memoire Delphine ALLES Le principe de précaution et la philosophie du droitÉvolution manifeste, révolution en puissance
Delphine ALLES
Le principe de précaution et la philosophie du droit
Évolution manifeste, révolution en puissance
Année 2004-2005
Mémoire réalisé dans le cadre du séminaire « État de droit - L'individu et le droit en France, en Europe et dans le monde », sous la direction Madame Florence CHALTIEL
Soutenance le 4 juillet 2005 à l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble
Jury : Madame Florence CHALTIEL, Professeur de droit public, Directeur de mémoire
Monsieur Stéphane LABRANCHE, Politologue, examinateur
J'adresse tous mes remerciements à Florence Chaltiel,
pour avoir accepté d'encadrer ce mémoire et, d'interrogations en évolutions,
être restée avec patience les « berges du torrent » !
Sommaire
Première partie Un principe ambitieux mais opaque, à la traduction juridique complexe 8
Titre 1 Un principe philosohique plébiscité, dont l'application porte à controverses 10
Chapitre 1 Apparition et généralisation d'un principe original, caractéristique du monde moderne 9
Chapitre 2 Des controverses philosophiques à l'émergence d'une nouvelle philosophie juridique 25
Titre 2 Une écriture juridique difficile, qui laisse au juge la responsabilité de l'application du principe 40
Chapitre 1 Le droit international, terreau du principe de précaution 41
Chapitre 2 Le droit européen et les traditions juridiques nationales, lieux d'application du principe de précaution 59
Deuxième partie L'écriture constitutionnelle du principe de précaution en France, entre attitude écologiste et conséquences juridiques 87
Titre 1 La reconnaissance tardive du principe de précaution, sous l'influence de la société puis l'action du juge 88
Chapitre 1 Une formulation d'abord restrictive, étendue par l'audace du juge 88
Chapitre 2 Une nouvelle étape : la consécration constitutionnelle du principe de précaution avec la Charte de l'environnement 102
Titre 2 Des conséquences contentieuses porteuses de plusieurs révolutions juridiques 116
Chapitre 1 L'insertion du principe de précaution au sommet de la hiérarchie des normes, vecteur de bouleversements juridiques 116
Chapitre 2 Un principe opaque, source d'incertitudes 133
Conclusion...............................................................................................147
Cheval de bataille des protecteurs de l'environnement comme des associations de consommateurs, le principe de précaution est à la mode. Sur-médiatisé, repris par les politiques, le monde judiciaire comme les citoyens ordinaires, il est entré dans la rhétorique revendicative de multiples domaines, du règlement de différends locaux à la recherche scientifique. Du foisonnement de textes, analyses ou publications d'opinion, qui lui sont consacrés, on pourrait imaginer que tout a déjà été dit ou écrit sur ce thème. Parcourir un journal sans y trouver de référence à un « principe de précaution » relève en effet désormais de la gageure, et nombreux sont les juristes, philosophes, scientifiques ou politologues qui se sont penchés sur son application.
Force est pourtant de constater que la clarification du principe de précaution n'a pas été de pair avec sa popularisation. Défini par le dictionnaire Larousse comme une « disposition prise pour éviter le mal ou pour en limiter les conséquences », le terme de « précaution » est issu du latin praecautio, composé de prae (avant) et cautio (garde). Plus précisément, le « verbe praecavere, dont prae - s'applique à l'avenir, toujours en partie inconnu malgré les lois de la science, incapables d'épuiser l'expérience humaine », et « le verbe cavere marquant l'attention et la méfiance »1(*). Il s'agit donc d'adopter certaines mesures propres à éviter le mal, en prévision de ce dernier et même lorsque sa nature n'est pas précisément définie. Elevée au rang de « principe », la précaution prend une dimension supérieure. Il s'agit alors d'en faire, toujours suivant le Larousse, « une règle générale théorique qui guide la conduite ».
Avancé pour protéger l'environnement ou se prémunir de mesures ou d'innovations jugées dangereuses, le principe de précaution est généralement invoqué pour conserver une situation en l'état, ou à l'inverse obtenir le retrait ou un dédommagement face à des activités ou des produits dont les conséquences, avérées ou potentielles, sont jugées négatives.
Il est complexe, en pratique, de déterminer quelles situations sont susceptibles de faire l'objet de mesures de précaution, notamment dans un contexte tel que la recherche scientifique, aux conséquences par nature incertaines. La science ne pouvant prévoir avec certitude toutes les conséquences, positives ou négatives, d'une innovation ou d'une action donnée, le principe de précaution s'applique à des situations aux contours mouvants et mal déterminés à l'instant où on les considère. Le flou qui entoure le principe de précaution apparaît donc consubstantiel à sa définition.
Cette opacité prête à réflexion à l'heure où, en réponse à une demande citoyenne croissante, le principe de précaution s'impose dans le droit positif. En témoigne le foisonnement des textes juridiques qui y font référence depuis les dernières décennies du XXème siècle. Il s'agissait de répondre à la prise de conscience du fait que l'Homme n'est pas toujours en mesure de maîtriser les conséquences de son action sur l'environnement, puis de réagir à une demande de sécurité toujours plus pressante de la part des sociétés occidentales. En matière de protection de l'environnement puis de la santé, l'objectif était donc de faire preuve de volontarisme politique, en intégrant l'incertitude scientifique dans la gestion des risques. La traduction de l'exigence de précaution dans des textes juridiques semble constituer un véritable tournant dans le développement de nos sociétés. Le principe de précaution apparaît comme le premier outil juridique dépassant la rationalité instrumentale pour garantir qu'aucune action ne mette en péril les conditions de vie des générations actuelles et futures. Pour la première fois, est en effet formulé un instrument juridique protecteur, dans une perspective de « développement durable »2(*).
Les différents législateurs qui se sont saisis du principe de précaution l'ont employé comme un outil politique pour répondre à la demande sociale, tout en jouant sur sa nature confuse, qui permet une multitude d'interprétations, pour éviter l'adoption d'une règle excessivement contraignante. Inspiré par la législation allemande des années 70, le principe a d'abord émergé au niveau international puis européen, jusqu'à sa consécration constitutionnelle. Il a en effet été introduit au sommet de la hiérarchie des normes française, à travers l'article 5 de la Charte de l'environnement adoptée le 28 février 2005 par le Parlement réuni en Congrès.
Cependant, difficile à définir du point de vue philosophique, le principe de précaution peine à trouver une formulation juridique. Son application est par conséquent largement tributaire de l'interprétation des juridictions susceptibles de se prononcer sur sa nature et sa portée. Pour cette raison, le principe de précaution fait l'objet de multiples controverses, de la part de ceux qui ont pour rôle de le faire appliquer comme de ceux qu'il est susceptible de viser. Les premiers lui reprochent en effet un caractère trop vague, contrastant avec l'objectif de la règle de loi qui, traditionnellement, « ordonne, permet ou interdit »3(*). Les seconds voient le spectre d'un gouvernement des juges dans la latitude d'interprétation du principe, et craignent que son application extensive n'entrave le progrès scientifique ou les libertés économiques.
Plusieurs observations s'imposent. Révélateur d'évolutions sociétales autant que juridiques, le principe de précaution est emblématique d'une nouvelle philosophie du droit qui semble caractérisée par de nouvelles priorités pour législateur et une évolution du rôle des juges. Il illustre en effet la recherche d'un droit plus politique qu'efficient, qui ne vise plus à définir des règles précises pour régir des situations spécifiques mais énonce des principes de plus en plus généralistes en réponse à une demande citoyenne. Sans que soient précisément définies les cibles du principe de précaution, ni la manière de le mettre en oeuvre, il constitue un prisme au travers duquel toute situation, et tous les aspects de la vie citoyenne et privée, sont susceptibles d'être observés. Cette situation semble procéder d'une démission du politique qui, face une demande sociétale de plus en plus pressante, choisit de légiférer pour apporter une réponse rapide et visible, sans se préoccuper des effets concrets de son action.
L'inscription d'un principe aussi opaque dans le droit positif procède en soi d'une évolution de la philosophie du droit. Mais l'application du principe de précaution est également porteuse de plusieurs révolutions. De la création de textes transversaux couvrant une palette de situations de plus en plus larges et de moins en moins circonscrites, résulte une incertitude juridique croissante. Il revient en effet aux différentes juridictions compétentes de déterminer en dernier ressort les contours et conditions d'application de ce nouveau droit, malléable autant que nébuleux, en fonction des situations qui leur sont soumises. Or en l'absence de règles écrites précises, les juges disposent d'une grande latitude d'interprétation, et peuvent choisir d'appliquer le principe de manière restrictive ou extensive. C'est en ce sens que le principe de précaution est porteur d'une véritable révolution juridique, suspendue à l'interprétation des juges.
La fortune juridique du principe de précaution est pour l'instant relativement limitée. Reconnu dans des textes nombreux mais peu contraignants ou de faible portée, il n'a pas souvent fait l'objet d'interprétations extensives. Sa récente reconnaissance constitutionnelle pourrait changer la donne en France, dans la mesure où les juridictions françaises se montrent relativement réceptives au principe même en l'absence de textes d'une portée aussi importante. A priori limité au domaine de la protection environnementale et à l'action des autorités publiques, le principe tel qu'il est désormais mentionné par la Constitution semble trop circonscrit pour entraîner un véritable bouleversement. Sa définition reste néanmoins trop opaque pour prévoir quelle sera son application exacte, et l'actuel consensus autour du principe de précaution pourrait encourager la diffusion de sa philosophie dans l'ensemble du droit et de la réflexion des juges. Or le principe de précaution semble difficilement conciliable avec d'autres normes de valeur constitutionnelle, concernant notamment les libertés économiques : il reviendra donc aux juges de déterminer quelles normes doivent prévaloir. Principe d'anticipation, applicable à des situations indéfinissables puisque non survenues, préconisant le choix de l'option la plus pessimiste, le principe de précaution est en outre susceptible d'interroger certains éléments-phares de la philosophie du droit, tels que l'obligation de prouver la faute dénoncée ou le principe de légalité des délits et des peines.
Le présent mémoire est issu d'un intérêt mêlé d'interrogations à l'égard du progrès scientifique et des dilemmes soulevés par la volonté d'encadrer ses conséquences et de le concilier avec les enjeux environnementaux. L'objectif principal sera de considérer les conséquences que la juridicité du principe de précaution entraîne concernant la philosophie du droit.
La nature séduisante mais opaque du principe (Première partie, Titre 1) a entraîné un foisonnement de formulations ambiguës, dont l'application est largement tributaire de l'interprétation des juridictions compétentes. Celles-ci, au niveau international comme au sein des Etats, se sont souvent révélées timides dans un premier temps (Première partie, Titre 2). En France, en revanche, les juges ont pris l'habitude de palier aux insuffisances du droit positif concernent principe de précaution, et n'ont pas hésité à créer du droit au fil de la jurisprudence (Deuxième Partie, Titre 1). L'écriture juridique du principe de précaution marque bien en soi une évolution de la philosophie du droit. L'étape franchie par la France avec sa constitutionnalisation pourrait introduire une nouvelle dimension De nombreuses questions sont en effet soulevées par la reconnaissance constitutionnelle d'un principe aussi malléable, et c'est la possibilité d'une révolution juridique qui est suspendue à l'audace des juges (Deuxième partie, Titre 2).
Première Partie
* 1 Rey A. « Le mot du mois, un principe : la précaution », Bulletin de l'ordre des médecins, mai 2000, p.16
* 2 Défini comme un développement qui réponde « aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins » (Rapport Brundtland, Commission des Nations Unies sur l'environnement et le développement, 1987)
* 3 Suivant la formule attribuée à Sieyès et Portalis, pères fondateurs du Code Civil français
Un principe ambitieux mais opaque, à la traduction juridique complexe
Le principe de précaution présente une nature aussi prometteuse que complexe, propre à révolutionner le fonctionnement même des sociétés modernes fondées sur la croyance dans les potentialités de la science. Il s'agit en effet de prendre en compte d'une part les dangers inhérents à la modernité, et d'autre part les carences du savoir scientifique, pour renoncer à la seule rationalité comme critère décisionnel. La définition du principe de précaution, sa nature même et surtout la manière d'en faire un instrument d'action concret, soulèvent pourtant une multitude de débats théoriques.
Plébiscité par la société, le principe s'est imposé dans les discours des politiques, qui l'ont repris dans une multitude de textes juridiques en dépit des controverses sur sa nature et son applicabilité. L'écriture juridique d'un principe aussi opaque et controversé est pourtant source d'ambiguïtés. De fait, de nombreuses zones d'ombre entourent les textes qui y font référence. Il revient donc bien souvent aux juges chargés de l'appliquer de déterminer la portée effective du principe de précaution, ce qui donne lieu à des degrés de réceptivité variables.
Cette première partie permettra de positionner le principe de précaution dans le contexte historique de son apparition et d'évoquer les débats théoriques dont il fait l'objet. Cela permettra de saisir les difficultés qui entourent sa concrétisation, tout en ouvrant la réflexion sur les bouleversements dont le principe est porteur en termes de philosophie du droit. Un état du droit en vigueur permettra ensuite d'observer à quel point les ambiguïtés et controverses autour du principe de précaution ont donné lieu, aux différents étages de la pyramide des normes, à des traductions juridiques opaques laissant ouverte la possibilité d'interprétations diverses.
Titre 1 Un principe philosophique plébiscité, dont l'application porte à controverses
Le principe de précaution peut être défini comme une « vision actualisée de la sagesse ancestrale qui préconise la prudence dans la conduite des affaires humaines »4(*). Il serait en fait le produit de l'évolution d'une logique de prudence commandée par l'instinct de survie, proportionnée à la prise de conscience actuelle des risques que peut occasionner le progrès scientifique pour l'homme et son environnement. De fait, l'apparition du principe de précaution s'est réalisée de manière évolutive, suivant de près les avancées scientifiques et la mise à jour de conséquences aussi indésirables qu'imprévues. La montée de popularité du principe a également été de pair avec l'évolution des sociétés occidentales, à la recherche de garanties de sécurité. Ce premier titre permettra de positionner le débat et de mettre en évidence certaines caractéristiques propres au principe de précaution, à travers les conditions de son émergence, les controverses auxquelles il donne lieu et son impact en termes de philosophie du droit.
Chapitre 1 Emergence et généralisation d'un principe original, caractéristique du monde moderne
Avant de se pencher sur les conséquences de l'écriture juridique du principe de précaution, il apparaît nécessaire de comprendre la manière dont il s'est imposé comme élément de gestion de l'incertitude scientifique. Nous rappellerons donc le contexte de son apparition et la manière dont il s'est distingué des notions de prévoyance et de prévention, avant d'observer les caractéristiques des situations auxquelles il s'applique, qui constituent l'une des spécificités propres au principe.
Section 1 L'intégration progressive de l'incertitude scientifique dans la prise en compte des risques futurs
Une conception positiviste de la science liait les mesures préventives au niveau de connaissances dont disposait l'instance décisionnaire. La deuxième moitié du XXème siècle a remis en cause ce préalable, suite à la prise de conscience de nouveaux types de risques, parfois inédits et imprévisibles, liés au développement scientifique et technique engendré par la révolution industrielle. C'est face à ces situations nouvelles, caractérisées par la conscience d'un danger potentiel autant que par l'incertitude quant à l'ampleur effective de la menace pressentie, que la notion de précaution apporte une réponse et propose des stratégies d'action. Aujourd'hui consacré dans le langage commun et invoqué de toutes parts, le principe de précaution a émerge dans la continuité des principes de prudence puis de prévention.
§1 De la prévoyance à la prévention
Au cours du XIXème siècle, se généralise l'idée qu'il importe d'être prévoyant, afin de faire face aux éventuels aléas du futur. La prise de conscience est d'abord individuelle, puis se développe la notion de prévention, face à des risques qui concernent l'ensemble de la société et ne sont maîtrisables que par des mesures collectives. C'est dans ce contexte qu'apparaissent les premiers outils visant à analyser les risques et à trouver une réponse adéquate.
A. La prise de conscience des risques du futur
· La logique individuelle de prévoyance : parer aux aléas du sort
Le XIXème siècle a inventé la notion de « prévoyance », destinée à contrer les effets pervers de certains aléas du sort. Il s'agissait, à l'échelle individuelle, de parvenir à prendre en compte dans le présent le fait que les évènements à venir peuvent être porteurs de conséquences négatives, mais non maîtrisables. Ainsi émergea l'idée de thésauriser un pécule en prévision d'aléas divers, comme un accident du travail, une maladie ou une nouvelle bouche à nourrir. C'est sur ce mode qu'apparut la logique d'assurance, qui se développa comme science et outil de la prévoyance.
· La découverte des externalités négatives et la prise en compte de responsabilités globales : la naissance de la prévention
A la fin du XIXème siècle, la découverte de la contagion par Pasteur et Bourgeois sape la logique de prévoyance individuelle. On s'aperçoit en effet que les actions individuelles peuvent s'accompagner d'externalités, éventuellement négatives, sur la situation des autres individus : le bien de chacun ne dépend pas seulement de sa propre conduite, mais aussi de celle de son voisin... Les autorités publiques commencent donc à réglementer certains comportements à des fins d'hygiène publique, principale préoccupation de l'époque : c'est la naissance de la « prévention », « conduite rationnelle face à un mal que la science peut objectiver et mesurer » , et élevée depuis au rang de règle d'action, notamment en matière de santé publique où l'on adopte des mesures en cas de risque possible et prévu.
Il ne s'agit plus seulement de s'armer individuellement en prévision des aléas du futur, mais d'agir préventivement pour limiter ou empêcher la survenance de risques identifiés. L'imposition de mesures de prévention va de pair avec la mutation des structures étatiques régaliennes en Etats providences : en réponse à la demande sociale, des modes d'action émergent pour affronter les risques collectifs, avec la constitution de modes d'appréhension statistiques, la création d'institutions ad hoc5(*) et surtout, l'implication croissante de l'Etat dans les actions et comportements individuels.
B. Le début d'une science de l'analyse des risques
· Le champ d'application de la prévention : les situations de risques identifiés
À la même époque se développe la recherche mathématique sur les probabilités, sous l'influence de Pascal, Fermat ou Huygens. Elle permet de résoudre le dilemme du choix des risques à prévenir, en fournissant une théorie rationnelle de la décision en contexte incertain. Deux conditions de base doivent être satisfaites pour que la théorie soit pertinente : les différents résultats possibles d'une expérience (ici, les conséquences possibles d'une action) doivent être identifiés à l'avance, et les expériences doivent être répétées plusieurs fois - les fréquences d'occurrence empiriques ne se rapprochant des probabilités théoriques que lorsque les expériences sont conduites un grand nombre de fois. Appliquée à l'appréhension statistique des risques collectifs, cette théorie est donc exploitable dans la mesure où les démarches préventives concernent des risques identifiés et portent sur un grand nombre de cas, comme par exemple les mesures sanitaires.
· La théorie des choix rationnels, instrument d'analyse et mode d'action
Une fois le risque identifié comme pouvant faire l'objet de mesures préventives, le choix du type d'action à mener est également déterminé à l'issue d'un calcul qui se veut le plus rationnel possible. Largement influencée par la science économique (notamment les analyses néoclassiques), la théorie des choix rationnels développée par Leonard Savage et John von Newman offre un mode d'action qui vise à maximiser la rationalité de la prise de décisions. S'appuyant sur l'approche probabiliste, elle fait reposer tout choix sur une mise en relation systématique de l'ensemble des conséquences et des probabilités d'occurrence qui leur sont associées. Cette théorie, qui donne lieu à une analyse coûts-avantages de chaque action, est à la base des critères de choix sociaux préconisés par les économistes néoclassiques. Tout choix collectif devrait selon eux reposer sur l'examen des coûts et des bénéfices associés à une mesure sociale, à comparer avec les conséquences de l'absence de mesure, évaluées selon des critères monétaires. Dans le cadre d'une décision d'action préventive, seules les mesures dont les conséquences en termes de coûts sont inférieures aux bénéfices attendus - ou aux coûts évités - apparaissent économiquement justifiées et doivent être mises en oeuvre.
Le mode d'action semble efficace, mais la théorie des choix rationnels se heurte rapidement à une réalité plus complexe, et se révèle inadaptée aux contextes marqués par l'incertitude scientifique qui sont de plus en plus fréquemment mis à jour dans la seconde moitié du XXème siècle. On verra cependant que la théorie a durablement imprégné les modes de décision, y compris en contexte d'incertitude, et peut permettre de tempérer l'application du principe de précaution.
§2 La nécessité d'intégrer l'incertitude scientifique à l'arsenal décisionnel
Les outils d'analyse des risques fondés sur la théorie des choix rationnels ne tardent pas à révéler leur inadéquation à un contexte d'incertitude scientifique, mis en évidence en même temps que les dangers potentiellement portés par la science. Le développement de ces doutes, parallèlement à une prise de conscience écologique, forme un terreau propice à l'émergence du principe de précaution. Ce dernier vise en effet à intégrer à la prise de décision le fait qu'une information exacte sur les évolutions à venir du monde réel fait généralement défaut au moment de l'analyse.
A. L'incapacité des outils théoriques à prendre en compte l'incertitude réelle
Le principe de précaution met en cause les hypothèses fondamentales de la théorie des choix rationnels, notamment celle d'une information parfaite et objective sur les conséquences futures d'une situation analysée à un instant donné. Dans la plupart des contextes réels, il est en effet non seulement impossible d'identifier l'ensemble des conséquences d'un choix ou d'une action donnés (l' « ignorance » scientifique), mais en outre très difficile d'attribuer des probabilités objectives à chacune des conséquences identifiées (l' « incertitude » scientifique). L'ignorance scientifique constitue à la fois une situation de savoir (on sait qu'une action entraîne des externalités) et de non savoir (on est incapable d'identifier la nature précise de ces externalités).
Le XXème siècle a vu se développer la prise de conscience de situations où prédominent l'incertitude et l'ignorance scientifique, notamment, depuis les années 60, avec l'arrivée au centre de la scène publique des thèmes liés à la crise environnementale. Par la suite, les crises sanitaires, notamment celle de la « vache folle », attiseront la pression citoyenne réclamant des outils décisionnels prenant en compte cette incertitude sur le futur. C'est dans ce contexte que sera introduite la notion de précaution, vue comme outil décisionnel pour garantir un haut degré de protection malgré le contexte incertain.
B. La prise de conscience écologique et la mise en question des bienfaits de la science : une réponse par la précaution
Le pouvoir destructeur porté par le progrès scientifique et technique, susceptible de mettre en danger l'existence même de la vie sur Terre, commence en effet à apparaître. La prise de conscience débute dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, avec la mise à jour des conséquences dévastatrices d'Hiroshima et Nagasaki. Elle se poursuit durant la Guerre froide, avec la réflexion sur la dégradation durable de l'environnement global qui accompagne une croissance économique mondiale sans précédent. Des ouvrages de synthèse diffusent les préoccupations écologiques concernant la dégradation des sols, la déforestation, l'extinction des espèces sauvages, la pollution de l'air ou l'érosion6(*). L'opinion publique se saisit peu à peu de la question, qui arrive réellement au centre du débat à partir des années 60 : la controverse de la crise environnementale est lancée en 1962 par Silent Spring, de Rachel Carlson, qui observe les dangers du développement scientifico-industriel. Les menaces d'un mode de développement américain reposant en grande partie sur la science sont dénoncées par l'écologiste Barry Commoner dans Science and Survival, en 1966. La même année, l'économiste Kenneth Boulding met en évidence les limites physiques des ressources naturelles dans un contexte de développement basé sur la croissance économique (The Economics of the coming spaceship Earth). De nombreux débats se tiennent alors, et les controverses font rage concernant les origines de la crise écologique et les rôles respectifs de la démographie, de la technologie et de la science économique.
C'est la publication, en 1972, du Rapport du Club de Rome, The Limits to Growth, rédigé par Donella et Dennis Meadows et l'équipe de Jay Forrester au MIT, qui place la thématique de la menace écologique au centre du débat politique. La population, la technologie et surtout le processus de croissance qui les accompagne sont pointés par le rapport. Ce dernier montre que l'augmentation de la consommation de ressources naturelles et de la pollution, parallèle à la croissance économique, atteindra nécessairement une limite naturelle, seuil au-delà duquel le système économique ne peut qu'entrer en récession par manque de ressources et dégradation de l'écosystème mondial. Ces résultats font l'effet d'un véritable choc pour l'opinion publique, jusqu'alors peu au fait des dynamiques globales qui sous-tendaient l'évolution mondiale.
Dès lors que l'opinion se saisit de ces problématiques, elles ne peuvent plus être ignorées des autorités politiques. La notion de précaution comme base de réflexion et critère décisionnel fait son chemin, et repose sur le double message porté par la crise environnementale : le fait que les activités humaines ont des conséquences sur la biosphère et sont susceptibles de mettre en danger les conditions d'existence de l'homme, et l'impossibilité de prévoir les conséquences à moyen et long terme des perturbations en raison de la diversité des échelles temporelles des grands cycles.
En même temps que la population prenait conscience des limites d'un progrès scientifique dont on n'exaltait jusque là que les promesses, la pertinence même des outils d'analyse et de décision reposant sur la certitude scientifique se trouvait mise en cause. La science n'était plus porteuse d'une promesse de solution à tous les problèmes présents et à venir, mais représentait à l'inverse une menace potentielle. Du fait de cette remise en cause, descendait de son piédestal le seul outil d'analyse objectif et infaillible dont on pensait encore disposer... La demande sociale d'un nouveau principe de sauvegarde se fit en réponse de plus en plus pressante, pour préserver des dangers potentiels de la science en intégrant l'incertitude scientifique aux modes de décision. La nécessité croissante de tenir compte des demandes sociales conduisit les pouvoirs publics à se faire l'écho de cette demande, sous la forme du principe de précaution. D'abord essentiellement rhétorique et circonscrit au domaine environnemental, ce dernier n'a eu de cesse, depuis lors, d'étendre son domaine.
Section 2 Un principe au contenu évanescent, adapté à des situations en perpétuelle mutation
La notion de précaution, dont découle le principe de précaution, se situe dans la continuité d'une approche de la conduite des activités humaines reposant sur une prévoyance prudente. Le contexte nouveau dans lequel elle s'insère lui confère néanmoins plusieurs caractéristiques originales. Le contenu recouvert par la précaution est en effet indissociable de l'évolution des activités humaines, notamment les nombreuses découvertes et innovations techniques. Il découle également de l'évolution de la connaissance - et de la prise de conscience d'un manque de connaissances - que l'homme a acquise parallèlement aux diverses répercussions de la diffusion de ces techniques. La mutation des outils d'analyse, étroitement liée à l'évolution des connaissances scientifiques, constitue un autre facteur explicatif de la prise d'importance d'une approche par la précaution.
Que recouvre, au juste, ce principe de précaution ? Ses multiples formulations peuvent être résumées par celle de la déclaration de Rio, adoptée en 1992 : « En cas de risques de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement ». Les particularités du contenu du principe et des situations dans lesquelles il est susceptible d'entrer en oeuvre éclairent sur les difficultés de sa traduction juridique.
§1 Spécificité des situations de précaution
« Principe d'anticipation », « sagesse planétaire », « nouvelle prudence » mais aussi « principe de gouvernement » pour François Ewald7(*), le principe de précaution présente de multiples facettes qui élargissent le champ des interprétations possibles et rendent d'autant plus complexe sa traduction juridique. L'idée d'inscrire dans le droit positif un principe à la fois profondément intriqué avec des considérations éthiques et applicable à des situations difficiles à cerner, n'est en effet pas sans soulever plusieurs interrogations.
A. Une nouvelle éthique, difficile à transposer dans le domaine juridique
A la fois général et spécifique, le concept de précaution fait référence à une double réalité, conceptuelle et contextuelle. Son acception générale désigne une « attitude sociale face à la nature incertaine de l'évolution scientifique et technique »8(*). Ce n'est toutefois qu'appliquée à des situations spécifiques que cette attitude peut prendre un sens concret : en fonction des contextes d'opérationnalisation, la précaution renvoie donc à des définitions spécifiques.
Indissociable du processus de construction de la connaissance scientifique, le principe de précaution relève de multiples domaines aux dimensions différentes, mais qui ne sont ni exclusifs, ni contradictoires : l'éthique et la philosophie - définir quels risques peuvent être imposés à de tierces personnes, au sein d'une génération comme par rapport aux générations futures ; l'économie - établir une fonction coûts-avantages privés et sociaux des différentes mesures possibles ; le politique - composer avec les intérêts des différents groupes concernés pour déterminer une évaluation sociale des risques et instaurer des limites socialement acceptables ; le juridique - déterminer un statut de la précaution, les procédures et modalités d'application du principe, les sanctions applicables.
Le principe de précaution exprime en définitive une éthique des rapports de l'homme à l'environnement, au risque, à la vie, dont découlent des contraintes et obligations qui doivent être proportionnées. La difficulté de la traduction juridique du principe consiste à sanctionner juridiquement ce qui constitue également une obligation morale, ce que le droit se refuse jusqu'ici à faire. Ainsi, le Code civil, tout en posant l'obligation de ne pas nuire à autrui en même temps que l'obligation morale de secours aux pauvres, ne permet de sanctionner juridiquement que la première. On peut également considérer la théorie des obligations sociales élaborée par Durkheim à la fin du XIXème siècle : ce dernier établit une échelle des obligations sociales en fonction de leur degré de contrainte, mais prend garde de préciser que toute obligation ne peut être juridique. La confusion de la morale et du droit porterait en effet selon lui le « deuil des libertés »... L'enjeu d'une définition juridique de la précaution est donc de faire la distinction entre une éthique ou une attitude de précaution, d'application universelle, et le « principe » de précaution, qui en assurerait la mise en oeuvre dans des contextes déterminés par la loi.
B. Un contexte mouvant, difficile à concilier avec des règles juridiques classiques
· Des risques propres aux sociétés modernes
Façonnés par les valeurs et intérêts humains, s'appliquant à des objets eux-mêmes en évolution permanente, les processus de connaissance de la science et du monde sont nécessairement parcellaires et ouverts, en perpétuelle mutation.
Chaque innovation technique crée des situations nouvelles, entraînant des effets inédits, parfois imprévus et involontaires, dont les conséquences peuvent s'avérer néfastes pour l'environnement ou la santé publique. L'avènement des techniques modernes a eu pour corollaire l'apparition de risques nouveaux, propres aux sociétés industrielles avancées : risques environnementaux globaux (accroissement de l'effet de serre, détérioration de la couche d'ozone stratosphérique), risques sanitaires ou alimentaires (qui ne sont pas totalement nouveaux, mais dont les circonstances et l'ampleur, associées au développement de techniques de production alimentaire de masse et à l'impératif de rendement économique, sont inédites), risques technologiques majeurs (fuite de substances toxiques, accident nucléaire, etc.). Ce sont ces nouveaux types de risques qui constituent la spécificité des sociétés industrielles, définies sous les termes de « civilisation du risque » (Lagadec, 1981) ou « société du risque » (Beck, 1986). Affranchies des risques traditionnels (famines, épidémies), les sociétés modernes sont en effet à la fois les instigatrices et les victimes de risques dont les conséquences et l'ampleur sont encore inconnues.
La poursuite d'une rentabilité financière peut en outre conduire à des prises de risques indifféremment de considérations autres qu'économiques, sans que les collectivités publiques disposent des moyens et de l'expertise nécessaires pour organiser un véritable contrôle social. L'instauration d'un principe juridique de précaution semble apporter une réponse à cette difficulté, mais l'opacité de sa définition ne peut garantir quelle sera son application concrète.
· Une réglementation régulièrement obsolète
La volonté de réguler la recherche scientifique, ses applications technologiques et leurs impacts, soulève plusieurs problèmes. L'action dans un champ déterminé fait généralement suite à l'émergence d'un problème, sa prise de conscience par les autorités et son inscription sur l'agenda public. La prise de décision fait ensuite l'objet d'un processus de réflexion qui en appelle à des considérations d'ordres philosophique, éthique, politique, économique et juridique. La mesure adoptée est donc le produit d'une négociation entre les différents intérêts concernés. Le processus régulatif est lourd et long à mouvoir : en résulte un décalage permanent entre le développement scientifique et l'élaboration de mesures adaptées à son contrôle social. La mécanique institutionnelle elle-même se révèle donc souvent inadaptée à la résolution des problèmes nouveaux, et à plus forte raison à la prise en compte de phénomènes imprévus. Elle se retrouve souvent dépassée par les éléments alors même qu'elle commence à les prendre en compte. Ce serait cette « prise de conscience immanquablement différée, en retard, des grands problèmes d'environnement qui fonde la légitimité du principe de précaution », car « la maîtrise politique des technologies paraît problématique » 9(*).
La précaution ambitionne en effet de renverser cet anachronisme récurrent, en inscrivant au sein même des conditions institutionnelles la nécessité d'anticiper sur l'avenir pour décider dans le présent. Il s'agit de prévoir et même préconiser des changements d'orientation dans la recherche de connaissances scientifiques et le développement technique, ainsi que l'organisation d'une action sociale s'adaptant au contexte de risque et d'ignorance10(*).
* 7 EWALD F., Le principe de précaution, éd. PUF, coll. Que sais-je, 2001, p.29-45
* 8 VAN GRIETHUYSEN P., « Le principe de précaution : quelques éléments de base », Les cahiers du RIBios (Réseau Interdisciplinaire Biosécurité), n°4, Genève, mars 2004
* 9 Bourg et Schlegel, 2001 : 117
* 10 Van Griethuysen p. 14
§2 Mise en oeuvre du principe
Le contexte d'application du principe de précaution est soumis à interprétations diverses. Suivant la définition donnée, suivant les domaines d'application auxquels on le destine, l'introduction en droit d'un principe de précaution pourrait en effet donner lieu à de profonds bouleversements de la tradition juridique, ou n'être qu'une goutte d'eau dans l'arsenal invocable par les citoyens face au danger. Préalablement à une réflexion sur la nature des mutations introduites par la reconnaissance juridique du principe de précaution, il importe donc de saisir les caractéristiques des domaines d'application qui en font l'originalité, et de comprendre quels acteurs il est susceptible de viser.
A. Caractérisation et aporie des situations de précaution
· Les caractéristiques propres aux risques relevant d'une approche de précaution
Suivant leur nature, on peut classifier les risques en deux catégories. Dans le Traité des nouveaux risques11(*), Olivier Godard et ses co-auteurs identifient les « risques avérés » : « lorsque les phénomènes qui sous-tendent le danger sont scientifiquement bien compris et que leur probabilité est connue ». La fréquence d'occurrence de ce type de risque (ex. inondations, accidents, de la route, etc.) est aléatoire, mais leur existence est connue : ils peuvent donc faire l'objet de démarches de prévention, fondées par exemple sur la construction de bases de données statistiques. Lorsqu'en revanche la connaissance fait défaut sur les phénomènes de base et l'existence du danger, le risque est hypothétique. Il ne peut néanmoins être considéré comme négligeable : entre en jeu le principe de précaution, sur le fondement d'interrogations, de présomptions plus ou moins étayées. Il s'agit selon ces auteurs d'une « possibilité identifiée de risque dont on ne connaît précisément pas la probabilité »12(*).
Pierre Lascoumes poursuit dans cette idée, en évoquant un « faisceau d'indices et d'hypothèses qui ne sont pas encore scientifiquement validées mais permettent de déclencher une alerte », « la mise en relation d'informations hétérogènes [...] qui permettent progressivement de cantonner l'incertitude »13(*) et illustrent la situation de précaution. Celle-ci se distingue là encore de la prévention, qui intervient « une fois le risque avéré, c'est-à-dire connu dans ses manifestations et expliqué ».
Le même type de réflexion fonde l'analyse de l'agence européenne pour l'environnement (EEA) en 200114(*) : elle opère une triple distinction entre les « risques ou dangers connus », dont les répercussions, identifiées, peuvent être associées de probabilités, les « risques potentiels », correspondant à des conséquences connues dont les probabilités d'occurrence sont inconnues, et les « surprises », aux répercussions et probabilités d'occurrence inconnues. Les risques potentiels requièrent une approche de « prévention par précaution », tandis que les surprises doivent faire l'objet de mesures de précaution visant à anticiper, identifier et réduire leur impact.
· L'aporie de la précaution, élément de la complexité d'une traduction juridique
Marc Hunyadi souligne néanmoins une « aporie de la précaution », qui rend en pratique inopérante cette distinction conceptuelle dès lors que l'exigence d'évitement des risques est posée. En effet, puisque dans un cas comme dans l'autre, l'objectif est d'éviter la réalisation de certains risques, « on est obligé de traiter les risques hypothétiques comme des risques avérés », et d'adopter par conséquent des mesures similaires15(*).
On mesure dès lors la portée possible d'un principe de précaution juridiquement contraignant mais non soigneusement circonscrit : le champ des risques potentiels étant indéfini et illimité, les mesures d'évitement pourraient connaître une croissance exponentielle, au risque d'une paralysie de l'action.
Pour éviter cet écueil, l'enjeu est de parvenir à déterminer une palette d'hypothèses suffisamment fiables et stables, permettant de caractériser les situations justifiant l'application du principe de précaution. Là encore, philosophie, éthique et droit sont étroitement liés : en effet, où, et comment, fixer la frontière entre les situations justifiant des mesures de précaution, et celles où de telles dispositions seraient excessives ? La tâche est d'autant plus ardue qu'il s'agit d'agir et de réfléchir dans un contexte en perpétuelle mutation. Dans le cadre de notre réflexion, la question est centrale : si l'on souhaite faire du principe de précaution un véritable principe juridique, comment le formuler de manière à ce qu'il ait un contenu effectif mais maîtrisable, sans pour autant devenir obsolète à la moindre évolution de la situation de fait ? Laisser au juge une marge permettant d'appliquer le principe au regard de chaque cas différent semble constituer la solution la plus simple de ce casse-tête philo-politico-juridique. C'est d'ailleurs celle qui a été généralement adoptée par le législateur, : ce dernier souhaitait en effet marquer sa conscience du problème en faisant référence au pouvoir de précaution, mais éviter de s'engager trop avant sur ce terrain difficile. Cette issue n'est pourtant pas sans soulever des interrogations en termes de philosophie du droit... voire des risques potentiels, qui seront détaillées au fil du mémoire.
La nature inédite des risques engagés par les sociétés industrielles, de même que les répercussions sociales qu'ils induisent, déterminent le champ et la manière de mettre en oeuvre la précaution. Dans les principaux domaines d'activité relatifs à la conduite des affaires humaines, celle-ci requiert une mutation des critères de décision et des modes d'action plus transparents, avec l'abandon d'une conception positiviste de la science. Le domaine juridique, les décisions politiques et économiques, la recherche scientifique et ses applications techniques, sont concernés au premier chef.
C'est là que réside la difficulté de l'insertion du principe de précaution dans le droit positif. Si l'on en reste au plan théorique, le principe présente en effet la particularité d'être absolument transversal : toutes les catégories d'acteurs sociaux ont en effet un « pouvoir » sur le risque, et sont donc concernées par sa mise en oeuvre. Bien qu'apparu comme principe directeur pour des politiques environnementales, rien ne l'assujettit à un domaine spécifique, les risques étant aussi présents par exemple en matière de santé publique que d'environnement... Le Conseil d'Etat soulignait d'ailleurs dès 1998 que le principe de précaution interroge « notre droit tout entier »16(*) puisqu'il est susceptible de s'appliquer à un nombre infini de cas, le risque zéro n'étant jamais établi avec une certitude absolue. Si l'on en croit François Ewald, « il n'y aura bientôt plus personne qui ne se croira obligé d'agir par précaution »17(*).
· Les acteurs publics, responsables de la définition du principe et de sa mise en oeuvre
Le suivi de la mise en oeuvre du principe de précaution repose logiquement sur les acteurs publics. Il revient en premier lieu aux acteurs et décideurs politiques d'effectuer les choix de société qui conduiront à la décision d'instaurer un principe de précaution, et détermineront sa teneur. Leur responsabilité est de gérer le risque, sans tomber dans l'écueil qui consisterait à ne s'attarder que sur son image. Les politiques doivent parvenir à interpréter la demande sociale, tout en analysant les données scientifiques dont ils disposent, parfois par le biais d'organes de consultation et d'évaluation, afin de produire des décisions réalistes et applicables.
Les acteurs publics ont également le devoir d'appliquer le principe de précaution à leur action elle-même. Ainsi, la transparence des administrations et leur réactivité en présence d'un danger possible sont l'un des enjeux du principe de précaution.
L'institution judiciaire, enfin, est concernée au premier chef, le manquement au devoir des acteurs sociaux étant susceptible de faire l'objet de sanctions. Il revient in fine aux juges de faire appliquer le principe de précaution, au prix parfois d'une évolution culturelle pour parvenir lier expertise judiciaire et expertises scientifique, technique, économique et sociale, afin de fonder leur décision.
S'il leur revient de fixer les règles qui définissent et encadrent le principe de précaution, et de s'assurer de sa mise en oeuvre, les acteurs publics ne sont pas seuls concernés. La mise en oeuvre des règlements adoptés peut en effet passer par l'action d'acteurs privés, voire des individus : chacun est donc susceptible d'être affecté dans son comportement même.
· Acteurs privés : transparence, mesures d'interdiction
Si chacun est concerné par la mise en oeuvre des mesures de précaution, certaines catégories d'acteurs privés, en prise directe avec les risques, sont plus visées que d'autres.
Susceptibles d'être des « générateurs de risques technologiques »18(*), les scientifiques sont bien entendus concernés dans leur activité même, mais également du fait de l'expertise qu'ils sont susceptibles d'être appelés à fournir.
Les producteurs de biens et services sont également visés. C'est notamment le cas dans le secteur du médicament, avec la prééminence du contrôle de la sécurité du produit sur le secret industriel ; dans l'agroalimentaire avec la notion de traçabilité des produits, et l'obligation de notifier les risques portés à la connaissance des industriels voire de retirer certains produits du marché en dépit des retombées économiques que cela pourrait entraîner.
Le rôle des médias n'est pas non plus à négliger. La diffusion d'une information complète et fiable est en effet primordiale, à plusieurs égards. La transparence, tout d'abord, constitue une composante essentielle du principe de précaution. Les médias contribuant largement à former l'opinion et ses réactions, le principe de précaution suppose également d'éviter les conséquences de la recherche du sensationnel au prix de conclusions parfois hâtives voire infondées. Dans la lignée des mesures susceptibles d'être appliquées aux autres acteurs privés, on pourrait ici voir apparaître un embryon de « traçabilité » de l'information, au prix d'un référencement des sources, qui pourrait mettre en question leur confidentialité jusqu'ici protégée par la loi.
Au niveau le plus général, les citoyens peuvent eux-mêmes se voir impliqués. L'application du principe de précaution implique en effet l'évolution du modèle de société. Le fait d'accorder davantage de place au choix démocratique sur les évolutions technologiques et scientifiques suppose une participation accrue et éclairée. Par ailleurs, la conduite du citoyen peut elle-même s'avérer créatrice de risques, ce qui implique une action davantage réfléchie, concertée, éclairée et surtout susceptible de faire l'objet d'un recours de la part d'un tiers qui pourrait subir des externalités négatives. Une juridicisation accrue de la société pourrait s'ensuivre, dont on mesurera par la suite les conséquences.
* 11 GODARD O., HENRY C., LAGADEC P., MICHEL-KERJAN E., Traité des nouveaux risques, Précaution, risque, assurance, Paris, éd. Gallimard, coll. Folio actuel, 2002
* 12 Ibid., pp. 126
* 13 LASCOUMES P., CALLON M., BARTHE Y., Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, éd Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 2001, p.271
* 14 EEA (Agence Européenne pour l'Environnement), Signaux précoces et leçons tardives : le principe de précaution, 1896-2000, Environmental Issue Report, 2001
* 15 HUNYADI M., « La logique du raisonnement de précaution », Revue européenne des sciences sociales (Cahiers Vilfredo Pareto), XLII, 130 (2004), p. 9-33
* 16 CE, Rapport 1998 , p. 256.
* 17 EWALD F., GOLLIER C., DE SADELEER N., Le principe de précaution, éd. PUF, coll. Que sais-je, 2001, p.3
* 18 KOURILSKY P., Du bon usage du principe de précaution, éd. Odile Jacob, Paris, 2003, p.82
Chapitre 2 Des controverses philosophiques à l'émergence d'une nouvelle philosophie juridique
Le principe de précaution soulève controverses et ambiguïtés. Il n'existe notamment pas de définition fixant avec précision la nature des actions qu'il entraîne ou le degré de contrainte qui doit s'y appliquer. L'inscription dans le droit positif d'un principe aussi opaque et, de fait, malléable, est donc en soi porteuse d'une mutation des fondements mêmes de la philosophie juridique qui prévaut dans les sociétés occidentales contemporaines.
Section 1 Les implications et le degré de contrainte d'un principe de précaution portent à controverse
La définition du principe de précaution et des contours de son application font l'objet d'interprétations diverses. Nicolas de Sadeleer19(*) observe deux types d'attitudes, non exclusives l'une de l'autre : une « attitude normative », visant à proposer une définition du principe, qui illustre généralement une tradition « française » plutôt moralisante20(*) ; et une « vision positive ou positiviste », qui cherche à dégager des références et pratiques communes à partir des textes visant le principe. Les différentes traditions juridiques, économiques et politiques, suscitent également des degrés divers de la perception du principe et des obligations qu'il entraîne.
§1 Les écoles de la précaution
Le débat sur la consistance du principe de précaution a donné lieu à de multiples interprétations, qui constituent autant d' « écoles de la précaution »21(*). Les plus radicales induisent une révolution du mode de fonctionnement même de la société, tandis que les approches plus réformistes cherchent à faire évoluer les pratiques en restant dans le cadre démocratique actuel.
A. La précaution comme principe d'action et de réflexion : l'école catastrophiste
· Hans Jonas et la prééminence de la « prophétie du malheur »
Père fondateur du principe de précaution, Hans Jonas22(*) exprime d'une manière radicale l'exigence morale d'assurer la survie des générations futures. Il formule ainsi négativement l'impératif catégorique de Kant, « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie ». Une telle exigence dépasse le cadre des éthiques traditionnelles dites « de proximité », qui ne conçoivent pas l'avenir et l'intégrité future de nature en tant que telle comme objet de responsabilité morale. Dans cette perspective, Jonas accorde une prééminence à la « prophétie du malheur », et donne explicitement la priorité au mauvais pronostic sur le bon afin d'éviter absolument les actions dont les conséquences pourraient être fatales. Il importe selon sa logique d'appliquer ce raisonnement dès l'origine de toute action : tout développement s'enracine en effet rapidement, jusqu'à devenir irréversible du fait d'une logique cumulative qui rend le retour en arrière de plus en plus difficile (il semble par exemple inconcevable de renoncer immédiatement à l'utilisation du pétrole comme source d'énergie, bien que l'on ait aujourd'hui pris conscience des graves conséquences de l'exploitation de ce combustible pour l'environnement).
Qualifiée de catastrophiste, la théorie apparaît peu réaliste dans le contexte actuel. Elle a néanmoins ouvert le débat sur une « heuristique de la peur »23(*), considérée comme un instrument de connaissance destiné à signaler que quelque chose doit être repensé, et fondé la logique du principe de précaution
· Jean-Pierre Dupuy : rationaliser la perspective catastrophiste
La thèse catastrophiste est prolongée par Jean-Pierre Dupuy, chantre du rationalisme contemporain. Selon lui en effet, « il est rationnel aujourd'hui d'être catastrophiste dans le sens indiqué par le commandement de Jonas »24(*). Il poursuit la réflexion en cherchant à fonder la crédibilité de l'impératif de survie, afin de mobiliser l'action de précaution. La difficulté tient au fait que l' « on ne croit à l'éventualité de la catastrophe qu'une fois celle-ci advenue »25(*). Selon lui, l'incertitude est un alibi qui permet à l'esprit d'écarter ce qu'il a peur de croire. Il s'agit donc de rendre réaliste la croyance dans le risque, incertain et par conséquent peu mobilisateur, en établissant une « rationalité de la catastrophe » ou de la pensée catastrophiste. Le principe de précaution doit fonctionner intégrant dans le présent la prise en compte de l'avenir anticipé, dont l'image doit être à la fois repoussante et crédible. Il s'agit donc paradoxalement de prévenir afin que la prédiction n'advienne pas...
Dupuy revendique le catastrophisme éclairé dans son approche de la précaution. Sa pensée semble pourtant difficilement transposable à toute situation concrète, et l'auteur reste muet quant aux applications et pratiques auxquelles elle doit donner lieu, du point de vue technique, scientifique et même politique. Ouvertement révolutionnaire, la thèse catastrophiste semble donc difficilement à même de fonder une approche juridique du principe de précaution adoptée dans un cadre démocratique traditionnel.
B. Approches fondées sur l'intégration du principe de précaution aux mécanismes démocratiques
D'autres auteurs se sont penchés sur la manière d'intégrer le principe de précaution à la recherche d'une action rationnelle, et l'ont avant tout envisagé comme principe d'action dans le cadre des sociétés démocratiques existantes.
· Une version moderne de la prudence traditionnelle : l'école prudentielle
Cherchant concrétiser le principe de précaution sous une forme applicable aux acteurs publics comme privés « dès lors que leurs décisions présentent des risques potentiels ou avérés »26(*), Philippe Kourilsky rappelle que la précaution, comme la prévention, est fille de la prudence. Il s'agit donc de réfléchir à la portée et aux conséquences de ses actes, et d'adopter les dispositions adaptées pour éviter de causer des dommages à autrui ou à la collectivité. Dans le sens classique défini par Aristote, la prudence était considérée comme une vertu intellectuelle, disposant au choix d'un critère d'action, dans le contexte d'un savoir portant sur ce qui est bien ou mal pour l'homme27(*). Mobilisée dans des circonstances données, cette prudence classique était en revanche étrangère à la notion de calcul de conséquences.
La prudence moderne, selon Kourilsky, intègre le modèle scientiste du calcul des conséquences dans ce qui pourrait être considéré comme une adaptation de la théorie des choix rationnels. Il s'agit désormais de « réfléchir à la portée et aux conséquences de ses actes et de prendre ses dispositions pour éviter de causer des dommages à autrui ». Plus facilement envisageable dans un cadre démocratique, cette approche n'envisage donc pas une précaution sans concession au moindre indice de risque comme l'imposait la conception catastrophiste. L'approche a le mérite de définir un principe d'action qui apparaît réaliste. Cependant, elle ne lie pas le principe de précaution à un cadre d'application fixe et contraignant, et induit par conséquent une relative confusion quant aux voies et moyens de concrétiser le principe.
· Un levier de la démocratie participative : l'école dialogique (Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe)
C'est pour remédier au défaut précédemment décrit que Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes envisagent le principe de précaution comme outil procédural dans le processus de décision, et l'inscrivent dans le cadre d'une critique générale de nos processus démocratiques. Ils en font le levier d'un nouveau modèle de la décision démocratique, visant à rendre aux acteurs sociaux la maîtrise de leur destin28(*). Selon les auteurs, des forums hybrides par la nature des groupes engagés dans la discussion - aussi bien hommes politiques qu'experts, techniciens ou profanes - et la variété des registres abordés - « de l'éthique à l'économie en passant par la physiologie, la physique atomique ou l'électromagnétisme »29(*) - permettront d'enrichir la démocratie, tout en prenant en compte les savoirs d'experts. Des scénarios qui n'auraient pas été pris en compte dans un modèle démocratique « classique » se feront alors jour d'après leur raisonnement, de même que l'opinion de nouveaux acteurs sociaux pourra être entendue, donnant la perspective de solutions non considérées à ce jour. Le résultat doit donc aboutir, non à l'inaction, mais à l'action « mesurée », dans la mesure où la précaution « désigne une démarche active et ouverte contingente et révisable. Elle est exactement l'inverse d'une décision tranchée une fois pour toutes »30(*).
S'ils ont le mérite de définir un mode d'application selon eux optimal du principe de précaution - celui d'une démocratie ouverte et participative - ces auteurs se concentrent surtout sur le champ d'application du principe - l'ensemble des domaines concernés par la prise de décision publique. La nature des décisions à adopter en considération du principe et sa portée restent par conséquent toujours dans l'ombre.
Les diverses interprétations du principe de précaution renseignent autant sur les paradoxes qu'il soulève que sur sa nature propre. Considéré par les tenants de l'école catastrophiste comme un mode de réflexion préalable à toute action ou innovation, et interdisant de prendre un risque quel qu'il soit, il semble inapplicable sauf à remettre en cause le mode de fonctionnement de nos sociétés. Transposé dans un cadre démocratique, il souffre d'un manque de précision quant aux domaines auxquels il s'applique ou quant à la nature des décisions auxquelles il doit donner lieu. En dépit de cette ambiguïté conceptuelle, le principe de précaution est revendiqué par les citoyens qui plébiscitent son application dans le cadre des sociétés occidentales. Tout l'enjeu consiste donc à déterminer les critères sur lesquels fonder un principe de précaution entendu comme mode d'action.
* 19 EWALD F., GOLLIER C., DE SADELEER N., Le Principe de Précaution, éd. PUF, coll. Que sais-je ?, 2001
* 20 KOURILSKY P., VINEY G., Le principe de précaution, Rapport au Premier Ministre, éd. Odile Jacob, Paris, 2000, 405 p.
* 21 CALLON M., LACOUMES P., BARTHE Y., Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, éd. Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 2001
* 22 JONAS H. Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, trad. Jean Griesh, éd. du Cerf, Paris, 1990 (original en allemand : Das Prinzip Verantwordung, 1979)
* 23 HUNYADI M.
* 24 DUPUY J.-P. Pour un catastrophisme éclairé : quand l'impossible est certain, éd. Seuil, coll. Points. Essais., France, 2004, p. 93
* 25 Ibid, p.169
* 26 KOURILSKY P., Du bon usage du principe de précaution, éd. Odile Jacob, Paris, 2003, pp. 48-49
* 27 AUBENQUE P., La prudence chez Aristote, éd. PUF, coll. Quadrige Grands textes, Paris, 2004, 220 p.
* 28 CALLON M., LASCOUMES P., BARTHE Y., Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, éd. Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 2001, 357 p.
* 29 Ibid., p. 36
* 30 Ibid., p.264
§2 Les différentes cultures de la précaution
Chacun s'accorde à reconnaître que les actions dommageables pour l'environnement et la société devraient être évitées. Les partisans d'une approche d'un principe de précaution strict, énoncé par la loi et sanctionné par la justice, s'opposent néanmoins à ceux qui considèrent que la précaution érigée au rang de principe est source d'immobilisme et constitue une entrave au progrès scientifique et à l'avancée de la société. Les divergences sur la place du principe de précaution recoupent nettement le clivage traditionnel entre modèle anglo-saxon et modèle européen, sur le fondement d'un interventionnisme plus ou moins poussé de la puissance publique. La force normative dont devrait être investi le principe fait également l'objet de divergences parmi les juristes ou les philosophes.
A. Différentes places de la précaution selon les cultures politique, juridique, économique
Dès lors que l'on tente de faire de la précaution un principe effectif, elle entre en relation et parfois en contradiction avec différentes cultures étatiques. En découlent différentes conceptions de la place qui doit revenir au principe, dans l'ordre juridique mais également au regard d'autres priorités, notamment économiques. Sans entrer dans les détails des formulations juridiques, qui feront l'objet du Titre 2, on pressent que les cultures étatiques influencent fortement la considération et la place du principe de précaution.
Ainsi, dans les pays à tradition dite « anglo-saxonne », ou pays de « common law », tels la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, le Canada ou encore l'Australie, on met en avant le fait que le principe de précaution peut se heurter à la liberté des échanges et parfois aux libertés individuelles. Il apparaît trop vague pour s'imposer puissamment aux autorités autrement que comme une méthode de politiques publiques. L'aspect économique est en outre fondamental, et constitue un préalable à l'adoption de toute mesure : la notion de « mesures proportionnées » constitue en ce sens une limite à l'application du principe de précaution, dans la mesure où le calcul coûts-avantages et la garantie des libertés individuelles restent les éléments les plus déterminants des mesures adoptées en termes de politiques publiques.
Les pays de tradition « romano-germanique », réputés plus dirigistes, constituent un terreau a priori plus favorable à l'adoption d'un principe de précaution contraignant. Davantage de responsabilités concernant la protection globale des générations présentes et futures investissent la puissance publique : et en ce sens, elle peut et a même le devoir d'intervenir pour réguler les actions privées, quitte à contrer la logique du profit à court terme. On pressent donc le rôle important qui sera dévolu au juge ce cadre, dans la mesure où des conflits entre le principe de précaution et certaines libertés individuelles ne manqueront pas d'apparaître. Néanmoins, il ne suffit pas de considérer le principe de précaution pour qu'il devienne effectif. Même reconnu par les Etats, l'opacité du principe peut nuire à son application au-delà d'une simple déclaration d'intentions. Il convient en effet d'identifier qui sont ses destinataires, et les situations qui relèvent de son application. La force normative qui peut être accordée au principe fait en outre débat parmi ses propres défenseurs.
B. Différentes conceptions de la force normative du principe
Parmi les théories insistant sur la nécessité pour les pouvoirs publics de se saisir du principe de précaution et d'en faire un outil de décision, plusieurs conceptions s'opposent sur la place et surtout la force contraignante qui doit lui revenir : simple guide pour certains, le principe doit devenir un véritable cadre contraignant pour l'action politique et sociale selon ses défenseurs les plus ardents. Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel définissent ainsi trois étapes marquant l'introduction plus ou moins avancée d'une recherche de précaution dans la sphère publique31(*), raisonnement qui peut être étendu aux décideurs privés.
L' « approche de précaution », version la plus souple considérée comme idéaliste, n'exige pas une norme juridique contraignante. Elle place le principe de précaution au rang de fil directeur conçu comme une éthique d'action censée inspirer puis guider l'action des gouvernements et législateurs32(*), et plus largement, des décideurs. Les gouvernements, et à plus forte raison les décideurs privés, ne sont nullement contraints d'appliquer ce principe. La pression des citoyens est dans ce cadre le seul instrument de contrôle propre à exercer une influence suffisante. Celle-ci peut toutefois se révéler puissante, dans la mesure où l'image des pouvoirs publics, comme des entreprises, est gage de leur pérennité33(*).
Etape supérieure de la prise en compte du principe de précaution dans la sphère publique, le « principe juridique de précaution » permet d'assigner en justice les Etats qui n'auraient pas adopté les mesures de précaution qui s'imposaient dans un contexte défini34(*). Cette reconnaissance formelle peut également concerner les acteurs privés, avec pour objectif de les responsabiliser notamment par la menace d'une attaque en justice. Ils seront alors contraints d'approfondir la phase prospective qui précède l'adoption et la mise en oeuvre d'un projet, et d'assurer un suivi tout au long de sa réalisation, incitant à une action mesurée ainsi qu'à un degré supérieur de transparence à chaque étape. De nombreuses difficultés pratiques surviennent néanmoins, notamment, comme on l'a vu précédemment, en raison des imprécisions qui entourent la nature du principe de précaution et les champs qu'il recouvre, et du point de vue de l'évaluation des connaissances disponibles et de leur évolution.
Le principe de précaution peut enfin devenir un véritable « cadre d'action politique », qui suppose le contrôle étatique de l'évolution des techniques et sa mise en oeuvre à tous les degrés des processus de décision. Une telle portée suppose selon les auteurs une concertation des scientifiques et de la population pour atteindre un consensus autour de la nécessité d'adopter davantage de prudence dans toute action de politique publique. Un taux d'acceptabilité des risques est cependant difficile à déterminer concrètement, du fait de sa complexité d'appréciation, renforcée par les éventuelles divergences entre experts ainsi que l'opposition et les pressions de nombreux groupes d'intérêt, économiques ou civiques.
Devenu un véritable leitmotiv des revendications citoyennes, le principe de précaution est aujourd'hui plébiscité. Sa conception la plus extensive, plus rassurante en apparence pour des citoyens qui n'en pèsent parfois pas toutes les conséquences, semble la plus en phase avec la demande de sécurité actuelle. Il importe en effet de se garder de banaliser la juridicisation du principe de précaution qui en découle, car elle est à plusieurs égards porteuse d'une véritable révolution de l'Etat de droit.
* 31 BOURG D. SCHLEGEL J.-L., Parer aux risques de demain : le Principe de précaution, éd. Seuil, Paris, 2001, 185 p.
* 32 Reconnue dans la Déclaration de Rio, il s'agit de la conception actuellement en vigueur en droit international.
* 33 La réflexion s'apparente, dans le cadre des entreprises privées, à celle sur la « responsabilité sociale des entreprises » : ces dernières ont en effet souvent intérêt à garantir un haut niveau de respect des normes sociales et environnementales même en l'absence de juridiques contraignantes, non par altruisme mais du point de vue des retombées positives que cela leur assure en terme d'image - et en considération des conséquences probablement lourdes d'une image entachée de ce point de vue. Voir sur ce thème DUVAL G., Le libéralisme n'a pas d'avenir, éd. La Découverte, coll. Cahiers Libres, Paris, 2003, 172 p.
* 34 Cette étape prévaut en droit communautaire de l'Union européenne, mais également dans un certain nombre de législations nationales (Suisse, Belgique, Australie, désormais France
Section 2 La juridicité du principe de précaution implique une évolution de la philosophie juridique traditionnelle
L'opacité du principe de précaution soulève de multiples ambiguïtés, que l'on retrouve nécessairement au moment de son inscription en droit positif. Avant tout un principe moral caractéristique de ce siècle, le principe de précaution se distingue en effet des règles juridiques classiques. Une différence, capitale en termes de philosophie du droit, réside dans le fait que son écriture juridique consiste davantage à fournir une nouvelle réponse politique et populaire à la demande sociale de sécurité et de protection de l'environnement, qu'à consacrer une norme suivie d'effets. Or si les conséquences de l'inscription du principe dans le droit positif peuvent s'avérer dérisoires si sa malléabilité conduit à ne pas l'appliquer, à l'inverse, interprété de manière excessivement contraignante, le principe de précaution pourrait ouvrir la porte de conséquences dommageables, telles que la paralysie de certains secteurs ou un dirigisme excessif des autorités chargées de l'appliquer.
§1 Juridicité d'un principe conforme à « l'esprit de notre temps »
Distinct des normes juridiques traditionnelles, érigé en nouveau « standard juridique », le principe de précaution pose un défi à la théorie du droit. Sa diffusion est révélatrice d'une société post-moderne qui cherche à valider ses valeurs en les gravant dans le droit positif. L'empressement à traduire juridiquement ce principe plébiscité témoigne également de la manière dont la norme juridique est parfois utilisée - détournée ? - dans l'objectif d'apporter une réponse rapide et palpable à la pression politique, quels qu'en soient les effets concrets.
A. Un défi juridique et théorique : un principe distinct des autres règles normatives
La précaution a vocation à s'appliquer dans un contexte en perpétuelle évolution où, même en l'absence d'informations complètes et objectives, il importe d'agir face à des choix potentiellement porteurs de profondes conséquences sociales ou écologiques. L'introduction dans le doit positif d'un tel principe, fondé sur l'incertitude, constitue bien en soi une révolution : alors que la certitude fonde habituellement l'idée même de la loi et que le droit attend des sciences des réponses exactes35(*), le principe de précaution porte sur le risque non prévisible et met en balance le savoir et l'ignorance, dans une réflexion à long terme.
La diversité des définitions du principe de précaution dans les différentes sphères, la difficulté à tracer ses contours, constituent un véritable défi pour qui essaie d'en faire un instrument juridique effectif. En découle une interrogation sur le degré de précision des règles régissant sa mise en oeuvre, avec ce paradoxe : défini de manière trop précise, le principe de précaution risquerait d'être inutile car excessivement circonscrit et obsolète à la moindre évolution du contexte scientifique ; trop large, c'est au juge que revient la responsabilité de son application. Selon sa sensibilité au principe, ce dernier peut soit en faire une coquille vide, soit lui prêter une force contraignante qui peut s'avérer excessive.
Le terme même de « principe », polysémique, relève d'une nouvelle catégorie normative, faisant référence à une règle au contenu indéterminé qui reflète un droit post-moderne visant principalement à assigner des missions dans des termes relativement abstraits, notamment dans le cadre de certaines politiques publiques. On oppose ainsi les « règles », au contenu complet et précis, et les « principes directeurs ». Les premières se distinguent par la rigueur des termes juridiques, qui permet de réduire la polysémie du langage ordinaire et donc le risque d'interprétations divergentes. Les risques de contestation quant à leur application sont donc limités, ce qui génère une certaine prévisibilité et garantit ainsi la sécurité juridique. Les principes présentent à l'inverse une grande flexibilité, issue d'un degré d'abstraction qui laisse une certaine latitude aux destinataires mais entraîne l'impossibilité d'en déduire des obligations et prohibitions avec le même degré de certitude que pour les règles au contenu déterminé.
Conçu pour réguler des situations complexes, hétérogènes et mouvantes, le principe de précaution ne peut présenter qu'un caractère général et évolutif. Sans définition précisant son degré de contrainte ou identifiant ses destinataires, il reste à l'appréciation des autorités publiques et des juges, qui disposent d'une marge de manoeuvre considérable pour le mettre en oeuvre. Transversal par essence, le principe pose également un défi théorique à tout effort de classification dans la hiérarchie des normes.
B. Un principe flou, plus moral et politique que proprement porteur de sens
Au « carrefour du droit, de la science et du politique »36(*), le principe de précaution signifie que les incertitudes scientifiques ne doivent pas retarder l'adoption de mesures qui auraient été jugées légitimes si de telles certitudes avaient été acquises. Le début du mémoire a permis de comprendre comment la précaution s'est érigée en garantie revendiquée comme préalable à toute action risquée dans la société contemporaine. Nous avons parallèlement pu voir qu'elle présente de multiples profils, aux conséquences plus ou moins significatives pour le fonctionnement de la justice et de la société, selon la manière d'envisager l'application du principe de précaution et les domaines susceptibles d'en faire l'objet.
La popularité du principe de précaution n'a eu de cesse de s'accroître, et il est désormais plébiscité par la société civile, relayé par les médias, clamé dans les discours politiques. Le principe de précaution constitue une réponse avantageuse aux angoisses contemporaines, permettant de combler l'écartèlement entre une exigence sociale de certitude scientifique et l'impossibilité d'y répondre concrètement.
Si l'on en croit Michel Villey « les Modernes ont corrompu le droit en le confondant avec la morale »37(*). L'apparition du concept de précaution au sein des sociétés occidentales dans les années 70, concernant les fins et les moyens de la science mais également du fonctionnement global de la société post-moderne, participe bien de ce cheminement entre la moral et le droit. A l'aube du XXIème siècle, l'homme a pris conscience de son incapacité à prévoir tous les effets de son pouvoir, et des conséquences potentiellement catastrophiques qu'il peut entraîner. La prise de conscience du degré d'incertitude qui pèse sur les risques à venir s'est accompagnée de la demande croissante de sécurité et de diminution des risques de la part des citoyens. La nécessité de prendre des décisions est néanmoins permanente dans ce monde : c'est donc en tant que mesure combinant action et réflexion que le principe de précaution est plébiscité de toutes parts. Justifier par le principe de précaution une décision ou un refus d'agir, c'est effectivement apporter une caution absolue, qui prohibe la critique au nom de la responsabilité comme elle l'était autrefois au nom de la morale. Principe de réflexion, principe d'action, principe de légitimation, la précaution permet en effet l'action et prévient la critique.
L'élévation du concept de précaution au rang de principe juridique illustre effectivement la volonté de juridiciser une nouvelle morale, transformée par la modernité en « règle d'éthique ». Une écriture juridique revendiquée par la société elle-même, le manque de confiance dans l'initiative privée et les pouvoirs publics conduisant les citoyens à exiger toujours plus de gages, notamment par le biais d'une inflation législative.
Le principe de précaution permet de rassurer les citoyens, néanmoins, la demande de sécurité s'étend également à la volonté de voir des mesures concrètes être adoptées, mises en oeuvre et contrôlées. Dès lors, ce sont les politiques qui ont été sommés de se saisir de la question. Il s'agissait en effet d'impulser une responsabilisation qui ne se serait pas faite d'elle-même, notamment dans le système de pensée européen et plus particulièrement français qui attend des pouvoirs publics qu'ils pallient à une initiative privée considérée comme défaillante lorsqu'il s'agit d'adopter des mesures d'intérêt général.
Face à la pression de la société civile, il importait pour les pouvoirs publics de réagir afin de satisfaire cette demande, au risque d'être taxés d'indifférence vis-à-vis de l'avenir de la planète et du genre humain - accusation lourde de conséquences électorales. Dans ce cadre, et si l'on considère un échéancier politique qui suppose une certaine urgence dans la prise de décisions, le recours à la loi est la solution la plus rapide et la plus visible. L'inscription du principe de précaution dans le droit positif permet en effet d'afficher un grand volontarisme en consacrant l'importance d'un principe presque unanimement approuvé. Le fait d'entretenir un certain degré de confusion autour de la définition du principe permet toutefois de se soustraire à la contrainte d'accompagner le texte de mesures coûteuses - la loi étant considérée comme un gage suffisant, au moins du point de vue de son effet sur l'opinion publique.
* 35 OLOUMI Z., « Le principe de précaution, outil effectif du processus de décision publique », Revue de l'Actualité juridique française (RAJF.org), juin 2004
* 36 PREAT D., « Le principe de précaution, ou comment faire cohabiter droit, science et politique », Les Echos, 9 juin 1999
* 37 NIORT J.-F., VANNIER G., Michel Villey et le droit naturel en question, éd. L'Harmattan, co
§2 Dangers de la portée normative d'un principe opaque et malléable
L'inscription du principe de précaution dans le droit positif devrait lui conférer une portée normative, et permettre de l'invoquer devant les juridictions compétentes. Une application mal encadrée de ce principe extrêmement flou et malléable pourrait néanmoins engendrer des effets pervers. Les multiples domaines susceptibles de faire l'objet de mesures de prévention risqueraient en effet de se retrouver paralysés par une application disproportionnée du principe. La précaution ouvre par ailleurs un champ d'intervention nouveau pour les autorités, et justifiant éventuellement certains excès de dirigisme.
A. Une infinité de domaines concernés, entraînant le risque d'une paralysie de l'action
La généralisation du principe de précaution, entendu dans sa définition la plus coercitive, suppose qu'une bonne décision est celle dont on possède la certitude absolue qu'elle est et demeurera sans conséquence négative pour la collectivité. Chacun reconnaît néanmoins que le risque zéro n'existe pas, et à l'origine même de la notion de précaution se trouvait la prise de conscience du fait que l'on ne peut prévoir avec certitude toutes les conséquences d'une action donnée à l'instant où elle est mise en oeuvre.
Le principe vise d'une part à aider la prise de décision a priori, et ouvre la possibilité de sanctionner les responsables d'une décision présentant d'éventuels dangers pour la santé, la sécurité ou l'environnement. On peut donc espérer une prudence accrue en fonction du degré d'incertitude, et par ailleurs un meilleur suivi des décisions, supposant une plus grande transparence. La menace de voir sa responsabilité engagée en cas d'action irréfléchie répond bien à la demande de sécurité, et renforce le poids du principe dans les paramètres considérés par le décideur face à différentes options. Elle est cependant à double tranchant, dans la mesure où le principe de précaution peut pousser à l'immobilisme du décideur, paralysé par la crainte de voir sa responsabilité mise en cause pour n'importe quelle action.
C'est un certain conservatisme, voire dans parfois des reculs, qui pourraient résulter de cette « responsabilisation » excessive, les « mesures effectives » consistant souvent à renoncer ou tout au moins à suspendre une pratique suspectée de pouvoir entraîner un danger38(*).
Dans un contexte marqué par la crainte de l'incertitude scientifique, et une certaine méfiance tendant parfois à la psychose suite à la succession d'affaires telles que le sang contaminé, la « vache folle » ou encore le poulet à la dioxine, le principe de précaution dispose d'un terreau fertile pour étendre son domaine d'intervention sous le contrôle du juge.
Le domaine industriel est concerné, à travers le souci de prévenir les risques de pollution et de catastrophe industrielle. Le domaine sanitaire serait touché, d'une manière plus évidente encore, dès lors qu'une activité présenterait le risque de dommages, notamment par contamination, appelés aussi « risques sériels ».
D'un point de vue éthique, l'application du principe de précaution se heurte par ailleurs à la question de savoir si la prise de risque n'est pas précisément l'un des moteurs du progrès et un fondement de l'évolution. Les risques actuels constituent en effet les défis de demain, auxquels l'attentisme n'est certainement pas en mesure de répondre.
L'une des missions du législateur, confronté à la mission de transposer en droit le principe de précaution, devrait être de peser les risques que comporte le principe lui-même pour l'avenir de la société. Il devrait de cette manière définir le cadre d'application du principe de précaution en fixant par exemple un seuil de risque acceptable par la communauté, selon les domaines concernés.
B. Une large palette d'applications, du simple effet d'annonce à l'instrument d'un Etat néo-dirigiste
Le principe de précaution met en évidence l'avènement d'une nouvelle philosophie du droit dans les sociétés post-modernes. Il permet de concilier le doute avec la décision dans l'objectif de responsabiliser les acteurs et de prévenir les nouveaux risques propres aux sociétés industrielles avancées. Principe jeune, multidimensionnel, il n'est néanmoins pas encore stabilisé. Cette opacité ouvre la voie à plusieurs applications. Elle pourrait dans un sens permettre de contourner la force contraignante du principe, qui ne dépasserait alors pas la simple déclaration d'intention. Mais à l'opposé, elle permet de multiples interprétations, laissées à la discrétion des juges dès lors que le législateur ne se saisit pas de la responsabilité de définir le principe.
Outre les potentielles contradictions entre les différentes juridictions, qui pourraient nuire à la sécurité juridique en mettant en cause l'unicité des peines et par là même l'équité des procès, on peut imaginer plusieurs situations. Le juge pourrait se montrer timoré dans l'interprétation d'un principe trop vague : le principe de précaution n'aurait, là non plus, guère d'autre portée que celle d'un effet d'annonce. Il pourrait cependant exploiter sa marge d'interprétation pour donner une force réellement contraignante au principe de précaution.
La puissance publique pourrait elle aussi tirer parti de ce nouveau principe, dans un sens qui pourrait éventuellement prêter à inquiétudes. En effet, « la motivation des actes administratifs, laquelle doit s'appuyer sur des considérations de fait et de droit, va pouvoir s'enrichir au contact du principe de précaution qui devrait élargir le concept de « considérations de fait » en y intégrant l'incertitude. En s'y référant, l'Administration pourra adopter valablement des décisions qui ne seraient pas entièrement fondées sur des considérations de fait certaines et dûment établies »39(*). Or, l'application du principe de précaution est susceptible de justifier des dérogations significatives à d'autres principes reconnus depuis longtemps, tels que la liberté de la recherche, la liberté d'entreprendre, la liberté de commerce et d'industrie, la libre concurrence ou encore la libre circulation des marchandises. Considéré sous cet angle, le principe de précaution pourrait permettre à la puissance publique de s'immiscer dans des domaines où sa compétence est pour l'instant limitée, ou lui donner la capacité d'outrepasser certaines de ses attributions voire de faire preuve d'autorité et de dirigisme sur le fondement de critères hypothétiques.
La première section a montré la nature protéiforme du principe de précaution. Il peut en effet correspondre à une multitude de définitions, qui diffèrent tant par le champ d'application que par la portée contraignante qu'elles assignent au principe, ou encore les mesures qu'il préconise.
Elevé au rang de principe juridique, le principe de précaution est susceptible de conditionner les règles de responsabilité des pouvoirs publics, des experts et même des décideurs privés. Rendu trop contraignant, il peut en revanche engendrer un certain immobilisme des décideurs du fait de la poursuite exagérée d'un risque zéro, ou justifier un excès de dirigisme de la part des autorités. Il apparaît donc prudent d'étendre le champ d'application du principe de précaution à son application même, et d'en peser la portée. Or le législateur semble avoir éludé la question, en évitant de clarifier le sens et les modalités d'application d'un principe qui s'applique lui-même à des situations indéfinies et parfois inconnues. Paradoxalement, c'est donc essentiellement du fait de son manque de précision, et non en raison de restrictions qui en rendraient l'application extrêmement circonscrite, que le principe de précaution s'est dans un premier temps révélé limité dans les faits. La responsabilité de déterminer la place du principe de précaution dans l'ordre juridique a en effet incombé au juge, qui a préféré développer une jurisprudence relativement prudente.
* 38 REMOND-GOUILLOU M., « Entre ''bêtises'' et précaution, A propos des vaches folles », Esprit, nov. 1997., p. 118
* 39 DE SADELEER, « Les avatars du principe de précaution en droit public ; effet de mode ou révolution silencieuse ? », Revue Française de Droit Administratif (RFDA), 1er juin 2001, p.557ll. « Logiques juridiques », Paris, 1994, 175 p.
Titre 2 Une écriture juridique difficile, qui laisse au juge la responsabilité de l'application du principe
Inscrit dans le droit positif, le principe de précaution devrait pouvoir être invoqué par les justiciables, et dépasser la dimension uniquement déclaratoire pour venir mettre en échec des principes concurrents. Selon l'échelon de la pyramide juridique auquel il est introduit, il pourrait en effet être mobilisé par les personnes privées ou publiques devant les juridictions communautaires ou nationales, ou par les Etats devant les juridictions internationales. Deux conditions doivent cependant être remplies pour que le principe de précaution revête cette portée et oblige ses destinataires. L'approche formelle impose qu'il soit coulé dans un texte de portée contraignante. Quant à l'approche matérielle, elle suppose que sa formulation soit suffisamment prescriptive.
La jungle juridique consacrée au principe de précaution a montré qu'une réflexion était menée, d'abord au niveau international puis au niveau des instances communautaires et au sein des Etats. La philosophie du principe a pu se diffuser, et inspirer les autorités. Force est pourtant de constater que l'application du principe a trouvé un terrain relativement limité. Une multitude de textes y font en effet référence, la formulation du principe apparaît souvent trop confuse pour qu'il soit possible d'en déduire directement les applications pratiques et juridiques. L'ambiguïté qui demeure laisse aux instances juridictionnelles la responsabilité de combler les lacunes des textes, et d'en fournir une interprétation parfois très personnelle.
On le verra au fil de ce titre consacré à un état du droit international, puis communautaire et interne, la juridicité du principe de précaution se traduit par des interprétations diverses, et son application est largement tributaire du degré de réceptivité des différents juges.
Chapitre 1 Le droit international, terreau du principe de précaution
L'irruption du principe de précaution sur la scène internationale, dans la seconde moitié du XXème siècle, a consacré ses premiers succès et mis en évidence une forte volonté politique dans le sens de la reconnaissance juridique de ce principe. De nombreux textes internationaux ont été inspirés par la philosophie du principe de précaution, avant de le mentionner en tant que tel. Cette fortune juridique au niveau international témoigne de la popularité du principe et de son omniprésence dans les débats. Elle est néanmoins tempérée, tantôt par la faible portée des textes qui font référence au principe, tantôt par l'ambiguïté des termes employés. La possibilité, et la responsabilité d'appliquer le principe de manière plus ou moins souple, revient donc aux juges. Au niveau international, ces derniers ont généralement préféré considérer le principe de précaution de manière relativement flexible et le limiter dans le cadre d'une conciliation avec d'autres normes, notamment économiques.
Section 1 L'internationalisation donne de l'écho à un principe novateur, mais il trouve sa limite dans la portée concrète des textes
L'inscription du principe de précaution dans des textes internationaux a témoigné de la prise de conscience des instances internationales et des principaux dirigeants mondiaux face à des enjeux globaux, et notamment les risques écologiques. Si cette internationalisation s'est effectuée dans une large mesure sous l'impulsion des gouvernements allemands, elle s'est néanmoins heurtée aux divergences de conception entre les différents Etats. Celles-ci ont eu pour conséquence la rédaction de textes souvent ambigus ou de portée limitée, qui ont reconnu les caractéristiques minimales du principe et l'ont érigé en critère du développement durable, sans pour autant clarifier sa portée réelle, préciser les contours de son application ou l'accompagner d'un degré de contrainte.
§ 1 L'émergence du principe au niveau international
C'est le volontarisme des gouvernements allemands, qui commençaient à adopter des références au principe de précaution dans leurs législations internes, qui a permis l'émergence et la consécration du principe de précaution par le droit international. La reconnaissance du principe marque une évolution significative de l'état d'esprit au sein des négociations internationales, vis à vis des risques écologiques et humains et de la prise en compte des préoccupations sociétales. La faible portée normative des textes retenus ne laisse cependant qu'entrevoir les révolutions dont le principe de précaution peut être porteur.
A. Une internationalisation sous impulsion allemande
Dès la fin des années 60, réaction immédiate à la prise de conscience écologique et à la remise en cause des vertus du scientifique, on trouve la trace juridique d'une « notion de précaution » dans le droit américain, avec le US National Environmental Policy Act de 1969, qui s'applique aux domaines de la santé, de la sécurité technologique et de l'environnement.
Le « principe de précaution » ne prend toutefois véritablement forme que dans l'Allemagne des années 70, sous le nom de « Vorsogeprinzip ». Ce dernier est considéré dès 1976 comme un principes directeurs des politiques environnementales du gouvernement allemand40(*) : ainsi, « la politique de l'environnement ne se limite pas à prévenir des dommages imminents ou à les réparer s'ils se réalisent. Une politique environnementale précautionneuse [« vorsogende Umveltpolitik »] demande en outre que les ressources naturelles soient protégées et gérées avec le plus grand soin. ». Néanmoins, si l'on s'en tient à cette définition, la précaution, utilisée dans des lois spécifiques notamment sur l'air ou sur l'eau, porte davantage sur le soin à apporter à la gestion des ressources naturelles que sur la prévention des risques.
La particularité du principe de précaution est cependant spécifiée dès le départ par le système allemand : « La précaution se distingue de la protection contre les dangers. La différence principale est dans l'identification du risque. Les pouvoirs publics ont évidemment à protéger contre les risques identifiables. La question est de savoir jusqu'où ils peuvent agir contre des risques qui ne sont pas encore identifiés, ou même en l'absence de risques (cas où il s'agit de maintenir inchangée une ressource environnementale) »41(*). L'objectif est bien de permettre l'adoption de mesures malgré l'absence de certitude scientifique, soit même « avant l'apparition de preuves irréfutables de nocivité ».
La possibilité de recourir à la gestion publique est en outre rappelée, lorsqu'il est nécessaire de réduire les risques potentiellement graves ou irréversibles pour la santé ou l'environnement.
Cette première évocation manifeste du principe de précaution correspond aux traits théoriques évoqués plus haut. Il n'est néanmoins pas encore possible d'aller au-delà : le Vorsogeprinzip est cantonné à des domaines d'application précis, et une observation approfondie bute sur l'absence de précisions quant aux conditions d'application du principe et la nature des sanctions opposables aux contrevenants.
Néanmoins, sous l'impulsion d'une Allemagne largement en avance sur ses partenaires en matière de protection environnementale, le principe de précaution acquière dans les années 80 sa dimension internationale. La République fédérale va en effet l'ériger en instrument de politique internationale, et exercera une influence prépondérante lors des négociations en la matière. Elle tente de l'imposer comme principe directeur des politiques environnementales qu'elle cherche à étendre au-delà de ses frontières. Il s'agit alors surtout de justifier politiquement des mesures plus restrictives que ne le permettent les instruments juridiques disponibles, notamment dans le contexte alors scientifiquement controversé de pollution transnationale42(*). Le principe de précaution va donc se diffuser, et c'est par la voie du droit international qu'il émerge véritablement dans le domaine juridique. Force est néanmoins de constater que cette première écriture du principe ne suffit pas à en faire un véritable instrument juridique.
B. Des textes d'une valeur normative limitée
· Des instruments peu contraignants
Nombre d'actes adoptés au niveau international suite à cette impulsion allemande n'ont, on le verra dans un état des lieux du droit international, qu'un contenu juridique flou. Le principe de précaution fait en effet bien souvent l'objet de résolutions, recommandations, déclarations d'intention. Ces actes possèdent une grande importance du point de vue de la reconnaissance politique du principe, comme ce fut notamment le cas en 1992 avec la « Déclaration de Rio » sur l'environnement et le développement43(*). Souvent évoqué dans le préambule des conventions internationales sur l'environnement, le principe de précaution influence les normes inscrites dans le dispositif et guide leur application. Il peut par conséquent inspirer le contrôle du juge et ses conclusion. Pour autant, ces actes ne constituent pas un support juridique contraignant, et ne peuvent prétendre à la portée d'une règle juridique reconnue, notamment dans le cadre d'un conflit avec d'autres normes.
· Des textes à portée normative mais indirecte ou excessivement circonscrite
On retrouve le principe de précaution dans le dispositif même de certaines conventions internationales. Deux cas de figure se présentent alors : le principe peut prendre la forme d'une obligation générale, ou à l'inverse faire l'objet d'une disposition extrêmement circonscrite.
Le libellé du principe de précaution dans les conventions internationales complique parfois la détermination de son statut juridique. Par une pirouette, le législateur a souvent contourné ses responsabilités en soumettant l'application du principe à l'adoption de normes d'exécution, ce qui lui ôte toute applicabilité immédiate et autonome. Le principe est ainsi généralement repris dans des conventions-cadres, qui constituent une première étape dans l'élaboration de règles contraignantes mais n'énumèrent pas de règles d'application immédiate. Bien que reconnu dans ce type de texte, l'application du principe de précaution est donc soumise à l'adoption de protocoles pris en exécution de la convention-cadre (c'est le cas avec la Convention sur le réchauffement climatique, issue du protocole de Kyoto adopté en 1997 et entré en vigueur le 16 février 2005) : en l'état, le principe ne s'impose donc pas aux Etats et les juges ne sont pas tenus d'en tenir compte dans leurs décisions. Il est davantage question de « fonder », « inspirer », « s'efforcer » de l'appliquer, que d'obliger les parties à s'y conformer, ce qui présente l'avantage de montrer que l'on tient à ce principe médiatique et populaire, sans prendre la responsabilité de sa définition ni s'exposer réellement aux conséquences de sa mise en oeuvre.
Certaines dispositions conventionnelles plus affirmées ont cependant été adoptées. Elles restent néanmoins extrêmement ponctuelles : c'est le cas de la « Convention sur la protection du milieu marin de l'Atlantique du Nord-Est », ou celle de Barcelone sur la mer Méditerranée. Le droit international se fait alors plus clair : « les Parties appliquent » le principe, et il leur incombe « de prendre des mesures de précaution ». Néanmoins, entendu à travers ces textes, le principe de précaution reste extrêmement limité, sur le plan géographique comme du point de vue de ses domaines d'application. Dans ce contexte, tout en prenant garde de ne pas définir clairement le principe de précaution, le législateur exclut son application générale.
L'énonciation répétée du principe dans les textes internationaux, sans lier la décision des juges, les encourage néanmoins à interpréter les engagements étatiques à la lumière de la précaution. Leur responsabilité est donc considérable en la matière, et s'ils s'avèrent souvent timorés, c'est par la voie jurisprudentielle que le principe de précaution a trouvé une audience significative et peut espérer émerger en pratique au niveau international.
* 40 S. Boehmer-Christiansen, «The precautionary principle in Germany - enabling Government», in Interpreting the Precautionary Principle, Ed. O'Riordan T, Cameron J. Earthscan Publications, Ltd.London, 1994, p. 31 et suiv.
* 41 Ibid., p.11
* 42 Affaires des pluies acides et du dépérissement des forêts, ou « Waldsterben »
* 43 Notamment le Principe 15 de la Déclaration : « pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être appliquées par les Etats selon leur capacité. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement ».
§2. De nombreuses conventions environnementales démontrent l'audience du principe, sans clarifier sa portée réelle
Pour saisir quelle est la portée du principe de précaution en droit international, il importe de cerner la manière dont il s'est progressivement inséré dans plusieurs textes internationaux. Le principe a en effet commencé par inspirer certaines formulations, avant d'être directement mentionné et consacré comme composante de l'objectif de développement durable, sans toutefois faire l'objet de textes de portée contraignante.
A. L'émergence et l'affirmation du principe dans les textes internationaux
Une philosophie de précaution s'affirme relativement tôt dans les négociations internationales autour des débats sur les substances qui appauvrissent la couche d'ozone (notamment les CFC-chlorofluorocarbures). Ainsi, dès 1977, le PNUE, Programme des Nations Unies sur l'Environnement, propose une action radicale (forte réduction, voire élimination des CFC) en dépit du contexte de controverse scientifique. Mais c'est dans les années 80 que l'idée d'un « principe de précaution » se diffuse réellement, comme en témoigne à partir de 1982 le foisonnement de conventions internationales, d'abord limitées au domaine de l'environnement.
Les déclarations de la Charte mondiale de la nature, adoptée par l'ONU la même année, énoncent clairement plusieurs composantes du principe de précaution : « les activités pouvant avoir un impact sur la nature seront contrôlées et les meilleures techniques disponibles, susceptibles de diminuer l'importance des risques ou d'autres effets nuisibles sur la nature, seront employées ; en particulier : a) Les activités qui risquent de causer des dommages irréversibles à la nature seront évitées ; b) Les activités comportant un degré élevé de risque pour la nature seront précédées d'un examen approfondi et leurs promoteurs devront prouver que les bénéfices escomptés l'emportent sur les dommages éventuels pour la nature et, lorsque les effets nuisibles éventuels de ces activités ne sont qu'imparfaitement connus, ces dernières ne devraient pas être entreprises ; c) Les activités pouvant perturber la nature seront précédées d'une évaluation de leurs conséquences et des études concernant l'impact sur la nature des projets de développement seront menées suffisamment à l'avance ; au cas où elles seraient entreprises, elles devront être planifiées et exécutées de façon à réduire au minimum les effets nuisibles qui pourraient en résulter. » Sans portée contraignante, elle précise également que « Des précautions spéciales seront prises afin d'empêcher le rejet de déchets radioactifs ou toxiques. »
L'Accord aux fins de l'application des dispositions de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 relatives à la conservation et à la gestion des stocks de poissons dont les déplacements s'effectuent tant à l'intérieur qu'au-delà des zones économiques exclusives (stocks chevauchants) et des stocks de poissons grands migrateurs applique la philosophie de la précaution à la gestion d'une ressource naturelle, sans mentionner directement le principe. Il spécifie en effet que « Les Etats appliquent largement l'approche de prudence à la conservation, à la gestion et à l'exploitation des stocks de poissons chevauchants et des stocks de poissons grands migrateurs afin de protéger les ressources biologiques marines et de préserver le milieu marin » et « font preuve d'une prudence d'autant plus grande que les données sont incertaines, peu fiables ou inadéquates. Le manque de données scientifiques adéquates ne saurait être invoqué pour ne pas prendre de mesures de conservation et de gestion ou pour en différer l'adoption ».
En 1984, plusieurs déclarations ministérielles, à l'issue des conférences internationales sur la protection de la mer du Nord, affirment également que des mesures de contrôle sont légitimes « même en l'absence de preuves permettant d'établir un lien de causalité entre l'activité en question et les dommages redoutés »44(*).
C'est également la précaution qui motive en 1985 la mise sur pied de la Convention de Vienne pour la protection de la couche d'ozone, qui aboutit, suite à la découverte d'un « trou » dans la couche stratosphérique, au Protocole de Montréal de 1987. Pour la première fois, un produit issu de l'industrie privée jugé et néfaste pour l'environnement est interdit par un traité international, en dépit du contexte d'incertitude scientifique. Face à une menace potentielle touchant l'écosystème global, les gouvernements ont opté dans le cadre du processus international pour une réduction politique du problème. C'est en se sens qu'ils élaborent un régime original qui préfère la coopération en amont du problème à la responsabilité curative. Ils choisissent pour la première fois une solution par la régulation, avec l'interdiction du produit sous contrôle de l'Etat. L'avancée demeure cependant cantonnée à une substance précise, et si la précaution a guidé cette décision politique et la formulation du texte, sa définition juridique fait toujours défaut.
Un pas est néanmoins franchi, et se voit confirmé par le Traité de Rarotonga du 6 août 1995 sur le Pacifique Sud, et la Convention de Nouméa du 24 novembre 1986 relative à la protection des ressources naturelles et de l'environnement de la région du Pacifique Sud. Ces deux textes font en effet une application « maximaliste » du principe de précaution, en interdisant l'immersion de tout déchet, y compris radioactif.
B. La confirmation : le principe de précaution devient critère du développement durable
C'est en 1990 que les Etats réunis à Bergen dans le cadre de la Commission économique des Nations Unies pour l'Europe lient principe de précaution et développement durable. Ils déclarent ainsi que « Pour servir le développement durable, les politiques doivent reposer sur le principe de précaution. Les mesures environnementales doivent permettre de prévoir, de prévenir et de réduire les causes de détérioration de l'environnement. S'il existe un risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour reporter les mesures visant à prévenir la dégradation de l'environnement ».
La même année, est adopté à Londres un Protocole relatif aux substances qui appauvrissent la couche d'ozone : les parties sont « déterminées à protéger la couche d'ozone en prenant des mesures de précaution pour réglementer équitablement le volume mondial total des émissions de substances qui l'appauvrissent, l'objectif final étant de les éliminer en fonction de l'évolution des connaissances techniques et compte tenu des considérations techniques et économiques, ainsi que des besoins des pays en développement en matière de développement ».
L'avancée se confirme à Bamako, en 1991, avec la Convention sur l'interdiction d'importer des déchets dangereux et le contrôle de leurs mouvements transfrontières en Afrique : « chaque Partie s'efforce d'adopter et de mettre en oeuvre, pour faire face au problème de la pollution, des mesures de précaution qui comportent, entre autres, l'interdiction d'évacuer dans l'environnement des substances qui pourraient présenter des risques pour la santé de l'homme et pour l'environnement, sans attendre d'avoir la preuve scientifique de ces risques. Les Parties coopèrent en vue d'adopter les mesures appropriées de mise en oeuvre du principe de la précaution pour faire face à la prévention de la pollution au moyen de méthodes de production propres, plutôt qu'en observant des limites d'émission autorisées en fonction d'hypothèses relatives à la capacité d'assimilation ».
Ces textes ont matérialisé l'émergence progressive du principe de précaution au niveau international. Reconnu, il n'est cependant toujours pas défini, et sa portée demeure en pratique plus qu'hypothétique dans la mesure où les textes concernés n'ont pas de force contraignante ou se limitent à des domaines très circonscrits.
* 44En la matière, l'Allemagne s'appuie dès le début des années 80 sur le rapport d'un corps d'experts indépendants au gouvernement allemand, qui propose d'asseoir la protection de la mer du Nord sur le principe de précaution, et de l'organiser sous la forme d'une coopération internationale. En 1984, première grande avancée au niveau international : réunis à Brême, les ministres des pays riverains reconnaissent que « les Etats ne doivent pas attendre pour agir que les dommages à l'environnement soient prouvés ». Dès lors, le principe de précaution ne cessera d'être reconnu de plus en plus largement sur la scène internationale.
En 1987, à Londres, les ministres « acceptent que, afin de protéger la mer du Nord des effets dommageables éventuels des substances les plus dangereuses, une approche de précaution est nécessaire, qui peut requérir l'adoption de mesures de contrôle de ces substances avant même qu'un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique ». « Si l'état des connaissances est insuffisant, une stricte limitation à la source des émissions de polluants sera imposée pour des raisons de sécurité ».
C'est en 1990, à La Haye, que le principe, d'abord borné aux substances les plus dangereuses, est étendu : les Parties « affirment vouloir continuer à appliquer le principe de précaution, c'est à dire prendre des mesures pour éviter les impacts potentiellement dommageables des substances rémanentes, toxiques et capables de bioaccumulation, même lorsqu'il n'existe pas de preuve scientifique de l'existence d'un lien de causalité entre les émissions et les effets ».
Une nouvelle extension survient en 1995 à Esbjerg, avec l'application du principe de précaution à la gestion des pêches, à la prévention des pollutions par substances dangereuses, à la prévention des pollutions provenant des bateaux ». « Les ministres s'accordent sur l'objectif de garantir un écosystème durable, viable et sain en mer du Nord. Le principe directeur pour atteindre cet objectif est le principe de précaution ».
Section 2 Un foisonnement de droit mou affirme le principe de précaution, mais suspend son application à la volonté du juge
Les références au principe de précaution se sont multipliées en droit international. Cette augmentation quantitative n'a cependant pas été de pair avec une amélioration qualitative, qui aurait pu amener des éléments de définition et davantage de précisions sur la portée du principe. Cette section permet de mettre en évidence les carences des textes, pour mieux comprendre la responsabilité des juges mis en situation d'appliquer ou non le principe de précaution. Cela constitue un élément explicatif de la timidité des juridictions internationales, dans la mesure où la conception du principe de précaution ne fait pas l'unanimité entre Etats représentés sur la scène internationale, et parce que ces juridictions préfèrent éviter de porter atteinte à certaines libertés, notamment commerciales.
§1 La multiplication des références au principe de précaution contribue à sa reconnaissance mais leur portée est limitée
Un considérable empilement de textes internationaux témoigne du foisonnement à ce niveau autour du principe de précaution. Que l'on observe le droit international dans son ensemble ou celui, spécifique, du commerce international, la rédaction des textes ne permet cependant pas de conclure à une véritable consistance du principe de précaution.
A. Une multitude de textes sans portée directe ou limités à un champ spécifique
L' « approche de précaution » est par la suite confortée par une multitude de textes de « soft law »45(*), ou « droit mou » selon les termes du Professeur de Sadeleer46(*), dont la portée réelle tient surtout au fait qu'ils confirment l'existence d'une réflexion au niveau international autour du principe de précaution. La malléabilité de ces textes, ou des formulations ménagées en échappatoires, constituent en revanche autant de points d'ombre quant à l'applicabilité et la portée du principe de précaution.
C'est la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement, ou Sommet de la Terre, qui se tient en juin 1992 à Rio de Janeiro, qui consacre le principe de précaution en tant qu'élément constitutif et incontournable du concept de « développement durable », dans le cadre d'une insertion durable des activités humaines au sein de leur milieu naturel. Le Principe 15 de la Déclaration de Rio sur l'environnement incorpore ainsi le principe de précaution dans l'ensemble du dispositif destiné à redéfinir les nouvelles relations des hommes entre eux et avec la terre, aux côtés des principes de participation, de coopération, de responsabilité. Bien que facile à interpréter de manière plus ou moins extensive, c'est cette formulation qui sera considérée comme la définition de base du principe de précaution : «Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risques de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement ».
Un nouvelle équilibre entre développement économique et protection de l'environnement est ainsi défini, et la Déclaration de Rio est reconnue comme socle fondamental de la caractérisation et de la fonction du principe de précaution dans l'ordre international. Toutefois, la formulation du Principe 15 demeure floue à plusieurs égards : « largement appliquées », « capacités des Etats », « graves ou irréversibles », « mesures effectives »... autant de considérations qui appellent une clarification, et laissent entendre que les parties ont préféré repousser à des négociations ultérieures l'adoption d'une définition plus rigoureuse.
Suite à cette consécration formelle, le principe de précaution sera repris dans une multitude de conventions portant aussi bien sur la gestion des ressources naturelles (biodiversité, pêche, forêts) que la protection de l'environnement, sous une forme régionale (Méditerranée, Atlantique du Nord-Est, mer Baltique) ou par thèmes (déchets, changement climatique, couche d'ozone), sans pour autant acquérir un statut lui permettant de s'imposer aux décideurs.
Le 17 mars 1992, la Convention d'Helsinki sur la protection et l'utilisation des cours d'eau transfrontières et des lacs internationaux pose comme principe directeur de l'action des Hautes Parties contractantes « Le principe de précaution, en vertu duquel elles ne diffèrent pas la mise en oeuvre des mesures destinées à éviter que le rejet de substances dangereuses puisse avoir un impact transfrontière au motif que la recherche scientifique n'a pas pleinement démontré l'existence d'un lien de causalité entre ces substances, d'une part, et un éventuel impact transfrontière, d'autre part ».
On peut également mentionner la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, signée à New-York le 9 mai 1992 et qui, faute d'universaliser le principe de précaution en tant que tel, universalise la notion de « mesures de précaution » : « Il incombe aux parties de prendre des mesures de précaution pour prévoir, prévenir ou atténuer les causes des changements climatiques et en limiter les effets néfastes. Quand il y a risque de perturbations graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour différer l'adoption de telles mesures, étant entendu que les politiques et mesures qu'appellent les changements climatiques requièrent un bon rapport coût-efficacité, de manière à garantir des avantages globaux au coût le plus bas possible ». La Déclaration des ministres précise en outre que « Pour réaliser un développement durable dans tous les pays et concilier les besoins des générations présentes et futures, des mesures de précaution pour relever le défi du climat doivent anticiper, prévenir, combattre, réduire les causes, ou empêcher les conséquences dommageables des dégradations à l'environnement qui peuvent être l'effet du changement climatique. Lorsqu'il y a des menaces de dommages graves et irréversibles, le manque d'une certitude scientifique complète ne doit pas être invoquée comme une raison de retarder des mesures costeffectives pour prévenir de telles dégradations à l'environnement. Les mesures adoptées doivent prendre en compte le contexte socio-économique ». Cette formulation s'inscrit clairement dans l'objectif de permettre l'interprétation la plus souple possible du principe, qui dans l'esprit des rédacteurs reste soumis à la sauvegarde de l'efficacité économique.
Une multitude de textes adoptés par la suite font référence au principe de précaution, confirmant l'existence d'un débat international et la volonté d'instiguer la précaution comme fondement de la prise de décision dans le domaine environnemental, sans pour autant dépasser le cadre du droit mou47(*).
Adopté le 29 janvier 2000 à Montréal, le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques étend le domaine du principe de précaution, jusqu'alors seulement consacré en matière de protection de l'environnement. Le texte stipule ainsi dans son article 10, §6, que : « l'absence de certitude scientifique due à l'insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes concernant l'étendue des effets défavorables potentiels d'un organisme vivant modifié sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique dans la Partie importatrice, compte tenu également des risques pour la santé humaine, n'empêche pas cette Partie de prendre comme il convient une décision concernant l'importation de cet organisme vivant modifié s'il est destiné à être utilisé directement pour l'alimentation humaine ou animale ou à être transformé, pour éviter ou réduire au minimum ces effets défavorables potentiels. » La voie est donc ouverte pour faire du principe de précaution une clause de sauvegarde en matière de santé publique.
Ainsi, si l'environnement constituait le champ d'application d'origine du principe de précaution, ce texte a montré que rien n'empêche d'y faire référence et d'en faire une clause de sauvegarde en matière de risques sanitaires et alimentaires. Fondamentalement transversal, le principe de précaution pousse en effet à agir dans tous les contextes d'incertitude scientifique où des dommages indéfinis mais potentiellement graves semblent pouvoir être évités par des mesures à la source.
B. Le cas du commerce international
Il est également intéressant de se pencher sur la reconnaissance du principe de précaution en droit du commerce international, dans la mesure où l'on y observe l'un des principaux obstacles à l'application du principe de précaution : sa conciliation avec le principe de libre circulation des biens, défendu par l'organe de règlement des différends (ORD) de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui s'est à plusieurs reprises prononcé sur la question.
Adopter un niveau de sécurité plus élevé dans différents domaines pour protéger et rassurer les administrés serait en effet susceptible de restreindre les échanges commerciaux avec des Etats qui ne partagent pas les mêmes aspirations. Selon l'OMC, dont la vocation est au de veiller au respect des principes du libre-échange autant que possible indépendamment de considérations extérieures, le principe de précaution pourrait ainsi masquer des velléités protectionnistes.
La tension entre les postulats sous-tendant la libéralisation du commerce mondial et la nécessité reconnue par certains Etats membres d'adopter un haut niveau de protection de l'environnement, des consommateurs et de la santé publique, se trouve par conséquent aggravée par le principe de précaution.
L'OMC a néanmoins tenté de définir des normes communes aux différents Etats-membres, concernant le niveau de protection souhaitable, notamment en matière de sécurité sanitaire. Du fait des diversités des niveaux de protection entre les différents Etats, et de la logique minimaliste de l'OMC concernant les normes susceptibles de réguler le commerce mondial, il ne peut toutefois s'agir que d'une harmonisation négative.
Ces mesures ne doivent en outre pas être « maintenues sans preuves scientifiques suffisantes » : la justification scientifique s'impose donc comme paradigme en dépit de l'essence-même du principe de précaution. Un tel critère permet de rapidement abroger des mesures adoptées sur le fondement du principe de précaution, dès lors que les preuves ne s'avèrent pas suffisantes. Il revient donc à la juridiction compétente, ici l'organe de règlement des différends de l'OMC, de déterminer le degré d'application concret du principe de précaution, en fournissant une interprétation plus ou moins édulcorée comme nous le verrons dans la partie consacrée à la jurisprudence.
Fréquemment mentionné en droit international, le principe de précaution souffre de ne l'être que dans des textes de faible portée normative, ou limités à des domaines d'application extrêmement restreints. En résulte une valeur essentiellement déclaratoire pour une portée imprécise, variable selon les formulations retenues par les conventions internationales54(*). Son énonciation répétée dans des textes internationaux témoigne néanmoins de la « représentation d'une axiologie commune, dont l'énonciation apparaît comme une nécessité face aux progrès de la science et aux incertitudes qui en résultent »55(*). Elle ouvre par ailleurs la voie à l'interprétation des engagements étatiques à la lumière de la précaution. Il est donc du ressort des juridictions compétentes de définir la place et la portée du principe de précaution, en déterminant au fil de la jurisprudence sa force contraignante et les modalités de son application.
* 45 Déclaration ministérielle de la Deuxième conférence internationale sur la protection de la mer du Nord, Londres, 1987 ; Recommandation de la Commission de Paris de la Convention sur la pollution marine d'origine tellurique n°98/1, 22 juin 1989 ; Résolution de l'Assemblég générale des Nations Unies 44/225 sur la pêche aux grands filets pélagiques dérivants et ses conséquences sur les ressources biologiques des océans et des mers, 22 novembre 1989 : Directive opérationnelle de la Blanque mondiale sur la conduite des études d'impact d e 1989 : Déclaration ministérielle sur le développement durable de Bergen, mai 1990 ; Recommandation du Conseil de l'O.C.D.E C(90)164, janvier 1991, sur la prévention et le contrôle intégrés de la pollution ; Déclaration d'Helsinki, 10 juillet 1992, sur la sécurité et la coopération en Europe, etc.
* 46 DE SADELEER N. Le principe du pollueur-payeur, de prévention et de précaution : sur la genèse et la portée juridique de quelques principes du droit de l'environnement , éd. Bruylant, coll. Universités francophones, Bruxelles, 1999, pp. 19 - 80
* 47 Dès 1992, le préambule de la Convention du 5 juin 1992 sur la diversité biologique48, de la Convention sur la protection du milieu marin de l'Atlantique du Nord-est (OSPAR) adoptée en septembre 1992 avec le Traité de Paris49, suivie de la Convention d'Espoo de 1992 relative aux études d'impacts environnementaux dans un contexte transfrontière, puis la Déclaration finale de la réunion ministérielle des commissions d'Oslo et de paris pour la prévention de la pollution marine, et la Convention de 1992 pour la protection de l'environnement de la mer Baltique.
En 1994, les Accords de Charleville-Mézières concernant la protection de l'Escaut et de la Meuse50 font également référence au principe, de même que la Convention de Sofia du 29 juin sur la coopération et l'utilisation durable du Danube, le Protocole d'Oslo, additionnel à la Convention sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance51 et la Charte européenne de l'énergie adoptée à Lisbonne le 17 décembre.
Suivent l'année suivante la Convention révisée de Barcelone sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée 52, et l'Accord de New York du 4 août aux fins de l'application des dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 relatives à la conservation et à la gestion des stocks de poissons dont les déplacements s'effectuent tant à l'intérieur qu'au-delà des zones économiques exclusives (stocks chevauchants) et des stocks de poissons grands migrateurs.
En 1996, sont adoptés le Protocole à la Convention sur la prévention des pollutions maritimes par rejet de déchets53 , et le Protocole de Syracuse relatif à la protection de la mer Méditerranée contre la pollution d'origine tellurique.
La Convention de Rotterdam du 22 janvier 1998 évoque quant à elle le principe dans le cadre de la protection du Rhin.
* 54 TINKER C., «State Responsibility and the Precautionary Principle», in FREESTONE D. et HEY E. (dir.), The Precautionary Principle and International Law : the Challenge of Implementation., éd. par les auteurs, 1996, p. 57
* 55 BAGHESTANI-PERREY L., « La valeur juridique du principe de précaution », Revue Juridique de l'Environnement (LRJE), n° spécial, 2000, p. 25
§2 La jurisprudence témoigne d'un principe à la portée relativement limitée au niveau international
Confronté à des situations où elles étaient susceptibles de donner au principe de précaution une véritable portée juridique, les juridictions internationales se sont généralement révélées relativement timorées. Les nombreux textes mentionnant le principe de précaution restent en effet limités ou opaques, et les juges ont hésité à leur accorder des effets conséquents. La Cour Internationale de Justice, et surtout l'Organe de règlement des différends de l'OMC y ont néanmoins plusieurs fois fait référence.
A. La jurisprudence de la Cour Internationale de Justice, des références timides
La question de la mise en oeuvre du principe de précaution par les Etats n'a pas encore été tranchée par les juridictions internationales, qui n'ont pas su répondre à la question de savoir s'il peut être opposé ou considéré comme un principe général du droit international d'origine coutumière.
En 1995, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a préféré contourner l'occasion de donner au principe de précaution une place réellement significative dans l'ordre juridique. Saisie par la Nouvelle Zélande contre la France56(*), au motif que celle-ci aurait dû procéder à une évaluation sur l'environnement avant d'entreprendre des essais nucléaires, et démontrer qu'ils étaient sans risques, la Cour a en effet évité de se prononcer.
Il en sera autrement deux années plus tard, dans l'affaire du 25 septembre 1997 opposant la Hongrie à la Slovaquie concernant le projet « Gabcikovo-Nagymaros » d'installations hydrauliques sur le Danube. Pour la première fois, la Cour observe en effet le principe de précaution dans le cadre d'un traité bilatéral. Cependant, elle n'en retient finalement pas l'application puisque la responsabilité ne peut être retenue selon elle que si l'on est sûr qu'un péril inévitable va effectivement survenir.
Une avancée internationale dans l'application du principe de précaution est cependant enregistrée avec l'ordonnance du 27 août 1999 du Tribunal international du droit de la mer sur la conservation du thon à nageoire bleue. Celle-ci enjoint en effet le Japon à adopter des mesures conservatoires, en dépit de l'incertitude scientifique quant aux effets de ces dernières. La pratique reste néanmoins trop disparate, et l' « opinio juris » ne considère pas encore le principe de précaution comme une règle coutumière du droit international57(*).
B. La jurisprudence de l'organe de règlement des différends de l'OMC, dense mais restrictive
Bien que l'Organe de règlement des différends (ORD) de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) se montre réservé à l'égard d'une application directe et autonome du principe de précaution, c'est devant cette juridiction que le principe est le plus souvent évoqué, et a pu témoigner de son existence au niveau international. L'enjeu principal dans ce cadre est de parvenir à arbitrer le conflit entre le principe de la liberté des échanges et les mesures de sauvegarde qu'un Etat peut être amené à adopter pour protéger la santé de sa population ou de son environnement, en vertu notamment de l'accord SPS précité.58(*)
Ainsi, dans l'affaire de la viande aux hormones, représentative des nombreux conflits commerciaux entre la communauté européenne et ses concurrents sur le niveau de sécurité acceptable en contexte d'incertitude, l'ORD a validé la pertinence du recours au principe de précaution, mais il a tenu à affirmer que, en tant que tel et du fait du manque de précisions concernant sa mise en oeuvre dans une directive particulière, il n'est pas directement applicable59(*). En ce sens, dans l'affaire Etats-Unis et Canada c/CE, qui se prolonge entre le 20 mai 1996 et le 16 mai 1998, le principe de précaution a été évoqué à plusieurs reprises, mais son application est demeurée limitée. Les Etats peuvent librement choisir le niveau de protection sanitaire qu'ils jugent approprié et, par conséquent, « introduire ou maintenir des mesures sanitaires qui entraînent un niveau de protection plus élevé ». Néanmoins, leurs mesures doivent être « fondées sur des principes scientifiques », et ne doivent pas être « maintenues sans preuves scientifiques suffisantes ».
La juridiction impose en même temps une série de règles quant aux contraintes, notamment d'expertise scientifique, que doit s'engager à respecter un Etat qui revendique l'application du principe de précaution. Ainsi, bien que l'OMC accepte de reconnaître le principe de précaution, l'organe d'appel en fait un usage très restrictif : la Communauté européenne finit donc par perdre contre les Etats-Unis et le Canada, car l'usage qu'elle fait du principe est jugé discriminatoire. L'organe d'appel a en effet estimé que les preuves invoquées par l'Europe ne lui permettaient pas de justifier sa décision d'embargo. Une conception édulcorée du principe, qui exclue donc la prise en compte d'un risque théorique.
La justification scientifique s'impose donc comme paradigme, alors que la nature du principe de précaution repose théoriquement sur l'incertitude scientifique. Toutefois, même dans le cadre d'une interprétation restrictive, le principe de précaution a introduit plusieurs assouplissements concernant les procédures d'évaluation scientifique : l'analyse des risques peut désormais être fondée sur des opinions scientifiques minoritaires et comporter des données qualitatives tels des aspects sociologiques ou psychologiques de la gestion des risques, afin de coïncider avec la réalité du comportement des consommateurs et non plus seulement celle des pratiques de laboratoire. Par ailleurs, l'organe d'appel de l'ORD n'exige plus qu'un lien logique - et non de cause à effet - entre les résultats de l'évaluation scientifique des risques et la mesure adoptée.
Evoqué de manière récurrente dans de nombreux textes, le principe de précaution s'est imposé comme norme de référence en droit international. Les différentes juridictions y ont d'ailleurs renvoyé à plusieurs reprises, quoiqu'en préférant une interprétation très restrictive du principe, favorisée par son ambiguïté. Les divergences entre conceptions nationales, la priorité accordée aux libertés économiques, ont en effet oeuvré dans le sens d'une reconnaissance « a minima », ou distincte de sa philosophie originelle. Cette première introduction du principe de précaution en droit positif a néanmoins confirmé son aura et ouvert la voie d'une reconnaissance plus approfondie, notamment en droit communautaire de l'Union européenne et au sein de certains Etats.
* 56 CIJ, 20 décembre 1974, Nouvelle-Zélance c. France
* 57 Cf. IYNEDJIAN M., « Le principe de précaution en droit international public », Revue de Droit International de Sciences Diplomatiques et Politiques (RDI), vol. 378, 2000 - 3, Lausanne, pp. 247-262 : « lorsque les Etats consacrent ou appliquent le principe de précaution en matière interne ou internationale, ils le font en toute liberté, sans avoir le sentiment d'y être obligés par une règle de droit international »
* 58 Pour une étude critique : NOIVILLE C., « Principe de précaution et organisation mondiale du commerce. Le cas du commerce alimentaire », Journal du Droit international, n°2, 2000, pp.263 - 299
* 59 Cf. Rapport de l'Organe d'appel de l'OMC AB 1997 4, 16 janvier 1998, WT/DS26/AB/R/WT/DS48/AB/R, par. 253
Chapitre 2 Le droit européen et les traditions juridiques nationales, lieux d'application du principe de précaution
L'ordre international a constitué le terreau du principe de précaution, où il a acquis l'audience qui lui a permis de guider l'ensemble des réflexions sur l'action à entreprendre face aux risques, notamment écologiques. En dépit de l'influence du droit international pour rapprocher les conceptions des différents Etats, on observe le maintien de profondes divergences, qui se traduisent notamment dans la manière dont les juridictions interprètent et appliquent le principe. C'est au niveau européen, fortement influencé par les priorités allemandes en matière d'environnement, et grâce à une interprétation jurisprudentielle favorable, que le principe de précaution a trouvé son premier relais vers une application effective.
Section 1 Droit communautaire de l'Union européenne : un terrain de prédilection
La Communauté européenne n'est pas restée à l'écart du mouvement de reconnaissance du principe de précaution. Il importait en effet pour l'Allemagne d'en faire une norme communautaire, tant pour se protéger au regard des règles sur la concurrence, que pour ne pas pénaliser sa propre industrie.
Consacré par le Traité instituant la Communauté européenne60(*), sans toutefois y être défini, le principe de précaution trouve selon Dominique Bourg un « terrain de prédilection » en droit communautaire. Bien que toujours flou et essentiellement explicité dans des actes de droit mou, le principe de précaution s'y est progressivement juridicisé. Le contrôle du juge communautaire l'a d'ailleurs érigé en principe-phare du droit communautaire, et a été jusqu'à étendre son champ d'application : le principe vient désormais irradier l'ensemble des domaines de compétence communautaires.
§1 Un terreau favorable au principe de précaution, mais peu d'éléments concrets
Le droit communautaire s'est rapidement intéressé au principe de précaution, d'autant que ce dernier s'applique particulièrement à des problèmes globaux, qui en vertu du principe de subsidiarité sont censés relever des compétences de l'Union européenne. La consécration du principe s'est d'abord traduite par son inscription dans le Traité de Maastricht, puis la multiplication des textes y faisant référence, d'abord en droit déclaratoire puis en droit dérivé, censé entraîner des conséquences tangibles. Cependant, la diffusion du principe de précaution s'est là encore réalisée sans que sa portée soit réellement éclairée.
A. Multiplication des textes à caractère général et du droit déclaratoire
· Sources du principe en droit européen
Dès 1980, le principe de précaution commence à pénétrer le droit communautaire, avec la décision 80/372 du Conseil des Communautés européennes relative aux chlorofluorocarbones (C.F.C.), qui préconisait des « mesures de précaution ». Plusieurs directives reprendront les mêmes termes par la suite61(*).
Mais c'est avec le Traité de Maastricht (1992), que le principe de précaution rejoint, au sommet de l'ordre juridique communautaire, les autres principes du droit de l'environnement consacrés par l'Acte unique européen de 1986 (pollueur-payeur, action préventive, correction par priorité à la source). Suivant les articles 2 et 3 du traité instituant la Communauté européenne, cette dernière se doit d'établir « un haut degré de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement » et d'atteindre « un haut degré de protection de la santé ». Repris dans les traités ultérieurs d'Amsterdam et de Nice, le principe de précaution est inséré en tant que tel à l'article 174, paragraphe 2 : « la politique de la Communauté dans le domaine de l'environnement vise un niveau de protection élevée (...). Elle est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive (...).»62(*). Les institutions communautaires ont donc l'obligation d'appliquer le principe de précaution dans le domaine de l'environnement, et de motiver leurs décisions au regard du principe (art. 253). Aucune autre disposition du traité n'énonce cependant explicitement le principe de précaution, ni sa mise en oeuvre.
Cependant, bien qu'inséré dans un article consacré à la protection de l'environnement, le champ d'application du principe de précaution est plus vaste, et doit être évalué au regard de plusieurs autres dispositions du traité. L'article 6 prévoit ainsi que « les exigences de la protection de l'environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en oeuvre des politiques et actions de la Communauté ». Ce faisant, il prévoit la possibilité d'intégrer l'exigence de protection de l'environnement à d'autres politiques communautaires, et le principe de précaution peut être opposé à tout acte susceptible de faire courir un risque, même éventuel, en matière de santé humaine ou animale62(*). Les articles 152§1 et 153 ajoutent quant à eux l'obligation d'atteindre un haut niveau de protection dans les domaines de la santé et de la consommation, et en vertu de l'article 94§2, « la Commission dans ses propositions (...) prend pour base un niveau élevé de protection en tenant compte notamment de toute nouvelle évolution basée sur des faits scientifiques ».
Le principe de précaution apparaît bien en filigrane dans l'ensemble de ces formulations, qui dépassent le droit international dans la perspective d'une réelle reconnaissance du principe de précaution, sans pour autant apporter d'éléments de définition concrets.
· Tentatives de définition et extensions du champ du principe en droit déclaratoire
Face à cette lacune, les institutions communautaires ont largement recouru au « droit déclaratoire » pour tracer les lignes directrices de la mise en oeuvre du principe. La Commission européenne commence à s'y atteler avec un document de travail du 17 octobre 1998, intitulé Lignes directrices sur l'application du principe de précaution, qui ne sera finalement pas publié. Le 15 avril de l'année suivante, c'est par le biais d'une résolution que le Conseil demande à la Commission « de se laisser, à l'avenir, guider davantage encore par le principe de précaution (...) et d'élaborer, de manière prioritaire, des lignes d'application de ce principe ». En réponse, la Commission publie le 2 février 2000 une communication sur le recours au principe de précaution, qui généralise la portée d'un principe qu'elle veut « transsectoriel », dépassant le strict cadre de l'environnement pour s'étendre aux domaines de l'hygiène alimentaire, de la protection de la santé des consommateurs et de la santé animale et végétale dans son ensemble. Désormais ouvertement « tous azimuts », le principe de précaution n'est cependant toujours pas défini, responsabilité clairement laissée aux décideurs et, in fine, aux tribunaux63(*). Suivent sur le même thème un avis du Comité économique, le 12 juillet 200064(*), et un rapport du Parlement européen65(*) le 23 novembre. Ces documents ne contraignent pas les institutions à agir dans un sens déterminé, néanmoins ils comportent une grande importance politique et montrent l'existence d'un débat très dense au niveau européen. C'est cependant toujours par l'absence de définition claire que le principe de précaution s'illustre, confirmant son statut à part des autres normes et laissant toujours ouverte une marge d'appréciation discrétionnaire pour les décideurs et les juridictions.
Au Sommet de Nice du 7 au 9 décembre 2000, le Conseil adopte une Résolution sur le principe de précaution, qui avalise dans ses grandes lignes les orientations retenues par la Commission et témoigne de l'engagement de l'ensemble des institutions européennes à promouvoir le principe de précaution, au sein de la Communauté et des Etats membres comme au niveau international. Quoique dépourvue de force juridique, de même que la communication de la Commission, la résolution du Conseil européen de Nice considère qu' « il y a lieu de recourir au principe de précaution dès lors que la possibilité d'effets nocifs sur la santé ou l'environnement est identifiée et qu'une évaluation scientifique préliminaire sur la base des données disponibles, ne permet pas de conclure avec certitude sur le niveau de risque ». La formulation est loin d'être anodine : par cette phrase, le champ d'application de la précaution est expressément élargi à la santé. En outre, alors que la Commission faisait référence à des « effets potentiellement négatifs », le Conseil n'évoque plus que « la possibilité d'effets nocifs », sans même exiger un risque de dommage « grave et irréversible ».
Sur le fond, la ligne directrice est d' « exclure toute application abusive du principe qui masquerait un protectionnisme déguisé » tout en écartant toute version minimaliste qui en réduirait l'utilité. C'est donc un surcroît d'expertises qui devrait être engendré par cet objectif, pour identifier, caractériser, évaluer le niveau et la nature du risque.
Face aux incertitudes et limites de l'expertise scientifique, la résolution du Conseil de Nice comporte d'autres éléments importants, qui constituent un « vade-mecum » des règles à observer au cours des étapes de mise en oeuvre du principe de précaution, en insistant sur la place des autorités publiques et pouvoirs politiques :
- Le principe de précaution s'applique à l'action des autorités publiques, ce qui vise tant les institutions communautaires que les Etats membres. Cette résolution propose donc d'étendre l'applicabilité du principe aux Etats membres, alors qu'en droit, l'article 174 du traité ne vise que les institutions communautaires. Elle confie par ailleurs la mise en oeuvre du principe de précaution aux seules autorités publiques. A cet égard, dans la conclusion de sa communication, la Commission avait tenu à réitérer l'importance majeure qu'elle attribue à la distinction entre la décision d'agir ou de ne pas agir et les mesures résultant du recours au principe, le premier terme ayant « une nature éminemment politique ».66(*)
- L'évaluation du risque doit être réalisée sous la responsabilité de l'autorité publique, et être conduite de façon pluridisciplinaire, contradictoire, indépendante, transparente.
- Les mesures de gestion du risque doivent être prises par les autorités publiques, dans le cadre d'un dialogue avec les responsables chargés de l'évaluation du risque, sur la base d'une appréciation politique du niveau de protection recherché et dans le respect d'un certain nombre de principes : proportionnalité des mesures prises au regard des risques à court et long terme ; non discrimination ; cohérence avec les situations similaires ; mise en oeuvre d'une démarche comparative (examen des avantages et charges résultant de l'action ou de l'absence d'action, en tenant compte des coûts sociaux et environnementaux ainsi que de l'analyse économique et de l'acceptabilité sociale) et caractère prioritaire des exigences liées à la protection de la santé publique 67(*); réexamen périodique des décisions adoptées : obligation de recherche scientifique pour réduire le niveau d'incertitude, incombant à des acteurs déterminés au cas par cas en respectant « un équilibre satisfaisant entre pouvoirs publics, instances scientifiques et opérateurs économiques » ; la transparence doit être la règle au niveau de chaque étape du recours au principe de précaution : la société civile doit être associée en amont, une communication appropriée étant également assurée sur l'évaluation scientifique menée et sur les mesures de gestion du risque adoptées.
Une tentative de définition se fait jour avec ce texte, qui a le mérite de préconiser des règles d'action pour de la mise en oeuvre du principe de précaution. Une clarification de la place du principe fait néanmoins toujours défaut. La responsabilité de déterminer l'opportunité de l'enclencher est toujours laissée, en dernier ressort, au juge.
L'attachement de la Commission au principe de précaution sera par la suite plusieurs fois rappelé, à travers plusieurs livres blancs. Ainsi, celui du 12 janvier 2000 sur la Sécurité alimentaire tire les leçons de la crise ESB (« crise de la vache folle ») des années 1996-1997 et indique que désormais « la Commission sera guidée par le principe de précaution » dans les domaines ayant trait à la sécurité alimentaire. Le Livre blanc du 13 février 2001, évoque le principe dans le cadre de la Stratégie pour la future politique des substances chimiques.
B. Le principe irradie le droit dérivé
La reconnaissance dans les traités du principe de précaution, même précisé par le droit déclaratoire, ne lui donne qu'un caractère général, dont découle l'absence d'effet direct. Son application effective repose donc sur sa formulation en droit communautaire dérivé (règlements et directives), seul susceptible de s'appliquer directement aux Etats-membres et d'être invoqué par la Commission devant la Cour de justice à l'encontre d'un Etat qui n'aurait pas correctement assuré sa mise en oeuvre.
Erigé en fil conducteur de l'action des institutions communautaires, le principe de précaution est censé imprégner l'ensemble des textes de droit dérivé. Néanmoins, il n'a pour l'instant que rarement été consacré de manière expresse. En fait, comme le résume le Professeur De Saadeleer, dans le domaine de l'environnement « les actes de droit dérivé réglementant l'évaluation des risques reposent, dans leur grande majorité, sur des exigences relativement strictes en termes de connaissance scientifique qui écartent dans une large mesure le recours au principe de précaution. »
Seuls certains domaines spécifiques font l'objet de références explicites au principe de précaution. C'est dès les années 90 le cas des biotechnologies, domaine de prédilection du principe du fait de ses potentialités et de l'apparente absence de limites à ses développements. En témoignent les directives 90/219/CEE et 90/220/CEE du 23 avril 1990 relatives, respectivement, à l'utilisation confinée et à la dissémination volontaire d'OGM. Le législateur communautaire a cherché à conjurer les risques potentiels de cette nouvelle technologie, en faisant obligation aux utilisateurs d'OGM d'évaluer les risques de leurs activités pour la santé humaine et l'environnement, alors même que ceux-ci étaient méconnus. Un volontarisme qui connut néanmoins ses limites en raison de la complexité des procédures. Un moratoire a donc été établi en 1999 pour l'octroi des autorisations concernant la mise sur le marché de nouveaux OGM, et suite au conflit entre partisans de la prudence et tenants de l'innovation, une nouvelle directive a été adoptée en mars 200168(*) pour remplacer celles de 1999. Cette dernière mentionne expressément le principe de précaution dans ses articles 1 et 4, et devrait avoir pour effet de renforcer la rigueur des mécanismes de contrôle, a priori comme a posteriori, dans le sens d'un plus grand souci de précaution. Elle ne va toutefois pas au bout de la logique de précaution, puisque plusieurs types d'OGM sont en définitive autorisés bien qu'existent encore des études mettant en doute leur innocuité.
La directive 92/43 sur la conservation des habitats naturels et de la flore sauvage (Habitats) reprend implicitement le principe, qui a également inspiré la directive concernant l'évaluation de l'air ambiant du 21/11/96, tandis que la directive 96/61 sur la prévention et le contrôle intégrés de la pollution (I.P.C.C.) s'y réfère explicitement et mentionne le recours aux « meilleures techniques disponibles ». L'annexe VI, paragraphe 55 de la directive 98/8 relative aux biocides fait, pour sa part, obligation aux évaluateurs d'adopter « le scénario réaliste le plus défavorable », et la directive 98/83 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine fixe un seuil de concentration maximale des pesticides proche du risque zéro (0,1ug/l) alors que les méthodes traditionnelles d'évaluation des risques auraient dû conduire les autorités à retenir un seuil de contamination vingt fois plus élevé69(*).
La Commission européenne s'est également montrée très volontariste dans l'exposé des motifs de sa proposition de directive du Parlement européen et du Conseil amendant la directive du Conseil 96/82/CE du 9 décembre 1996 sur le contrôle des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses70(*) (alias Seveso II) : elle y fait par deux fois explicitement référence au principe de précaution, montrant ainsi la volonté d'étendre son champ d'application au domaine industriel et technologique. Le principe guide également l'esprit de la directive relative à la protection des travailleurs sur leurs lieux de travail du 12/06/99, et le règlement 178/2002 du 28/01/2002 consacrant l'approche globale en matière de sécurité alimentaire.
De même, la proposition de règlement concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), repose expressément sur le principe de précaution (article premier)71(*). Toutefois, en raison des lacunes dans la connaissance des effets nocifs de la plupart des substances concernées, et au vu de la lourdeur des procédures d'évaluation, peu de mesures d'interdiction ont été adoptées sur la base du principe de précaution.
Malgré la prolifération des textes, on observe que l'incertitude scientifique, fondement même du principe de précaution, rend difficile son application et laisse aux institutions communautaires un large pouvoir d'appréciation. Les textes laissent en effet à ces dernières la responsabilité de fixer le niveau de risque jugé acceptable pour la société, étant entendu que le « risque zéro » ne peut exister. Sur la base d'une évaluation scientifique aussi exhaustive que possible, il leur appartient donc d'adopter les mesures de précaution, sans qu'il soit nécessaire de prouver la réalité et la gravité du risque. Les autorités héritent donc d'une liberté d'action conséquente, tout en cherchant à préserver les principes économiques, notamment le libre échange. La dimension psychologique et subjective du principe de précaution le rend peu saisissable, d'où la qualification de « droit mou ». Mais sous la houlette du juge communautaire, il va s'affirmer progressivement comme règle d'application directe et autonome.
* 60 DE SADELEER N., « Le statut juridique du principe de précaution en droit communautaire : du slogan à la règle », Cahiers de droit européen, vol.XXXV, 2001, p. 79-120
* 61 La même formulation sera reprise, sans apport notable, dans les directives 83/129 du 28 mars 1983 relative à l'importation de peaux de phoques, 90/220 du 23 avril 1990 sur la dispersion volontaire dans l'environnement d'organismes génétiquement modifiés (O.G.M.), et 91/157 du 18 mars 1991 sur les piles et accumulateurs contenant certaines substances dangereuses.
* « 1. La politique de la Communauté dans le domaine de l'environnement contribue à la poursuite des objectifs suivants :
- la préservation, la protection et l'amélioration de la qualité de l'environnement ;
- la protection de la santé des personnes ;
- l'utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles ;
- la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l'environnement.
« 2. La politique de la Communauté dans le domaine de l'environnement vise un niveau de protection élevé, en tenant compte de la diversité des situations dans les différentes régions de la Communauté. Elle est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, et sur le principe du pollueur-payeur.
« 3. Dans l'élaboration de sa politique dans le domaine de l'environnement, la Communauté tient compte :
- des données scientifiques et techniques disponibles ;
- des conditions de l'environnement dans les diverses régions de la Communauté
- des avantages et des charges qui peuvent résulter e l'action ou de l'absence `action ;
- du développement économique et social de la Communauté dans son ensemble et du développement équilibré de ses régions. »
* 62 ALEMANNO A. « Le principe de précaution en droit communautaire », Revue du Droit de l'Union Européenne (RDUE), n°4, 2001, p.925
* 63 cf. D.FRANZONE, Commission Européenne, DG Evironnement, discours au cours de « International Conference : Risks analysis an dits role in the European Union », 18 et 19 juin 2000, Bruxelles : « Dans la communication, nous indiquons clairement que nous ne donnons pas de définition du principe de précaution. Comme d'autres notions générales évoquées dans la législation, telles que la subsidiarité ou la proportionnalité, il appartient aux décideurs et, en dernier lieu, aux tribunaux d'affiner la notion. Celle-ci est également influencée, dans une certaine mesure, par les valeurs sociales et politiques qui prévalent dans une société à un moment donné. »
* 64 Journal Officiel des Communautés Européennes, JOCE, n°C 268/6 19 septembre 2000
* 65 PATRIE B., Rapport sur la communication de la Commission sur le recours au principe de précaution, A5-0352/2000, Parlement européen, 23 novembre 2000
* 66 Cette position sera complétée par un arrêt du 11 septembre 2002, du Tribunal de première instance des Communautés européennes, Pfizer animal health SA/Conseil , qui a clairement précisé que la prise d'une mesure de précaution relève de l'autorité politique et non des scientifiques, car « une légitimité scientifique ne suffit pas pour justifier l'exercice de l'autorité publique ».
* 67 Conformément à la réflexion du juge communautaire, qui a en effet fréquemment affirmé que « les exigences liées à la protection de la santé publique doivent incontestablement se voir reconnaître un caractère prépondérant par rapport aux considérations économiques »
* 68 Directive 2001/18/CEE du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil
* 69 La même année (octobre 1998), lors d'un colloque sur le droit de l'eau organisé à Evreux, plusieurs intervenants signalèrent que ce nouveau taux entraînerait vraisemblablement le renouvellement de 80% du réseau d'adduction d'eau français.
* 70 COM (2001) 624 final
* 71 COM (2003) 664 final
§2 L'audace du juge communautaire étendu le domaine d'application du principe de précaution, au coeur du droit communautaire
Le droit communautaires reconnaît le principe de précaution, tout en maintenant une définition très ouverte. La haute responsabilité de tracer les contours du principe, de définir son champ et les modalités de son application, revient donc aux juridictions communautaires. Ces dernières reconnaissent le principe, et n'ont pas hésité à y faire référence dans une soixantaine de jurisprudences, tout en évitant de s'enfermer dans une définition trop précise. Parfois appliqué de manière audacieuse, le principe de précaution a acquis un rang central en droit communautaire, et a pu conduire à l'interdiction de certaines pratiques ou de produits. Dans d'autres situations, la Cour est à demeurée timide et, mis en concurrence avec des normes préexistantes, le principe de précaution s'est révélé impuissant.
A. Une norme interprétative limitée au domaine environnemental, le principe de précaution est élevé au centre du droit communautaire
Selon la lettre du traité de Maastricht, seul l'environnement semble visé par le principe de précaution. Ce dernier a donc logiquement connu ses premières applications dans des affaires relatives aux risques écologiques, concernant la construction de centrales nucléaires, la pollution atmosphérique, les déchets dangereux72(*). Sans le mentionner ouvertement, la CJCE (Cour de Justice des Communautés Européennes) a agi suivant une logique de précaution dans ses décisions relatives aux périodes de chasse des oies sauvages73(*). Elle a par ailleurs directement évoqué le principe en matière de la protection des ressources halieutiques74(*), puis de la couche d'ozone75(*). Interprétant de manière rigoureuse des accords internationaux sur la protection de la couche d'ozone, la Cour s'appuie d'ailleurs sur le Règlement du Conseil n°3093/9476(*) pour rappeler que « la protection de l'environnement constitue une exigence impérative pouvant limiter l'application de l'article 30 du traité», relatif à la libre circulation des biens. Depuis, le principe de précaution a également reçu des applications jurisprudentielles en matière de stockage des déchets77(*) ainsi que dans des affaires relatives à la composition des cosmétiques78(*) ou aux OGM79(*).
Toutefois, si le lieu de la naissance juridique du principe de précaution paraît circonscrit, son ancrage dans le traité et son utilisation dépassent largement le cadre de l'environnement.
· Le principe de précaution est utilisé pour justifier des entraves à la libre circulation
Dès les années 90, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) n'hésite pas à suivre une logique de précaution dans d'autres domaines que ceux directement liés à l'environnement, et l'on peut entrevoir le principe en filigrane dans sa jurisprudence en matière de sécurité alimentaire80(*).
L'art.6 CE prévoit que « les exigences de la protection de l'environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en oeuvre des politiques et actions de la Communauté ». A cela s'ajoute l'obligation d'atteindre un niveau de protection élevée en matière de santé humaine (art.152§1) et de consommation (art.153). Par ce truchement, la CJCE a considéré que le principe de précaution s'inscrit en droit dans tout acte susceptible de faire courir un risque même éventuel aux personnes et aux choses. Son champ d'application se trouve dès lors considérablement élargi. L'extension du domaine du principe de précaution sera consacrée par le juge dans l'arrêt Artegodan GmbH et autres du 26 novembre 1992, où le Tribunal de première instance considère que « le principe de précaution peut être défini comme un principe général du droit communautaire ». Depuis, sans toutefois formuler le principe de la même manière, le juge communautaire a agi dans le sens de cette citation : le principe de précaution a largement été utilisé dans des affaires relatives à la santé publique, à la sécurité alimentaire et à la protection du consommateur81(*).
La Cour s'inscrit en la matière dans la continuité des politiques communautaires, qui ont toujours affiché la volonté de défendre un haut niveau de protection de la santé publique, avec notamment des directives réglementant l'utilisation d'hormones dans l'alimentation du bétail.
C'est surtout au cours de la « crise de la vache folle » qu'interviennent des arrêts particulièrement importants, suite à des mesures d'embargo prononcées contre l'importation de viande bovine en provenance du Royaume-Uni. Saisie par le Royaume-Uni, la Cour rejette par une ordonnance de référé du 12 juillet 199682(*) la demande de sursis à exécution, en soulignant « l'importance prépondérante à accorder à la protection de la santé », qui figure parmi les objectifs de la Communauté, en vertu de laquelle, selon l'article 130R du Traité sur l'Union, « lorsque des incertitudes subsistent quant à l'existence ou à la portée des risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées » pour « éviter qu'un préjudice grave et irréparable soit occasionné ». Jugeant l'affaire sur le fond, la Cour confirmera le 5 mai 199883(*) que « Compte tenu de la gravité du danger et de l'urgence, la Commission n'a pas réagi de façon manifestement inappropriée en adoptant, à titre transitoire et en attendant de plus amples informations scientifiques, une interdiction globale d'exportation des bovins, de la viande bovine et des produits dérivés ».
Les deux décisions ont donc reconnu sans ambiguïté l'applicabilité directe du principe de précaution dans le secteur du droit à la santé, qui n'est pas mentionné par l'article 174 du traité relatif au principe de précaution en matière d'environnement. Ces affaires traduisent une double audace de la CJCE : le principe de précaution justifie selon elle la mise en échec de la de libre circulation des marchandises, pourtant au sommet des principes qu'elle protège. La Cour l'emploie qui plus est en matière sanitaire, ce qui émancipe le principe de précaution du domaine environnemental, jusqu'alors son seul champ d'application reconnu, ouvrant la possibilité de l'appliquer à l'ensemble des domaines couverts par le droit communautaire.
· D'une « norme interprétative » à un principe-phare du droit communautaire
Il demeure néanmoins difficile de définir le sens du principe de précaution, de préciser sa place effective dans l'ordre juridique communautaire et son applicabilité aux Etats-membres. C'est le sens d'une question préjudicielle posée en 2000 par le Conseil d'Etat français, en matière d'OGM84(*). A cette occasion, la Cour confirme que les directives relatives aux OGM relèvent du principe de précaution qui « trouve son expression, d'une part, dans l'obligation du notifiant, prévue à l'article 11, §6, de la directive 90/220, d'informer immédiatement l'autorité compétente de nouveaux éléments d'information au sujet des risques que représente le produit pour la santé humaine ou l'environnement ainsi que dans l'obligation de l'autorité compétente, prévue à l'article 12, §4, d'en informer immédiatement la Commission et les autres Etats membres et, d'autre part, dans la faculté de tout Etat membre, prévue à l'article 16 de cette directive, de limiter ou d'interdire, à titre provisoire, l'utilisation et/ou la vente sur son territoire d'un produit qui a fait l'objet d'un consentement dont il a des raisons valables de considérer qu'il présente un risque pour la santé humaine ou l'environnement ». Dans cette affaire, la CJCE se refuse encore à faire une application autonome du principe de précaution et le rattache à une directive existante. Le principe n'en prend pas moins la forme d'un principe d'interprétation du droit. Dans l'arrêt ARCO Chemie Nederland du 15 juin 200085(*), la Cour invite les juridictions nationales à interpréter de manière extensive la notion de déchet, au motif que la directive sur les déchets repose sur le principe de précaution. Enfin, le juge communautaire autorise les Etats à qualifier de dangereux des déchets qui ne sont pas expressément visés par la liste communautaire86(*). Le principe de précaution glisse donc progressivement du statut de norme interprétative dans la direction d'un « principe général » du droit communautaire. L'arrêt Artegodan du 26 novembre 200287(*) le définit en effet comme « un principe autonome découlant des dispositions du traité » et le consacre formellement comme « un principe général du droit communautaire », cette jurisprudence étant confirmée par l'arrêt Laboratoires Servier du 28 janvier 200388(*) du Tribunal de première instance. Cette évolution constitue un bel exemple de création d'un principe au champ d'application par définition transversal, à partir d'une disposition spécifique du traité.
La position du juge communautaire à l'égard du principe de précaution est par ailleurs précisée par l'arrêt du Tribunal de première instance du 21 octobre 2003, Solvay pharmaceuticals89(*), aux termes duquel : « le principe de précaution constitue un principe général du droit communautaire imposant aux autorités concernées de prendre, dans le cadre précis de l'exercice des compétences qui leur sont attribuées par la réglementation pertinente, des mesures appropriées en vue de prévenir certains risques potentiels pour la santé publique, la sécurité et l'environnement, en faisant prévaloir les exigences liées à la protection de ces intérêts sur les intérêts économiques. Dans la mesure où les institutions communautaires sont responsables, dans l'ensemble de leurs domaines de compétence, de la protection de la santé publique, de la sécurité et de l'environnement, le principe de précaution peut être considéré comme un principe autonome découlant des dispositions du traité (...). Selon une jurisprudence bien établie, dans le domaine de la santé publique, le principe de précaution implique que, lorsque des incertitudes subsistent quant à l'existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures de précaution sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées (...). ».
Deux éléments du droit de la précaution se trouvent confirmés et précisés : l'obligation permanente d'informer, et l'autorisation donnée aux Etats et aux institutions communautaires de prendre des mesures de sauvegarde. On en sait un peu plus sur les modalités d'application du principe de précaution et les possibilités qu'il ouvre. Le juge a affirmé que « les exigences liées à la protection et à la santé publique doivent incontestablement se voir reconnaître un caractère prépondérant par rapport aux considérations économiques »90(*). La sécurité juridique fait en revanche toujours défaut, car la Cour se garde de définir précisément les contours et les cibles du principe, tout en se laissant des échappatoires concernant sa force contraignante, notamment en cas de conflit avec d'autres principes cardinaux du droit communautaire.
B. Le juge a néanmoins auto-limité son contrôle
Si la CJCE a développé le contrôle de légalité des actes de droit communautaire dérivé à l'aune du principe de précaution, elle a refusé de s'engager trop avant dans l'appréciation du principe, et s'est imposé plusieurs limites. Elle s'est notamment révélée relativement timide en matière de contrôle de légalité interne des actes, préférant laisser une large marge de manoeuvre aux institutions tout en se concentrant sur la légalité externe.
· Un contrôle de légalité externe rigoureux
La légalité externe des actes semble constituer le terreau le plus favorable à l'action du juge. Dès lors que les mesures de précaution sont susceptibles de transgresser des positions juridiques protégées, il est en effet logique que les juridictions se montrent rigoureuses, voire pointilleuses, dans la vérification du respect des procédures d'évaluation des risques - un contrôle qui engage moins la responsabilité du juge, dans la mesure où sa jurisprudence applique le droit, sans créer de nouvelles normes. L'exigence de motivation des actes est renforcée, et une simple irrégularité peut constituer un motif sérieux d'annulation. Ainsi, dans l'arrêt Artegodan91(*), le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE) exerce son contrôle sur la régularité du fonctionnement du Comité des spécialités pharmaceutiques, et sur la cohérence interne et la motivation de son avis. Dans l'arrêt Laboratoires Servier92(*), le Tribunal annule les mesures attaquées pour cause d'incompétence de la Commission. Dans le contexte du principe de précaution, « le respect des garanties conférées par l'ordre juridique communautaire dans les procédures administratives revêt une importance d'autant plus fondamentale »93(*). Cependant, si des garanties procédurales sont accordées aux justiciables, ces derniers ne sauraient en avoir la maîtrise et le TPICE a créé un certain flou en jugeant que les institutions n'ont pas l'obligation de les intégrer pleinement au processus de décision94(*).
· Le juge s'autolimite dans le cadre d'un contrôle de légalité interne timide
La mise en oeuvre du principe de précaution supposant des appréciations complexes, le juge a préféré cantonner son contrôle du bien-fondé des mesures de précaution à celui de l'erreur manifeste d'appréciation, voire de l'arbitraire, et du détournement de pouvoir. A l'occasion des jurisprudences rendues dans le cadre de la crise de la vache folle, la Cour précise en effet la nature du contrôle qu'elle doit exercer dans le cadre de l'application d'un principe aussi évanescent que le principe de précaution : « dès lors que la Commission dispose d'un large pouvoir d'appréciation, notamment quant à la nature et à l'étendue des mesures qu'elle adopte, le contrôle du juge communautaire doit se limiter à examiner si l'exercice d'un tel pouvoir n'est pas entaché d'une erreur manifeste ou d'un détournement de pouvoir ou encore si la Commission n'a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation. » Le juge applique effectivement le principe en vérifiant qu'il n'a pas été omis par l'autorité publique chargée de le mettre en oeuvre, mais - sauf erreur manifeste - il se refuse à étendre son contrôle à l'analyse du risque faite par cette autorité. « Le juge communautaire ne peut en effet substituer son appréciation des éléments factuels (d'ordre scientifique et technique hautement complexes) à celle des institutions à qui, seules, le traité a conféré cette tâche ».
Cette auto-limitation du contrôle juridictionnel, confirmée par le Tribunal dans l'arrêt Pfizer95(*), revient de facto à renvoyer aux autorités communautaires la responsabilité de définir la marge d'appréciation quant à la mise en oeuvre du principe de précaution. Pour être censurés, les actes des institutions devraient être adoptés d'une manière « inappropriée et déraisonnable ». Le juge préfère donc éviter de se prononcer sur la légalité interne des actes, ne se considérant pas comme plus qualifié que le politique ou l'administrateur pour apprécier les données scientifiques à prendre en considération. Cette jurisprudence constitue paradoxalement l'un des arguments invoqués pour atténuer les craintes quant aux conséquences contentieuses potentielles du principe de précaution, alors même que les institutions habilitées à le faire se sont elles-mêmes gardées de définir le principe en comptant sur l'appréciation du juge... En résulte une marge de manoeuvre importante quant à l'application du principe, et surtout la possibilité de revirements de jurisprudence.
Le contrôle de légalité interne des actes de droit communautaire dérivé sur la base du principe de précaution s'est par conséquent révélé timide, hors des avancées contrôlées précédemment citées, et qui ont permis de confirmer l'existence du principe de précaution sans pour autant parvenir à lui conférer un contenu explicite et opposable sans ambiguïté. Ainsi, dans l'affaire Association Greenpeace France contre Ministère de l'Agriculture et de la Pêche du 21 mars 200096(*), invitée par les requérants opposés à la commercialisation du maïs transgénique Bt en France à faire une application autonome du principe de précaution, la Cour a jugé que cette norme trouvait déjà son expression dans plusieurs dispositions de la directive 90/220/CEE sur la dissémination des OGM. A l'instar de l'OMC, elle a donc choisi de rabattre le principe de précaution sur des dispositions préexistantes, qui n'en livrent qu'une version édulcorée. Tributaires du libellé d'une clause de sauvegarde contenue dans la directive évoquée, les mesures d'interdiction ou de limitation ne sont donc autorisées que le temps nécessaire à ce qu'une nouvelle décision soit adoptée par les instances communautaires et ne doivent en aucun cas être la règle face au principe de libre circulation des marchandises. Il ressort de cet arrêt, confirmé par des décisions ultérieures97(*), qu'un Etat peut invoquer le principe de précaution dans un domaine harmonisé, mais à condition de fournir de nouveaux éléments d'information corroborant l'incertitude ou démontrant la dangerosité du produit.
Le principe de précaution ne s'impose qu'aux institutions communautaires98(*), qui disposent d'une marge d'appréciation discrétionnaire, et les Etats membres n'ont l'obligation de l'appliquer que si une réglementation particulière le met en oeuvre. Ils peuvent, en se fondant sur des « preuves scientifiques nouvelles » et en excipant de l'article 176, déroger au principe de l'harmonisation communautaire pour prendre des mesures plus sévères en matière de protection que celles adoptées au niveau communautaire. Cela peut toutefois déboucher sur un conflit avec la Commission. Chaque Etat et la communauté disposant en effet de ses propres experts, il n'est pas certain que tous aboutissent aux mêmes conclusions scientifiques, comme ce fut le cas dans l'affaire de la « vache folle ». Par conséquent, « l'insuffisance d'informations sur la gravité du risque doit entraîner la faculté de mettre en oeuvre le principe de précaution », alors que « lorsque la gravité est certaine, mais que seul est ignoré son degré, le principe de précaution ne s'applique pas »99(*).
Mal armé pour se prononcer sur le fond, le juge communautaire reste prudent sur l'appréciation scientifique et refuse de s'aventurer trop loin dans des controverses techniques. Prudent sur le contrôle de légalité interne, il peut tout de même exercer un contrôle de proportionnalité100(*). Ce dernier vise à vérifier que les mesures sont proportionnées au but recherché, cohérentes avec des mesures similaires précédemment adoptées, justifiées par un bilan des avantages et des inconvénients potentiels de la mesure ou de l'absence d'action, incluant notamment la rentabilité économique. Elles doivent en outre être réexaminées à la lumière des nouvelles données scientifiques, et ne pas être discriminatoires. Néanmoins, le juge s'aligne généralement sur les objectifs des autorités communautaires, préférant leur laisser un large pouvoir d'appréciation. De fait, les mesures sont rarement censurées pour avoir été adoptées « d'une manière inappropriée et déraisonnable ». Ainsi, dans l'arrêt Fedesa du 13/11/90101(*), la Cour rejette le grief tiré de l'existence de preuves scientifiques démontrant l'innocuité de cinq hormones, au motif que le Conseil était resté dans le cadre de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en choisissant d'interdire les hormones (il n'y a pas non plus de violation du principe de confiance légitime). Dans l'arrêt Toolex du 11/07/2000102(*), la Cour a même reconnu la légalité d'une loi suédoise interdisant l'importation de trichloréthylène, et admis qu'il s'agissait de mesures adéquates et proportionnées.
L'application du principe de précaution par le juge communautaire a permis de renforcer la portée du principe de précaution, et lui a permis d'acquérir une dimension contraignante. Elle a en outre démontré que, bien que formellement reconnu dans le seul domaine environnemental, le principe de précaution est applicable à des situations plus larges. Des lacunes subsistent néanmoins, dans la mesure où une soixantaine de jurisprudences n'ont pas suffi au juge communautaire pour palier à l'imprécision des textes en traçant précisément les contours du principe de précaution et de son application. Le justiciable ne peut donc savoir avec certitude s'il est susceptible d'être condamné, et il est difficile de déterminer clairement dans quelle mesure la marge d'appréciation laissée aux autorités en contexte d'incertitude leur permet de porter atteinte à d'autres principes fondamentaux, comme celui de libre-circulation.
* 72 CJCE,090/7/1992, Commission/Belgique : affaire des « déchets wallons » ; CJCE, 02/08/1993, Commission c. Espagne : conservation des oiseaux migrateurs ; CJCE, 24/11/1993, Armand Mondiet : affaire des « filets maillants dérivants » relative à la conservation des ressources de pêche ; CJCE 07/02/1995, Association de défense des brûleurs d'huiles usagées.
* 73 CJCE, 19 janvier 1994, aff. C-435/92, Association pour la protection des animaux sauvages et autres contre préfet du Maine-et-Loire et préfet de la Loire Atlantique. Demande de décision préjudicielle: Tribunal administratif de Nantes - France. Conservation des oiseaux sauvages - Périodes de chasse : à défaut de données scientifiques et techniques appropriées à chaque cas particulier, il convenait d'adopter une date unique pour la fermeture de la chasse, laquelle devait correspondre à celle fixée pour l'espèce qui migre le plus tôt et non pas à celle de la période de maximum d'activités migratoires.
* 74 CJCE, 24 novembre 1993, aff. C-405/92, Armand Mondiet c. armement Islais
* 75 CJCE, 14 juillet 1998, aff. C-284/95, Séfety Hi-Tech Srl c. S&T.
* 76 Règlement remplacé par le n°2037/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 29 juin 2000
* 77 CJCE, aff. C-175/98 et 177/99, 5 octobre 1999, Procédures pénales contres Paolo Lirussi et Franco Bissaro, Q.P. Pretore di Udine
* 78 CJCE, 4 juillet 2000, aff. C-352/98, Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm et Goupil / Commission
* 79 CJCE, 21 mars 2000, aff. C-6/99, Association Greenpeace France et al./Ministère de l'Agriculture et de la Pêche
* 80 CJCE, 13 novembre 1990, aff. C-331/88, Fedesa, confirmé par la suite avec aff. C-180/96 R Grande-Bretagne c. Commission ; aff. T-79/99 R, Alpharama ; aff. T-199/96, Bergaderm
* 81 CJCE, 05 mai 1998, Royaume-Uni c. Commission (affaire « ESB ») ; TPICE, 16 juillet 1998, Bergaderm (crèmes solaires contenant des produits cancérigènes) ; TPICE, 11 septembre 2002, Pfizer et Alpharma ; TPICE, 28/01/2003, Laboratoires Servier
* 82 CJCE, Ord., aff., C-180/96, 12 juillet 1996, Royayme-Uni/Commission,
* 83 5 mai 1998, aff., C-157/98, National Farmers'union et C-180/96 Royaume-Uni/Commission
* 84 CJCE, 21 mars 2000, aff. C-6/99, Association Greenpeace France et al./Ministère de l'Agriculture et de la Pêche
* 85 CJCE, 15 juin 2000, aff. C-418/97 ARCO Chemie Nederland Ltd/Minister van Volkshuisvesting et al.
* 86 CJCE, 22 juin2000, aff. C-318/98 Giancarlo Fornasar et al, question préjudicielle Pretura circondariale di Udine - Italie
* 87 CJCE, 26 novembre 2002, aff. T141/00, Artegodan/Commission
* 88 TPICE (deuxième chambre élargie), 28 janvier 2003, aff. T-147/00, Laboratoires Servier/Commission
* 89 TPICE, 21 octobre 2003, aff. T-392/02, Solvay Pharmaceuticals BV/Conseil
* 90 TPICE, 11 septembre 2002, aff. T-70/99, Alpharma/Conseil
* 91 CJCE, 26 novembre 2002, aff. T141/00, Artegodan/Commission
* 92 TPICE, 5 avril 2003, aff. T147/00, Laboratoires Servier//Commission
* 93 TPICE, 11 septembre 2002, aff. T13/99, Pfizer Animal Health/Conseil
* 94 TPICE, 11 septembre 2002, aff. T-70/99, Alpharma/Conseil
* 95 TPICE, 11 septembre 2002, aff. T13/99, Pfizer Animal Health/Conseil
* 96 CJCE, 21 mars 2000, aff. C-6/99, Association Greenpeace France et al./Ministère de l'Agriculture et de la Pêche
* 97 CJCE, 15 juin 2000, aff. Jointes C-418 et C-419/1997, Arco ; 22 juin 2000, , aff. C-318/1998, Procédure pénale contre Giancarllo Fornassar; 4 juillet 2000, aff. C-352/1998-0, Laboratoires pharmaceutiques Goupil et Bergaderm/Commission
* 98 CF. Conclusions de l'avocat général M.C.O.LENZ dans l'aff. C-379/92, 14 juillet 1994, Procédure pénale contre Peralta
* 99 LANNOYE P., « L'Union européenne et le principe de precaution », in ZACCAÏ E., MISSA J.-N., Le principe de précaution : significations et conséquences, Editions de l'Université de Bruxelles, coll. Aménagement du territoire et environnement, Bruxelles, 2000, pp.145-151
* 100 CJCE, 14 juillet 1983, aff.174/82, Sandoz/Commission; 12 mars 1987, aff.178/84, Commission/Allemagne, (dite « Réglementation allemande sur la pureté de la bière »)
* 101 CJCE, 13 novembre 1990, aff. C-331/88, Fedesa
* 102 CJCE, 11 juillet 2000, aff. C-473/98, Toolex Alpha
Section 2 Un degré de réception et des conceptions divers dans les législations et jurisprudences nationales
L'introduction du principe par l'intermédiaire du droit international a facilité le développement mondial d'une « culture commune » de la précaution. La diversité des cultures juridiques n'a cependant pas permis d'unifier la conception du principe. Protéiforme, il est perçu d'une manière très différente dans les différents Etats, comme le traduit la diversité du droit en vigueur et surtout les écarts d'interprétation entre les différentes juridictions nationales. L'observation des textes les plus significatifs au regard du principe de précaution, la comparaison du degré de réceptivité des différents juges, témoignent de l'existence de différentes cultures du principe de précaution, correspondant au clivage classique entre pays anglo-saxons et pays romano-germaniques, déjà évoqué dans le titre 1.
§1 Les pays anglo-saxons : une formulation prudente, pour une portée limitée
Contrairement aux idées reçues, les pays anglo-saxons ont souvent très tôt intégré le principe de précaution dans leur ordre interne. La formulation des textes permet cependant de l'appliquer de manière très limitée et conforme à la tradition anglo-saxonne, ce que confirme la jurisprudence.
A. Des textes souples et peu contraignants
Les Etats-Unis, compte tenu de leur position diplomatique, ont paradoxalement été précurseurs en matière de reconnaissance du principe de précaution dans la législation interne. Ainsi, selon James Cameron, l'un des fondateurs du principe de précaution, cité par Dominique Bourg et Kerry Whiteside, « aucun pays n'a adopté aussi complètement l'essence du principe de précaution dans sa loi interne [durant les années 1960 et 1970] que les Etats-Unis ».
On ne trouve pas de mention explicite du principe dans les lois fédérales, mais plusieurs dispositions fédérales font référence à une démarche de précaution : c'est le cas du Clean Air Act et du National environmental policy de 1970, de l'amendement du Federal Water Pollution Control Act adopté en 1972 ainsi que de nombreux textes ultérieurs, tels que le Fereral Food, Drugs and Cosmetics Act ou le Toxic Substances Control Act. Le terme de « précaution » apparaît même de manière explicite en 1980 dans la loi sur l'exploitation des nodules des grands fonds marins, et le Federal Insecticide, Fongicide and Rodenticide Act impose aux fabricants de pesticides de prouver que ces produits n'auront pas d' « effets négatifs déraisonnables sur l'environnement ».
Cependant, si le droit américain reconnaît une « approche précautionneuse », il ne la généralise surtout pas. Les cas particuliers de réglementations ne donnent donc aucunement lieu à une quelconque obligation de mettre en pratique cette approche dans d'autres cas comparables. Par ailleurs, l'administration fédérale actuelle développe une opposition systématique au principe de précaution dans les négociations internationales : on l'a observé à travers son refus du protocole de Kyoto sur le changement climatique, dans son opposition à toute référence à ce principe lors du sommet de Johannesburg, ou encore la dénonciation de son aspect protectionniste dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Au nombre des hérauts du principe de précaution au niveau international, le Canada préfère en droit interne mentionner des « approches prudentes ». Il applique néanmoins une approche de précaution, notamment avec le système des « listes négatives », qui fait de l'interdiction des produits chimiques le principe et de l'autorisation l'exception, réservée à ceux qui sont inscrits sur ces listes.
L'Australie a quant à elle introduit le principe de précaution dans l'Intergovernmental Agreement on the Environment de 1992, conclu entre l'Etat fédéral et les autorités fédérées, qui détiennent la compétence générale en matière de législation environnementale. L'accord n'est toutefois pas juridiquement contraignant. En effet, l'Australie, tout en affirmant son attachement au principe de précaution, préfère l'évoquer dans des documents déclaratoires qui guident l'action des autorités publiques mais ne vont pas jusqu'à en faire un principe invocable devant le juge. Le principe de précaution est ainsi inclus dans de nombreux documents de politiques publiques, tels que le National Strategy for Ecologically Sustainable Development, le National Strategy for the Conservation of Australia's Biological Diversity, le National Forest Statement, le National Waste Minimisation and Recycling Strategy ou encore le National Greenhouse Response Strategy.
Pays anglo-saxon intégré à l'Union Européenne, le Royaume-Uni se trouve à la charnière des deux cultures, ce qui se traduit dans le droit interne. Le principe de précaution est reconnu comme principe directeur des politiques de l'environnement comme l'indique un Livre blanc de 1990 sur ce thème103(*). Le principe s'impose donc à l'Etat ainsi qu'aux autorités locales, tenues de procéder à diverses études d'impact environnementales dont les résultats doivent être intégrés dans les documents d'urbanisme et d'aménagement.104(*) Particulièrement prudente, la définition du principe considère néanmoins comme fondamental l'aspect économique des mesures à adopter.
B. Une jurisprudence restrictive, notamment du fait de l'opacité du principe
Il n'est pas inutile d'observer l'application du principe de précaution tel qu'il est conçu en Europe au regard de l'approche des mêmes problèmes par la culture juridique anglo-saxonne. Ainsi, selon le rapport Kourilsky-Viney105(*), la notion de principe de précaution, entendue comme une forme exacerbée du contrôle a priori, pénètre difficilement dans la jurisprudence de ces pays, notamment aux Etats-Unis. On préfère en effet une action sévère a posteriori en cas d'accident, selon une logique de sanction destinée à entretenir le sens de la responsabilité des acteurs économiques.
En ce sens, la jurisprudence de la Cour suprême américaine s'est montrée relativement réservée à l'égard du principe de précaution. Si elle s'est prononcée, dans l'arrêt Tennessee Valley autority v. Hill de 1978, pour l'interruption de la construction d'un barrage susceptible de provoquer l'extinction d'une espèce de poisson protégée par l'Endangered Species Act, la Cour a toujours mis l'accent sur l'analyse coûts-bénéfices et les études de risques, exigeant une connaissance suffisante pour mesurer les risques et calculer les réponses appropriées106(*). De fait, dans sa décision Industrial Union Dep't AFL-CIO v. American Petroleum Inst., la Cour suprême marque un coup d'arrêt au recours au principe de précaution par les agences fédérales, en leur imposant d'effectuer systématiquement à une évaluation formalisée des risques suspectés et de leurs coûts supposés107(*).
La Cour suprême du Canada a quant à elle implicitement appliqué le principe de précaution dans sa décision R.v.Crown Zellerbach. La Chambre environnementale d'appel dans l'affaire Endeavour Developments Ltd v. British Columbia, puis la Cour de justice de l'Ontario dans l'affaire 611428 Ontario Ltd v. Metropolitan Toronto and Region Conservation Authority108(*) l'ont également explicitement affirmé. Néanmoins, l'application du principe fait toujours l'objet d'une stricte étude coûts-avantages, et la jurisprudence n'a pas été jusqu'à définir le principe.
Essentiellement reconnu dans des documents de politiques publiques non juridiquement contraignants, l'application du principe de précaution en Australie n'est pas susceptible de mettre en échec les droits fondamentaux reconnus par les juridictions, et notamment le droit de propriété. Le manque de précision est également évoqué au nombre des arguments expliquant sa faible portée juridique selon les juridictions australiennes109(*).
Dans le même sens, le juge britannique semble favoriser une interprétation particulièrement restrictive du principe de précaution. En témoigne le refus de l'appliquer dans l'affaire Duddridge, concernant les risques de leucémie issus des champs magnétiques d'un câble électrique ligne à haute tension devant une école. Dans deux décisions du 3 octobre 1994 et du 6 octobre 1995110(*), les juges ont refusé de faire application du principe de précaution, au motif que ni le « livre blanc », ni le traité instituant la Communauté européenne n'en permettent une application directe en Angleterre : le premier parce qu'il ne remet pas en cause le pouvoir discrétionnaire du ministre, le second, parce que l'actuel article 1974 du traité ne peut - selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes Peralta du 14 juillet 1994111(*) - fournir de critère pour l'action des Etats membres dans le domaine de l'environnement ni s'appliquer tel quel sans être expressément consacré dans l'ordre interne. Une position confirmée par les autorités politiques, avec la levée de l'interdiction d'exporter la viande de boeuf, ou l'autorisation de plantations expérimentales d'OGM en plein champ.
Considéré comme trop vague pour s'imposer puissamment aux autorités publiques, le principe de précaution se heurte à la fois à la liberté des échanges et à la liberté individuelle. Sa concrétisation dans les pays de tradition anglo-saxonne, dits pays de « common law », est donc difficile, et la jurisprudence demeure réservée sur un principe davantage considéré comme relevant d'une méthode de politiques publiques et dont elle ne livre qu'une interprétation limitée et soumise au respect d'autres principes considérés comme supérieurs, droits économiques notamment.
* 103 «This precautionary principle applies particularly where there are good grounds for judging either that action taken promptly at comparatively low cost may avoid more costly damage later, or that irreversible effects may follow if action is delayed».
* 104 HAIGH N., «The introduction of the Precautionary Principle into the UK», in O'RIORDAN T. et CAMERON J. (dir.), Interpreting the Precautionary Principle, Earthscan Publications Ltd, 1994, pp.183-198
* 105 KOURILSKY P., VINEY G., Le principe de précaution, Rapport au Premier Ministre, éd. Odile Jacob, Paris, 2000, 405 p
* 106 BODANSKY D., «The Precautionary Principle in US Environmental Law», in O'RIORDAN T. et CAMERON J. (dir.), Interpreting the Precautionary Principle, Earthscan Publications Ltd, 1994, p.205
* 107 La Cour fédérale d'appel du district de Columbia, qui avait appliqué le principe de précaution en considérant que l'agence pour la protection de l'environnement (EPA), en se fondant sur la législation mais aussi « le bon sens », pouvait à bon droit adopter des mesures réglementaires pour réduire la réduction du plomb dans l'essence afin de prévenir le risque « même si l'auteur de la norme n'a pas la certitude que ce risque est inévitable », est dans le même sens revenue à une interprétation stricte du principe (Arrêt American Trucking Associations Inc. v. EPA, 175 F. 3d 1027, 48 ERC 1417 (D.C. Cir. 1999)94, cf. DE SADELEER N., « Le statut juridique du principe de précaution en droit communautaire : du slogan à la règle », Cahiers de droit européen, vol.XXXV, 2001, p. 110.)
* 108 cf. GUILLOT Ch.-A., «Essai de définition juridique du principe de précaution» in CARE (Centre d'analyse et de recherche en économie, Université de Rouen), Approche juridico-economique du principe de précaution, janvier 2003
* 109 BARTON C. «The Status of the Precautionary Principle in Australia», Harvard Environnmental Law Review (HELR), XXII, 1998, pp.523-545
* 110 Queen's Bench Division, 3 octobre 1994, R.V. Secretary of State for Trade and Industry, ex parte Duddridge and others, JEL, VII, 1995, pp183-98; cf. GUILLOT Ch.-A., «Essai de définition juridique du principe de précaution» in CARE (Centre d'analyse et de recherche en économie, Université de Rouen), Approche juridico-economique du principe de précaution, janvier 2003
* 111 CJCE, 14 juillet 1994, aff. C-379/92, Procédure pénale contre Peralta
§2 Pays de tradition romano-germanique
Les pays dits « romano-germaniques », souvent précurseurs en la matière, sont traditionnellement plus réceptifs au principe de précaution. Le droit communautaire influence par ailleurs fortement la législation et la jurisprudence des membres de l'Union en ce domaine, dans la mesure où en vertu de la pyramide des normes, ils sont censés interpréter les règles de droit interne au regard des normes communautaires et des principes qui les fondent.
Afin de réduire les possibilités d'applications divergentes d'un même principe face à une situation similaire, et pour prévenir les dérives protectionnistes, la Commission a affirmé, dans sa communication de février 2000, des standards de régulation devant s'imposer à tous les Etats membres : le principe de précaution ne saurait générer de discriminations, et la nécessité de cohérence implique le refus d'approches différentes face à un même problème. Dans les domaines de compétence partagée, en l'absence d'harmonisation communautaire suffisante, la Commission accepte toutefois que des mesures spécifiquement nationales et éventuellement plus restrictives que les mesures communautaires soient adoptées au nom du principe de précaution112(*). Le refus français de lever l'embargo sur la viande bovine britannique en constitue une parfaite illustration.
De fait, le principe est bien établi dans le droit et la jurisprudence de plusieurs des partenaires de la France, bien que les juridictions nationales se distinguent par une réceptivité variable.
A. Des textes nombreux mais peu précis
On l'a déjà évoqué, l'Allemagne a été la première à formaliser le principe de précaution dans plusieurs textes législatifs, après l'apparition en 1976 du Vorsogeprinzip. Devenu l'un des principaux principes directeurs des politiques de l'environnement, ce dernier est depuis lors considéré consubstantiel du « bon » gouvernement. L'attachement au Vorsogeprinzip est rappelé dans les lois fédérales du 15 juillet 1985 sur l'énergie nucléaire (Atomgesetz). La loi dispose que l'autorisation ne peut être accordée que si « les précautions requises selon l'état de la science et de la technologie sont prises contre les dommages qui peuvent être causés par la construction ou l'exploitation de l'installation ». Le principe est également repris par les directives de 1986 sur la précaution en matière d'environnement, puis les lois du 14 mai 1990 sur la protection contre les effets nocifs sur l'environnement produits par la pollution de l'air, les pluies,les vibrations et les phénomènes similaires (Bundesimmissionsschutzgesetz), et du 16 décembre 1993 sur les biotechnologies (Gentechnikgesetz). Ces textes prévoient que différentes installations ne peuvent être exploitées que si sont adoptées des mesures de précaution contre leurs influences nocives. Le texte de la loi Bundesimmissionsschutzgesetz est cependant critiqué pour sa complexité, et accusé d'avoir freiné l'innovation technologique113(*). Le Gouvernement allemand fait quant à lui de la précaution un pré-requis en matière de politique environnementale et de santé publique, comme en témoigne son engagement depuis 1998 à fermer les centrales nucléaires, en arguant notamment des incertitudes scientifiques concernant les risques inhérents aux déchets radioactifs.
En Suède, le concept d' « activités dangereuses pour l'environnement » (« miljofarlig verksamheter ») existe depuis 1969 dans la loi de protection de l'environnement. Dès cette époque, une révolution juridique se fait jour, avec un premier pas dans le sens d'un renversement de la charge de la preuve : les autorités responsables de la protection de l'environnement n'ont pas à démontrer l'existence d'un dommage, mais peuvent interdire ou opposer des prescriptions spéciales à une activité ou un procédé lorsque la simple possibilité d'un risque lié à l'activité réglementée est suspectée. On constate cependant une certaine réticence des autorités dans la mise en oeuvre de ce principe susceptible de bouleverser l'ordre juridique. La Suède a par ailleurs instauré une institution spéciale, chargée de contrôler les produits chimiques et d'obliger les producteurs ou importateurs de ces produits à leur substituer des substances moins dangereuses dès qu'elles sont disponibles sur le marché114(*).
Également précurseurs en la matière, les Pays-Bas font dès 1963 expressément référence au principe « ALARA » (« as low as reasonably achievable ») et énoncent implicitement le principe de précaution dans une loi réglementant le recours à l'énergie atomique.
Cette législation comporte quelques éléments implicites faisant référence au principe de précaution. Néanmoins, sa mise en oeuvre n'est pas imposée par la loi aux autorités publiques. La loi-cadre sur la gestion de l'environnement, entrée en vigueur en 1980, prévoit quant à elle que « toute personne qui a connaissance, ou qui pourrait raisonnablement supposer, que ses actes ou l'omission d'agir pourraient engendrer des conséquences négatives pour l'environnement, est obligée de renoncer à ses actes, dans la mesure où cette exigence est raisonnable, afin d'éviter ces conséquences, ou, dans la mesure où il n'est pas possible d'éviter ces conséquences, de les limiter le plus possible ou de les annuler ». Plusieurs textes non-normatifs font en outre mention explicite du principe de précaution : c'est le cas du Mémorandum sur le changement climatique de 1991, qui fait du principe de précaution le point d'ancrage de la politique néerlandaise dans ce domaine - sans toutefois donner lieu à des conséquences significatives sur la progression des émissions de dioxyde de carbone, qui continuent d'augmenter115(*) -, ainsi que du Plan national de la politique environnementale établi en 2001. La section 2.3. d'un document de planification relatif à la Waddenzee, zone humide séparée de la mer du Nord par les Îles Frisonnes et de l'Ijsselmeer et la digue Afsluitdjik, prévoit également explicitement le recours au principe de précaution dans l'octroi d'autorisations d'opérations d'aménagement. Le gouvernement envisagerait même d'inscrire le principe de précaution dans la législation nationale, après l'entrée en vigueur de la directive européenne sur la responsabilité environnementale.
La Belgique a quant à elle tardivement introduit le principe de précaution en droit interne. Jusqu'à la loi fédérale du 20 janvier 1999 relative à la protection de l'environnement marin dans les eaux soumises à la juridiction belge, fortement inspirée par la Convention OSPAR, le principe de précaution ne reposait en effet que sur les textes internationaux ou communautaires116(*). Aucun effet direct ne pouvait donc en être systématiquement déduit et, suivant les termes du Professeur Lavrysen, « d'après une jurisprudence bien établie, (...) les citoyens ne [pouvaient] pas invoquer ce principe devant une juridiction, que ce soit vis-à-vis des autorités publiques ou dans leurs rapports juridiques avec d'autres citoyens »117(*). En outre, la définition des politiques environnementales étant en Belgique une compétence attribuée aux Etats fédérés, on constate un décalage entre la réglementation flamande, qui fait référence au principe de précaution dans l'article 1.2.1 du décret du 5 avril 1995, et la Wallonie ou la région de Bruxelles-capitale qui ne le reconnaissent pas.
B. Une jurisprudence réceptive au principe de précaution
Le principe de précaution fait l'objet de nombreux textes de droit positif au sein des Etats membres de l'Union européenne. Toutefois, l'opacité des textes ou leur caractère peu contraignant rend difficile d'en déduire la place réelle du principe sans se pencher sur son application dans la jurisprudence. Des degrés divers de réceptivité s'observent entre les juridictions nationales qui ont le plus fait application du principe (Allemagne, Pays-Bas, Belgique). Le principe de précaution y rencontre néanmoins une audience qui témoigne de la portée décisive de la jurisprudence dans l'application d'un principe aussi malléable, avec tous les dangers que peut comporter l'importante latitude d'interprétation du juge concernant la place du principe, combinée avec le manque d'éléments sur lesquels fonder la décision de justice.
En Allemagne, dans le cadre de la mise en oeuvre des lois qui visent le principe de précaution, la sanction est prévue par l'intermédiaire des tribunaux administratifs. Cela permet aux juridictions de préciser les normes que l'administration doit faire respecter en application du principe de précaution, et la nature du contrôle qu'elles ont à exercer sur la manière dont elle les met en oeuvre. La jurisprudence fait du principe de précaution un véritable principe juridique. Ainsi, dans l'arrêt du 8 août 1978 portant sur l'exploitation du surgénérateur de Kalkar118(*), la Cour constitutionnelle de Karlsruhe confirme l'obligation pesant sur l'administration d'adopter des mesures de précaution, tant contre les dangers identifiés que contre les risques non encore identifiés, ce que confirmera l'arrêt Why119(*) de la Cour administrative fédérale de Berlin. La Cour a toutefois eu la prudence de définir un niveau de « risque résiduel » que la population doit accepter. En effet, suivant ses termes, « exiger de la législation qu'elle exclue de façon certaine toute atteinte à un droit fondamental rendrait impossible l'octroi d'une autorisation par les autorités administratives ». A sa suite, la Cour administrative fédérale considérera dans son arrêt Krümmel que les risques de leucémie allégués par les requérants contre le permis accordé à une centrale nucléaire étaient trop faiblement démontrés120(*). Dans la même logique, le Tribunal administratif de Giessen considéra que le principe de précaution, concernant les OGM, ne pouvait être avancé que dans la mesure où l'étude de risques, conduite avec les meilleures connaissances scientifiques disponibles et les meilleures techniques d'information, n'établissait pas un contrôle suffisant du risque. Le juge allemand concède néanmoins au pouvoir exécutif une marge d'appréciation relativement importante des risques, et juge que le contrôle juridictionnel doit se limiter à vérifier que la décision litigieuse repose sur une information suffisante et sur des suppositions non arbitraires.
En droit néerlandais, l'absence d'élément normatif clairement défini n'empêche nullement les requérants d'invoquer de plus en plus fréquemment le principe de précaution devant les tribunaux. Les juges n'hésitent d'ailleurs pas à l'utiliser, cependant, la jurisprudence des Pays-Bas apparaît relativement contrastée. On retrouve ici l'un des effets pervers de l'ambiguïté du principe de précaution, qui peut conduire le juge à se dédire en rompant la continuité de sa jurisprudence et, par conséquent, la sécurité juridique. Ainsi, alors que des décisions du Conseil d'Etat font prévaloir le principe de précaution sur la délivrance de permis de construire121(*) ou de permis de travaux122(*) dans des zones naturelles sur le fondement de l'article 12 de la loi sur la conservation de la nature, un autre arrêt exige, sur la même base légale, des dommages évidents causés à des éléments essentiels de la réserve naturelle. Dans un arrêt du 28 avril 1997, le président du tribunal de Leeuwarden s'est quant à lui fondé sur la directive Habitats pour suspendre l'autorisation de forage de nouveaux puits de gaz dans la mer du Nord, car l'auteur de l'étude d'impact n'était pas parvenu à exclure absolument le risque de dégradation d'une zone d'intérêt pour la conservation des oiseaux123(*). Dans une affaire du 27 mars 2002 autour de la même directive la justice néerlandaise s'est finalement adressée à la CJCE par le biais d'une question préjudicielle pour interpréter ce principe.
Longtemps restée sans législation fédérale faisant référence au principe de précaution, la Belgique a vu le principe se développer sous l'action du juge. Ainsi, saisie de la légalité d'un décret flamand sur les gravelles mosellanes, la Cour d'arbitrage, cour constitutionnelle belge, a débouté les exploitants en considérant que la liberté du commerce et de l'industrie ne pouvait être traitée comme une liberté absolue, et qu'il était de la responsabilité du législateur d'interdire des opérations si celles-ci avaient un effet néfaste sur l'environnement, pour peu que les restrictions à cette liberté ne soient pas disproportionnées. La Cour a de nouveau appliqué le principe de précaution dans une affaire où les producteurs français d'eau minérale et les manufacturiers belges de récipients en PVC se plaignaient d'une discrimination car la loi fiscale belge imposait une taxe sur les emballages en PVC, même recyclables, alors que les autres types de récipients y échappaient. La Cour a donc confirmé que le législateur était dans son droit en soumettant les emballages en PVC à un régime particulier, quand bien même il n'y avait pas d'unanimité absolue au sein de la communauté scientifique quant à la nocivité spécifique du PVC pour l'environnement. Le Conseil d'Etat belge a par ailleurs considéré qu'une mesure obligatoire de fermeture totale ou partielle d'une installation industrielle était justifiée en droit flamand de l'environnement, même en l'absence de certitude absolue sur l'existence d'une menace grave ou imminente pour l'homme ou l'environnement, le risque étant considéré comme suffisant. Il a ensuite eu l'audace d'étendre le principe de précaution à l'ensemble de la Belgique en considérant, dans son arrêt Venter du 20 août 1999, que les droits constitutionnels à la protection de la santé et d'un environnement sain englobaient ce principe. Les juridictions civiles se sont également saisies du principe de précaution, comme l'a montré le président du Tribunal de grande instance d'Anvers, qui l'a appliqué à la suite d'un référé sur la seule base de la possibilité d'un risque, en l'absence d'une quelconque expertise124(*).
Au sein des Etats comme au niveau supranational, c'est aux juges que revient la responsabilité d'interpréter des textes ambigus pour établir la portée et le champ du principe de précaution. Si les juridictions internationales et celles des pays anglo-saxons se sont généralement montrées réservées à son égard, le principe de précaution a connu une meilleure fortune dans la jurisprudence des juges communautaires et de plusieurs pays de tradition romano-germanique. Il a en effet démontré que son champ d'application pouvait être élargi au-delà de la protection de l'environnement, son domaine traditionnel. L'existence de normes concurrentes, la portée limitée ou l'opacité des textes sur lesquels les juges ont pu appuyer leurs décisions, empêchent pourtant de déterminer la portée exacte du principe. L'interprétation du juge peut en effet fluctuer en fonction du contexte, et se faire plus ou moins contraignante.
L'étape franchie par la France avec la reconnaissance constitutionnelle du principe de précaution, pourrait introduire une dimension supplémentaire. Les juridictions françaises se sont en effet montrées réceptives au principe de précaution même en l'absence de législation contraignante. La constitutionnalisation du principe, malgré la persistance d'une définition ambiguë et l'apparente contradiction avec plusieurs éléments-clés de la philosophie du droit, pourrait conforter les juges dans le sens d'un élargissement du principe de précaution et de sa portée. Symptôme d'une évolution, l'écriture juridique du principe de précaution pourrait devenir le terreau d'une véritable révolution de la philosophie du droit.
Deuxième Partie
* 112 CJCE, 26 septembre 1999, aff. C-232/97, Nederhoff&Zn (décision relative à la créosote)
* 113 BERERMAN C. «Germany : Regulation and the Precautionary Principle», in LAFFERTY W.M. et MEADOWCROFT J. (dir.), Implementing Sustainable Development, éd. Oxford University Press, Oxford, 2000, p.88
* 114 ECKERBERG, «Sweden : Progression Despite Recession», in. LAFFERTY W.M. et MEADOWCROFT J. (dir.), Implementing Sustainable Development, éd. Oxford University Press, Oxford, 2000, p.88, p.225
* 115 VAN MUIJEN M.-L., «The nederlands : Ambitions on Goals - Ambivalent on Actions», in. LAFFERTY W.M. et MEADOWCROFT J. (dir.), Implementing Sustainable Development, éd. Oxford University Press, Oxford, 2000, p.88 (dir.), p.163-164
* 116 LARMUSEAU I., «The Precautionary Principle in Belgian Jurisprudence : the Need for Consistency», EELR, IX, 2000, pp. 41-43, cf. GUILLOT Ch.A., «Essai de définition juridique du principe de précaution», in. CARE (Centre d'analyse et de recherche en économie, Université de Rouen), Approche juridico-economique du principe de précaution, janvier 2003
* 117 «The Precautionary Principle in Belgian Jurisprudence : Unknown, Unloved ?», EELR, IX, 1998, p.75, cf. Ibid.
* 118 Bundesverfassungsgericht, 8 août 1978, Entscheidungen, 49 (1978), pp. 89s.
* 119 Bundesverfassungsgericht, 19 décembre 1985, Entscheidungen, 72 (1986à, pp.300s.
* 120 Bundesverfassungsgericht, 16 février 1998, Neue Zeitschrift für Verwaltungsrecht, 17 (1998), p.681, cf. GUILLOT Ch.-A., «Essai de définition juridique du principe de précaution» in CARE (Centre d'analyse et de recherche en économie, Université de Rouen), Approche juridico-economique du principe de précaution, janvier 2003
* 121 Raad van State, 11 septembre 1989, Milieu en Recht, 1990, pp.118s. (instruction insuffisante sur d'éventuels dommages)
* 122 Raad van State, 20 mars 1995, Milieu en Recht, 1995, p.158 (non prise en compte des effets cumulés de tous les drainages, même s'il n'est pas prouvé que ces drainages soient préjudiciables à l'environnement)
* 123 Pres. Rechtbank Leeuwarden, 28 avril 1997, Milieu en Recht, 1997, p.214 ; (trois arrêts préc. cités par DE SADELEER N., « Le statut juridique du principe de précaution en droit communautaire : du slogan à la règle », Cahiers de droit européen, vol.XXXV, 2001)
* 124 LARMUSEAU I., «The Precautionary Principle in Belgian Jurisprudence», in SHERIDAN M. et LAVRYSEN L. (dir.) Environmental Law Principles in Practice, éd. Academia Bruylant, Bruxelles, 2002, pp.182-187
L'écriture constitutionnelle du principe de précaution en France, entre attitude écologiste et conséquences juridiques
Émergé au niveau supranational et par le biais des politiques environnementales, le principe de précaution a trouvé un écho variable en droit interne. En effet, si de nombreux pays européens ont fait de la protection de l'environnement un objectif constitutionnel, aucune constitution ne consacrait le principe de précaution en tant que tel jusqu'au 2 mars 2005. C'est la France qui a franchi cette nouvelle étape, en même temps qu'elle comblait son retard en matière de garanties environnementales par l'adoption d'une Charte de l'environnement adossée à la Constitution.
Pour les rédacteurs du texte, et notamment le Président de la République, il s'agissait de donner un signal lisible et médiatique, et d'afficher le volontarisme des autorités face aux risques d'atteinte à l'environnement. Les avancées du texte se révèlent cependant relativement limitées en matière de protection environnementale. La véritable innovation est celle introduite par l'article 5, qui mentionne le principe de précaution. C'est d'ailleurs sur ce point que se sont cristallisées toutes les oppositions à l'adoption de cette Charte.
Le principe de précaution n'en était cependant pas à ses premiers pas dans l'ordre juridique français. En dépit de l'opacité ou de la faible portée des textes jusqu'ici en vigueur, les juges, et en particulier le Conseil d'Etat, se sont en effet montrés très réceptifs. Quitte à adopter des jurisprudences créatrices de droit, ils n'ont pas hésité à appliquer le principe de précaution. Désormais, bien qu'introduit au sommet de la hiérarchie des normes et doté d'un effet direct, le principe se caractérise toujours par son opacité : la marge d'interprétation laissée aux différentes juridictions reste donc conséquente.
L'inscription du principe dans la Constitution participe en elle-même d'un renversement de la philosophie juridique. Il y a en outre lieu de penser qu'elle renforcera l'application du principe de précaution par les juges. L'élévation du principe de précaution au rang constitutionnel est donc porteuse de répercussions contentieuses sans précédent.
Titre 1 La reconnaissance tardive du principe de précaution, sous l'influence de la société puis l'action du juge
L'introduction du principe de précaution en France s'est réalisée à l'inverse de nombreux autres Etats : alors que l'on a fréquemment assisté à l'adoption de textes de faible portée, reconnaissant le principe de précaution mais laissant les juges limiter ses contours, le droit positif français est longtemps resté muet en la matière. C'est donc par l'intermédiaire de la jurisprudence que le principe de précaution s'est imposé dans l'ordre juridique national, avant que la demande sociale conduise le législateur à le reconnaître formellement, dans des textes au départ timides. La récente élévation du principe de précaution au rang constitutionnel, par l'intermédiaire de la Charte de l'environnement, constitue une étape nouvelle et spectaculaire. Bien que le principe soit relativement circonscrit dans l'esprit des constituants, l'acte même de sa reconnaissance constitutionnelle consacre en effet un bouleversement de la conception du droit, mais laisse de nombreuses zones d'ombre.
Chapitre 1 Une formulation d'abord restrictive, étendue par l'audace du juge
Héraut de la protection de l'environnement dans les conférences internationales, la France semble à première vue devoir offrir un arsenal juridique conséquent en la matière, au niveau interne. On pourrait supposer que le principe de précaution, élément-phare du droit de l'environnement depuis la deuxième moitié du XXème siècle, ait été largement intégré à l'ordre juridique français. Or sa reconnaissance en droit français est relativement récente, et si sa récente constitutionnalisation marque une étape spectaculaire, il ne rencontrait jusqu'alors qu'un écho limité dans les textes. C'est l'interprétation extensive du juge, très réceptif au principe de précaution, qui lui a dans un premier temps donné une consistance en droit français.
L'écriture constitutionnelle du principe de précaution en France, entre attitude écologiste et conséquences juridiques
Émergé au niveau supranational et par le biais des politiques environnementales, le principe de précaution a trouvé un écho variable en droit interne. En effet, si de nombreux pays européens ont fait de la protection de l'environnement un objectif constitutionnel, aucune constitution ne consacrait le principe de précaution en tant que tel jusqu'au 2 mars 2005. C'est la France qui a franchi cette nouvelle étape, en même temps qu'elle comblait son retard en matière de garanties environnementales par l'adoption d'une Charte de l'environnement adossée à la Constitution.
Pour les rédacteurs du texte, et notamment le Président de la République, il s'agissait de donner un signal lisible et médiatique, et d'afficher le volontarisme des autorités face aux risques d'atteinte à l'environnement. Les avancées du texte se révèlent cependant relativement limitées en matière de protection environnementale. La véritable innovation est celle introduite par l'article 5, qui mentionne le principe de précaution. C'est d'ailleurs sur ce point que se sont cristallisées toutes les oppositions à l'adoption de cette Charte.
Le principe de précaution n'en était cependant pas à ses premiers pas dans l'ordre juridique français. En dépit de l'opacité ou de la faible portée des textes jusqu'ici en vigueur, les juges, et en particulier le Conseil d'Etat, se sont en effet montrés très réceptifs. Quitte à adopter des jurisprudences créatrices de droit, ils n'ont pas hésité à appliquer le principe de précaution. Désormais, bien qu'introduit au sommet de la hiérarchie des normes et doté d'un effet direct, le principe se caractérise toujours par son opacité : la marge d'interprétation laissée aux différentes juridictions reste donc conséquente.
L'inscription du principe dans la Constitution participe en elle-même d'un renversement de la philosophie juridique. Il y a en outre lieu de penser qu'elle renforcera l'application du principe de précaution par les juges. L'élévation du principe de précaution au rang constitutionnel est donc porteuse de répercussions contentieuses sans précédent.
Titre 1 La reconnaissance tardive du principe de précaution, sous l'influence de la société puis l'action du juge
L'introduction du principe de précaution en France s'est réalisée à l'inverse de nombreux autres Etats : alors que l'on a fréquemment assisté à l'adoption de textes de faible portée, reconnaissant le principe de précaution mais laissant les juges limiter ses contours, le droit positif français est longtemps resté muet en la matière. C'est donc par l'intermédiaire de la jurisprudence que le principe de précaution s'est imposé dans l'ordre juridique national, avant que la demande sociale conduise le législateur à le reconnaître formellement, dans des textes au départ timides. La récente élévation du principe de précaution au rang constitutionnel, par l'intermédiaire de la Charte de l'environnement, constitue une étape nouvelle et spectaculaire. Bien que le principe soit relativement circonscrit dans l'esprit des constituants, l'acte même de sa reconnaissance constitutionnelle consacre en effet un bouleversement de la conception du droit, mais laisse de nombreuses zones d'ombre.
Chapitre 1 Une formulation d'abord restrictive, étendue par l'audace du juge
Héraut de la protection de l'environnement dans les conférences internationales, la France semble à première vue devoir offrir un arsenal juridique conséquent en la matière, au niveau interne. On pourrait supposer que le principe de précaution, élément-phare du droit de l'environnement depuis la deuxième moitié du XXème siècle, ait été largement intégré à l'ordre juridique français. Or sa reconnaissance en droit français est relativement récente, et si sa récente constitutionnalisation marque une étape spectaculaire, il ne rencontrait jusqu'alors qu'un écho limité dans les textes. C'est l'interprétation extensive du juge, très réceptif au principe de précaution, qui lui a dans un premier temps donné une consistance en droit français.
§2 Des textes de portée limitée, mais qui témoignent d'une poussée de la précaution
L'inscription du principe de précaution dans le droit positif a montré l'existence d'un débat au niveau national, et la prise de conscience des enjeux liés à l'environnement. Les premiers textes consacrés au principe de précaution ne permettent cependant pas d'en déduire une portée effective. Cette reconnaissance du principe dans le cadre de la protection de l'environnement a néanmoins introduit sa philosophie dans l'ordre juridique français, et permis d'en déduire des effets plus larges notamment dans le domaine de la santé publique.
A. Un principe mal défini à l'application soumise aux « conditions définies par la loi »
Sans définition claire et précise, il est difficile de prévoir quel sera le sort d'un principe que la loi ne fait qu'énoncer. Or, le principe de précaution tel que formulé par la loi Barnier soulevait pour le moins les scepticismes quant à la portée qu'il pourrait avoir en pratique. « Nébuleuse conceptuelle »128(*), rédaction « emberlificotée » selon les termes du Professeur de Sadeleer129(*), le principe énoncé s'entend en relation avec une batterie de principes interdépendants et difficiles à interpréter isolément, tels que les principes d'action préventive, de pollueur-payeur et de participation et d'information des citoyens. Sa rédaction est en outre considérée comme timide : « Tel qu'il est formulé, le principe de précaution qui doit guider les « décideurs » doit éclairer leur cheminement à égale distance du Charybde de décision hâtives insuffisamment étudiées en leurs conséquences écologiques et du Scylla d'une inaction tuant dans l'oeuf toute innovation. La voie est étroite et le choix de la loi Barnier est très modéré : le principe de précaution ne peut se muer en un principe du moratoire, ne joue que sur les modes de réalisation des progrès présentant des risques et pas sur cette réalisation elle-même »130(*).
Deux précisions renforcent ce sentiment d'un principe énoncé sans réelle volonté du législateur quant à son application, peut-être en raison des conséquences contentieuses que pourraient entraîner un principe de précaution réellement contraignant. Le texte précise en effet que le principe de précaution est mis en oeuvre « dans le cadre des lois qui en définissent la portée » : le législateur écarte donc dans un premier temps la responsabilité de définir clairement les conditions d'application du principe et surtout le degré de contrainte qu'il suppose, responsabilité qui, en l'absence de précisions ultérieures, se retrouve de fait octroyée aux juges. Une autre échappatoire à l'obligation d'adopter des mesures de précaution se trouve dans la notion de « coût économiquement acceptable », non commentée par la loi. C'est encore au juge qu'il revient de trancher en pesant le coût de mesures qui peuvent porter atteinte à d'autres principes tels que la libre circulation des marchandises, et celui, potentiel, du risque encouru si de telles mesures ne sont pas adoptées.
B. Des extensions prudentes en matière de santé publique
Timide, cette première inscription du principe de précaution dans le droit positif en matière de protection de l'environnement a ouvert la porte à une reconnaissance plus large. Porté par sa popularité, le principe s'est en effet rapidement inséré dans des textes visant notamment la protection de la santé, le législateur ne faisant en cela que donner de l'écho à une demande croissante de garanties. Le principe de précaution n'est néanmoins toujours pas défini, et s'il transparaît dans l'esprit de plusieurs textes en matière de protection sanitaire, il ne fait toujours pas l'objet de références directes susceptibles d'encadrer le contrôle du juge.
C'est la loi du 30 décembre 1996 relative à l'air et à l'utilisation rationnelle de l'énergie131(*) qui, la première, étend le champ du principe de précaution à la protection de la santé. Sans mentionner directement le principe, le texte énonce en effet plusieurs conditions, parmi lesquelles figure notamment l'obligation de réaliser « pour tous les projets requérant une étude d'impact, une étude des effets du projet sur la santé et la présentation des mesures envisagées pour supprimer, réduire et, si possible, compenser les conséquences dommageables du projet pour l'environnement ». La circulaire du 17 février 1998132(*) confirme l'esprit de cette loi, précisant que « le principe de précaution doit servir de référence dans la conduite et l'évaluation de ces études ».
Sans être expressément cité par le texte, c'est également le principe de précaution qui a inspiré la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme133(*). A travers cette loi, adoptée alors que la crise de la vache folle, d'une actualité encore brûlante, incitait les pouvoirs publics à prendre des décisions rapides entraînant un impact significatif pour l'opinion publique, l'Etat se présente comme garant de la sécurité sanitaire. Il se dote d'une organisation administrative nouvelle, en écho aux conclusions d'un rapport du Sénat en faveur du renforcement de la sécurité sanitaire en France134(*). Sont en effet créés l'Institut de veille sanitaire (IVS), établissement public de l'Etat placé sous la tutelle du Ministre chargé de la santé, puis l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), établissement public de l'Etat placé sous la tutelle des ministres de la Santé, de l'Agriculture et de la Consommation. La mission de l'Afssa s'inscrit clairement dans l'esprit du principe de précaution, puisqu'il s'agit notamment d'évaluer les risques nutritionnels et sanitaires des aliments depuis la production des matières premières jusqu'à la distribution au consommateur final, ou encore de mener des activités de recherche et d'appui technique en matière de santé animale, hygiène des aliments et nutrition. Bien que le principe n'ait aucune valeur obligatoire dans les avis rendus par l'Afssa, il constituera un élément de référence majeur dans l'analyse du processus décisionnel.
La portée du principe de précaution demeure néanmoins aléatoire, et c'est surtout la jurisprudence qui a assis la position et étendu le champ d'application du principe en France. Le juge s'est en effet plusieurs fois émancipé des limites posées par les textes pour effectuer un contrôle audacieux, anticipant sur la reconnaissance réelle du principe comme norme contraignante.
* 128 KAMTO M. « Les nouveaux principes du droit international de l'environnement », Revue Juridique de l'Environnement (RJE), 1993, n°1, pp.11-21
* 129 EWALD F., GOLLIER C., DE SADELEER N., Le Principe de Précaution, éd. PUF, coll. Que sais-je ?, 2001, p.91
* 130 DESPAX M., « La loi n°95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de la nature », in. Mélanges Alexandre KISS, éd. Frison-Roche, Paris, p.398
* 131 LOI no 96-1236 du 30 décembre 1996 sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie
* 132 Circulaire du 17 février 1998 relative à l'application de l'article 19 de la loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, complétant le contenu des études d'impact des projets d'aménagement, cf. BO min. Equip. N°243-8 du 25 mars 1998
* 133 Loi no 98-535 du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme J.O n° 151 du 2 juillet 1998 page 10056
* 134 HURIET C., Renforcer la sécurité sanitaire en France, rapport d'information, Sénat, n° 196, 1996-1997
Section 2 Saisi par un juge administratif audacieux, le principe de précaution interroge l'ensemble du droit
En l'absence de textes de loi, ou en la présence de textes opaques ou de portée limitée, c'est par le biais de la jurisprudence que le principe de précaution a acquis une portée effective en France. Le juge administratif s'est en effet montré très réceptif à l'esprit porté par le principe de précaution, et l'a appliqué dans sa jurisprudence même en l'absence de fondements écrits précis. Il s'est néanmoins montré relativement prudent en se limitant autant que possible au contrôle de la légalité externe des actes. Le contrôle de légalité sur le fondement du principe de précaution est néanmoins appelé à se renforcer, y compris du point de vue de la légalité interne.
§1 Un juge administratif très réceptif au principe de précaution, malgré l'absence de textes d'applicabilité directe
Le principe de précaution se révèle propice à la création de droit par l'intermédiaire de la jurisprudence. Ainsi, par une jurisprudence créatrice de droit, le juge administratif français a contrebalancé l'absence de textes consacrant le principe. Il s'est en effet montré réceptif au principe de précaution et l'a plusieurs fois appliqué, même hors du champ traditionnel du principe qu'est la protection de l'environnement. Sensible à la philosophie de ce principe transversal, il n'a cependant pas tardé à l'appliquer à d'autres domaines.
A. Un juge initialement sensible au principe de précaution
· Très tôt, la jurisprudence administrative se saisit de l'application du principe de précaution
La responsabilité d'appliquer le principe de précaution incombe essentiellement aux juridictions administratives. En effet, « l'influence du principe de précaution est nettement plus diffuse et malaisée à définir dans le droit de la responsabilité civile, enfermé dans l'idée de la réparation a posteriori d'un dommage déjà survenu, que dans le droit administratif où il s'agit de poser des règles d'action a priori »135(*). La jurisprudence civile n'en a en effet jusqu'ici fait qu'un usage parcimonieux136(*), bien que cette situation soit promise à évoluer avec la reconnaissance constitutionnelle du principe de précaution.
La jurisprudence administrative tend quant à elle à en faire une véritable règle de droit dotée d'une portée propre, en dépit de l'absence de textes accordant au principe de précaution une portée juridique autonome et directe. Sans le mentionner formellement, le Conseil d'Etat est en effet influencé par l'esprit du principe de précaution dès avant la loi Barnier, dans l'affaire du « sang contaminé »137(*) : « à la date du 22 novembre 1984, il appartenait à l'autorité administrative informée (...) de l'existence d'un risque de contamination des transfusés (...) d'interdire, sans attendre d'avoir la certitude que tous les lots de produits dérivés du sang étaient contaminés, la délivrance des produits dangereux ».
Il y fera également référence dans son arrêt Rossi du 4 janvier 1995, estimant que le fait qu'un danger n'ait pas été démontré ne suffit pas à justifier l'absence de mesures de précaution pour garantir la propreté des eaux.
· La loi Barnier ouvre la porte à un surcroît d'audace du juge
La loi Barnier va conforter le juge dans son application du principe de précaution, et lui permettre d'en dégager une acception comme « devoir de vigilance, pour adapter en permanence les décisions à l'évolution des connaissances scientifiques. (...) Le principe de précaution ne s'imposerait pas seulement au moment de l'élaboration des mesures à prendre, mais obligerait à une constante remise en cause des décisions prises. Le principe ne s'épuiserait donc pas dans l'édiction de mesures mais pèserait constamment sur celles-ci tant qu'elles sont en vigueur ».138(*)
C'est l'arrêt du 25 septembre 1998 Association Greenpeace France, qui permet au Conseil d'Etat de consacrer le principe de précaution visé par l'article L.200 du Code rural, et d'en faire une norme de référence, indissociable du droit de la responsabilité. Il prononce à cette occasion le sursis à exécution d'un arrêté ayant permis l'inscription de trois variétés de maïs transgénique au catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France, afin d'éviter tout risque de dommage pour la santé « eu égard à la nature des conséquences que l'exécution de l'arrêté attaqué pourrait entraîner ». Parmi les premières expressions jurisprudentielles du principe de précaution, cet arrêt donne un exemple de son utilisation comme solution d'attente avant la décision définitive ou un arrêt définitif sur le fond.
En dépit des conclusions du Commissaire du Gouvernement Jacques-Henri Stahl, qui invitait à ne pas reconnaître au principe de précaution la valeur d'une règle de droit d'application directe et immédiate, le Conseil d'Etat le retient au nombre des « moyens sérieux » justifiant le sursis à exécution. Il présente en outre le principe comme moyen d'anticipation d'un comportement fautif, et permet à l'administration d'adopter des mesures de protection au-delà de ce qu'une expertise aurait pu juger suffisant.139(*)
Suivant un réflexe qui porte le juge à privilégier les comportements propres à favoriser la sécurité, aspiration essentielle du justiciable, la Haute juridiction administrative a exploité le pouvoir créateur de la jurisprudence, renforcé par l'obligation du juge de statuer malgré « le silence, l'obscurité ou l'insuffisance de la loi »140(*). Une position audacieuse, mais qui s'inscrivait néanmoins dans la continuité de la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans sa jurisprudence administrative, ce dernier considérait en effet déjà la notion de « manque de prudence » comme une faute : conforté par l'inscription du principe de précaution dans la loi Barnier, le juge a pu franchir un pas supplémentaire et substituer la précaution à la prudence.
La Haute assemblée réitère d'ailleurs en 1999, en faisant jouer le principe de précaution dans l'arrêt Société Rustica Prograin e.a., Société Bayer du 29 décembre. Il confirme à cette occasion la légalité de la décision du Ministère de l'Agriculture et de la Pêche retirant l'autorisation de mise sur le marché du produit phytopharmaceutique Gaucho, dont l'innocuité sur l'environnement n'était pas établie, « compte tenu des précautions qui s'imposent en matière de protection de l'environnement ».
B. L'extension du champ de la précaution au-delà de son domaine traditionnel
· Une extension prévisible en matière de santé publique
Le Conseil d'Etat tend par ailleurs à adopter une position comparable en matière de santé publique, où n'existe pourtant pas le support légal que fournit, en matière de protection de la nature, le Code de l'Environnement. Plusieurs arrêts, rendus à propos de recours dirigés contre des actes administratifs interdisant l'emploi de certains produits d'origine bovine pour des usages dérivés, relèvent clairement de cette orientation141(*) en faisant explicitement référence aux « précautions qui s'imposent en matière de mesures de santé publique ». La Haute juridiction affirme donc la prépondérance de la protection de la santé publique face à tout autre intérêt, et estime que « l'administration n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation », laissant à cette dernière une grande liberté quant aux mesures à adopter dans ce domaine.
· Multiplication des contentieux sur le fondement du principe de précaution
Invoqué par les requérants ou au contraire opposé par le juge pour les débouter, le succès du principe de précaution devant le juge administratif s'est traduit par la multiplication des recours contentieux y faisant référence.
Ainsi, le même jour que l'affaire du « Gaucho », le Conseil d'Etat a fait jouer le principe de précaution en renvoyant les requérants qui demandaient l'annulation d'un arrêté interministériel. Fondé sur les articles L.221-2 à L.221-9 du Code de la consommation, le texte appliquait le principe de précaution en suspendant la mise sur le marché de « perches du Nil » pêchées dans les eaux contaminées du lac Victoria142(*).
Un jugement a en revanche censuré l'autorisation de travaux accordée à un opérateur de téléphonie mobile pour réaliser une station de base, du fait des « risques potentiels pour la santé » d'une telle installation143(*).
Le principe de précaution a également vu son application étendue à des questions d'aménagement144(*) et, plus récemment, le Tribunal administratif de Strasbourg a annulé pour méconnaissance du principe de précaution des décisions préfectorales autorisant le stockage de farines animales sur le port du Rhin à Strasbourg145(*).
Sans succès, le principe fut même invoqué en 2001 comme objectif à valeur constitutionnelle se dégageant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à l'occasion de la saisine du Conseil constitutionnel sur le projet de loi relatif à l'interruption volontaire de grossesse146(*).
Bien que rejetée par le juge, cette dernière tentative de mobilisation du principe de précaution est révélatrice des possibilités qu'il ouvre et offre à l'interprétation du juge, avant même que la France ne franchisse un pas supplémentaire en l'inscrivant effectivement dans sa Constitution.
* 135 De SADELEER N., « Les avatars du principe de précaution en droit public », RFDA, XVII, 2001, p.550
* 136 « Le principe ne semble avoir été utilisé que dans une espèce où les demandeurs avaient « pendant dix ans, subi d'importantes nuisances dont certaines résultant d'émanation de déchets de combustion et de bruit, étaient encore provoquées par la société qui n'en avait pas limité les effets en plantant des arbres et en prenant toute précaution pour détruire ses déchets », Cass. 2e ch. Civ., 19 février 1992, Code permanent Environnement et Nuisances, p.2369.
* 137 C.E. Ass., 10 avril 1993, M. Bianchi (Responsabilité sans faute en cas de préjudice d'une extrême gravité)
* 138 SELLIER B., note s/ CE, Sect., 28 mai 2001, National Farmers'Union, CJEG, oct.2001, p.396-398
* 139 BACQUET A., Champ et usage du principe de précaution dans le droit public, La médecine saisie par le principe de précaution, Académie nationale de médecine, Paris, 2000
* 140 Article 4 du Code Civil
* 141 CE, 21 avril 1997, Mme Barbier ; CE, 24 février 1999, Sté Pro Nat ; CE, 30 Juin 1999, Mme Germain
* 142 CE, 29 décembre 1999, Syndicat national du commerce extérieur des produits congelés et surgelés, aux conclusions contraires du commissaire du Gouvernement F. Lamy
* 143 TA Cergy Pontoise, 13 mars 2001, Collectif Montfermeil Environnement
* 144 CE, 30 avril 1997, Commune de Quévillon (innocuité toxicologique des boues de dragage non garantie) ; CAA Nantes, 23 juin 1999, Association pour la défense des habitants des Essarts et autres riverains (Les dispositions législatives aux installations classées soumises à déclaration ne garantissent pas l'application du principe de précaution ; CAA Paris, 24 juin 1999, Association pour la protection de Saint Leu Taverny (prescriptions techniques d'un arrêté d'exploitation de carrière insuffisantes) ; CE, 28 juillet 1999, Association intercommunale Morbihan sous très haute tension (une déclaration d'utilité publique doit satisfaire aux exigences de l'art. L.200-1 du Code Rural)
* 145 TA de Strasbourg, 22 février 2002, Association de défense des intérêts des quartiers centre-est de Strasbourg (annulation d'arrêtés autorisant le stockage de farines animales en raison des risques pour l'environnement engendrés par le site retenu)
* 146 Décision n° 2001-446 DC, 27 juin 2001, Loi relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception
§2 Un contrôle de légalité en passe de se renforcer sur le fond
Le chapitre précédent a permis d'observer l'interprétation audacieuse du principe de précaution par le juge administratif, dans des situations diverses qui lui ont permis d'affirmer l'applicabilité directe du principe et d'étendre son domaine d'application. Dans le cadre du contrôle de légalité, le juge procède à une double analyse : il observe d'une part la légalité externe - sur le respect des procédures -, puis opère un contrôle de légalité interne - sur le bien-fondé de la décision mise en cause.
Il est intéressant d'observer l'application du principe de précaution par le juge à chacune de ces étapes. Au cours des jurisprudences précédemment citées, le contrôle du juge au regard du principe de précaution apparaît plutôt étendu du point de vue du contrôle de légalité externe, et davantage restreint en matière de contrôle de légalité interne. Cela peut s'expliquer par le fait que la législation laisse une latitude relativement importante à l'administration dans l'analyse des circonstances conduisant à la prise de décision. Un renforcement du principe de précaution, par le biais de sa constitutionnalisation, est néanmoins susceptible de renforcer le contrôle de légalité interne147(*).
A. Un contrôle de légalité externe poussé
Le contrôle de légalité externe est le plus développé par les juridictions administratives. Ces dernières témoignent ainsi de la volonté de donner corps au principe de précaution en l'appliquant réellement, sans dépasser excessivement l'esprit du législateur, dans la mesure où ce dernier n'avait reconnu qu'une portée limitée au principe. De fait, le contrôle du respect des procédures imposées par le souci de précaution s'est érigé en critère d'appréciation supplémentaire, renforçant l'arsenal juridique du contrôle externe des décisions administratives. La décision du Conseil d'Etat prononçant un sursis à exécution dans l'affaire du maïs transgénique est particulièrement éloquente à cet égard. Sans avoir besoin de s'engager en se prononçant sur le fond, terrain particulièrement glissant dans une affaire fort controversée du point de vue scientifique, le juge a en effet pu fonder sa décision sur le non-respect du principe de précaution à l'issue des procédures d'évaluation des risques qui avait conduit à l'adoption de l'arrêté incriminé. Ce nouveau critère du respect de la procédure au regard du principe de précaution a ainsi permis de contourner les inévitables critiques qui seraient survenues suite à une décision fondée sur une analyse scientifique éventuellement controversée. Ce type de contrôle correspond en outre à l'esprit du principe de précaution, qui comporte l'exigence d'un examen aussi complet que possible du risque pour réduire l'incertitude au niveau minimal puis oblige à considérer l'hypothèse la plus pessimiste.
B. Un contrôle de légalité interne timide, mais appelé à se renforcer
Les juridictions administratives se révèlent en revanche mal armées pour se prononcer sur le fond. Le juge semble en effet éprouver une certaine réticence à trancher entre les controverses suscitées entre experts d'un domaine donné, dans la mesure où lui-même ne peut disposer des connaissances scientifiques nécessaires pour les apprécier en toute indépendance. En contexte d'incertitude scientifique, le juge préfère donc se replier sur la marge d'appréciation de l'administration. Cette dernière fait d'ailleurs du principe de précaution son argument face aux éventuels recours pour erreur manifeste d'appréciation dans le cas d'une décision considérée comme excessive par le requérant au regard des connaissances scientifiques du moment. C'est notamment cet argument qui a permis au Conseil d'Etat de valider des normes de protection de la santé148(*).
La constitutionnalisation du principe de précaution, qui en fait un principe d'applicabilité directe, devrait néanmoins se traduire par une évolution du juge administratif en la matière. En effet, le refus de sanctionner un acte administratif en s'appuyant sur une violation de la légalité interne, telle que l'absence de proportionnalité ou l'erreur manifeste d'appréciation dans le cadre de l'adoption de l'acte contesté, conduit à une situation paradoxale où l'application du principe de précaution, faute de faire l'objet d'une analyse de fond, est considérée de manière unitaire et dissociée de ses effets concrets. Appliqué uniquement dans le cadre de la procédure, le principe peut en effet conduire à rejeter en bloc une mesure pourtant proportionnée au regard de la modicité du risque encouru, ou empêcher à l'inverse la sanction d'une mesure disproportionnée et excessivement contraignante, qui justifierait la sanction sur le fondement de l'erreur manifeste d'appréciation. Le juge ne remplirait pas, dans ce dernier cas, son rôle de contre-pouvoir face à des autorités ou une administration qui se révèleraient excessivement dirigistes ou tatillonnes.
Alors qu'il n'était pas tenu d'appliquer le principe de précaution, le juge était libre de réserver son jugement en fonction des circonstances. L'obligation, faite par la récente inscription du principe dans la Constitution, d'appliquer le principe de précaution, rend potentiellement dommageable l'application unitaire d'un principe susceptible d'entrer en contradiction avec d'autres droits fondamentaux. La reconnaissance constitutionnelle du principe donne par conséquent au juge, éclairé par l'expertise, la responsabilité de se prononcer sur le fond en exerçant un contrôle de proportionnalité permettant d'appliquer de manière raisonnée le principe de précaution dans le contrôle de légalité interne.
* 147 SACHS V.O., « Principe de précaution et contrôle de légalité », Cahiers Juridiques de l'électricité et du Gaz (CJEG), décembre 1999, p.420
* 148 CE, 24 février 1999, Société Pro-Nat
Chapitre 2 Une nouvelle étape : La consécration du principe de précaution par le biais de la Charte de l'environnement
La consécration constitutionnelle du principe de précaution s'est faite à travers l'article 5 de la Charte de l'environnement, adossée à la Constitution le 2 mars 2005. Celle-ci visait en premier lieu à donner un signe politique puissant à une large majorité de la société française, qui revendiquait des garanties environnementales. L'adoption de cette Charte illustre bien une mutation de la conception du droit, opérée par les politiques : l'utilisation du symbole puissant que constitue la loi, et à plus forte raison la loi constitutionnelle, pour répondre rapidement à une demande sociale sans se préoccuper dans un premier temps d'adopter des mesures qui nécessiteraient un budget, une action effective, et pourraient éventuellement représenter un coût en terme d'électeurs. Loin de la conception traditionnelle d'une loi qui « ordonne, permet ou interdit », on obtient des textes de portée générale, difficilement applicables et assignant une responsabilité considérable au juge dans l'interprétation des principes énoncés, tout en soulevant de réels problèmes juridiques. La Charte de l'environnement s'inscrit dans ce schéma : elle constitue surtout un effet d'annonce rapide, lisible et populaire, tandis que sa portée du point de vue de la protection de l'environnement s'avère limitée dans les faits. En consacrant le principe de précaution au sommet de la hiérarchie des normes, ce texte soulève en revanche de nombreuses interrogations.
Section 1 Genèse de la Charte de l'environnement
Le contexte de l'élaboration de la Charte de l'environnement témoigne de l'utilisation du droit pour répondre à une demande sociale. Il consacre en effet la volonté de donner un signe efficace autour d'un thème populaire, plébiscité et suscitant un large consensus dans le monde politique comme au sein de la société, a priori sans engager les autorités à mettre en oeuvre des politiques publiques significatives en matière de protection environnementale. Le seul élément véritablement novateur de ce texte est la reconnaissance du principe de précaution, sur lequel se sont d'ailleurs concentrés tous les opposants à la Charte.
§1 Un thème fédérateur pour un texte plébiscité
Rédigée à la suite du rapport rendu au Gouvernement par la commission présidée par le Professeur Coppens, la Charte de l'environnement avait pour premier objectif de répondre à une demande politique. Outre l'affirmation de la priorité environnementale au plus haut niveau, il s'agissait de donner une consistance et une lisibilité à cette préoccupation qui faisait jusqu'alors l'objet de textes disparates.
A. La volonté politique de témoigner d'une préoccupation environnementale
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l'admettre (...). La terre et l'humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables. Il est temps, je crois, d'ouvrir les yeux (...). Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ! Prenons garde que le XXIe siècle ne devienne pas, pour les générations futures, celui d'un crime de l'humanité contre la vie. »149(*)
Prononçant ce plaidoyer alarmiste mais lucide devant l'Assemblée plénière du sommet mondial sur le développement durable, réuni à Johannesburg du 26 août au 4 septembre 2002, le Président de la République, M. Jacques Chirac, se faisait chantre de l'émergence d'une conscience nouvelle du risque environnemental. Pour rappel, le 3 mai 2001, dans un discours à Orléans, il expliquait déjà son intention d'adosser à la Constitution une Charte de l'environnement qui s'imposerait à tous, comme la Déclaration des droits de l'homme.
En réponse aux aspirations de ses concitoyens150(*), le Président de la République exprimait ainsi sa volonté de constitutionnaliser le droit à l'environnement et l'obligation de le préserver. Grande bataille institutionnelle de Jacques Chirac, la Charte de l'environnement visait à répondre à la prise de conscience par les citoyens français du « risque écologique » pour les génération à venir. Mesure populaire, en dépit de la forte réprobation des milieux industriels et des entreprises ainsi que de nombreux membres de son propre parti, l'adoption d'un tel texte démontrait symboliquement le souci dont le Chef de l'Etat entourait cette priorité de sa profession de foi de candidat à la Présidence de la République en 2002. Il présentait en outre l'avantage de rallier les suffrages d'une large majorité de parlementaires, y compris au sein de l'opposition. Alors que les élus semblent d'une manière générale « manifester une attitude moins favorable à la défense de l'environnement que le public »151(*), l'adoption de la Charte de l'environnement constituait en effet, pour l'ensemble du monde politique, l'occasion de manifester une prise de conscience de l'importance fondamentale de la protection de l'environnement.
Le 26 juin 2002, la commission de préparation de la Charte est donc installée. Présidée par Yves Coppens, paléontologue et professeur au Collège de France, elle comprend dix-huit membres, dont l'objectif est de proposer un projet de texte pour la future charte : la Commission fera part de ses conclusions au Gouvernement le 8 avril 2003.
B. La lisibilité et l'affirmation de la priorité environnementale au plus haut niveau, principaux enjeux du texte
L'enjeu pour les rédacteurs de la Charte était en premier lieu de donner un nouvel élan à la protection et à la mise en valeur de l'environnement, et surtout d'améliorer la lisibilité et la cohérence de l'action gouvernementale en la matière.
Fortement influencée par les droits international et communautaire, elle devrait donner une lisibilité au statut de l'environnement en France, en fournissant une base juridique à l'interpellation des politiques publiques par les citoyens et les associations.
Quatre objectifs guidaient en fait la constitutionnalisation de l'environnement :
- Il s'agissait en premier lieu de répondre à la nécessité d'organiser le droit de l'environnement et de définir la portée des principes ayant cours en la matière, plusieurs fois soulevée par le législateur mais toujours restée lettre morte152(*).
- Ce droit à l'environnement, plébiscité par la société civile et érigé en priorité du Chef de l'Etat, devait s'élever au-dessus du « maquis des textes législatifs nationaux »153(*).
- Intégrer la Charte au bloc de constitutionnalité permettait d'encadrer l'activité du législateur, par la définition de nouveaux critères guidant les sanctions ou réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel.
- Enfin, une partie de la doctrine considérait que compte tenu du grand nombre de mesures internationales et communautaires définissant des objectifs, « la comparaison de la part respective des sources internes et externes du droit de l'environnement en faveur de ces dernières fait regretter l'absence du niveau fondamental de l'ordre interne, celui de la Constitution »154(*).
En affirmant de cette manière la priorité à l'environnement, il s'agissait de faire qu'elle ne soit plus une simple affaire de discours, susceptible d'être remise en question au gré des lois adoptées. L'élévation au niveau constitutionnel de la protection de l'environnement visait donc à imposer davantage de cohérence dans les politiques mises en oeuvre et répondre à l'objectif du Président de la République d'inscrire une « écologie humaniste » dans le pacte républicain155(*), en consacrant un engagement solennel dans la continuité de ceux reconnus par la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946.
* 149 Discours prononcé devant l'Assemblée plénière du sommet mondial sur le développement durable, réuni à Johannesburg du 26 août au 4 septembre 2002.
* 150 Selon un sondage IPSOS réalisé du 17 au 28 août 2001 pour Terre sauvage WWF, 89 % des personnes interrogées espéraient que la protection de l'environnement soit inscrite dans la Constitution française.
* 151 BOY D., « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du PROSES (Programme "sciences, environnement et société" de l'IEP Paris), n° 7, 2003.
* 152 PRIEUR M., « Vers un droit de l'environnement renouvelé », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 15, 2003.
* 153 Discours de Dominique Perben au colloque du 13 mars 2003 sur Les enjeux scientifiques et juridiques de la Charte de l'environnement
* 154 MELIN-SOUCRAMANIEN F., PINI J, « L'émergence d'un droit constitutionnel de l'environnement en France », Les Cahiers du CNFPT, n° 38, 1993.
* 155 Discours d'Orléans du 3 mai 2001 du Président de la République.
§2 Un texte de portée essentiellement déclaratoire, qui ouvre cependant de nouvelles perspectives avec la consécration du principe de précaution
La Charte de l'environnement consacre la préoccupation écologique au sommet de la hiérarchie des normes. Un examen plus approfondi révèle néanmoins que les avancées du texte sont plutôt d'ordre cosmétique par rapport aux garanties qui existaient déjà en la matière. La nouveauté, et le seul véritable point de débat soulevé par ce texte consensuel, repose dans l'intégration du « principe » de précaution à la pointe de la pyramide juridique.
A. Des avancées limitées concernant la protection de l'environnement
En s'appuyant sur les conclusions de la Commission présidée par le Professeur Coppens, rendues le 8 avril 2003, le Gouvernement a élaboré un texte qui se voulait ambitieux par sa valeur constitutionnelle et son contenu. Adopté le 25 juin en Conseil des Ministres, le texte ne sera examiné par l'Assemblée nationale que le 26 mai 2004, après plusieurs reports liés aux batailles internes à l'UMP et à des pétitions, concernant notamment le passage sur le principe de précaution. Ratifié le 28 février 2005 par le Parlement réuni en Congrès, le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement a finalement été promulgué le 2 Mars 2005 par Jacques Chirac.
Consacrant la solennité particulière accordée à la protection de l'environnement, l'article 1er de la loi constitutionnelle a pour la première fois modifié le préambule de la Constitution de 1958, en insérant dans son premier alinéa la référence aux droits et devoirs définis par la Charte de l'environnement. L'article 2 édicte la Charte de l'environnement. Composante du bloc de constitutionnalité, la Charte, tant par ses considérants que par ses articles, devient pour le législateur une nouvelle référence. Son respect est garanti par le Conseil constitutionnel et les juridictions des deux ordres, administratif et judiciaire. Elle concerne donc l'ensemble des sujets de droit, personnes morales comme physiques, privées comme publiques.
Les sept considérants qui composent la charte, auxquels s'ajoutent dix articles, expriment la philosophie du texte. La Charte consacre un droit désormais constitutionnel : celui de vivre dans un environnement équilibré et favorable à la santé. Elle définit parallèlement un devoir, qui pèse sur toute personne : celui de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement. « Dans des conditions définies par la loi », la prévention des atteintes à l'environnement et la réparation des dommages doivent être assurées, et les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable et assurer la conciliation entre la protection de l'environnement et le développement économique et social. Sont également consacrés le droit d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les personnes publiques, ainsi que le droit de participer aux décisions publiques ayant une incidence sur celui-ci ou encore le rôle de l'éducation et de la recherche dans la préservation et la mise en valeur de l'environnement.
Le texte exprime d'une manière forte le nouveau volontarisme de la France en matière de protection de l'environnement. Son élévation au rang constitutionnel constituait un symbole puissant pour, aux yeux de l'opinion publique, mettre en avant le zèle gouvernemental en la matière - mesure d'une indéniable efficacité en termes de bénéfices politiques, rapportée à son coût: l'adoption d'un texte de loi d'une portée générale et médiatisée, sans avoir besoin de s'engager sur des politiques publiques concrètes, qui seraient contraignantes, plus coûteuses et d'une portée limitée aux individus concernés.
Des réserves se sont toutefois fait entendre quant à la nature des avancées affichées. S'il leur donne un relief nouveau, le texte reprend dans une large mesure des droits et obligations déjà consacrées en droit international et communautaire. Selon les associations de protection de l'environnement, il se situerait parfois même en retrait, notamment du fait de l'oubli du principe de « pollueur-payeur ».
Par ailleurs, la France avait un certain retard institutionnel à combler alors qu'elle restait l'un des rares Etats de l'Union européenne à ne pas viser la protection de l'environnement dans sa Constitution. Dix Etats membres de l'Union Européenne sur quinze y faisaient en effet déjà plus ou moins directement référence au sommet de leur hiérarchie des normes 156(*).
L'article 5 de la Charte, qui énonce et consacre l'inscription du principe de précaution au sommet de la hiérarchie des normes, constitue néanmoins la véritable originalité de ce texte, et ce n'est pas sans motif qu'il a cristallisé toutes les oppositions à la Charte.
B. La consécration du principe de précaution, revendiquée et contestée, seule véritable originalité du texte
Adoptée pour mettre en avant l'attention des autorités politiques vis-à-vis des questions environnementales, et surtout leur volontarisme en matière de protection de l'environnement, la Charte met particulièrement en exergue le principe de précaution. C'est en effet la première fois qu'un texte de valeur constitutionnelle mentionne la précaution, qui est d'ailleurs la seule norme expressément qualifiée de « principe » par la Charte.
Dans l'esprit des demandeurs de garanties environnementales, mais également en matière de santé publique, la notion de précaution est d'ailleurs systématiquement mise en relief par le terme de « principe », dont elle semble difficilement dissociable. De fait, c'est bien toujours l'application du « principe de précaution » qui est plébiscitée par les diverses associations ou mouvements citoyens qui revendiquent son application et en font le garant suprême de la sécurité environnementale ou sanitaire. L'un des objectifs des rédacteurs du texte étant d'afficher leur volontarisme en la matière, dès lors qu'ils abordaient la précaution, ils n'avaient d'autre choix que de l'ériger en principe pour satisfaire ce type de revendications.
La définition du principe, de sa portée et de ses modalités d'applications était en revanche plus complexe. La Commission Coppens elle-même a enregistré de profonds désaccords au sujet du principe de précaution, divisant les membres à tel point que le rapport final présentait deux propositions de rédaction. C'est la variante la plus stricte, qui prônait l'application directe du principe et son inscription dans la Constitution, le plaçant ainsi au même niveau que les Droits de l'Homme de 1789, qui a été retenue en Conseil des ministres le 25 juin 2003.
Dans la continuité de l'esprit insufflé par les conventions internationales et du droit européen en vigueur, l'article 5 de la Charte prévoit donc que
« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »157(*).
* 156 Dont l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, la Finlande, la Grèce, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal et la Suède, Journal officiel, Sénat, 31 juillet
* 157 Assemblée Nationale et Sénat, 28 juin 2004, Projet de loi constitutionnelle n° 992 relatif à la Char
Section 2 Contenu et portée du principe dans l'esprit des constituants
La rédaction de l'article 5 de la Charte de l'environnement peut sembler à première vue encadrer le principe de précaution et les domaines dans lesquels il est susceptible d'intervenir. On ne peut cependant toujours pas parler de définition précise du principe, dans la mesure où les conditions de son déclenchement, le contexte et les modalités de sa mise en oeuvre, demeurent largement soumises à l'interprétation que retiendront les juges chargés de l'appliquer, avec des conséquences qui pourraient mettre en question certains aspects de la démocratie.
§1 Un principe relativement circonscrit en apparence, mais facilement dépassable
Si l'on s'en tient à l'esprit qui transparaît à la lecture des extraits du rapport parlementaire sur la Charte de l'environnement158(*) consacrés au principe de précaution, les rédacteurs semblent avoir voulu prévenir les critiques liées au danger de faire d'un principe aussi opaque une norme d'applicabilité directe. Distinguant l'évaluation du risque de sa gestion, le rapport met en effet l'accent sur les règles qui entourent le recours au principe de précaution et sa mise en oeuvre. Une observation approfondie permet cependant de voir que les conditions de déclenchement du principe, comme celles qui entourent sa mise en oeuvre, laissent une grande marge d'interprétation aux autorités et aux juges.
A. La volonté d'encadrer les conditions de déclenchement du principe, par des précisions ambiguës
La reconnaissance constitutionnelle du principe de précaution s'est faite dans le cadre de la Charte de l'environnement. Si l'application du principe ne fait que reprendre la lettre du texte, elle devrait donc se limiter aux risques de dommages à l'environnement et ne serait donc pas invocable en matière de sécurité sanitaire ou de santé publique.
Classique, la formulation du principe de précaution retenue par les constituants s'inscrit dans la continuité du droit international et communautaire. Le rapport souligne que la mise en oeuvre du principe de précaution suppose une incertitude scientifique quant à la réalisation du dommage potentiel, qui le distingue du dommage prévisible, lequel relève du principe de prévention. Reprenant les termes du professeur Gilles Martin159(*), les auteurs du texte considèrent le principe de précaution comme un « principe d'action méthodologique dont le déclenchement est soumis au constat de l'existence d'un doute légitime sur l'existence des risques ». Si l'on en croit les rédacteurs de la Charte, cette exigence contribuerait à limiter le recours au principe de précaution car de telles situations d'incertitude scientifique seraient relativement rares.
Le doute scientifique est donc érigé en mode de preuve justifiant l'application du principe : le législateur souhaite par ce biais éviter au juge de se prononcer sur le débat scientifique. Ce dernier aurait en effet seulement à constater l'existence d'un tel débat pour en déduire l'applicabilité ou non du principe de précaution.
La notion de « légitimité » du doute introduit néanmoins une dimension supplémentaire, et vient contrebalancer le raisonnement précédent. En effet, pour déterminer si l'incertitude invoquée est légitime ou non, ou si une incertitude aurait « légitimement » dû entraîner des mesures, le juge aura bien à considérer le fond des arguments scientifiques.
La Charte précise par ailleurs que le dommage doit être susceptible d'affecter l'environnement de manière « grave et irréversible ». C'est sur ce point que les associations de défense de l'environnement ont regretté la timidité du principe de précaution défini par le texte. Elles considèrent en effet qu'il se situe en retrait de la Convention de Rio puisque cette dernière envisage le cas de dommage « graves ou irréversibles », et plus encore des textes européens qui n'exigent quant à eux que des « risques majeurs ». De fait, c'est la proposition la plus souple de la Commission Coppens qui a été adoptée sur ce point précis. Dans l'esprit du législateur, l'inscription de cette condition cumulative faciliterait la décision des autorités publiques ainsi que l'appréciation du juge et devrait apaiser les craintes quant à la possibilité d'une application extensive du principe.
La marge d'appréciation, des autorités a priori, et du juge en dernière instance, semble pourtant demeurer conséquente, en l'absence de précisions supplémentaires sur les composantes de la « gravité » et dans la mesure où cette condition est exigée dans le cadre d'un risque dont l'évaluation elle-même se caractérise par l'incertitude scientifique...
En outre, en visant « la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pouvant affecter de manière grave et irréversible l'environnement », la rédaction de l'article 5 de la Charte se révèle aussi imprécise dans la définition des effets que dans celle des causes. Une telle ambiguïté laisse donc largement ouvertes les possibilités d'interprétation concernant le déclenchement du principe.
B. La volonté d'encadrer la mise en oeuvre du principe, pour un résultat discutable
L'application même du principe s'accompagne de règles de procédure prévues pour l'encadrer fortement. L'article 5 de la Charte est ainsi assorti de trois séries de précisions, sur les procédures d'évaluation des risques, les autorités en charge de la mise en oeuvre du principe et le type de mesures qu'elles doivent adopter.
· L'adoption de mesures de précaution ne s'impose a priori qu'aux autorités publiques
Clarifiant les dispositions de l'article L.110 du Code de l'environnement, qui ne précisait pas à qui s'appliquait le principe de précaution, la Charte de l'environnement précise que « les autorités publiques veillent [...] à l'adoption de mesures [...] ainsi qu'à la mise en oeuvre de procédures ». Les autorités publiques sont donc chargées d'adopter des mesures provisoires et proportionnées, tout en organisant la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques encourus. Si elle peut concerner d'autres sujets de droit tels que des entreprises ou des particuliers, l'adoption de mesures de précaution ne s'impose donc en tant que telle qu'aux autorités publiques. Les rédacteurs du texte ont en effet affirmé ne pas souhaiter « diluer le devoir de précaution », étant donnée la possibilité d'erreurs d'interprétation qui, le rapport parlementaire en convient, caractérise le principe160(*).
Cette apparente limitation ne permet cependant pas d'éviter le risque de fragmentation dans l'adoption de mesures de précaution : en cohérence avec la logique de décentralisation, toutes les autorités publiques, et notamment les collectivités locales, qui disposent de compétences étendues en matière d'environnement, sont susceptibles d'adopter des mesures de précaution à leur niveau. Or en l'absence de définition précise concernant le contenu du principe, on risque de voir apparaître différentes interprétations conduisant à des degrés d'application différents.
Cela pourrait conduire d'une part à une inégalité entre les citoyens, et d'autre part susciter la multiplication des recours pour manquement à l'obligation de précaution ou à l'inverse pour excès de pouvoir.
· Des mesures « provisoires » et « proportionnées »
Les partisans de la Charte de l'environnement répondent à cette critique en mettant en avant les conditions dont est assortie la mise en oeuvre du principe.
Condition de l'adoption de mesures de précaution, l'incertitude scientifique implique une évolution des connaissances sur l'objet concerné. Il paraît dès lors évident que les mesures de précaution doivent être provisoires, et faire l'objet d'une procédure d'évaluation permanente conduisant, le cas échéant, à une révision voire à leur suppression. Les autorités compétentes sont en effet tenues de veiller à « la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques encourus », et qui peuvent déboucher à la fois sur la levée de l'incertitude, et sur le développement de nouveaux moyens pour lutter contre le dommage concerné.
Les mesures adoptées doivent par ailleurs être « proportionnées ». Cette spécification vient certes encadrer le principe de précaution, et peut même limiter considérablement son application. Rassurante au premier abord, elle a pourtant tendance à rendre plus opaques encore les conditions de son déclenchement. Cette précision renforce en outre la responsabilité du juge, qui sera tenu d'effectuer un contrôle de légalité interne afin de se prononcer sur la proportionnalité des mesures adoptées, en pesant l'impact des mesures par rapport à l'importance du risque supposé. Selon l'appréciation du juge et sa sensibilité, l'application du principe de précaution pourra être considérée comme justifiée au moindre risque, ou à l'inverse exiger de telles conditions qu'il sera difficile de trouver un contexte justifiant son déclenchement...
Si l'on en croit l'argumentation de ses défenseurs face aux craintes que suscite l'inscription d'un principe de précaution mal défini dans la Constitution, ce dernier serait entouré d'une telle prudence et soumise à des limites telles, que l'on pourrait même s'interroger sur son utilité, au-delà de l'aspect purement symbolique... Des doutes renforcés par une observation attentive de l'ensemble du contenu de la Charte de l'environnement, qui se révèle en fait essentiellement déclaratoire et n'apporte que peu d'éléments par rapport aux textes antérieurs. Cette constitutionnalisation du principe de précaution a pourtant soulevé des débats enflammés, autour de la crainte « de graves dérives contentieuses » voire d'une « catastrophe juridique majeure ». Or il est incontestable que la dynamique initiée par la Charte aura des répercussions contentieuses : que signifierait la consécration constitutionnelle d'un nouveau droit fondamental si ce dernier ne pouvait pas être utilisé devant le juge ? Les limites mises en avant par les rédacteurs de la Charte se révèlent en outre à double tranchant, et la définition du principe de précaution en lui-même fait toujours défaut. La marge d'interprétation des autorités et du juge reste donc large, et le rôle du juge plus important que jamais : c'est son impulsion qui est susceptible de rendre effectif le principe de précaution, et d'introduire plusieurs mutations profondes de la conception traditionnelle de l'ordre juridique.
* 158 KOSCIUSKO-MORISET N., Charte de l'environnement, Rapport en Première lecture, Assemblée nationale, Commission des lois, mai 2004, n°1595
* 159 Lui-même cité par le rapport Kourilsky-Viney sur le principe de précaution, op. cit. p.65
* 160 KOSCIUSKO-MORISET N., Charte de l'environnement, Rapport en Première lecture, Assemblée nationale, Commission des lois, mai 2004, n°1595, p.105te de l'environnement
§2 Un principe à double tranchant et plusieurs niveaux d'application
Inscrit dans la Constitution, le principe de précaution s'érige en nouveau critère pour le législateur, tout en s'appliquant de manière directe pour encadrer l'action des autorités publiques voire les obliger à agir dans certains cas. Or plusieurs écueils pourraient découler d'une interprétation trop stricte du principe. En orientant le législateur dans un sens donné, il pourrait s'avérer un carcan prédéfinissant certaines orientations qui normalement devraient relever de choix démocratiques. Appliqué de manière disproportionnée, le principe pourrait également être invoqué par les autorités publiques pour justifier certains empiètements sur les libertés individuelles.
A. Le risque d'exclure pour l'avenir certaines orientations qui relèvent du politique
La Charte de l'environnement s'ajoute au bloc de constitutionnalité, et fait du principe de précaution un nouveau critère que le législateur devra prendre en compte lors de l'adoption de projets ou propositions de loi, sous peine de voir certains textes sanctionnés par le Conseil constitutionnel. Apparaît alors un certain paradoxe, entraîné par la reconnaissance constitutionnelle du principe tel qu'il est rédigé dans la Charte. On l'a vu, le principe de précaution permet aux autorités de s'immiscer très profondément dans des domaines comme la libre circulation des marchandises ou la liberté de commerce et d'industrie, où la règle était jusqu'ici de limiter l'intervention publique. Pourtant, parallèlement à ce renforcement des possibilités d'intervention des autorités, leur latitude d'action apparaît limitée par le principe de précaution. Dans les domaines soumis à l'application du principe, on peut en effet craindre que ce dernier n'entraîne une certaine automaticité dans l'adoption de mesures de précaution. Inscrit dans la Constitution, le principe obtient une valeur transversale et encadre l'action du législateur et des autorités dans tous les domaines. Or, principe d'ordre d'abord moral et caractéristique de la société occidentale depuis la fin du XXème siècle, il pourrait dans l'avenir figer l'orientation de certaines décisions qui relevaient jusque là des choix politiques issus du jeu démocratique. Le principe limiterait ainsi la liberté d'action du législateur en le contraignant à agir dans une certaine direction, réduisant d'autant la part de l'appréciation politique et la possibilité d'apporter les réponses, éventuellement divergentes en fonction des changements de majorité et des évolutions de la demande sociale, qui correspondent aux choix de société entérinés par le suffrage universel à un moment donné.
Les objectifs visés par le principe de précaution apparaissent aujourd'hui louables et sont plébiscités. Il peut néanmoins sembler dangereux d'encadrer à ce point la direction même de l'action du législateur et, ce faisant, de prédéfinir les choix de société à venir.
Le propos peut sembler excessif si l'on considère que le principe issu de la Charte de l'environnement est réservé au domaine de la protection de la nature, et vise la sauvegarde d'un environnement propre à la survie de l'humanité - préalable absolu pour ne serait-ce qu'envisager des alternances politiques ou une évolution des choix de société. Néanmoins, des domaines fortement controversés aujourd'hui même dans le champ politique, y compris au sein des clivages partisans classiques, tels que l'autorisation des OGM, s'inscrivent dans cette réflexion en termes de choix de société. Par ailleurs, si l'on applique au principe lui-même le type de raisonnement qu'il préconise, il importe d'étendre la réflexion à tous les champs qui pourraient être concernés par une interprétation extensive. Son intégration au bloc de constitutionnalité pourrait en effet imprégner l'ensemble du droit et guider la réflexion du juge constitutionnel : pourraient alors notamment être visés tous les domaines de la bioéthique, champ dans lequel il semble prudent de laisser aux représentants de la souveraineté populaire la possibilité de faire évoluer le droit.
B. L'introduction d'une nouvelle dynamique : applicabilité directe et obligation d'agir
Le principe de précaution ne se limite pas à encadrer l'action du législateur. Si ses aspects contraignants ont été longuement détaillés, il est aussi un principe prescriptif : il convient de l'étudier au regard de cette deuxième caractéristique qui en fait un principe moteur, lui-même porteur d'une dynamique d'action.
D'applicabilité directe, le principe de précaution s'impose d'emblée, on l'a vu, à toutes les autorités publiques. L'action du législateur est en effet facultative, et il y a d'ailleurs fort à parier que, le principe étant désormais intégré à la Constitution et bien que toujours fort imprécis, les politiques éviteront autant que possible de s'avancer sur le terrain controversé de la définition du principe de précaution - si ce n'est peut être pour encadrer et limiter son application afin d'éviter les effets négatifs d'une conception trop extensive.
La deuxième facette du principe de précaution réside donc dans l'obligation d'agir qu'il crée pour les autorités concernées, à lire en parallèle avec les autres éléments de la Charte de l'environnement et à concilier avec les autres principes constitutionnels. Cette obligation peut être considérée sous deux angles. Le principe peut en effet contraindre les autorités à adopter des mesures dans des contextes où, livrées à elles-mêmes, elles se seraient passées d'agir : le principe de précaution se fait alors moteur de l'action, et les contraint à intervenir en réglementant certains domaines et en instaurant des procédures d'évaluation et d'amélioration de la connaissance scientifique. Face aux craintes de nombreux représentants de collectivités locales, qui craignaient de voir le principe s'imposer comme obligation générale en matière de mesures de précaution, les députés ont d'ailleurs révisé la première version du texte en précisant que le principe s'applique « dans leurs domaines d'attribution ».
En inversant le raisonnement, on l'a évoqué précédemment, s'appuyer sur le principe de précaution peut permettre aux autorités de justifier des mesures, interdictions ou réglementations, qui auraient pu dans un autre contexte être entachées d'excès de pouvoir ou qualifiées d'ingérence. Les autorités concernées pourront dans ce cas se prévaloir de leur « obligation d'agir » pour justifier les mesures adoptées. En l'absence de textes fixant les limites de leur action dans le cadre de la mise en oeuvre du principe de précaution, il revient encore au juge de se prononcer pour déterminer ce qui constituerait réellement un empiètement des autorités sur les autres droits et libertés constitutionnellement reconnus.
Titre 2 Des conséquences contentieuses porteuses de plusieurs révolutions juridiques
La reconnaissance constitutionnelle du principe de précaution révèle en elle-même un bouleversement de la philosophie du droit. L'application de ce principe opaque dont la formulation soulève les ambiguïtés soulève en outre de nombreuses interrogations, qui constituent autant de conséquences potentiellement inédites. Dominique Perben, alors Garde des Sceaux, a évoqué une « révolution sereine » ou « révolution tranquille » 161(*). On peut le suivre sur ce terrain dans la mesure où les conséquences du principe de précaution se révèlent et s'imposent de manière progressive. L'ébranlement n'en est pas moins profond. L'application du principe de précaution suppose en effet une conciliation avec d'autres normes, et interroge l'ensemble du processus contentieux. La portée réelle du principe reste néanmoins suspendue à l'appréciation des juges. Les conséquences concrètes de ce questionnement de la philosophie du droit pourront donc s'avérer proportionnelles à la portée que le juge assignera au principe de précaution, au fil de sa jurisprudence.
Chapitre 1 L'insertion du principe de précaution au sommet de la hiérarchie des normes, vecteur de bouleversements juridiques
Le principe de précaution entre en contradiction avec plusieurs autres règles consacrées par le droit international et communautaire, mais également des principes, normes et valeurs de rang constitutionnel. Une conciliation s'avère donc nécessaire, dont les conséquences ne peuvent être anodines dans la mesure où elles pourront soit consacrer les ambiguïtés du principe en affirmant sa primauté en dépit de l'opacité qui le caractérise, soit l'assujettir aux autres normes au risque d'en faire une coquille vide.
Section 1 Un principe qui suscite des conflits de normes dans les ordres juridiques interne et externe
§1 Le principe de précaution conduit à remettre en cause certaines règles internationales et communautaires
Le principe de précaution semble difficile à concilier avec certaines règles-phares du droit international et communautaire, notamment celles qui protègent les libertés économiques. Si l'arbitrage entre normes constitutionnelles et normes internationales apparaît établi en faveur des premières, leur conciliation avec le droit communautaire semble plus complexe. Dans les deux cas, la décision du juge emporte d'importantes conséquences concernant la place des règles supranationales dans l'ordre juridique français, ce qui peut entraîner des répercussions sur la crédibilité du pays vis à vis de ses partenaires.
A. Des conflits de normes probables
· Des philosophies divergentes entre les ordres juridiques nationaux et supranationaux
Elément moteur qui contraint les décideurs à agir, le principe de précaution conduit à adopter des normes qui peuvent s'avérer très contraignantes dans certains domaines. Or dans certaines situations, une telle réglementation peut entrer en opposition frontale avec les normes et principes des droits international et communautaire, réputés plus libéraux.
C'est par exemple le cas lorsque la précaution entraîne l'interdiction de certains produits ou conduit l'Etat à prohiber certaines importations, mettant en cause le libre-échange qui est défendu par les traités internationaux et communautaires. Le cas de la crise de la vache folle est à cet égard emblématique : l'interdiction d'importation de boeuf anglais initiée par la France contrevenait en effet à la fois aux règles de l'OMC et au traité de Maastricht. La question a néanmoins été résolue, et l'OMC comme la CJCE ont autorisé cette mesure, car elle était exceptionnelle et provisoire. L'inscription du principe de précaution dans la Constitution donne néanmoins une nouvelle dimension à cette question. Le caractère systématique des mesures de précaution en cas de risque est en effet fort éloigné de la philosophie des juges internationaux et communautaires, qui se montrent en outre très pointilleux quant aux atteintes à la liberté des échanges et appliquent un contrôle sévère pour les mesures qui portent atteinte aux libertés économiques, par le biais d'une conception restrictive de la notion de « coût économiquement acceptable ».
· Le problème de la transposition des directives communautaires en droit interne
Un autre problème se pose en matière d'articulation du droit communautaire et du droit national. Concernant les OGM par exemple, la directive européenne 2001/18/CE relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil162(*), tout en se réclamant du principe de précaution163(*), encadre fortement la dissémination des OGM parmi d'autres cultures mais ne l'interdit pas... Or les experts sont toujours très partagés concernant l'incidence de ce type de culture pour l'environnement. Les études alertant les autorités et la société civile sur les incidences des OGM sont même monnaie courante164(*) - effets graves et irréversibles, comme en convient la Commission elle-même dans l'exposé des motifs de la directive165(*). Pourtant, la conception du principe de précaution qui prévaut au niveau européen apparaît plus souple que celle consacrée par le droit français. L'application rigoureuse du principe de précaution « à la française » supposerait de limiter voire d'interdire la culture de la plupart des types d'OGM concernés par la directive, au moins provisoirement et dans l'attente de données scientifiques nouvelles garantissant leur innocuité. La transposition des directives communautaires en droit interne s'impose pourtant au législateur... sauf disposition expresse de la Constitution. En cas de conflit de normes, il sera indispensable de trancher : l'une des deux sera donc nécessairement rendue caduque.
Il revient au Conseil constitutionnel de déterminer quelle norme prime, de la Constitution ou du droit européen, et le juge administratif aura également à se prononcer concernant les actes réglementaires. Quelles que soient les conclusions des juges, elles entraîneront des répercussions lourdes de conséquences pour les contentieux à venir en matière d'articulation des ordres juridiques.
B. Le contrôle du juge, déterminant pour l'issue de ces conflits et la valeur du principe de précaution
Dans le cadre d'une loi ou mesure adoptée en vertu du principe de précaution, et qui entrerait en conflit avec les normes reconnues par le droit international ou européen, ou d'une norme européenne qui serait contraire au principe de précaution, le type de contrôle exercé par le juge aura une importance considérable sur la place et l'application du principe.
· La suprématie de la Constitution sur le droit international
Concernant le droit international, la question sera relativement aisée à trancher dans la mesure où la Constitution prime sur les traités internationaux : le dernier mot appartient en effet au pouvoir constituant. Le Conseil constitutionnel a ainsi considéré qu'une loi contraire à un engagement international n'était pas nécessairement contraire à la Constitution166(*), et se refuse à contrôler la conformité des lois avec le droit international. En cas de litige mettant en évidence une contradiction entre des dispositions d'un engagement international et d'autres de droit interne - norme législative ou réglementaire - il appartient donc au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation de déterminer la norme applicable. L'article 55 de la Constitution pose la suprématie des engagements internationaux sur le droit interne, et la Cour de cassation167(*) puis le Conseil d'Etat168(*) ont accepté d'effectuer ce contrôle. Néanmoins, cette suprématie « ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle » 169(*) ni, par déduction, aux actions qu'elles imposent d'entreprendre du fait de leur applicabilité directe.
De telles jurisprudences n'empêchent toutefois pas la mise en cause de la responsabilité internationale de la France devant les juridictions internationales. En effet, dans l'ordre international, un Etat n'est pas censé se prévaloir de ses propres règles, même constitutionnelles, pour échapper à ses obligations envers les autres Etats ou envers les organisations internationales. En créant sciemment des situations où la France proclamerait la suprématie de la Constitution, la reconnaissance constitutionnelle du principe de précaution risque de provoquer une remise en cause des engagements signés par l'Etat, et d'entraîner la condamnation de la France par les instances internationales. Des conséquences qui présentent le risque d'affaiblir la crédibilité du pays face à ses partenaires, tout en renforçant l'extrême fragilité du droit international
· Une jurisprudence plus ambiguë vis-à-vis du droit européen
En matière de droit communautaire, la position des juridictions françaises est plus ambiguë, et un conflit de normes pourrait s'avérer plus difficile à trancher. A priori en effet, la garantie constitutionnelle conférée au principe de précaution le ferait prévaloir sur le droit européen comme sur le droit international, contrairement à l'analyse de la CJCE qui affirme quant à elle la primauté du droit européen170(*), même en cas « d'invocations d'atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la constitution d'un Etat membre, soit aux principes d'une structure constitutionnelle nationale »171(*). L'analyse retenue par le Conseil d'Etat dans son arrêt Sarran du 30 octobre 1998, applicable qu'il s'agisse de dispositions du traité ou de principes généraux du droit communautaire, a en outre été étendue pour refuser de faire prévaloir une jurisprudence de la Cour sur les dispositions de la Constitution : « le principe de primauté ne saurait conduire, dans l'ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution »172(*).
Le législateur ne pouvait donc transposer une directive communautaire, en dépit du risque de recours en manquement devant la CJCE. Une évolution sensible s'est pourtant faite jour dans un récent arrêt du Conseil constitutionnel, rendu en juin 2004173(*). Ce dernier a en effet franchi un pas dans le sens de la primauté du droit communautaire, considérant que la transposition d'une directive constitue, au regard de l'article 88-1 de la Constitution, une obligation non seulement communautaire mais constitutionnelle. Le juge constitutionnel s'est néanmoins ménagé une échappatoire, précisant qu'il ne pouvait être fait obstacle à cette transposition « qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ». En l'absence d'une telle contrariété, le seul juge d'une directive est la Cour de justice des Communautés européennes, mais le Conseil constitutionnel se réserve la possibilité de statuer en cas de contradiction avec la Constitution.
Le doute pèse donc sur ce qu'il adviendrait dans un tel cas, et qui l'emporterait entre le principe de précaution assorti des mesures qu'il impose d'adopter, ou les dispositions du droit communautaire. La question se pose également pour les situations où le principe de précaution conduirait à invoquer les clauses de « protection renforcée » ou de « sauvegarde », qui permettent à l'Etat-membre qui le justifie d'adopter des mesures plus strictes que celles prises par la Communauté au titre de ses compétences environnementales (article 176 du traité). La conception française du principe de précaution étant plus protectrice que celle des instances communautaires, notamment du point de vue de la notion de proportionnalité des mesures, on peut s'attendre à ce que surviennent un certain nombre de conflits. Le nombre de contentieux va augmenter et soulever des questions juridiques inédites, dans lesquelles le juge sera appelé à trancher. Il pourrait poursuivre dans la brèche ouverte par l'arrêt du Conseil constitutionnel de juin 2004, en confirmant la primauté du droit communautaire : cela contribuerait à renforcer l'influence européenne, et irait dans le sens d'une harmonisation des législations des Etats-membres, mais étayerait la thèse de l'inutilité de l'inscription du principe de précaution dans la Constitution puisque ce dernier serait rendu immédiatement caduque dans de nombreux cas. L'affirmation de la primauté du principe de précaution, semble cependant la voie la plus probable étant donné la réceptivité des juridictions françaises à l'égard de ce principe. Or des décisions dans ce sens pourraient pourtant être considérées comme un nouveau repli souverainiste de la France dans un contexte déjà difficile, et donneraient sans doute lieu à des condamnations par les instances communautaires.
La question se pose également pour les cas où un nouveau traité communautaire viendrait contredire les principes énoncés dans la Charte, et notamment le principe de précaution : comme pour toute autre norme constitutionnelle, la ratification du traité par la France serait soumise à une révision constitutionnelle, qui pourrait entraîner l'abandon de la référence au principe de précaution.
La malléabilité du principe de précaution peut néanmoins venir à son secours, ne serait-ce que pour sauver les apparences. Disposant d'une large latitude d'appréciation concernant la définition et l'application de ce principe, le juge aura en effet la possibilité de l'interpréter dans un sens qui rejoigne en fait la conception communautaire. Ceci permettrait de prévenir les conflits sans toutefois affirmer la primauté du droit communautaire. La conception française du principe de précaution, et donc le principe tel qu'il était plébiscité par la société à l'origine de sa reconnaissance constitutionnelle, s'en trouveraient toutefois sérieusement mises en cause. Le rôle du juge sera donc de naviguer entre les différentes conceptions du principe et de se positionner entre une interprétation a minima, qui n'aurait d'autres effets que déclaratoires, ou une conception maximaliste, quant à elle source de profondes mutations aux fondements mêmes de l'Etat de droit.
* 161 Allocution de Dominique Perben, Garde des Sceaux, lors du colloque du 13 mars 2003 sur les enjeux scientifiques et juridiques de la Charte de l'environnement
* 162 JOCE du 17/04/2001
* 163 « Il a été tenu compte du principe de précaution lors de la rédaction de la présente directive, et il devra en être tenu compte lors de sa mise en oeuvre »
* 164 Collectif CC-OGM, Société civile contre OGM, Ed. Yves Michel, Avril 2004 ; SERAN G.-E.,Ces OGM qui changent le monde, éd. Champ/Flammarion, 2004 ; CEBALLOS L., KASTLER G., OGM, sécurité, santé, Nature et Progrès éditions, 2004 ; KEMPF H., La guerre secrète des OGM, éd. Seuil, 2003 ; etc.
* 165 « Une telle dissémination peut produire des effets irréversibles pour l'environnement »
* 166 IVG
* 167 Cass. (ch. Mixte). 24 mai 1975, Syndicat général des cafés Jacques Vabre. JCP. 1975. II. 18180 Bis. Conclusions Touffait.
* 168 CE, 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. p. 190.
* 169 CE, 30 octobre 1998, Sarran ; CE, 18 décembre 1998, Parc d'activité de Blotzheim ; CCass, 2 juin 2000, Mme Pauline Fraisse
* 170 CJCE, 15 juillet 1964, Costes
* 171 CJCE, 13 décembre 1979, Handelsgesellschaft ; CJCE, 11 janvier 2000, Kreil
* 172 CE, 3 décembre 2001, Syndicat national de l'industrie pharmaceutique.
* 173 Décision n°4004-496 DC, 10 juin 2004, Loi sur la confiance dans l'économie numérique
§2 Le conflit avec d'autres droits fondamentaux du même rang dans l'ordre interne
Sur le plan interne, l'inscription du principe de précaution dans la Constitution soulève également plusieurs interrogations quant aux conflits de normes qu'elle pourrait entraîner. Le principe est en effet difficilement conciliable avec certaines autres normes constitutionnelles. Or il n'existe pas de hiérarchie au sommet de la pyramide juridique. Face à la nécessité d'opérer une conciliation, la responsabilité de l'arbitrage entre règles concurrentes pour déterminer quels aménagements peuvent être apportés incombe encore aux juges.
A. L'absence de hiérarchie entre normes de valeur constitutionnelle
L'inscription du principe de précaution procédait d'une volonté politique, et poursuivait un objectif symbolique avec l'introduction au sommet de la hiérarchie des normes de ce principe plébiscité par la société civile. Face aux craintes de ses opposants, le législateur a relativisé la portée du principe, et tenté d'expliquer qu'il était suffisamment encadré pour n'être applicable que dans des circonstances exceptionnelles. Nous avons vu qu'il convenait de reconsidérer ce propos, ne serait-ce qu'au regard des interrogations que soulève le principe de précaution du point de vue de la philosophie du droit. Le fait que le principe de précaution soit assorti de plusieurs conditions n'en fait pas moins une nouvelle obligation pour le législateur et l'ensemble des sujets de droit, étant donné l'effet direct découlant de sa reconnaissance constitutionnelle. Or ce nouveau critère de décision et d'action ne vient pas se substituer aux précédents principes constitutionnels : il doit en effet s'articuler avec eux. L'application du principe de précaution, et celle des actes qui en sont issus, posent donc la question de sa compatibilité avec l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle174(*). Celle-ci ne constitue pas un préalable à l'adoption d'une loi constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel se refuse en effet à contrôler un projet de loi constitutionnelle, issu de la volonté populaire par la voix de ses représentants, qui composent le pouvoir constituant. Le consensus politique autour de la Charte de l'environnement était en outre tel, qu'il ne se serait pas trouvé soixante députés ou sénateurs prêts à braver la ligne fixée à l'unanimité par les principaux partis en saisissant le Conseil constitutionnel.
Il n'existe donc pas de hiérarchie entre les différents articles, principes ou objectifs de valeur constitutionnelle. Le législateur est tenu de les respecter, et en cas de contradiction, la responsabilité de déterminer quelle conciliation est la bonne repose en dernier ressort sur les épaules du juge, constitutionnel ou administratif selon le type d'actes concernés. Délicat puisqu'il peut revenir à favoriser certains droits et principes fondamentaux au détriment d'autres, ce contrôle doit prendre en compte des indices comme le contenu matériel des normes concernées - leur degré de précision et les tempéraments dont ils semblent susceptibles de faire l'objet. Le juge peut également exercer un contrôle téléologique, et inclure dans sa réflexion une interprétation des intentions du pouvoir constituant.
Il est à noter que le juge constitutionnel a abandonné la théorie de « l'effet cliquet »175(*), qui supposait de ne pas revenir sur des droits ou libertés reconnus. Une législation en application du principe de précaution pourrait donc remettre en cause des droits accordés par d'autres lois, et les assortir de modalités nouvelles visant à en concilier l'application avec le principe de précaution176(*) - quitte, sans toutefois « priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel »177(*) à mettre en question des droits reconnus de longue date. Le Conseil a en effet renoncé à « la tentation d'instaurer une règle générale de non-retour en arrière » en matière de libertés publiques, à condition toutefois de ne pas attenter directement à des exigences constitutionnelles, ce qui a conduit le Doyen Favoreu à parler d' « effet artichaut »178(*) : « Le législateur peut enlever feuille à feuille des éléments [du] régime législatif, mais ne peut toucher au coeur ».
Plus le droit constitutionnel s'étoffe, et plus son contrôle à la fois se complexifie et gagne en importance puisqu'il s'agit de délimiter la portée et arbitrer quelles concessions peuvent être consenties sans danger entre des normes a priori indivisibles de par leur nature et leurs objectifs.
B. L'arbitrage entre normes de même portée, responsabilité accentuée du juge
L'application du principe de précaution risque en effet d'entrer en contradiction avec plusieurs dispositions constitutionnelles. Nous avons longuement évoqué, à propos des jurisprudences internationale et communautaire, la question de la libre-circulation, qui pourrait mettre la France en difficulté face à l'OMC ou la CJCE.
Sur le plan interne, le principe de précaution pourrait s'avérer contraire aux principes d'égalité, de propriété, ainsi qu'à la liberté d'entreprendre, la libre administration des collectivités territoriales ou encore l'ordre public. Du fait de la nouveauté de l'inscription du principe de précaution dans la Constitution française, aucun cas n'a encore été rendu en l'espèce. Nous ne disposons donc pas d'une jurisprudence sur l'observation de laquelle fonder notre opinion, néanmoins, loin de la « fiction juridique », une démarche prospective permet de saisir les problèmes auxquels le juge pourrait être confronté dans divers domaines et étaye la thèse du renforcement de son pouvoir.
C'est d'abord du point de vue des libertés économiques que le principe de précaution peut entrer en concurrence directe avec d'autres normes de valeur constitutionnelle. Protégée par le Conseil constitutionnel, la liberté d'entreprendre, définie comme le « libre usage des moyens de production », découle de l'article 4 de la Déclaration des Droit de l'Homme et du citoyen179(*) selon lequel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». On perçoit dans cette formule la nature de l'arbitrage qui pourrait être effectué par le juge. Le principe de précaution vise en effet justement à prévenir des nuisances, justifiant en lui-même les mesures des autorités portant atteinte à cette liberté, qui peuvent par exemple interdire la production d'un produit susceptible de présenter des dangers pour l'environnement, de même que certaines techniques de production polluantes. A un niveau plus global, le principe de précaution peut également donner lieu à des mesures portant atteinte à la liberté de commerce et d'industrie, par exemple en interdisant de commercialiser certains produits. L'autorisation de ces interdictions sur le fondement du principe de précaution peut donc revenir à reconnaître aux autorités des possibilités d'action considérables en la matière. Certaines atteintes à la propriété peuvent également découler de l'application du principe de précaution, concernant notamment les cas où les mesures de précaution peuvent imposer la destruction de produits dangereux.
Participe de la même logique, la réflexion sur les limitations que la mise en oeuvre du principe de précaution pourrait apporter à la liberté de recherche scientifique, qui découle quant à elle d'une combinaison entre la liberté d'entreprendre et la liberté d'expression, reconnue par l'article 11 de la Déclaration. Certains types d'expérimentations pourraient en effet se voir davantage encadrés, limités voire interdits sur le fondement du principe de précaution, et le juge devra déterminer quel équilibre est acceptable pour ne pas entraver le progrès scientifique, dans la mesure où des entraves excessives pourraient elles-mêmes s'avérer dommageables en empêchant la découverte de techniques qui pourraient être utiles à la protection de l'environnement ou de la santé.
Le juge pourrait également se trouver confronté au problème d'atteintes à l'égalité résultant de l'application du principe de précaution. On peut par exemple imaginer une situation où, en présence de plusieurs entreprises exerçant leur activité dans une même branche mais utilisant des techniques de production différentes, une étude conduise à imposer des mesures de précaution uniquement à l'une d'entre elles, lui occasionnant un préjudice par rapport à ses concurrentes alors que l'état de la connaissance scientifique au moment du lancement de l'activité n'aurait pu lui permettre d'entrevoir ce type de sanction. Des situations préjudiciables à l'égalité entre citoyens peuvent également survenir, dans lesquelles deux autorités différentes, par exemple deux collectivités locales, n'auraient pas appliqué le même degré de précaution concernant un même risque. De telles situations peuvent d'ailleurs résulter de la jurisprudence elle-même, si le principe de précaution, du fait de sa malléabilité, n'était pas reçu de la même manière par des tribunaux distincts. Il reviendrait dans ce cas à la juridiction suprême de trancher en déterminant quelle interprétation s'impose.
Le principe de précaution est également en soi porteur d'atteintes à la libre administration des collectivités territoriales, posée par l'article 72 de la Constitution. Celle-ci implique en effet des pouvoirs de décision propres, indépendants du pouvoir central, « dans le respect de la Constitution, des lois et des règlements qui les définissent ». Or si l'adoption de mesures de précaution relève des collectivités territoriales, elle aura tendance à s'imposer à elles puisqu'elles pourront être sanctionnées en cas d'inaction. En fonction des critères d'action qui seront posés au fil de la jurisprudence, la nature même des décisions pourrait en outre s'avérer prédéterminée. Si le principe de précaution donne aux autorités les moyens d'être excessivement dirigistes, son application stricte limite leur capacité d'arbitrage et la possibilité de doser entre risques et avantages concurrents, puisqu'il imposerait d'adopter des mesures dans toute situation de risque incertain. Le délicat travail du juge consistera donc à appliquer un contrôle raisonné permettant l'application du principe de précaution, sans tomber dans un excès qui pourrait le conduire lui-même à porter atteinte à la libre administration des collectivités territoriales.
En matière d'ordre public, enfin, le juge devra réfléchir à la manière d'appliquer le principe de précaution de manière raisonnée, afin de sanctionner les atteintes excessives aux libertés individuelles qui pourraient en découler : le principe de précaution pourrait en effet être exploité pour justifier une surveillance renforcée des actions privées, par le biais par exemple de la consignation d'informations sur les activités d'une entreprises, ou encore de perquisitions excessives.
La délicate mission du juge est de définir une place au principe de précaution, qui soit suffisante pour lui donner une portée autre que symbolique, mais sans tomber dans des excès qui justifieraient voire constitueraient en eux-mêmes des atteintes excessives à d'autres droits, principes et libertés du même rang et antérieurement reconnus.
* 174 MELIN-SOUCRAMANIEN F., PINI J., « Constitution et droit de l'environnement », Juris-classeur environnement, n°62, Fascicule 152, 1997
* 175 Décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 ; Décision n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984 ; abandon : décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002
* 176 n° 16 des Cahiers du Conseil constitutionnel
* 177 Décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002 sur la loi d'orientation et de programmation pour la justice (Considérant n°67)
* 178 Cité par KOSCIUSKO-MORISET N., Charte de l'Environnement, Rapport n°1595, Assemblée Nationale, Commission des Lois, Paris, mai 2004
* 179 CC, 16 janvier 1982, Nationalisations
Section 2 Un principe qui interroge l'ensemble du processus contentieux
La souplesse du principe de précaution laisse aux juges la responsabilité d'en définir concrètement les contours et le champ, au fil de la jurisprudence. Or l'impact du principe est susceptible d'interroger l'ensemble du droit. Très réceptif au principe de précaution, le juge administratif l'a depuis longtemps interprété et appliqué dans sa jurisprudence, en dépit de l'absence d'applicabilité directe. La reconnaissance constitutionnelle du principe, qui en fait une obligation directe pour tous les sujets de droit, incite à poser la question de son applicabilité dans le cadre plus large du contentieux de la responsabilité civile et pénale. Repris par le juge dans ces domaines, le principe serait en effet susceptible d'affecter profondément la nature même du droit de la responsabilité, en bouleversant notamment la règle fondée sur la nécessité de prouver la faute et la présomption d'innocence. A la lumière du changement de conception qu'introduit le principe de précaution en droit de la responsabilité, il convient donc de s'interroger sur les conséquences contentieuses qui pourraient découler de sa constitutionnalisation en matière de responsabilité pénale et civile.
§1 La philosophie du principe procède d'une conception différente du droit de la responsabilité
L'une des conséquences les plus caractéristiques du principe de précaution réside dans le fait que sa mise en oeuvre, ainsi que le contrôle de son application, introduisent un renversement de la charge de la preuve. On pressent cette évolution dès l'étape de l'adoption des mesures de précaution par les autorités, mais c'est lors du contrôle du juge que les conséquences du principe sont les plus manifestes de ce point de vue et sont porteuses d'une véritable révolution.
A. La possibilité de justifier des mesures contraignantes sans fondement certain
L'introduction au sommet de la hiérarchie des normes d'un nouveau fondement de l'action reposant sur la « théorie du risque » constitue une innovation en soi. Alors que l'action des autorités se fonde traditionnellement sur la volonté de solutionner ou de prévenir un problème clairement identifié, qui engendre une nuisance avérée, pesée et définie, le principe de précaution consacre la possibilité voire même le devoir d'agir sur la base d'un doute. L'action des autorités pourra en effet être déclenchée du simple fait de la présence d'un soupçon de danger environnemental grave et irréversible - la portée de cette qualification tendant d'ailleurs à être réduite puisque le principe de précaution repose sur l'incertitude, qui peut concerner aussi bien l'existence même du danger que sa portée. Un soupçon de risque devrait donc systématiquement donner lieu, au minimum à une étude de la situation et du danger potentiel, pour aboutir à des mesures concrètes si la possibilité d'un tel risque est confirmée - mais sans qu'il soit besoin de la prouver.
Evolution dans la démarche qui amène les autorités à prendre des décisions, le nouveau mode de réflexion introduit par le principe de précaution constitue une véritable révolution du modèle juridique lorsqu'il s'insère dans la démarche du juge face à une situation où il doit se prononcer sur la légalité d'une décision ou de l'absence de décision en contexte d'incertitude.
B. Renversement de la charge de la preuve et mise en question de la présomption d'innocence
En présence d'un contentieux, la logique introduite par la « théorie du risque » est porteuse d'un profond bouleversement du droit de la responsabilité, qui suscite la défiance de nombreux juristes. La tradition, et la garantie de la sûreté du justiciable, veulent en effet que la réflexion du juge étudie les arguments en présence pour déterminer la recevabilité ou non d'une preuve fournie, et en conclure la présence ou l'absence d'une faute ou d'un dommage. Or le principe de précaution s'applique à des situations non encore survenues, dont l'avènement est soumis à caution. La logique même du principe le rend donc incompatible avec cette logique de l'exigence de faute, puisque la connaissance, donc la certitude du dommage, sont incertaines au moment où doit être mise en oeuvre l'action susceptible de faire l'objet d'un contrôle du juge. Mais la suppression de l'exigence de faute dans le cadre d'un contrôle sur le fondement du principe de précaution s'accompagne d'un bouleversement plus absolu encore : de l'incertitude scientifique, posée comme caractéristique des situations de précaution et de la nécessité d'adopter des mesures, découle en effet la suppression de l'exigence de preuve. Celle-ci se traduit, on l'a vu précédemment, au niveau de la décision en permettant ou obligeant les autorités à adopter des mesures sans qu'elles soient justifiées par une nécessité absolue. Si l'on transpose ce raisonnement dans le cadre du contentieux de la responsabilité, le juge pourrait donc être amené à sanctionner l'autorité concernée sans avoir la preuve que le risque en cause, d'une part existe, et d'autre part est bien « grave et irréversible ».
Face à une situation d'incertitude scientifique et de risque potentiel, le principe de précaution oblige à adopter des mesures en se fondant sur l'hypothèse la plus alarmiste. C'est finalement une « présomption de risque » qui s'applique en contexte d'incertitude : bien qu'appliquée à l'objet ou la situation concernée et non aux individus ou autorités en présence, elle peut résonner comme la transposition d'une « présomption de culpabilité », qu'excluent les garanties traditionnelles de sûreté juridique, de valeur constitutionnelle. Il ne revient donc plus au requérant de prouver l'existence d'un risque - puisqu'une telle preuve est impossible du fait de l'incertitude scientifique - mais au prévenu de prouver l'absence de risque, chose pour la même raison impossible dans la plupart des situations de précaution... Le seul recours du prévenu reposera donc souvent dans l'interprétation plus ou moins souple que le juge pourra donner des notions de « gravité » et de « proportionnalité », et dans sa propension à interpréter le principe de précaution de manière plus ou moins stricte.
Ce raisonnement s'applique certes uniquement à une exception dans le cadre du contentieux de la responsabilité, caractérisée par une situation d'incertitude et un risque présumé de danger grave et irréversible. Il peut néanmoins apparaître dangereux de porter atteinte à l'uniformité des règles qui entourent la présomption d'innocence, garantie particulièrement importante du respect de la sûreté par le bon fonctionnement de la justice. De lourdes conséquences pourraient en effet s'ensuivre, dans le cas où l'usage du juge étendrait le principe de précaution aux contentieux de la responsabilité civile et pénale.
§2 Vers une extension aux contentieux de la responsabilité civile et pénale ?
Le principe de précaution tel que mentionné par la Constitution française semble au premier abord limité à l'action des autorités publiques, et au contrôle des juges administratifs et constitutionnels. Même sans être directement mentionné, quelques brèches pourraient cependant lui permettre de s'insinuer dans l'esprit du contentieux de la responsabilité civile et pénale. Or la philosophie du principe de précaution est porteuse de mutations considérables dans ce domaine.
A. De possibles extensions au droit de la responsabilité civile
A première vue, le principe de précaution ne semble pas intéresser la responsabilité civile dans la mesure où il intervient en amont d'une prise de décision et à titre préventif, dans l'objectif d'éviter un dommage. Le régime de la responsabilité civile intervient quant à lui à l'inverse, une fois le dommage survenu. La responsabilité civile semble donc s'inscrire dans une « démarche statique et individualiste »180(*), qui concerne un dommage particulier, son auteur et sa victime. Le principe de précaution participe au contraire d'une perspective dynamique et surtout collective, puisqu'il s'applique à des risques globaux dont la connaissance sera appelée à évoluer.
Pourtant, même s'il n'a pas été défini comme une règle de responsabilité civile, le principe de précaution n'est pas dépourvu d'incidences en la matière. En effet, sa constitutionnalisation en fait un standard de comportement qui s'impose à tous face à des risques non avérés, ne serait-ce que du point de vue du respect des normes fixées par les autorités en application du principe. L'influence du principe de précaution est encore diffuse en la matière, mais la jurisprudence comme le législateur devrait être amenés à faire évoluer cette situation, ouvrant la perspective d'une mutation considérable du contentieux de la responsabilité civile.
L'exigence du droit de la responsabilité civile, qui requiert qu'aucune incertitude ne subsiste sur le dommage, semble limiter la potentielle incidence du principe de précaution. Selon G. Martin, les incidences du principe de précaution sur le droit de la responsabilité civile seront donc moins conséquentes que dans le domaine de l'action préventive.
Néanmoins, l'élargissement du devoir de prudence, assorti d'une interprétation plus stricte des causes de justification, constituent un terrain propice à l'introduction du principe de précaution dans le contentieux de la responsabilité civile. La sanction pour manquement à un devoir de prudence sera également facilitée par l'invocation du principe de précaution, ce qui alimente l'inquiétude de nombreux décideurs. Ces derniers craignent en effet de voir le principe de précaution invoqué a posteriori pour engager leur responsabilité, de longues années après l'adoption d'actes dont ils ignoraient les conséquences ou l'acceptation de certains risques en raison des bénéfices espérés, soit en raison du dommage effectivement survenu, soit pour n'avoir pas procédé aux études suffisantes. Le fait que le principe de précaution ne soit pas assorti d'un régime de prescription augmente ces craintes.
En contexte d'incertitude, un assouplissement des exigences traditionnelles de causalité - avec la technique du faisceau d'indices, ou la présomption légale de causalité -, au profit des victimes, pourrait également être encouragé au nom du principe de précaution181(*).
Concernant les victimes qui cherchent à engager la responsabilité des pollueurs pour des dommages encore incertains, il est encore trop tôt pour déterminer si l'inscription du principe de précaution dans la Constitution offre un moyen d'action vraisemblable. Dans la mesure où l'article 5 de la Charte précise que la responsabilité d'adopter des mesures destinées à parer à la réalisation des dommages incombe aux autorités publiques, il semble en effet difficile de l'appliquer aux contentieux entre des acteurs privés. Seules une réforme législative ou une interprétation très extensive de la part du juge irait dans ce sens, mais la probabilité de cette dernière est limitée car les juridictions civiles semblent se montrer moins créatives que les juges constitutionnels et administratifs.
B. En droit pénal, des extensions potentiellement dangereuses mais limitées
Le contentieux de la responsabilité pénale constitue le terrain sur lequel l'évocation d'une extension du principe de précaution soulève les plus grandes craintes. On redoute en effet de voir intentées des poursuites pénales à l'encontre des décideurs qui auraient créé, en raison de leur négligence, des risques aux conséquences dommageables. Cette crainte de la pénalisation exacerbe l'argument de la paralysie de l'action qu'entraînerait un principe de précaution trop strictement appliqué et contrôlé par le juge. Il convient toutefois de rappeler qu'en vertu du principe de légalité des délits et des peines, la responsabilité pénale ne peut être fondée que sur une incrimination prévue et définie par la loi182(*), dont l'absence constitue précisément à l'heure actuelle le défaut du principe de précaution. Ce dernier ne fait en effet pas l'objet d'une incrimination de portée générale, et s'il est souvent invoqué par les requérants, aucune sanction pénale ne condamne comme telle sa violation.
Une incrimination telle que celle fondée sur la « mise en danger d'autrui », consacrée par l'article 223-1 du Code pénal, fournit néanmoins le terreau d'une possible introduction du principe de précaution en droit pénal. S'il incombe aux instances judiciaires d'interpréter ce type d'incriminations de manière stricte, soit dans le sens le moins défavorable au prévenu, elles disposent néanmoins d'un pouvoir d'appréciation relativement important, dans la mesure où elles doivent apprécier au cas par cas le degré de dangerosité imputé au prévenu. L'influence du principe de précaution, même s'il n'est pas directement invoqué, pourrait inciter les juges à adopter un degré de sévérité supérieur à l'égard de personnes qui auraient exposé la société à des dangers caractérisés sans avoir pesé toutes les conséquences possibles de leurs actes. De cette manière, dans une affaire telle que celle du « sang contaminé », qui s'est soldée par un non lieu général à l'issue d'un procès à rebondissements (à l'exception des deux responsables du Centre national de Transfusion Sanguine et du Secrétaire d'Etat à la Santé, toutefois dispensé de peine), le principe de précaution aurait pu entraîner des sanctions plus sévères à l'encontre des prévenus.
Les orientations du Gouvernement, qui souhaite renforcer la considération des victimes et des dommages qu'elles ont subi, peuvent par ailleurs inciter les juges à se montrer plus sensibles aux incriminations mettant en avant un manquement au principe de précaution.
* 180 EWALD F., GOLLIER C., DE SADELEER N., Le Principe de Précaution, éd. PUF, coll. Que sais-je ?, 2001, 127 p.
* 181 GUÉGAN A., « L'apport du principe de précaution au droit de la responsabilité civile », Revue juridique de l'environnement, n°2, 2000, p.171
Chapitre 2 Un principe opaque, lui-même source d'incertitudes
Malgré son inscription dans la Constitution, le principe de précaution reste opaque, difficile à interpréter. En résulte nombre d'incertitudes, concernant sa mise en oeuvre par le juge, mais également les excès qui pourraient découler de l'engouement qui entoure le principe de précaution, combinés à la malléabilité du principe.
Section 1 Les problèmes inhérents à l'application d'un principe caractérisé par sa malléabilité
Le principe de précaution est porteur d'incidences directes sur le fonctionnement même de la justice. La malléabilité du principe, et l'extension de sa portée, peuvent en effet entraîner des conséquences sur les décisions rendues par le juge, mais également les conditions dans lesquelles il sera appelé à se prononcer. Evanescent, le principe pourrait introduire une certaine instabilité des décisions de justice. Sa popularité risque pourtant de conduire les requérants à l'invoquer de plus en plus souvent.
§1 La possibilité d'un bouleversement conceptuel mettant en question sécurité et stabilité juridiques
L'esprit du principe de précaution interroge plusieurs principes juridiques particulièrement importants, directement liés à son application par le juge dans le cadre d'un contentieux. Ainsi, l'opacité qui caractérise le principe de précaution peut mettre en cause le principe de légalité des délits et des peines. Sa malléabilité, et le peu de critères encadrant la décision du juge, peuvent quant à elles porter atteinte à l'égalité et à la stabilité des décisions de justice.
A. Un principe générique mais malléable, qui interroge la notion de légalité des délits et des peines
La conception traditionnelle du droit repose sur la garantie de la sûreté juridique des justiciables, qui repose notamment sur la légalité des délits et des peines. La loi doit en effet garantir les individus de l'éventuel arbitraire des autorités ou du juge. Découlant de l'article 7 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, qui proclame que « nul homme ne peut être accusé [...] que dans les cas prévus par la lois, et selon les formes qu'elle a prescrite », ce principe fondamental de rang constitutionnel suppose que les délits susceptibles d'être punis soient définis par la loi, de même que les sanctions qui leur sont applicables. Nul n'étant censé ignorer la loi, chacun doit donc être informé de ses droits et devoirs, et des sanctions qu'il encourt s'il y contrevient. Obligation en droit pénal, la légalité des délits et des peines imprègne l'ensemble du droit. C'est en ce sens qu'elle donne une perspective supplémentaire à la réflexion sur le principe de précaution, dans la mesure où la pratique du principe de précaution entre par nature en opposition avec la notion de légalité des délits et des peines.
La formulation constitutionnelle du principe n'en dessine en effet que les grandes lignes, en faisant un principe générique sans donner d'indications sur les conditions de son adaptation à des situations particulières. Le principe de précaution concerne en outre des situations d'incertitude, qui peuvent être fort diverses et surtout, sont en mutation constante : les règles génériques sur lesquelles il repose ne peuvent donc pas être trop précises, sous peine de se révéler inadaptées dans de nombreux cas. Or, du fait de ce manque de précision, en l'absence d'intervention du législateur pour préciser et graduer la portée du principe de précaution en fonction de contextes spécifiques, il est difficile d'identifier les situations de précaution. Sans mise en perspective suffisamment précise du principe, le justiciable, en tant que personne privée ou publique, peut donc difficilement déterminer si la situation dans laquelle il se trouve relève ou non du principe de précaution, et donc s'il peut être condamné pour y avoir porté atteinte. Le juge connaît le même problème pour se prononcer.
La philosophie de la légalité des délits est effectivement mise en cause, puisque le justiciable n'est pas toujours certain d'être concerné par le principe : il pourra donc souvent se retrouver dans l'expectative quant à savoir s'il transgresse ou non des obligations aussi peu spécifiées... La responsabilité de déterminer en dernier recours quelles mesures auraient dû être adoptées incombe donc au juge, faute d'avoir été endossée par le législateur.
Ceci est d'autant plus vrai que le contrôle de légalité interne du juge sera appelé à se développer, concernant donc la nature des mesures adoptées par les autorités une fois la situation identifiée comme relevant du principe de précaution. Or le type de mesures n'est pas davantage précisé : l'autorité concernée est donc très peu guidée dans ses décisions, et il revient au juge de déterminer a posteriori si elles ont été « proportionnées » ou non.
La nature des indemnisations ou sanctions applicables en cas de non-respect ou de non-application du principe de précaution reste également floue : la responsabilité de les définir incombera là encore au juge, en contradiction avec le principe de « légalité des peines ».
C'est ce défaut qui semble limiter la possibilité d'étendre le principe de précaution au contentieux de la responsabilité pénale. On a pourtant vu que le principe de précaution pourrait y exercer une certaine influence, et le manque de précisions sur les critères des infractions comme sur les sanctions applicables aux contrevenants pourrait se révéler assez inquiétant. En outre, considéré dans le cadre d'une réflexion en terme de philosophie du droit, au regard de la notion de légalité des délits et des peines, la confusion qui règne quant à la caractérisation des situations de précaution et des sanctions qui s'appliquent en cas d'infraction soulève des interrogations pour la sécurité juridique des acteurs concernés. Ces derniers pourraient en effet se voir condamnés à des sanctions déterminées par le seul fait du juge, pour avoir contrevenu à un principe général et ambigu et qui ne créait pas d'obligations spécifiques dans le cadre de la situation concernée.
L'importance de l'interprétation du juge est donc considérable, et se combine avec une grande latitude concernant l'appréciation des situations de précaution et des mesures adoptées. Le principe risque donc d'ouvrir la porte à des divergences entre différents juges appelés à se prononcer sur une question similaire, ce qui pourrait porter atteinte à l'égalité des justiciables. Une telle marge d'interprétation augmente par ailleurs le risque de revirements de jurisprudence, qui mettraient en question la stabilité des décisions de justice.
B. Un défi à la stabilité des décisions de justice et à l'égalité : peu de critères encadrent la décision du juge
Dans la mesure où le principe de précaution est posé comme obligation et d'applicabilité directe, il revient aux différentes juridictions d'exercer le contrôle de son application. Nous avons pu percevoir les difficultés qu'entraîne la grande latitude laissée aux juges dans l'interprétation et la définition des modalités d'application du principe de précaution. Générique, le principe a en effet vocation à être considéré à toutes les situations qui relèvent de son application mais il n'existe pas de législation précisant la manière de l'appliquer dans des situations spécifiques. Face à une telle marge de manoeuvre, deux points de vue sont possibles. Cette latitude permet certes au juge de s'adapter au contexte dont il a à connaître pour rendre une justice « sur-mesure ». Il peut en effet ajuster son analyse à l'espèce à laquelle il est confronté, ce qui lui évite d'avoir à prononcer des sanctions standardisées dans le cadre de situations qui ne peuvent l'être. Peu satisfaisant d'un point de vue doctrinal, ce point positif est éclipsé par le problème d'instabilité des décisions de justice qu'il peut susciter. La liberté d'interprétation du juge signifie en effet que peu de garde-fous accompagnent les décisions en application du principe de précaution, ce qui pourrait faciliter des interprétations divergentes mais également des revirements de jurisprudence.
· Le risque de divergences d'application entre des juridictions plus ou moins réceptives
Dans les domaines susceptibles de relever du principe de précaution, un facteur psychologique entre largement en compte. Concernant des situations similaires, les différences de sensibilité entre juges, par exemple vis à vis des questions environnementales, pourraient ainsi susciter des interprétations plus ou moins souples du principe. Le respect de ce dernier serait donc contrôlé de manière plus ou moins contraignante, et donc plus ou moins lourdement sanctionné en cas de manquement. Pourrait en résulter une rupture de l'égalité entre les justiciables, selon la réceptivité au principe de précaution des différents juges amenés à se prononcer sur les affaires concernées. La possibilité de faire appel, qui existe pour tous les ordres juridiques, constitue bien sûr une garantie. Néanmoins, les juridictions de dernière instance, Cour de Cassation et Conseil d'Etat, sont déjà considérablement engorgées, et l'afflux de recours contre des décisions prises sur le fondement d'un principe trop malléable pourrait aggraver ce problème.
· Le risque d'instabilité des règles jurisprudentielles appliquant le principe
L'évanescence du principe de précaution, et l'absence de législations matérialisant ses règles d'application dans différents domaines, pourraient également mettre en question la stabilité des décisions de justice. Le fait que le juge puisse ajuster sa décision de droit au contexte de fait signifie aussi que rien dans le droit positif n'empêche des revirements de jurisprudence. Or ces derniers peuvent s'avérer dommageables pour la stabilité des décisions de justice ainsi, là encore, que pour l'égalité entre les justiciables. Le juge, et notamment les juridictions suprêmes, prennent généralement garde d'entourer de la plus grande prudence leurs « grands arrêts » établissant des règles jurisprudentielles. Ils les accompagnent usuellement de précisions approfondies afin de limiter autant que possible ce risque. Néanmoins, la jurisprudence ne possède pas un caractère obligatoire liant indéfiniment le juge. On a en effet pu assister à un certain nombre de revirements de jurisprudence183(*), qui introduisent d'ailleurs parfois une grande confusion en accroissant l'incertitude quant à la nature des prochaines conclusions du juge dans une espèce similaire. Par ailleurs, dans le cas du principe de précaution, les règles jurisprudentielles que pourrait fixer notamment le Conseil d'Etat devraient être suivies par les juridictions de l'échelon inférieur ; or une ambiguïté de la juridiction suprême compliquerait le travail de ces dernières et renforcerait le risque de voir différents tribunaux rendre des conclusions divergentes.
Il semble dangereux de confier au seul juge la responsabilité de déterminer les limites du principe de précaution et les modalités de son contrôle : celles-ci engagent en effet de véritables choix de société. Or, dès lors que les représentants du peuple ont pris la responsabilité d'intégrer le principe de précaution au sommet de la hiérarchie des normes, il devrait leur revenir d'assumer pleinement leur décision en définissant le principe jusqu'au bout, sans se décharger sur le juge de cette responsabilité en prenant le risque d'un contrôle excessif, partiel ou inconsistant.
* 183 Par exemple : C ass. Chambre sociale, 20 mars 2002, ACIP contre UFT, à rapprocher de Cass., 14 mars 1997, pourvoi numéro 99-60.544, analysé dans « Le domicile interdit de liste électorale : Un revirement qui en cache un autre », Boulmier D., Droit social, n° 6, 01.06.2002, p. 621-624 ; Cass., 9 octobre 2001, M Franck, Y contre M X et autres, revirement concernant l'obligation d'information du médecin, expliqué par SARGOS P., Cahiers Juridiques de l'électricité et du gaz (CJEG), n° 583, 01.01.2002, pp. 10-15 ; ou encore les multiples revirements du Conseil d'Etat concernant le régime du retrait de l'acte administratif unilatéral créateur de droits, cf. CE, 26 octobre 2001, Ternon, voir « Abandon de la jurisprudence Dame Cachet, découplage du retrait et du recours », DEVOLVE P., Revue Française de Droit Administratif (RFDA), n° 1, 01/02/2002, pp. 88-94 182 Nouveau Code Pénal, art. 111-3, France.
§2 Les risques liés à l'excès de mobilisation autour d'un principe mal circonscrit
La malléabilité du principe de précaution est l'une des explications de l'engouement qu'il suscite, dans la mesure où il peut être utilisé dans une infinité de situations. Cependant, tous les risques ne font pas l'objet d'une même mobilisation, et certains pourraient être davantage mis en avant. La popularité croissante du principe de précaution présente en outre l'inconvénient d'engendrer une inflation des actions en justice sur le fondement de ce principe ambigu.
A. L'inégalité des risques face à la mobilisation de l'opinion publique, susceptible d'influencer l'application du principe et le contrôle du juge
Plébiscité par une opinion publique sensible aux problèmes environnementaux et inquiète des risques entraînés par le progrès scientifique et aux dangers du monde moderne, le principe de précaution est l'un des chevaux de bataille de prédilection de nombreuses associations et activistes de l'environnement. L'histoire de sa constitutionnalisation découle directement de la volonté du Gouvernement, dans la lignée des engagements du Président de la République, de faire un geste en direction de la société civile. Il s'agissait de marquer l'attention portée à ces problèmes en consacrant ce principe emblématique au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes.
Ce souci de donner un signe fort à la société civile se retrouve à la lecture des autres articles de la Charte de l'environnement, et notamment l'article 7, qui prône la concertation publique en donnant le droit à toute personne « de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement ». Certaines conceptions théoriques du principe de précaution comportent d'ailleurs l'idée d'une refondation du système politique sur la base d'une démocratie participative, la plus directe possible - au minimum le principe implique-t-il la prise en compte des inquiétudes des citoyens, puisque l'autorité qui n'aurait pas été à l'écoute d'un danger possible et n'aurait pas lancé d'études pour savoir si l'adoption de mesures de précaution s'imposait, pourrait voir sa négligence sanctionnée.
Dans le cadre d'une réflexion sur l'application et la portée du principe de précaution, ce point soulève plusieurs interrogations. La connaissance scientifique n'est en effet ni universellement ni également répandue dans la société. Ainsi, alors que certaines causes mobilisent un nombre de militants élevés (par exemple le combat contre les OGM), la conscience de certains dangers émerge parfois très voire trop tardivement. Les causes les plus populaires, suite à l'action d'entrepreneurs politiques efficaces, mobilisent associations et médias, tandis que les problèmes moins médiatiques restent confinés à la sphère des spécialistes, qui n'ont pas toujours intérêt à voir les autorités et la société civile se saisir de la question et de l'objet de leurs recherches. On risque donc d'assister à la concentration sur certains problèmes des demandes de précaution et des mesures appliquées en réponse, au prorata de leur traitement médiatique, tandis que d'autres pourraient échapper au contrôle et à l'action.
La question se pose dans les mêmes termes concernant le contrôle du juge. L'indépendance de la justice devrait garantir une application rationnelle et égale du droit, quelles que soient l'identité des parties en présence et la sensibilité de l'espèce traitée. Or dans le cas du principe de précaution, on pourrait assister à une pluie de recours concentrés sur les problèmes les plus mobilisateurs, qui occasionneraient pour le juge une pression psychologique bien plus importante que lors de procès éventuellement tout aussi importants du point de vue des risques impliqués, mais moins médiatisés. C'est certes le cas dans de nombreux pans du droit, notamment lors des procès autour de grands crimes. Le principe de précaution introduit néanmoins une nouveauté préoccupante. Ce facteur psychologique est en effet combiné à l'absence de critères encadrant la décision du juge, et pourrait donc davantage l'influencer dans le sens d'une application plus ou moins stricte du principe, proportionnellement au degré de mobilisation autour du problème considéré et à son écho dans la société et les médias.
La concentration des attentions sur certains problèmes, et la multiplication des recours engendrée par un militantisme actif et la popularité du principe de précaution, soulèvent également les questions liées à l'inflation contentieuse qui pourrait en résulter.
B. Les risques d'inflation contentieuse et d'engorgement de la justice
La popularité du principe de précaution, le fait qu'il soit plébiscité par la société et repris par les médias, conduit à en employer l'expression même dans une infinité de domaines, pour revendiquer ou justifier des mesures visant à prémunir la société ou un groupe d'individus face à une menace possible mais incertaine. La confusion qui entoure la définition du principe a largement facilité sa diffusion dans le vocabulaire commun. La reconnaissance constitutionnelle de ce principe aussi évanescent que banalisé risque pourtant d'occasionner d'importantes difficultés, notamment du fait que, bien qu'a priori limité par les constituants au domaine de l'environnement, il sera immanquablement de plus en plus invoqué - c'est déjà le cas - au cours de procès appelant à la mise en oeuvre de mesures préventives, à l'interdiction de certaines actions ou de certains produits, ou à la suspension de certaines autorisations, dans des domaines multiples dépassant largement le cadre de la protection de l'environnement. On risque donc d'assister à une multiplication des contentieux, sous forme d'une véritable inflation qui renforcera l'ambiguïté autour de la nature et du domaine d'application effectifs du principe de précaution - conduisant à l'émergence d'un décalage en forme de cercles concentriques entre le principe tel que prononcé par la Constitution, celui reconnu par le juge, et celui invoqué par la société et les médias.
Une telle inflation contentieuse aura nécessairement pour conséquence d'augmenter l'engorgement de tribunaux déjà surchargés, d'autant que les cas concernés seront difficiles à juger du fait de l'absence de lois sur lesquelles appuyer les conclusions du juge, ce qui pourra entraîner une multiplication des procédures d'appel.
D'aucuns pensent que la solution se trouve dans le renforcement du rôle des experts induit par le principe de précaution, censé aider le juge à se prononcer, dans le cadre des contrôles de légalité interne comme externe. Il convient pourtant de relativiser cet apport : la responsabilité d'appliquer et de donner une consistance au principe repose en effet sur les seules épaules du juge, et ses décisions ne sont pas nécessairement facilitées ou rendues plus objectives par le seul fa
Section 2 Le juge seul face à la responsabilité d'interpréter le principe, malgré un renforcement de l'expertise comme critère de d'analyse
L'opacité et la malléabilité du principe de précaution renforcent la responsabilité du juge chargé de l'interpréter, tout en compliquant sa tâche. Malgré l'intervention accrue de l'expertise comme aide à la décision du juge, c'est à lui seul que revient en dernier ressort la décision d'appliquer le principe de précaution. Il s'agit donc surtout de réaliser un arbitrage difficile entre une tendance naturelle dans le sens d'une extension de la portée du principe, et les écueils d'un principe de précaution excessivement contraignant.
§1 La place accrue de l'expertise, en dépit d'une neutralité discutable
L'une des conséquences directes de l'application du principe de précaution est le renforcement de la place de l'expertise scientifique. Celle-ci doit en effet intervenir aux trois étapes de l'application du principe : avant la prise de décision, tout au long de son application, et en cas de contrôle par le juge. C'est à cette dernière étape, où l'expertise fait office d'aide à la décision juridique, que la question de sa neutralité, et donc de sa légitimité, se pose avec le plus d'acuité.
A. La nécessité du recours à l'expertise à toutes les étapes de l'application du principe
· L'obligation de mobiliser des expertises scientifiques
L'article 5 de la Charte de l'environnement stipule qu'en application du principe de précaution, les autorités publiques veillent « à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques ». L'obligation de recourir à l'expertise scientifique est donc constitutionnalisée en même temps que le principe lui-même, et s'impose aux autorités publiques à la fois en amont de la décision, puisque c'est sur le fondement d'études mettant en évidence un danger possible que le principe de précaution sera mobilisé ; au moment de la décision, pour en déterminer la nature ; et au cours de son application, pour évaluer l'impact des mesures adoptées et les faire évoluer si émergent de nouvelles connaissances scientifiques concernant la nature du danger ou les moyens de l'empêcher. Le scientifique appelé à effectuer une expertise est donc investi d'une tâche importante, puisque c'est en fonction de ses conclusions que des mesures de précaution seront adoptées ou non. En cas de divergence entre plusieurs experts, l'application du principe de précaution requiert que les conclusions les plus alarmistes soient retenues. L'expertise, et par conséquent les spécialistes qui l'effectuent, se retrouve donc à la base des décisions des autorités qui, si elles disposent toujours de la possibilité d'arbitrer entre les diverses propositions, peuvent être contraintes à agir dans un sens donné - et à adopter des mesures de précaution - du seul fait de la présence d'une expertise qualifiée de sérieuse, sous peine s'ils ne le faisaient pas de faire l'objet d'une action en justice.
· Les problèmes soulevés par les conflits entre experts dans le cadre du contrôle du juge
La question du choix des experts est d'ailleurs délicate : les risques visés par le principe de précaution étant par définition controversés puisque incertains, certaines expertises peuvent mettre en évidence un risque « grave et irréversible », tandis que d'autres peuvent relativiser ce risque voire même conclure à l'absence de risque. Le juge pourrait donc être appelé à se prononcer sur le terrain délicat du choix des experts auxquels l'autorité mise en cause a confié l'évaluation des risques, en l'absence de critères sur lesquels fonder des conclusions
Concernant la mise en oeuvre du principe de précaution, le contrôle du juge se restreignait jusqu'ici à un contrôle de légalité externe. L'inscription du principe dans la Constitution, qui en rend l'application obligatoire, et le fait de l'avoir assorti des notions d'atteinte « grave et irréversible » à l'environnement et de « mesures proportionnées », vont dans le sens d'une évolution vers la pratique d'un contrôle de légalité interne. Or sur le terrain concerné par le principe de précaution, le juge ne peut disposer du bagage scientifique suffisant pour comprendre sans aide extérieure l'enjeu de chaque situation, déterminer si l'espèce considérée relève bien du principe de précaution ou si les mesures concernées se justifiaient, étaient excessives, ou demeuraient insuffisantes. Au fil de sa jurisprudence, le juge sera en effet amené à définir la nature des risques qui justifient le recours au principe de précaution, en se prononçant sur le seuil de « gravité » à considérer. Concernant l' « irréversibilité », qui peut passer pour une notion transparente, le juge sera également amené à réfléchir. En effet, dans la mesure où la précaution constitue dans la majorité des cas un principe d'anticipation, les dommages concernés ne sont généralement pas encore advenus : le juge ne disposera donc pour fonder sa décision que des prévisions établies par les études précédemment citées, et éventuellement des études complémentaires commandées par lui ou fournies par les justiciables. La notion de proportionnalité des mesures concernées fait également intervenir l'expertise, qui guidera le juge dans sa comparaison des alternatives disponibles pour établir leur coût, économique et social, par rapport au coût de l'absence de mesures, et déterminer laquelle est la meilleure ou la plus raisonnable.
Cette part accrue de l'expertise scientifique peut au premier abord sembler renforcer l'objectivité des décisions de justice, en positif dans la mesure où elle fournit un appui solide à la décision du juge, et en négatif dans la mesure où elle diminue la part d'interprétation de ce dernier dans l'application du principe de précaution, reproche souvent opposé en la matière. Il importe néanmoins de relativiser cette conception idéaliste du rôle des experts et de la neutralité de leur production scientifique : eux-mêmes ne sont pas exempts d'intérêts particuliers, et si la science a vocation à produire un savoir objectif, les conclusions auxquelles elle peut aboutir sont nécessairement en partie tributaires des orientations de leur auteur.
B. La relativité du savoir scientifique
La science est une pratique au sein de laquelle des intérêts éventuellement divergents peuvent entrer en jeu, donnant prise à l'idée d'une relativité du savoir scientifique. En tant que telle, la recherche scientifique n'est en effet jamais totalement émancipée de contraintes ou pressions diverses. Les situations de précaution accroissent ce problème de l'objectivité de la production scientifique, avec l'érection du scientifique en expert qui peut s'opposer à d'autres experts dans des controverses, le « savoir scientifique » devenant objet de statut social.
Le problème s'illustre avec d'autant plus d'acuité lorsque les expertises destinées aux situations de précaution doivent recourir à des spécialistes personnellement impliqués dans les recherches qu'ils doivent évaluer. Les scientifiques ayant leurs propres intérêts, l'incertitude objective sur la fiabilité de la connaissance va en effet se doubler d'une incertitude subjective sur la sincérité du savant.
Même fonctionnaires d'un organe public de recherche ou rattachés aux tribunaux, les chercheurs ne sont pas exempts d'opinions et d'intérêts particuliers, scientifiques, politiques ou même moraux, qui pourraient les conduire à appréhender d'une manière prédéterminée la question qui leur est soumise. Sous couvert d'objectivité scientifique, les experts peuvent en effet se faire l'écho d'intérêts individuels, corporatistes ou même plus globaux - on pense à leur rôle non négligeable au sein des groupes d'intérêts organisés, et au décalage que l'on peut observer entre un rapport d'expertise commandé par Greenpeace ou Areva (constructeur français de centrales nucléaires) par exemple sur le thème de l'enfouissement des déchets nucléaires... La limite entre la compétence scientifique du chercheur et les positions publiques qu'il peut prendre en son nom peut donc être floue. D'où l'immense question de l'indépendance de l'expertise, qui conduit à s'interroger sur la neutralité et donc la légitimité des critères de décision du juge dans un contexte de précaution. D'aide à la décision, dans un domaine où le juge ne dispose pas des connaissances suffisantes pour se prononcer sans faire appel à l'expertise, cette dernière peut dans un contexte d'incertitude scientifique devenir un élément déterminant de la nature même de la décision, à l'insu du juge comme des justiciables. Le résultat pourrait éventuellement s'avérer pire que si le juge n'était pas guidé par des expertises dans la mesure où, même si la latitude d'interprétation dont il dispose, et la possibilité de créer du droit à travers sa jurisprudence, entraînent les risques liés à l'absence de garde fous, il est tenu d'agir dans le sens de l'intérêt général.it de la multiplication des expertises.
§2 Le juge, responsable en dernier ressort de la portée qu'il peut octroyer à un principe potentiellement lourd de conséquences
En l'absence de critères juridiques suffisamment précis pour fonder sa décision, et dans l'impossibilité, en contexte d'incertitude, de s'appuyer sur des faits scientifiques certains, le juge est en dernier ressort seul responsable de la portée et du champ d'application du principe de précaution. Une extension possible au vu du droit positif, d'autant plus que le juge y est largement incité, malgré la possibilité de conséquences qui préconisent la plus grande réserve.
A. Des incitations à élargir le domaine d'application du principe
En l'absence de textes en définissant clairement le contenu et la portée, l'application du principe de précaution prendra forme au fil de la jurisprudence. Or celle-ci peut prendre de multiples contours, et si le juge a la possibilité de se borner à un contrôle restreint et de fournir une interprétation restrictive, il sera fortement incité à étendre le champ d'application du principe de précaution. Le Conseil d'Etat, notamment, s'est montré très réceptif à ce principe conforme à « l'esprit de notre temps » avant même que la Constitution ne le mentionne. La reconnaissance constitutionnelle du principe de précaution confirme donc ce mouvement, et bien que formellement consacré uniquement dans le domaine de l'environnement, la philosophie même du principe est proclamée par le constituant et pourra essaimer dans le mode de raisonnement du juge concernant d'autres domaines, en encourageant la propension à suivre une sensibilité naturellement favorable à un haut degré de protection de l'environnement voire même de sécurité sanitaire et de santé publique, qui ont rendu le principe de précaution aussi populaire dans la société.
La pression sociale et médiatique irait d'ailleurs dans ce sens, et pourrait inciter le Conseil constitutionnel à voir dans le principe de précaution un « principe général reconnu par les lois de la République », ce qui lui permettrait de refuser de sanctionner un texte fondé sur ce principe et portant atteinte à certaines libertés de même rang, même en dépassant le cadre de l'écologie, de même que le Conseil d'Etat pourrait déduire de cette philosophie l'obligation d'agir des autorités dans certaines domaines ou en faire découler des interdictions dans des domaines a priori non concernés. Pour le législateur comme pour le juge, il sera en outre souvent plus facile de trancher en faveur du principe de précaution, quitte à limiter certaines libertés qui bénéficient d'une moindre audience dans la société. L'abandon de la théorie de l'effet-cliquet permet d'ailleurs, on l'a vu, d'encadrer fortement certains droits constitutionnels pour permettre de les concilier avec d'autres principes.
B. Un juge encouragé à étendre le champ de la précaution
La tendance à étendre l'application du principe de précaution à tous les domaines où un risque pressenti pourrait entraîner de graves conséquences est une tentation naturelle dans la mesure où le principe est conforme à l'esprit du temps. La nature même du principe ne le circonscrit d'ailleurs pas à un champ en particulier, et sa philosophie est profondément distillée dans la société. L'élévation du principe au niveau constitutionnel, même si elle le limite a priori aux risques écologiques, encourage cette tendance en confortant le juge, notamment administratif, déjà réceptif à la philosophie du principe de précaution.
On imagine en outre difficilement que l'intégrité de l'environnement soit au final mieux garantie que la santé humaine, alors que le droit vise en premier lieu à protéger et régler les relations entre les personnes.
L'extension du champ du principe serait par ailleurs facilitée par la combinaison de la pression sociale et du fait que rien n'interdit au juge une lecture croisée et extensive du principe de précaution et de l'article 1 de la Charte de l'environnement. Une telle interprétation n'est pas prévue selon les termes du rapport parlementaire, néanmoins, cet article qui fait de la santé l'un des critères d'un environnement de qualité pourrait constituer un élément de l'extension du domaine du principe de précaution.
Le danger serait qu'en l'absence de cadre circonscrivant le rayon du principe de précaution, l'action du législateur et des autorités d'une part, mais, plus grave, le contrôle du juge, ne deviennent proportionnelles à la réception d'un risque par la société et à ses répercussions médiatiques.
C'est donc le risque d'une juridicisation excessive de la société qui se profile derrière les possibilités d'étendre le champ du principe de précaution. Les professions, notamment celles de la santé, qui sont déjà confrontées à d'importantes difficultés en termes d'assurances, mais aussi les industries et la recherche scientifique, craignent ainsi de se voir paralysées - directement par les applications du principe, mais également du fait de ses répercussions psychologiques, avec la p
Conclusion
L'écriture juridique du principe de précaution témoigne d'une évolution notable de la philosophie du droit, caractéristique de la société contemporaine. Principe éthique, par nature complexe et malléable, il a été inscrit dans le droit positif en réponse à une demande sociale pressante. Il s'agissait en effet pour les autorités de montrer leur préoccupation face aux craintes suscitées par les risques inhérents à la modernité, risques environnementaux d'abord, puis également ceux susceptibles d'affecter la sécurité sanitaire et la santé. La reconnaissance juridique de ce principe plébiscité faisait figure de réponse à la fois rapide, médiatique et consensuelle.
Cependant, le renoncement du législateur, d'abord au niveau supranational puis au sein des Etats, à s'engager sur le terrain controversé de la définition du principe de précaution, a entraîné l'adoption de textes ambigus. Même inscrit dans le droit positif, le principe est opaque et malléable, marquant une rupture avec la conception traditionnelle d'un droit formel, précis et logique, régissant des situations déterminées. Ce principe semble davantage appeler à une justice téléologique, laissant une large responsabilité aux juges à travers leur grande liberté d'interprétation des textes qu'ils sont chargés d'appliquer.
Investies de cette responsabilité, les différentes juridictions ont d'abord préféré se montrer mesurées dans leur interprétation du principe de précaution. Bien que reconnu, il est souvent demeuré soumis aux libertés économiques ; même reconnu au fondement même du droit communautaire le principe de précaution n'est pas à l'abri d'un repli des juges quant à sa portée. L'interprétation des juges européens, comme de certaines juridictions nationales, montre néanmoins son caractère transversal.
L'inscription du principe de précaution dans la Constitution française marque une nouvelle étape. Il est en effet pour la première fois consacré au sommet de la pyramide des normes d'un Etat. Désormais investi d'une portée générale et obligatoire, le principe renferme les germes d'une véritable révolution de la philosophie du droit. Les différentes juridictions françaises se sont pour l'instant montrées réceptives au principe de précaution, même en l'absence de textes établissant son applicabilité directe. La consécration constitutionnelle du principe devrait les conforter dans cette tendance, et favoriser l'insinuation d'un mode de réflexion fondé sur la précaution dans l'ensemble du contentieux. Principe d'anticipation, par définition relatif à des situations indéfinies, le principe de précaution entre en contradiction avec plusieurs piliers de la philosophie du droit, mettant en question la prévisibilité des décisions de justice et des sanctions. Fondé sur la prise en compte de l'hypothèse la plus pessimiste, même en l'absence de certitude scientifique, il renverse la charge de la preuve. Plébiscité, invoqué de toutes parts par l'opinion publique et les médias, il pourrait en outre donner lieu à une explosion du nombre de contentieux y faisant référence. Sa définition maintient par ailleurs plusieurs ambiguïtés, et une malléabilité qui ouvre la porte à des interprétations différentes, en fonction de la réceptivité des juges chargés de l'interpréter voire de la sensibilité des affaires concernées ou du degré de mobilisation qu'elles suscitent.
La juridicité du principe de précaution est bien le signe d'une évolution de la philosophie du droit, poussée par la demande sociale. Il ne tient désormais qu'aux juges d'en faire une véritable révolution, dont on ne peut pour l'instant qu'entrevoir les conséquences. L'enjeu de la protection de l'environnement, et, plus globalement, de la protection contre les risques engendrés par la modernité, mérite des mesures concrètes. Le choix de juridiciser le principe de précaution sans chercher à le circonscrire apparaît comme une solution de facilité, qui semble davantage être un symptôme qu'un remède à la « société du risque ». Or, si l'on applique au principe lui même la philosophie de la précaution, et que l'on considère ses conséquences potentielles les plus lourdes, il pourrait enflammer un véritable brasier juridique. A la lumière de ces risques possibles, même - et surtout ! - en l'absence de certitude juridique, il apparaît peu raisonnable de laisser entre les mains du juge la possibilité d'ouvrir la boîte de pandore d'un tel bouleversement de la philosophie du droit.eur de se voir sanctionnées pour n'avoir pas respecté le principe de précaution.
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territoire et environnement, Bruxelles, 2000, 236
Discours, conférences
BUSSEREAU D., Ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et de la ruralité, allocution prononcée lors du 43ème Forum d'Iéna du Conseil Economique et Social, 9 décembre 2004 (source : Ministère de l'Agriculture :
http://www.agriculture.gouv.fr/spip/leministere.leministrelecabinet.discoursduministre_a4171.html)
COUTRELIS N., Le principe de précaution : aspects juridiques, conférence donnée à l'IFN (Institut français de la nutrition), 16 mai 2000 (Source : Revue d'actualité juridique française (RAJF))
OGM et le principe de précaution - le drame de l'irresponsabilité administrative, discours prononçé lors de la « Manifestation pour la liberté de la recherche sur les OGM » organisée en collaboration avec l'association « Liberté, j'écris ton nom » et le site « Revue Politique ». (Source : http://www.liberte-cherie.com)
FERRY L., « Développement durable, monde de la technique et société du risque », Communication présentée à Paris devant l'Académie des sciences morales et politiques, le 7 janvier 2002. (Source : Académie des Sciences Morales et Politiques :
http://www.asmp.fr/travaux/communications/2002/ferry.htm)
FRANZONE D., Commission Européenne, DG Evironnement, discours au cours de la Conférence internationale sur l'analyse de risques son rôle dans l'Union européenne, 18 et 19 juin 2000, Bruxelles
CHIRAC J., Président de la République, discours prononcé devant l'Assemblée plénière du Sommet mondial sur le développement durable, Johannesburg, 2 septembre 2002. (Source : Présidence de la République :
PERBEN D., Ministre de la justice, allocution prononcée lors du colloque du 13 mars 2003 sur Les enjeux scientifiques et juridiques de la Charte de l'environnement, Paris, Cité des Sciences et de l'Industrie, organisé par le Ministère de l'écologie et du développement durable, le Ministère de la justice, le Ministère de la recherche et des nouvelles technologies, [avec la collab.] de l'AFAS, Association française pour l'avancement des sciences et du MURS, Mouvement universel pour la responsabilité scientifique. (Source : Actes du Colloque, Bibliothèque Nationale de France)
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