer l’action.
Elles semblent également mettre l’accent sur les modes amiables de règlement
des litiges, les favoriser et les insérer dans le contexte procédural.
L’opposition n’est donc plus aussi radicale avec le système civiliste d’un pays
comme
Le principe de l’oralité tend
également à prolonger les audiences en common law.
Enfin, si l’expertise
« continentale » est critiquée en common law, le système des expert
witnesses génère des coûts
importants.
On constate que les systèmes
français et anglais ont évolué au cours des dernières décennies dans le sens
d’un rapprochement, chaque pays ayant, semble t’il, pris en considération les
inconvénients pratiques découlant de son propre système. Le rapprochement
et l’harmonisation des législations dans le cadre de l’Union européenne favorise
cette convergence de vues dans des systèmes se heurtant à des difficultés
comparables.
Les différences restent en
revanche marquées entre le droit français et le droit américain, qui reste
empreint d’une véritable culture du procès et l’explosion des litiges (the
litigation explosion). Aux Etats-Unis, il existe une véritable
industrie du procès, même si près de 90%
des affaires font l’objet d’une transaction entre les parties. L’aléa du jury
américain reporte en amont la pression sur le système judiciaire. Le
droit de la preuve devient toujours plus compliqué, son administration de plus
en plus lente et coûteuse tant lors de la phase de discovery que du
procès lui-même. Les avocats doivent compenser l’aléa de la décision du jury
en construisant un dossier très solide.
La question de la preuve
rejoint celle du coût des procédures, élevé dans les pays de common law. Le
coût des procédures en common law conduit les parties vers les modes
alternatifs de règlement des litiges (alternative dispute resolution) et
vers des transactions. Toutefois, les parties transigent souvent au dernier
moment, alors qu’un temps précieux s’est déjà écoulé et que des sommes
importantes ont été dépensées pendant la procédure de recherche des preuves
préalable au procès.
Bibliographie
Introduction au système juridique des Etats-Unis, E. Allan
Farnsworth, LGDJ 1986
Pratique professionnelle de
l’avocat, Jean-Claude Woog, Litec 1991
The litigation explosion : what happened
when America unleashed the lawsuit, Walter K. Olson, Penguin Books 1991
Access to justice, rapport
de Lord Woolf, juillet 1996
Heilbron/Hodge report,
juin 1993
La justice aux Etats-Unis, Anne
Deysine, Que sais-je ? PUF 1998
L’expertise judiciaire en Europe,
François Pinchon, Editions d’Organisation 2002
Juger en Amérique et en France,
Antoine Garapon et Ioannis Papadopoulos, Ed. Odile Jacob, 2003
Rapport Magendie sur la célérité
et la qualité de la justice, 15 juin 2004
Les spécificités du système
anglo-saxon, Paul Taylor, Revue Expertises n° 68 septembre 2005
Expertise judiciaire et
conciliation des parties, Christophe Ponce, Gazette du Palais 5 et 6 octobre
2005
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