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Le droit et l’oubli

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Le droit et l’oubli

« Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur

est un bonheur : la possibilité d'oublier, ou pour dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un

temps en dehors de l'histoire. »2 L’oubli parait en ce sens exister comme condition primordiale du bonheur.

L’existence sociale heureuse trouverait son fondement dans la nécessité de l’oubli qui mène au bonheur

individuel et à la paix sociale. « Il est impossible de vivre sans oublier. »3 L’oubli apparaît alors inhérent à

l’individu et se trouve intimement lié à l’effectivité du droit qui a pour vocation originelle la régulation des

conduites sociales.

L’oubli posé comme condition du bonheur et de l’apaisement des consciences peut néanmoins devenir

créateur de malheur et de frustration de ces mêmes consciences quand la valeur sociale à laquelle il porte

atteinte est considérée comme fondamentale. L’oubli serait alors certes un mal, mais un mal nécessaire en

tant que condition du bonheur, tant individuel que social. L’oubli peut en outre mener à l’aliénation de

l’individu quand il l’empêche d’accéder à la vérité4. La relation pacifique existant entre l’oubli et le droit

peut alors se transformer en liaison conflictuelle. Ce rapport dualiste témoigne de l’ambiguïté de la

dialectique du droit et de l’oubli. La finalité originelle de l’oubli tend, de surcroît, à consacrer l’inexistence

subjective quand le droit tend à consacrer l’existence objective d’un fait. La régulation de l’oubli par le droit

va cependant mener à l’objectivation de l’oubli par l’imposition d’une vérité factuelle. L’oubli doit-il

nécessairement exister à travers le droit ou ne se suffit-il pas à lui-même ?

La société, pour se construire, s’accommode de l’oubli. La construction d’un récit national occulte les

événements historiques encombrants, comme elle passe sous silence l’inavouable. Du massacre des

populations amérindiennes par les descendants des pères fondateurs à la mise à jour du Code Noir de

Colbert, « les États étayent leurs prétentions à la légitimité par le biais d’actes d’oubli, de rituels,

d’effacement, obscurcissant tout lien avec le moment fondateur de l’État et sa violence inévitable »5.

L’oubli a été consacré comme une nécessité sociétale : il permet l’identification des individus à une

communauté nationale par un discours épuré, susceptible d’approbation unanime par les membres du corps

social. Le droit de cette société vient alors figer le récit national dans le marbre des constitutions, aussi

oublieux du passé soit-il. « La force agissante du discours juridique se mesure à sa capacité à faire croire à

la réalité de ce qu’il décrit, à la vérité de ce qu’il énonce ; le texte juridique tend à imposer par voie

d’autorité une série de croyances, dont la certitude ne saurait être mise en doute : il suffit qu’elles soient "

enchâssées dans la Loi " pour devenir incontestables et sacrées »6. S’il ne faut pas oublier d’oublier, est-il

cependant de la fonction du droit de fixer ce qu’il convient d’oublier ? Plus généralement, peut-on tout

oublier ? Faut-il tout oublier ? A-t-on le droit d’oublier ? A-t-on le droit à l’oubli ?

1 Cet article a été rédigé dans le cadre du Tournoi des doctorants de l’Ecole doctorale sciences juridiques de Grenoble, le 1er juin

2011, par Thomas Arendt, Sophie Bensmaine, Paul Bourgues, Virginie Claret-Tournier, Mouhamadou Ngouda Mboup et Camille

Montagne. Il a obtenu le premier prix de cette épreuve, décerné le 16 juin 2011, par le jury composé des professeurs Hafida

Belrhali-Bernard, Jean-Michel Bruguière, David Déchenaud, Martial Mathieu et Henri Oberdorff.

2 F. NIETZSCHE, Seconde considération intempestive : de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie,

Garnier Flammarion, 1998.

3 Ibid.

4 PLATON, La République, Garnier Flammarion, 2002, 620e à 621d, p. 521-522. L’oubli est destructeur et pour parvenir à

l’alethéia (la vérité), il faut vaincre la léthé et reconstituer un savoir par la réminiscence. Cette victoire apaise l’âme en ce qu’elle

fait échapper à l’amnésie et permet à l’espoir de renaître au coeur d’une nouvelle liberté.

5 L. DOUGLAS, « Régenter le passé : le négationnisme et la loi », cité in F. BRAVARD (dir.), Le Génocide des Juifs

entre procès et histoire 1943-2000, Complexe, 2000, p. 223.

6 J. CHEVALLIER, « La dimension symbolique du principe de légalité », in Figures de la légalité, Paris, Publisud, coll. Droit

public et institutions politiques, 1992, p. 56.

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L’ambivalence de cette relation ne se trouve que confortée par la polysémie de la notion d’oubli. La

défaillance dans l’aptitude à se souvenir ne se révèle pas l’unique acception de la notion d’oubli, souvent

considérée comme une simple mémoire en défaut. Cette dernière se réfère également tant à la disparition de

la mémoire collective d’un groupe, qu’à la défaillance pathologique de la mémoire individuelle. Elle

englobe également le fait de ne pas prendre en considération un comportement que l’on doit observer ou

celui de ne plus tenir compte d’un événement passé. Dans cette dernière signification, l’oubli se confond

alors avec le pardon bien que cette assimilation ne relève pas toujours de l’évidence7. L’oubli peut alors

manifester un caractère rédempteur et devenir source d’expiation de la faute commise tout comme il peut à

l’inverse se muer en sanction même. En tentant d’enlever Perséphone, la reine des enfers, Pirithoos et

Thésée sont ainsi condamnés par Hadès à être assis sur la chaise de l’Oubli qui les plonge dans les éternels

enfers. L’individu jeté aux oubliettes était de même condamné à mourir dans l’oubli hors de la vue et du

souvenir de la société. L’oubli peut en outre résulter d’un comportement volontaire ou involontaire du sujet

de droit.

Cette pluralité sémantique mène à une appréhension variable de la notion d’oubli par le droit. L’oubli dans

le droit se trouve alors alternativement sanctionné dans ses travers et valorisé dans ses vertus. Ce

comportement schizophrène du droit envers l’oubli témoigne d’une utilisation opportuniste de la notion

d’oubli par le droit. Dans une perspective utilitariste, le droit va ainsi exploiter la notion d’oubli en séparant

le bon grain de l’ivraie. En quoi l’oubli est-il alors le meilleur ennemi du droit ? Si l’oubli du droit est

sanctionné quand il porte atteinte à la cohérence de l’ordre juridique, il peut être au fondement de son

effectivité quand le droit puise en lui les germes de sa propre amélioration. L’oubli et le droit se trouvent

alors enserrés dans un rapport équivoque d’interdépendance : le droit est le censeur de l’oubli (I) et l’oubli

est au service du droit (II).

I. LE DROIT CENSEUR DE L’OUBLI

Le droit se pose en réprobateur de l’oubli, entendu dans deux acceptions qui diffèrent selon le protagoniste

en jeu. L’objet de la sanction va donc osciller entre oubli individuel (A) et oubli collectif (B).

A. – La sanction de l’oubli individuel

L’oubli individuel se conçoit comme la perte du souvenir de la nécessité d’un comportement. L’oubli du

droit par le sujet peut consister en une lacune dans l’accomplissement de la norme, en ce qui concerne tant

son application générale que le respect d’une donnée temporelle imposée par cette dernière. Dans sa

perspective individuelle, la sanction de l’oubli existe donc à la fois par la méconnaissance du droit (1) et par

l’ignorance du temps (2).

1. La sanction de la méconnaissance du droit

L’ignorance se conçoit comme l’état de l’individu qui ne connaît pas une chose. Elle se pose donc comme la

connaissance en défaut résultant d’un manque de savoir. L’oubli résulte, à l’inverse, d’une défaillance

mnésique de l’individu et se pose alors comme le souvenir en défaut. Il apparaît donc à première vue

impossible de se souvenir de ce que l’on n’a jamais connu. Cette affirmation doit être nuancée en ce qui

concerne l’application des lois pénales. L’adage « nemo censetur ignorare legem » (« nul n’est censé

ignorer la loi ») pose en ce sens une présomption générale de connaissance de la loi pour le justiciable

comme juste contrepartie du principe de légalité des peines qui opère pour la prévention de l’erreur par la

publication des textes de loi. S’il est alors impossible d’oublier ce que l’on ne connaît pas, il s’avère en

7 Comme le souligne J. DERRIDA dans Le Monde de l’éducation, n° 284, septembre 2000 : « Un pardon qui conduit à l’oubli, ou

même au deuil, ce n’est pas, au sens strict, un pardon. Celui-ci exige la mémoire absolue, intacte, active, et du mal et du

coupable » (propos recueillis par Antoine Spire).

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revanche envisageable de pouvoir être sanctionné pour l’oubli de ce que l’on est présumé connaître8. Dans

une société démocratique, nul ne peut alors se prévaloir de sa propre ignorance pour échapper à la sanction.

La répression prend ici un aspect contractuel, héritage de la théorie du contrat social9, au sein duquel le

justiciable ne peut valablement oublier d’exécuter ses obligations. Le comportement oublieux peut alors

alternativement prendre la forme d’un acte positif contraire à l’obligation prescrite ou d’une abstention

d’exécution de l’obligation prescrite10. Originellement dotée d’un caractère irréfragable, cette présomption

érigeait l’oubli du droit en atteinte fondamentale à la paix sociale, l’interdit pénal étant considéré comme

inhérent à chaque être humain car relié à la morale et à l’interdit religieux et culturel11. Ces prohibitions

« sont censées être gravées dans le coeur de tous les hommes »12. La conjoncture inflationniste actuelle

laisse cependant davantage de place à l’oubli en ce qu’il devient de moins en moins légitime de demander

au justiciable de tout connaître. Avec la réforme du Code pénal13, la présomption de connaissance de la loi

est donc devenue une présomption simple, susceptible d’être combattue par la preuve contraire, dont

l’acceptation oscille entre mépris et indulgence14 au regard du critère de légitimité de l’oubli du droit.

En droit constitutionnel, l’erreur de droit est souvent caractérisée par l’erreur matérielle dans le domaine

électoral. Dans celui du contrôle de constitutionnalité, elle s’apparente à l’erreur manifeste d’appréciation

du législateur. Le Conseil constitutionnel est cependant soumis à l’aléa de la saisine par les parlementaires.

La question est alors celle de la gestion par l’instance de l’oubli volontaire de saisine, dans le cadre d’une

inconstitutionnalité manifeste15. Le Conseil peut se prononcer sur le caractère constitutionnel d’une loi déjà

promulguée à l’occasion de l’examen d’une loi nouvelle, à supposer qu’elle lui soit soumise. De la même

manière qu’en droit privé, l’oubli d’une procédure entache un acte administratif d’illégalité. Est sanctionnée

la méconnaissance par l’autorité administrative de son obligation dans le cadre du recours pour excès de

pouvoir. Il s’agit du vice de procédure, qui n’est pas régularisable a posteriori, la régularisation de l’oubli

n’ayant ici aucun sens16.

Si l’erreur de droit peut être constitutive d’un vice de consentement en droit international, ce dernier ne

transpose pas entièrement la théorie du droit privé. Le droit international public ne reconnaît en effet l’erreur

de droit comme vice de consentement que dans des cas très limités, au regard de la forme et du fond de

l’engagement de l’Etat. La validité d’un traité s’apprécie tout d’abord à l’aune du respect par les Etats

contractants de leurs dispositions constitutionnelles relatives aux engagements internationaux, qu’il s’agisse

de la signature ou de la ratification des traités. Sur l’aspect formel du consentement, l’article 46 de la

Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 stipule à son paragraphe 1 que « le fait que le

consentement d’un Etat à être lié par un traité a été exprimé en violation d’une disposition de son droit

interne concernant la compétence pour conclure des traités ne peut être invoqué par cet Etat comme viciant

son consentement, à moins que cette violation n’ait été manifeste et ne concerne une règle de son droit

interne d’importance fondamentale »17. De ce point de vue, le droit international sanctionne l’oubli du droit

8 La présomption s’entend communément comme la « conséquence que la loi ou le juge tire d’un fait connu à un fait inconnu »,

G. CORNU (dir.), Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 2006, p. 712.

9 R. MERLE et A. VITU, Problèmes généraux de la science criminelle, droit pénal général, Cujas, 7e édition, 1997, p. 735.

10 À l’image des infractions par omission dont la consommation suppose une inertie.

11 E. DREYER, Droit pénal général, Litec, 2010, p. 173.

12 P-F. MUYART DE VOUGLANS (cité par A. LAINGUI et A. LEBIGRE, Histoire du droit pénal, Cujas, Coll « Synthèse »,

1979, t. 1, p. 39).

13 Art. 122-3 du Code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit

qu’elle n’était pas en mesure d’éviter, pouvoir légitimement accomplir l’acte. »

14 « Aussitôt une distinction parut s’imposer entre erreur passive et erreur active : ne pas s’interroger sur la légitimité de son

comportement et découvrir a posteriori qu’il constitue une infraction pénale dénote un mépris pour l’ordre social et ne justifie

aucune faveur ; en revanche, s’informer par des démarches d’autant plus significatives que le comportement envisagé est

exceptionnel justifie une certaine indulgence. », E. DREYER, Droit pénal général, Litec, 2010, § 265, p. 175.

15 Ainsi, la loi sur les Libertés et Responsabilités des Universités de 2007 (Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés

et responsabilités des universités, JORF n°185 du 11 août 2007) n’a pas, par consensus politique, été soumise au contrôle de

constitutionnalité.

16 CE 20 février 1952, Hutin, p. 754, l’administration n’ayant alors pas d’autre choix que d’édicter régulièrement une décision

nouvelle.

17 « La CIJ a apporté d’utiles précisions aux solutions retenues par la Convention de Vienne dans son arrêt du 10 octobre 2002 qui

a tranché au fond le contentieux frontalier opposant le Cameroun au Nigeria. Tout d’abord, la Cour a estimé que l’absence de

ratification d’un traité, apparemment exigée en droit interne, ne saurait autoriser une remise en cause de ce traité […] La Cour a

ensuite relevé que ‘les règles relatives au pouvoir de signer des traités au nom d’un Etat sont des règles constitutionnelles d’une

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par les autorités étatiques. Sur le plan matériel, le droit international condamne également l’oubli. En effet,

selon l’article 27 de la Convention de Vienne, un Etat ne peut invoquer la non-conformité entre son droit

interne et les stipulations d’un traité auquel il est partie pour justifier la non application de ce dernier18.

L’article 27 stipule en l’espèce : « Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme

justifiant la non exécution d’un traité. Cette règle est sans préjudice de l’article 46 ». Si la sanction de la

méconnaissance du droit existe en l’absence de limite temporelle, elle peut à l’inverse résider dans

l’inobservation de cette limite.

2. La sanction de l’ignorance du temps

Il est certaines situations où le temps qui passe crée des effets de droit au bénéfice d’autrui. Ainsi en est-il,

par exemple, de l’usucapion qui comme l’indique son nom, permet à un détenteur d’acquérir un droit réel

principal – propriété, usufruit, servitude – par l’exercice de ce droit prolongé pendant un certain temps19.

Inversement, l’exercice de l’usucapion par son bénéficiaire retire ses droits à celui qui a oublié d’exercer

son droit. Cette situation, fondée sur l’absence de confiance dans les écrits figurant à la conservation des

hypothèques, paraît le plus souvent surprenante pour le justiciable qui s’y trouve confronté. Ce dernier vit

cette situation comme constituant une sanction, que l’on peut imputer à son inaction pendant un certain laps

de temps20, donc à son oubli d’agir. Il en va de même pour celui qui, disposant d’un droit sur une marque,

oublie de renouveler ce droit et ne se trouve plus protégé contre la concurrence. Plus généralement, tout

contrat dont la durée est déterminée par les parties, à l’exception de ceux à renouvellement tacite énoncés

par la loi ou la pratique, s’avère susceptible de caducité en cas d’inertie de l’individu. Parfois, l’oubli d’agir

permet alors à l’inverse une tacite reconduction de relations contractuelles et est dans ce cas, source

d’obligations pour celui qui a oublié d’agir.

Le contrat formant la loi des parties21, il est possible de prévoir que, à chaque date anniversaire, en l’absence

de volonté expresse de rompre les relations contractuelles, le contrat sera tacitement renouvelé. En principe,

si le silence ne peut valoir acceptation et entraîner de nouvelles obligations, il en va différemment selon une

jurisprudence constante, s’il existait des relations d’affaires antérieures, se traduisant par la conclusion de

contrats de même nature. Dans ce dernier cas, l’oubli du cocontractant sera en quelque sorte sanctionné

parce qu’il ne pouvait pas ne pas connaître l’état des relations contractuelles antérieures et aurait donc dû

réagir à l’émission de l’offre de même nature par son cocontractant. Il ne pourrait pas invoquer son oubli

pour demander la résiliation dudit contrat22. La sanction de l’oubli ne se borne cependant pas à sa dimension

individuelle mais adopte une posture collective quand l’atteinte concerne le corps social dans son ensemble.

B. – La sanction de l’oubli collectif

L’oubli collectif peut s’appréhender dans une perspective dualiste qui dépend du positionnement de la

collectivité. Si dans un premier temps la collectivité créatrice de normes peut oublier d’agir là où elle est

tenue de le faire, une interdiction d’oublier peut dans un second temps être imposée à la collectivité

réceptrice de la norme. La première acception aboutit alors à une obligation d’agir (1) quand la seconde se

réfère à une interdiction d’oublier (2).

1. L’obligation d’agir

importance fondamentale’, mais en précisant que ‘si la capacité d’un chef d’Etat à cet égard est restreinte, cette restriction n’est

manifeste au sens du paragraphe 2 que si, à tout le moins, elle a été rendue publique de manière appropriée’ » in P. DAILLIER,

M. FORTEAU, A. PELLET, Droit international public, L.G.D.J, Paris, 2008, p. 213-214.

18 CPJI, Arrêt Certains intérêts allemands en Haute – Silésie polonaise - Fond, 25 mai 1926.

19 Art. 2272 du Code civil : « Le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans. Toutefois,

celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans. »

20 Le délai normal de l’usucapion est de trente ans, alors que la prescription abrégée va bénéficier à l’acquéreur a non domino :

voir F. TERRE, P. SIMLER, Droit civil, Les biens, 8e éd., Dalloz, p. 363 et s., 2010.

21 Art. 1101 du Code civil.

22 F. TERRE, P. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 10e éd. Dalloz, p. 140.

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Quand le législateur23 s’oublie à trop légiférer, on le lui reproche24. Quand il oublie de le faire, on le lui

reproche aussi. La recherche de l’équilibre pour celui-ci n’est pas un travail aisé. Alors qu’il s’évertue à

contenter autant que possible les envies de la population ou encore à adapter le système juridique aux

nouvelles technologies – ne dit-on pas que le droit est toujours en retard sur les faits ? –, une grande partie

de la doctrine lui reproche de trop en faire25. Pis, depuis une jurisprudence amorcée en 196726, le Conseil

constitutionnel rappelle constamment l’obligation du Parlement à légiférer dans son domaine en

sanctionnant systématiquement son incompétence négative. Au regard de cette jurisprudence, il existerait

même ainsi pour le législateur une obligation de légiférer27. Il en va de même des transpositions obligatoires

des directives communautaires28 et de la pression exercée par les condamnations répétées des instances

internationales comme par exemple la Cour européenne des droits de l’homme. Le législateur se voit ainsi

dicter le travail auquel il ne peut se soustraire. Tout doit être prévu, rien ne doit être oublié : voici comment

on pourrait imaginer le leitmotiv du législateur.

Malgré ce travail considérable, on remarque que le juge se trouve fréquemment confronté à des situations où

il peut difficilement se reposer sur un texte, à des situations auxquelles la loi n’est pas adaptée. Il n’y qu’à

s’intéresser à quelques décisions portant sur des infractions au Code de la route pour se rendre compte du

nombre d’affaires débouchant sur des non-lieux grâce au talent d’avocats réussissant parfaitement à

s’engouffrer dans tout ce que l’on appelle maladroitement les vides juridiques dispersés dans le Code. Si

l’on peut contester l’existence de vides juridiques en tant que tels en vertu de la théorie de la hiérarchie des

normes, force est de constater que de nombreuses lacunes dans la loi existent, des « oublis » qui ont amené

Jean Carbonnier à conclure sur l’existence de situations de « non-droit » : des « phénomènes d'absence ou

de retrait du droit dans des situations où il devrait être présent selon sa finalité dogmatique »29. Ne sont-ce

d’ailleurs pas ces situations qui poussent, entre autres, la population à exiger plus d’intervention de la part

du législateur ?

Une interdiction d’«oublier» incombe aussi à l’administration dans son ensemble. Ainsi, le refus de

l’administration d’exercer son pouvoir de police sera illicite dès lors qu’il constituera un manquement à son

obligation légale de maintien de l’ordre public. L’inaction dans le domaine préventif, celui de la police

administrative, est sanctionnée systématiquement. Un maire sera par conséquent tenu d’agir aussi bien d’un

point de vue normatif (signalisation des risques) que matériel (dans le but de garantir la sécurité publique)

en prévention de risques naturels30. Les exemples sont nombreux31. L’oubli collectif ne se limite néanmoins

pas seulement à palier l’inertie mais aboutit aussi à imposer un devoir de mémoire à travers l’interdiction

d’oublier.

2. L’interdiction d’oublier

23 On entend ici le législateur au sens large comprenant le Parlement, détenteur du pouvoir législatif, et le Gouvernement qui est

aujourd’hui à l’initiative de la majorité des lois.

24 P. MAYNIAL dans un rapport au Premier ministre a notamment constaté que « les institutions majeures de l’Etat souffrent de

surchauffe normative » (Le droit du côté de la vie, Réflexions sur la fonction juridique de l'Etat, Rapport au Premier Ministre,

Paris, La documentation française, 1997, p. 11)

25 Voir notamment les critiques constantes de J. CARBONNIER à l’égard de l’inflation législative. Pour ne citer qu’elles, voir par

exemple Essais sur les Lois, 2e éd., Paris, Defrénois, 1995 ou Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris, Flammarion,

2008.

26 Décision n° 67-31 DC du 26 janvier 1967.

27 F. GALLETTI, « Existe-t-il une obligation de bien légiférer ? - Propos sur l'incompétence négative du législateur dans la

jurisprudence du Conseil constitutionnel », Revue française de droit constitutionnel, 2004/2 n° 58, p. 388.

28 Voir à ce sujet l’étude élaborée par le Conseil d’Etat en 2007 « Pour une meilleure insertion des normes communautaires dans

le droit national » qui rappelle notamment que « la transposition des directives communautaires constitue une obligation

communautaire et une exigence constitutionnelle, dont le respect implique une transposition fidèle, complète et ponctuelle ».

29 J. CARBONNIER, Droit civil, Introduction, Paris, PUF, 2004, p. 63.

30 Art. L. 2212-2-5° du Code général des collectivités territoriales.

31 Pour en citer quelques uns : en cas de « péril ou un danger grave » (CAA, Bordeaux, 12 mai 1992, Gachelin, n° 90BX00170),

ou encore de « danger perceptible ou prévisible » (CAA, Lyon, 7 décembre 1989, MAIF, n° 89LY00397), etc.

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« La prescription de l’action publique et de la peine constituent donc le droit commun, sauf pour quelques

faits exceptionnels imprescriptibles, tels les crimes contre l’humanité, la désertion à l’ennemi et

l’insoumission en temps de guerre »32. Plusieurs arguments sont traditionnellement invoqués pour justifier

l’existence de cette notion d’imprescriptibilité. D’abord, le caractère exceptionnel des crimes concernés. Il

s’agit de crimes graves qui ne peuvent rester impunis qui ne sont non plus commis contre un groupe de

personnes ou une population donnée détachée de l’humanité mais contre l’humanité toute entière. Ensuite,

ce sont des crimes qui ne doivent rester impunis. Leur sanction requiert une certaine exemplarité.

L’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité est une consécration vigoureuse du droit au souvenir33. Il

s’agit d’une notion qui tente de lutter contre les crimes les plus odieux et qui sapent la conscience

universelle collective et « porte atteinte à des valeurs universellement admises comme étroitement liées à la

notion universelle et millénaire d’Humanité »34. Les crimes contre l’humanité sont des crimes difficiles à

oublier, il s’agit de crimes « qui portent atteinte à la dignité de l’homme en tant qu’homme »35. La loi n° 64-

1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater leur imprescriptibilité, composé d’un seul article dispose que

« les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février

1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte du

Tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par nature »36. La normalisation spécifique de

l’imprescriptibilité ne laisse alors aucune place à l’écoulement du temps, notion inhérente à l’oubli.

L’imprescriptibilité est alors posée comme moyen juridique de lutte contre l’oubli concernant les crimes

considérés comme les plus odieux.

« L’histoire est une permanente réécriture que la loi ne peut pas dominer »37. La création de lois

mémorielles38 se réfère directement au débat sur le rôle de la loi dans la mémoire historique et sur la libre

expression de l’historien. C’est pourquoi le professeur Bertrand Mathieu dénonce leur inconstitutionnalité

en précisant que l’existence de lois « mémorielles » répond à une toute autre logique. La question principale

est celle de savoir si l’histoire doit être enseignée par des lois. On assisterait ainsi à une prétention de

l’enseignement de l’histoire par des lois39. « Elles violent non seulement la liberté d'expression, de manière

disproportionnée, mais aussi et surtout la liberté de la recherche. En effet, le législateur restreint

drastiquement le champ de recherche des historiens, notamment dans des domaines complexes ou

controversés comme la colonisation ou s'agissant d'un crime comme l'esclavage pour lequel la recherche des

responsabilités appelle une analyse approfondie et sans a priori. »40 Sous couvert du caractère

incontestablement odieux du crime ainsi reconnu, le législateur se substitue à l'historien pour dire ce qu'est

la réalité historique et assortir cette affirmation de sanctions pénales frappant tout propos ou toute étude qui

viserait, non seulement à sa négation, mais aussi à inscrire dans le débat scientifique son étendue ou les

conditions de sa réalisation 41». Il s’agit pour certains de « remplacer des mensonges d’Etat par des vérités

d’Etat »42. On assisterait ainsi à une culpabilité de l’oubli. Pourtant l’Histoire n’est pas là pour nous rappeler

une mémoire obligée43. L’Histoire se veut libre. Les lois mémorielles témoignent d’un dépassement de la

fonction du droit en ce qu’elles instaurent une vérité historique devant être communément partagée. Ainsi se

pose le problème crucial de l’oubli et du souvenir dans la loi. L’oubli apparaît alors comme l’ennemi du

32 A. LAQUIEZE, « Le débat de 1964 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité », Droits, 31, 2000, p. .20.

33 Ibid. p.19.

34 Ibid. p.16.

35 Ibid. p.19.

36 Cette disposition a été considérée comme déclarative par la Cour de cassation qui considère qu’elle ne fait que confirmer une

situation déjà existante en droit international. La conséquence immédiate de cette interprétation par la Cour est le caractère

rétroactif de cette loi par conséquent applicable aux crimes commis antérieurement à son entrée en vigueur. D’ailleurs, la chambre

criminelle lors de l’affaire Barbie lui a donné un régime totalement dérogatoire du droit commun et une définition très large.

37 P. RICOEUR cité par J.-D. BREDIN, « La loi, la mémoire et l’histoire », in Regards sur le droit, F. TERRE (dir.), Dalloz,

2010, p.107.

38 Loi dite GAYSSOT n° 90-615 du 13 juillet 1990 créant le délit de négation du génocide et prévoyant des sanctions applicables

par le juge grâce à l'ajout d'un article 24 bis à la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 et Loi du 23 février 2005 qui

impose une lecture historique « positive » de la colonisation française.

39 J.-D. BREDIN, « La loi, la mémoire et l’histoire », in Regards sur le droit, précité, p. 106.

40 B. MATHIEU, « Les « lois mémorielles » ou la violation de la constitution par consensus », Dalloz, 2006, p. 301.

41 Ibid.

42 P. NORA, cité par J.-D. BREDIN, « La loi, la mémoire et l’histoire », in Regards sur le droit, précité, p. 106.

43 Ibid. p.109.

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droit : l’oubli individuel est réprouvé et l’oubli collectif est banni. Or, le rapport du droit et de l’oubli

s’inverse quand l’oubli devient l’ami du droit en servant ses finalités.

II. L’OUBLI AU SERVICE DU DROIT

Le droit a pour fonction primordiale d’assurer la sécurité juridique. Dans cette perspective, l’utilisation de

l’oubli par le droit est un ressort du maintien de la paix sociale (A) et constitue dans un même temps un

moyen d’adapter le système normatif à l’évolution de la société (B).

A. – L’oubli comme source de paix sociale

Si, dans notre conception dogmatique du droit, « la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais »44,

il apparaît pourtant fort utile à un certain équilibre de la vie sociale de permettre à l’oubli d’entrer sur la

scène juridique. L’utilité sociale de l’oubli est mise en exergue selon deux conceptions complémentaires. En

effet, d’un côté, l’oubli permet d’arrêter le cours du temps judiciaire. A cet égard, il est donc envisageable

d’invoquer un oubli prescription (1). D’un autre côté, l’oubli est couplé d’un certain pardon, il s’agira alors

d’un oubli rédemption (2).

1. L’oubli prescription

Lorsque des poursuites ont été engagées et une peine prononcée et exécutée, le condamné peut, au bout d’un

certain délai, bénéficier d’un retrait des mentions de sa condamnation de son casier judiciaire conférant au

condamné une forme de « droit à l’oubli »45. Il en va de même avec l’institution de la prescription de la

peine qui permet à une personne condamnée de ne pas avoir à entrer en condamnation au bout d’une

certaine durée après le prononcé de ladite peine46. Pareillement, si une personne commet une infraction et

n’est pas poursuivie dans le délai de prescription de l’action publique, le temps judiciaire est immédiatement

stoppé à son bénéfice47.

Un des fondements traditionnellement avancé pour la justification de la prescription de l’action publique est

le fait que compte tenu de la durée écoulée depuis la commission des faits, il n’y a plus lieu de poursuivre

leur auteur puisque l’opinion a oublié le trouble social causé48. Ce fondement ne fait pas l’unanimité dans la

doctrine, en particulier devant l’influence du système de Common Law, lequel, s’il n’ignore pas

l’institution, ne la met pas en oeuvre pour les infractions les plus graves qui sont donc imprescriptibles.

L’autre fondement invoqué est celui de la négligence de la partie poursuivante, qui, au terme d’un certain

délai, perd son droit d’agir49. Lorsque la prescription est acquise, l’infraction est ainsi oubliée50 par une pure

fiction juridique censée relayer la réalité. Pourtant, ce fondement traditionnel ne satisfait pas les juges qui

sont le plus souvent hostiles à cette institution et à la fiction juridique de l’oubli qu’elle engendre. En effet,

44 J. CARBONNIER, Flexible Droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 10e éd., 2001, p. 61.

45 M. HERZOG-EVANS, Droit de l’exécution des peines, 3e éd. 2007/2008, Dalloz, Dalloz Action.

46 Art. 133-2, 133-3, 133-4 du Code pénal.

47 Art. 7 et 8 du Code de procédure pénale.

48 S. GUINCHARD, J. BUISSON, Procédure pénale, 6e éd. Litec, p. 809.

49 Voir par exemple : A. MIHMAN, « Comment réformer la prescription de l’action publique ? », Revue pénitentiaire, 2007, p.

517 ; J. DANET, « Prescription de l’action publique : état des lieux et perspectives de réforme », AJ Pénal, 2006, p. 285.

50 H. MATSOPOULOU, « L’oubli en droit pénal », in Mélanges B. BOULOC, Dalloz, 2006, p. 771.

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les magistrats détournent l’institution51 afin de ne pas laisser tomber dans l’oubli juridique des situations qui

ne sont parfois pas encore connues des victimes elles-mêmes52. La prescription de l’action publique, en tant

que symbole même de l’oubli judiciaire est ainsi remise en cause par les juges eux-mêmes. Si la prescription

de l’action publique a toujours suscité de vifs débats notamment quant à son fondement et à son utilité, il

n’en reste pas moins qu’en l’état du droit positif, cette institution perdure et introduit l’oubli au sein de notre

arsenal pénal53. Afin de réguler les rapports sociaux, l’oubli peut aussi être rédempteur, se rapprochant en

cela du pardon.

2. L’oubli rédemption

Tout comme il peut apparaître nécessaire pour certains de pardonner pour avancer dans la vie, le législateur

a prévu que dans certains cas, il devait être mis en place des oublis permettant d’apaiser les rapports sociaux

et donc d’aboutir à une sorte de pardon collectif. On parle alors d’un « oubli-apaisement »54. Ainsi en est-il

en particulier de la grâce et de l’amnistie en matière pénale. La grâce est un « demi-oubli » dans la mesure

où elle emporte seulement dispense d’exécuter la peine55, mais ne fait pas obstacle à la réparation auprès de

la victime56. L’amnistie, en revanche, constitue un franc oubli en ce qu’elle est une mesure législative

tendant à effacer le caractère délictueux d’infractions commises sur une période de temps déterminée57. Ces

fictions légales58 permettent de réguler les rapports en les mâtinant de pardon, « d’oubli rédempteur ». Mais

il est des cas où « l’oubli rédempteur » se veut vérité.

Les enjeux de reconstruction sociale à l’issue d’un changement de régime mettent également en exergue la

nécessité, pour que le droit accomplisse sa finalité de régulation pacifique des rapports sociaux, d’offrir à

ceux qui l’ont offensé la chance de se repentir de leurs crimes en avouant. L’oubli devient expiateur. Dans

une logique de justice reconstructive, plutôt que répressive, la première « Commission Vérité et

Réconciliation » est mise en place en Afrique du Sud59 suite à l’abolition du régime d’Apartheid. Elle a pour

but officiel de « permettre à la société sud-africaine de se reconstruire par-delà les divisions et les luttes du

passé, et d’exister comme nation fondée sur la reconnaissance des droits de l’homme et la démocratie. Elle a

pour finalité explicite inscrite dans le droit positif de rendre possible la réconciliation de la nation arc-enciel

»60. Organisée autour des témoignages des victimes comme des auteurs du crime d’Apartheid, la

Commission tente, sans attendre la demande de pardon formel des coupables, de justifier leur amnistie61 afin

de les réintégrer dans la société. Cette forme d’oubli, par l’aveu et l’amnistie tend à se généraliser. D’autres

commissions sont mises en place au Pérou, en Côte d’Ivoire et au Cambodge pour répondre à la même

nécessité de reconstruction sociale. Néanmoins, l’idéal de vérité pour justifier l’oubli peut être battu en

brèche par une autre nécessité : la protection de la société.

51 A. VARINARD, « La prescription l’action publique : une institution à réformer », in Mélanges offerts à J. PRADEL, p. 605,

spéc. p. 617 : où l’auteur explique en quoi l’évolution jurisprudentielle en la matière est contestable, en ce qu’elle n’est que le

fruit d’une simple hostilité à l’institution elle-même.

52 Ainsi en est-il par exemple des infractions clandestines, qu’elles soient clandestines par nature ou par réalisation. La notion

d’infraction clandestine est d’origine purement jurisprudentielle et permet aux juges de retarder le point de départ de la

prescription publique au jour où « le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action

publique » : jurisprudence constante, voir par exemple : Crim. 5 juill. 1945, Bull. crim. n° 76, Crim. 19 nov. 2003, Droit Pénal,

2004, 36, obs. M. VERON.

53 Il existe de nombreux écrits en la matière, notamment, la thèse d’A. VARINARD, La prescription de l’action publique. Sa

nature juridique : droit matériel, droit formel, Lyon 1973, ou plus récemment, la thèse d’A. MIHMAN, Juger à temps, le juste

temps de la réponse pénale, L’Harmattan, 2008.

54 Expression empruntée à F. OST. Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 135-136.

55 Art. 133-7 du Code pénal.

56 Art. 133-8 du Code pénal.

57 L’amnistie est une cause d’extinction de l’action publique (art. 6 du Code de procédure pénale) et efface les condamnations

prononcées (art. 133-9 du Code pénal). L’amnistie efface la condamnation avec toutes ses conséquences pénales : Crim. 21

juill. 1932 : Bull. crim. n° 183.

58 C. HARDOUIN-LE GOFF, « Les fictions légales en droit pénal », Droit Pénal général 2009, Etude 1.

59 Loi de juin 1995 : Promotion of National Unity and Reconciliation Act.

60 G. COURTOIS, « Le pardon et la Commission Vérité et Réconciliation », Droit et culture, 50, 2005-2, §16,

http://droitcultures.revues.org/1138.

61 Ibid, §21.

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« L’homme, partie intégrante d’une nation, vit aussi au sein d’une famille ; entre les deux partenaires

classiques, il y en aurait donc un troisième qu’on a un peu tendance à méconnaître et qui cependant est

curieusement à la fois un agent de la répression et un écran empêchant cette répression. »62L’oubli peut être

protecteur. La famille, en tant que cellule de base de la société, se place alors à la fois comme source de

répression et comme obstacle à la répression. La politique criminelle tient alors compte de la préservation

du lien familial comme gage de stabilité des rapports sociaux et pose l’institution familiale comme sujet

particulier de la répression en instaurant notamment des immunités familiales63. « Une bonne politique

criminelle conduit quelques fois à ne pas poursuivre un coupable dans le but de sauvegarder l’intimité et la

solidarité familiale. »64 L’idéal de paix des familles, source de paix sociale, amène alors à ne pas réprimer

une infraction qui, s’il avait été commis hors du cercle familial, aurait été poursuivi. L’oubli de l’infraction

peut alors trouver sa légitimité dans le caractère matériel des infractions concernées : « La bienséance et la

décence répugnent à ce qu’une condamnation vienne alors frapper une personne sur la plainte d’un de ses

proches. »65 La vérité de l’infraction se trouve alors éludée au profit de la cohésion familiale. C’est donc

l’oubli volontaire de l’application du droit pénal qui va mener à la protection de la famille et de la société.

En marge de ce constat, l’oubli va parfois dépasser son impact sur le renforcement de la cohésion et de la

paix sociale pour aller se placer en facteur évolutif du système juridique global.

B. – L’oubli comme outil de l’évolution du droit

En pointant la désuétude de certains pans du droit (1), l’oubli renvoie le droit à ses propres insuffisances. Et

c’est bien l’insuffisance du droit à cerner l’oubli qui est au coeur de la nécessité d’envisager un droit à

l’oubli (2).

1. L’oubli révélateur de désuétude normative

Le droit international prévoit de multiples mécanismes formels et parfois complexes pour mettre fin aux

traités66. Toutefois, il est des cas où la procédure formelle n’est pas nécessaire et où la simple volonté

« d’oublier » un traité suffit, par l’instauration d’une pratique coutumière contraire, à le rendre désuet.

Ainsi, la simple instauration d’une pratique coutumière postérieure et contraire à un traité – née de la

volonté des Etats de ne plus être tenue par une convention qu’ils ont signée – peut non seulement en

modifier les dispositions, mais peut aussi et surtout avoir pour effet d’éteindre un traité si celui-ci est

incompatible avec la coutume postérieure. En vertu du principe « lex posterior derogat priori» (la loi

postérieure déroge à la loi antérieure), cette situation n’a, par conséquent, rien d’illicite : le traité signé, bien

que non dénoncé de jure, est éteint de facto. Il est aussi, à l’instar de nombreuses lois internes, des traités

internationaux signés et ratifiés par des Etats mais restant ineffectifs du fait d’un manque de volonté

politique pour les mettre en oeuvre les rendant ainsi, avec le temps, désuets. On comprend ainsi mieux

pourquoi les Etats ayant la possibilité de le faire, s’efforcent de dénoncer tous les traités auxquels ils sont

parties, mais qui n’ont pas pour l’heure été appliqués, afin de ne pas être tenus par des dispositions qu’ils

estiment contraires à leur intérêt.

L’oubli du droit dans un système juridique interne trouve également sa justification dans le fait qu’il est

nécessaire à l’évolution juridique. Cet oubli se manifeste par les agissements du principal titulaire du

pouvoir normatif : le législateur. Il fonde l’oubli du droit lorsque certaines dispositions juridiques ne sont

plus en mesure de remplir le rôle assigné au droit : saisir les rapports sociaux. C’est donc au législateur qu’il

incombe de veiller à la cohérence du système juridique, en abrogeant les lois désuètes, « et comme, de

surcroît, la production législative d’une année s’ajoute à toutes celles des années précédentes depuis 1804,

sans en abroger plus qu’une fraction, c’est au bas mot une centaine de milliers d’impératifs variés qui

62 P. COUVRAT, « Le droit pénal et la famille », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1969, p. 808.

63 Voir notamment article 311-12 du Code pénal sur l’immunité familiale dans l’infraction de vol.

64 Ibid.

65 P. COUVRAT, « La famille, parent pauvre du droit pénal », in Le droit non civil de la famille, PUF, 1983, p. 137.

66 La nécessité de prouver un changement fondamental de circonstances et celle de prouver une clause implicite d’extinction du

traité prévues par les parties au moment de la conclusion du traité en sont des exemples significatifs.

- 9 -

planent au-dessus de nos têtes »67. Néanmoins, l’Assemblée nationale a agi en ce sens en 2007 en adoptant

la proposition de loi relative à la simplification du droit68, visant à abroger les dispositions normatives

considérées inappliquées. Entre autres exemples peuvent être citées l’abrogation des lois relatives à la lutte

contre les tromperies sur l’origine des noix, aux fraudes sur le guignolet, à la conservation des sardines ou

encore, la suppression du certificat médical prénuptial dont la raison d’être avait disparu69. Cet oubli du

droit, droit oublié du fait de son objet devenu inexistant, est une nécessité pour l’évolution du droit. Cette

évolution atteint actuellement un tel point que l’objet du droit tend à s’inverser : l’oubli devient lui-même un

objet autonome du droit, le droit viendrait garantir l’oubli.

2. Vers l’émergence d’un droit à l’oubli ?

Après l’oubli puni et l’oubli vecteur d’un pardon légal, il semble apparaître une volonté d’ériger l’oubli en

droit70 dans le contexte particulier de l’ère du tout numérique. Placé au rang des libertés individuelles, il

deviendrait une composante du droit au respect de la vie privée, dans un contexte où il est difficile de

contrôler la traçabilité des données, leur utilisation et leur devenir. Certaines juridictions civiles71 ont

localement retenu la notion de droit à l’oubli dans l’intérêt de la personne, dès lors que ce rappel de faits

passés ne répond à aucune nécessité d'ordre éthique, historique ou scientifique, sans pour autant être

consacrée par la Cour de cassation72. Les juridictions sont intervenues dans le cas de l’utilisation de données

déjà publiées, notamment dans le cadre de comptes-rendus judiciaires, leur donnant force d’immunité. Dans

le conflit d’intérêt opposant liberté d’expression et droit à l’oubli, la juridiction suprême semble avoir

tranché.

Ce droit à l’oubli trouve une actualité toute particulière suite à la suspension du décret créant le fichier

EDVIGE73, ou encore la contestation de la Base Elève. Si la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique,

aux fichiers et aux libertés offre un droit d’accès et de rectification aux particuliers qui se retrouveraient

fichés, le droit à l’oubli numérique irait plus loin, offrant aux particuliers un droit de suppression, sans

toutefois remettre en cause le motif légitime, source de protection d’une autre liberté, celle d’expression et

de communication. De plus, à l’heure actuelle, les particuliers ont un délai de trois mois pour intenter une

action envers des diffamations publiques, injures et provocations. Face à l’infinie mémoire d’Internet, ce

délai paraît dérisoire et peu protecteur. En 2009, le Sénat a adopté une proposition de loi le portant à un an74.

Enfin, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés, par la voie de son président Alex Türc,

notamment dans son 30e rapport d’activité de 2009, fait état de ses craintes face à ce qui pourrait

s’apparenter à de nouvelles mémoires, des mémoires virtuelles. La difficulté est celle de l’application

67 J. CARBONNIER, Essais sur les lois, Répertoire du notariat Defrénois, 2e éd. Paris, 1995, p. 309.

68 Loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit publiée au Journal Officiel du 21 décembre 2007.

69 AFP, 9 octobre 2007.

70 Recommandation n° 14 « Réfléchir à la création d'un droit à " l'hétéronymat " et d'un droit à l'oubli », in La vie privée à l’heure

des mémoires numériques - Pour une confiance renforcée entre citoyens et société de l’information. Rapport d’information du

Sénat n°441 (2008-2009) de Y. DETRAIGNE et A.-M. ESCOFFIER, fait au nom de la Commission des lois, déposé le 27 mai

2009.

71 TGI Paris, 20 avril 1983, JCP G, 1985, II, 20434 : « Toute personne qui s’est trouvée associée à un évènement public, même si

elle en a été le protagoniste, est fondée à revendiquer un droit à l’oubli et à s’opposer au rappel d’un épisode de son

existence. » ; CA Versailles, 14 sept. 1989, Jamet, Tesson et autres c/ consorts Girard, Gaz. Pal. 1990, 1, somm. p. 123, énonçant

qu’un évènement public, par « l’écoulement d’un temps suffisamment long, peut redevenir, pour la personne qui en a été le

protagoniste, un fait de vie privée rendu au secret et à l’oubli ».

72 Dans l’arrêt de principe Monanges, (Cass. 1re civ., 20 nov. 1990, Dame Monanges c/ Kern et autres, JCP G, 1992, II, 21908,

note J. RAVANAS ; Gaz. Pal., 1991, 1, pan. jurispr. p. 62 et p. 80), la Cour de Cassation énonce « [...] les faits touchant à la vie

privée de Mme Monanges avaient été livrés, en leur temps, à la connaissance du public par des comptes rendus judiciaires parus

dans la presse locale, qu'ainsi ils avaient été licitement révélés et, partant, échappaient à sa vie privée, Mme Monanges ne

pouvant se prévaloir d'un droit à l'oubli pour empêcher qu'il en soit, à nouveau, fait état [...] ». Cet arrêt a fait l’objet de critiques

de la part de la doctrine : J. RAVANAS avait ainsi noté que « refuser le droit à l'oubli, au mépris de toute prescription du silence,

c'est nourrir l'homme du remord qui n'a d'autre avenir que son passé, dressé devant lui comme un mur qui bouche l'issue ».

73 Décret n° 2008-632 du 27 juin 2008 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé

EDVIGE (pour Exploitation Documentaire et Valorisation de l’Information Générale).

74 Sénat, session ordinaire de 2009-2010, enregistré à la Présidence du Sénat le 6 novembre 2009, Proposition de loi visant à

mieux garantir le droit à la vie privée à l’heure du numérique, présentée par M. Y. DETRAIGNE et Mme A-M. ESCOFFIER.

- 10 -

territoriale de ce droit, les données personnelles faisant l’objet de conceptions différentes selon les Etats. Si

dans l’Union européenne, il est communément admis que celles-ci doivent faire l’objet d’une protection

particulière, elles sont considérées comme des données commerciales aux Etats-Unis. Un accord de principe

entre Etats n’est donc pas d’actualité. Les systèmes juridiques peinent encore à se saisir de cette question, et

le font souvent sous l’angle de la protection de la propriété intellectuelle75. Si selon Andy Warhol, « un jour,

tout le monde aura ses quinze minutes de gloire », passer ce délai, l’anonymat redevient précieux, et la

nécessité d’une intervention du droit nécessaire.

Alors que l’oubli est traditionnellement conçu comme base pour la sanction réprimant un comportement

contraire à la norme ou comme contre-fondement du devoir de mémoire, il apparaît désormais comme

menant à la genèse d’une généralisation du droit à l’oubli. Cette évolution aboutit à une « inversion de la

charge de l’oubli ». Par cette rupture de paradigme, l’oubli ne serait plus seulement empreint de la marque

de la sanction, mais aussi de celle de la liberté.

75 La société Google a créé un algorithme d’analyse de la pertinence des pages en fonction des requêtes des utilisateurs. Cet

algorithme est régulièrement contrôlé et amélioré par la firme, afin d’en accroître l’efficacité. Divers contentieux sont nés afin de

le dénoncer : ainsi, le TGI de Paris (17e Ch.), dans sa décision du 8 septembre 2010, M. X. c/ Google INc, Eric S. et Google

France, s’est demandé si les suggestions de recherche proposées par Google Suggest pouvait constituer une diffamation.



24/04/2012
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