Parjure, outrage et privilège : les pouvoirsParjure, outrage et privilège : les pouvoirs
Parjure, outrage et privilège : les pouvoirs
Parjure, outrage et privilège : les pouvoirs
par Charles Robert et Blair Armitage
Le présent document porte sur l’histoire du privilège et de l’assermentation de
témoins ainsi que sur les enjeux qui s’y rapportent. En somme, il y est soutenu que les
pouvoirs relatifs à l’outrage que possèdent les comités ne suffisent pas toujours à
exiger la comparution de témoins ni à les contraindre à témoigner; que, en
prévoyant par voie législative le pouvoir de faire prêter serment, en soustrayant les
témoignages sous serment aux protections habituelles du privilège en cas de parjure
et en confiant aux tribunaux la responsabilité des poursuites dans les cas de parjure,
le Canada a créé un mécanisme plus efficace pour sévir contre ceux qui mentent à un
comité parlementaire; que les dispositions de la Charte garantissant la primauté du
droit et l’application régulière de la loi peuvent entrer en conflit avec les pouvoirs de
coercition du Parlement; que d’autres pouvoirs allégués, comme la capacité
d’imposer des amendes aux contrevenants, peuvent également être contestables;
que le pouvoir de sanctionner l’outrage et d’imposer des amendes ne peut plus être
affirmé avec certitude tant que les tribunaux ne se seront pas prononcés. Comme solution,
les auteurs proposent qu’on réalise une étude exhaustive des privilèges et des
pouvoirs du Parlement en ce qui concerne ses comités et qu’on envisage de faire en
sorte que les comités soient équipés correctement pour agir à l’égard des
interprétations des droits juridiques et humains qui ont cours depuis l’adoption de la
Charte.
L
’utilisation de pouvoirs de coercition par le Parlement a
deux fonctions identifiables : contraindre ou punir. La
contrainte peut servir dans le cas de témoins qui hésitent
ou répugnent à coopérer; il s’agit d’une situation immédiate.
Les sanctions servent après le fait, à l’encontre de témoins dont
le comportement a été jugé offensant pour la dignité du comité.
La possibilité de recourir à la contrainte ou aux sanctions est
laissée entièrement à la discrétion du comité, sous réserve de
confirmation par la Chambre. L’histoire de ces pouvoirs de
coercition et leur efficacité n’ont pas fait l’objet d’études ni
d’observations très importantes. L’ouvrage
Le privilège
parlementaire au Canada
, de Joseph Maingot, est l’un des
seuls qui aient abordé la question, mais son analyse ne se
prétend pas exhaustive, et Maingot ne se demande pas
vraiment si ces pouvoirs conviennent encore de nos jours, bien
qu’il soit sensible à l’évolution du contexte juridique provoqué
par l’ajout de la
Charte à la Constitution. Faudrait-il revoir ces
pouvoirs pour en maximiser l’utilité dans le contexte
contemporain? Se sont-ils ressentis de la proclamation de la
Charte
, qui garantit les droits individuels, notamment
l’application régulière de la loi et la protection contre
l’auto-incrimination?
Les privilèges et les pouvoirs du Parlement du Canada
découlent des pratiques et traditions parlementaires
HIVER 2007/REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE 29
Charles Robert et Blair Armitage sont les greffiers principaux du
Sénat. Les opinions exprimées dans les pages qui suivent leur sont
propres. Les auteurs remercient chaleureusement Stephen Dunbar et
Vincent MacNeil de leur aide sur le plan de la recherche et de la
correction du texte.
britanniques. En Angleterre, la Chambre des communes exerce
depuis des siècles ses pouvoirs à l’égard de l’outrage. Comme
élément de la Haute Cour du Parlement, elle avait le droit
inhérent d’insister sur une coopération complète des témoins
convoqués à la barre de la Chambre ou devant l’un de ses
comités. Le refus de se conformer aux demandes d’information
pouvait entraîner diverses sanctions, dont des remontrances,
des réprimandes et, assez fréquemment, l’emprisonnement.
Il se trouve que l’affirmation fructueuse de la suprématie du
Parlement, à la fin du XVII
e siècle, a confirmé ces pouvoirs et a
également contribué à des excès dans leur utilisation. Le
jugement rendu dans l’affaire
Stockdale v. Hansard comprend
une liste d’excès commis pendant un siècle
1. Parmi les pires
exemples, il faut noter la violation des biens privés de députés,
comme le braconnage et des intrusions, voire l’éviction de
locataires pour non-paiement du loyer. Ces excès n’avaient
aucun lien avec une interprétation stricte de la notion
d’outrage, car les faits ne constituaient pas une entrave au
fonctionnement de la Chambre ni à la participation des députés.
Ces pratiques excessives ont fini par être tempérées, et, ce qui
convient mieux, on a limité le recours aux pouvoirs en matière
d’outrage aux cas où il fallait faire respecter les ordres de la
Chambre dans la poursuite de ses travaux.
Outre le pouvoir relatif à l’outrage, la Chambre des
communes a réclamé le droit de faire prêter serment aux
témoins, droit qui lui a été intégralement conféré par voie
législative en 1871. À la différence de ce qu’on observait à la
Chambre des lords, les Communes ne possédaient pas ce droit
de façon inhérente parce qu’elles n’exerçaient pas de fonctions
judiciaires. Par contre, elles s’occupaient de questions quasi
judiciaires comme les élections contestées et les requêtes en
divorce. Les premières tentatives d’audition de témoins sous
serment ont été entachées de procédures irrégulières. Lorsque
des députés étaient également magistrats, on pouvait leur
demander de faire prêter serment aux témoins. Il est arrivé
aussi que des témoins soient envoyés prêter serment à la barre
de la Chambre des lords. Ces pratiques, qui n’étaient pas
autorisées par la loi, ont été utilisées sporadiquement pendant
une centaine d’années, jusqu’à leur abandon, au milieu du
XVIII
e siècle.
Si on préférait entendre les témoins sous serment, c’est en
partie à cause d’au moins deux raisons. D’abord, il s’agissait de
faire comprendre aux députés commeaux témoins le sérieux de
certaines des délibérations des comités. Deuxièmement, le
nombre croissant de projets de loi d’intérêt privé accentuait le
besoin d’entendre les pétitionnaires sous serment, pour éviter
que le Parlement ne légifère en s’appuyant sur des informations
fausses.
Le
Grenville Act de 1770 a été la première loi à remplacer
cette approche fragmentaire par une démarche plus
systématique. Il s’agissait de permettre aux comités qui
étudiaient les cas d’élections contestées de se comporter
davantage comme s’il s’agissait d’un procès. Cette même loi a
également autorisé la Chambre des communes à faire prêter
serment à des témoins à la barre dans certains cas. Diverses
modifications ont été apportées à cette loi et à d’autres lois
analogues après 1770, de façon à étendre la portée de l’action
des comités et les sujets pour lesquels ils pouvaient faire prêter
serment. Les questions étudiées étaient surtout des élections
controversées et des cas de divorce.
Pour finir, le
Parliamentary Witnesses Oaths Act de 1871 a
accordé à la Chambre des communes et à ses comités le droit de
faire prêter serment sans aucune restriction. Pour en reprendre
le texte, « toute personne ainsi interrogée qui a délibérément
livré un faux témoignage est passible des sanctions pour
parjure ». Avant l’adoption de ces textes législatifs, l’article 9
du
Bill of Rights interdisait aux tribunaux d’utiliser le moindre
élément des délibérations parlementaires comme preuve à
quelque fin que ce soit. Les lois permettant l’assermentation
des témoins, plus particulièrement la loi de 1871, ont levé cet
obstacle en prévoyant une exception législative à l’article 9.
Cette interprétation a été confirmée par le Comité mixte du
privilège parlementaire du Royaume-Uni en 1999
2 et par
Maingot
3. Jusqu’à l’adoption du Defamation Act 19964, qui
permet une utilisation limitée du
Hansard par les députés
comme élément de preuve dans les actions en diffamation, le
parjure était la seule exception à l’article 9.
Ces exceptions à l’article 9 n’ont pas entravé les pouvoirs de
coercition du Parlement, au contraire. À cause de l’ajout du
pouvoir d’assermentation, on pouvait retenir contre les
témoins deux accusations distinctes, l’outrage et le parjure.
Selon les circonstances, on pouvait porter une accusation ou
l’autre ou encore les deux. Ce fait a été reconnu dès 1844 dans
la première édition de l’ouvrage d’Erskine May,
Treatise on
the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament
. Le
rapport britannique de 1999 sur le privilège a également
signalé cette double responsabilité, sans exprimer de
préoccupation particulière, mais un juge britannique a
manifesté une certaine inquiétude récemment au sujet de la
possibilité de résultats contradictoires, s’il était donné suite aux
deux accusations. En réalité, la chose ne s’est jamais produite
et elle semble fort peu probable
5.
On ne trouve au XIX
e siècle que trois exemples
d’accusations de parjure qui ont été recommandées par la
Chambre des communes. Ils sont tous les trois antérieurs à la
loi de 1871 et il s’agit, dans tous les cas, de faux témoignages
relatifs à l’examen, par un comité, d’une élection contestée
6.
Ces exemples ont suscité l’impression que des poursuites
pour parjure ne peuvent être intentées que sur recommandation
de la Chambre, ou que des poursuites doivent être intentées si
la Chambre le demande. Cette position ne semble guère
fondée. Comparaissant en 1869 devant un comité spécial des
Communes, Erskine May a proposé une autre interprétation.
Comme on lui demandait s’il ne pouvait y avoir mise en
accusation pour parjure qu’avec la permission de la Chambre,
May a répondu par la négative :
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…la Chambre des communes serait dans la même position que
tout autre tribunal qui fait prêter serment; et la loi du parlement
dirait, comme ce fut le cas dans la loi de 1858, que « toute
personne ainsi interrogée qui a délibérément livré un faux
témoignage est passible des sanctions pour parjure». C’est
maintenant le cas en ce qui concerne les comités relatifs aux
projets de loi d’intérêt privé, ainsi que les comités de la
Chambre des lords; et je ne vois pas pourquoi la Chambre des
communes serait traitée différemment
7.
Mays’est servi de l’exemple des tribunaux pour montrer que
la décision de porter une accusation de parjure serait prise, en
fin de compte, à la discrétion de l’autorité chargée des
poursuites. La décision n’a pas à dépendre d’une autorisation
ni même d’une plainte des Communes. Cette position a été
appuyée tout récemment encore, en juillet 2007, dans un
rapport du comité constitutionnel de la Chambre des lords
chargé d’étudier le rôle du procureur général
8.
Les pouvoirs de coercition demeurent une caractéristique du
Parlement britannique. Ils sont toujours considérés comme
utiles, mais le rapport britannique de 1999 sur le privilège en a
recommandé une actualisation. Loin de proposer que ces
pouvoirs fassent l’objet de compromis ou soient réduits, le
comité a présenté des moyens de les rendre plus efficaces,
notamment en ajoutant le pouvoir d’imposer des amendes pour
punir les auteurs d’outrage.
Expérience canadienne après la Confédération
Les privilèges de la Chambre des communes de Westminster
ont été consacrés par l’article 18 de la
Loi constitutionnelle de
1867
, ce qui englobe implicitement l’article 9 du Bill of Rights
et tous les pouvoirs inhérents qui permettent de sévir en cas
d’outrage. Le pouvoir de faire prêter serment n’était pas
compris dans cet ensemble. La nécessité de ce pouvoir n’a
toutefois pas tardé à devenir évidente et des mesures ont été
prises rapidement pour l’accorder
9.
L’incapacité de faire prêter serment était considérée comme
un obstacle dans l’étude des requêtes en divorce, car les
divorces étaient alors accordés par projet de loi d’intérêt privé.
Dans les mois qui ont suivi sa création, le Sénat a été saisi d’un
projet de loi sur un divorce qui présentait de graves difficultés,
notamment l’incapacité du Sénat d’interroger les témoins sous
serment
10. Le Parlement britannique avait légiféré en 1858
pour donner aux comités de la Chambre des communes de
l’empire le pouvoir de faire prêter serment aux témoins. Ce
pouvoir était limité à l’étude des projets de loi d’intérêt privé,
mais, au Canada, ce pouvoir n’avait pas encore été accordé, de
sorte que le comité sénatorial a préféré se reporter aux
témoignages sous serment livrés à la Cour supérieure, à
Montréal
11.
Pour éviter de se conformer à ce précédent étrange et
d’éprouver des difficultés dans des cas semblables par la suite,
le Parlement a immédiatement adopté la
Loi sur les serments,
en 1868. Le pouvoir de faire prêter serment était limité aux cas
de témoins qui comparaissaient à la barre du Sénat, et il était
consenti seulement aux comités spéciaux de chacune des deux
chambres chargés d’étudier les projets de loi d’intérêt privé.
En 1873, le scandale du Pacifique a renforcé l’impression
qu’un pouvoir d’assermentation plus général était nécessaire
12.
Le gouvernement était empêtré dans des allégations de
ristournes sur des marchés visant le Chemin de fer du
Pacifique. L’examen parlementaire de la question était limité,
parce que le pouvoir de faire prêter serment aux témoins était
insuffisant. Une nouvelle
Loi sur les serments a été adoptée
pour accorder un pouvoir plus général à cet égard, loi qui
s’inspirait de l’exemple britannique, qui remontait à deux ans
plus tôt.
Le gouvernement britannique a désavoué la
Loi sur les
serments
au motif qu’elle était inconstitutionnelle, parce
qu’elle outrepassait les limites de l’article 18. En 1875, le
Royaume-Uni a modifié l’
Acte de l’Amérique du Nord
britannique
pour permettre au Parlement du Canada
d’actualiser ses privilèges de temps à autre, pourvu que ces
privilèges demeurent semblables à ceux des Communes
britanniques. À la session suivante, en 1876, le Parlement du
Canada a adopté une nouvelle loi qui donnait aux deux
chambres le pouvoir général de faire prêter serment à des
témoins. Au départ, les comités ne pouvaient exercer ce
pouvoir que si, au cas par cas, la Chambre leur en donnait
l’autorisation. Cette dernière loi donnait également la
possibilité de faire une affirmation solennelle au lieu de prêter
serment. Ces dispositions demeurent, en grande partie,
inchangées de nos jours.
Il y a au Canada peu d’exemples de controverse découlant de
l’utilisation du pouvoir relatif à l’outrage. Deux exceptions,
l’affaire
McGreevy et l’affaire R.C. Miller, révèlent les limites
de ce pouvoir et montrent qu’il est plus faible qu’il n’est censé
l’être.
En 1891, le Comité des privilèges et des élections de la
Chambre des communes a étudié des allégations d’irrégularités
dans de nombreux marchés de l’État valant des millions de
dollars. Au centre des allégations, la conduite d’un député,
Thomas McGreevy. Membre du Parti libéral-conservateur de
MacDonald, il a été député de 1867 à 1891. Au cours des
années 1880, il a accepté des montants considérables pour
exercer son influence comme commissaire du port de Québec
et trempé dans d’autres incidents de corruption qui lui ont
rapporté près de 250 000 $.
Le Comité a opté pour une approche analogue à celle d’une
enquête. Son rapport renvoyait à plus de 400 pièces et à
quelque 1 200 pages de témoignages recueillis auprès de 80
témoins assermentés. Le rapport visait presque exclusivement
à documenter l’affaire pénale. Le Comité ne s’est guère attardé
aux questions administratives découlant des faits, par exemple
la responsabilité des ministres et les améliorations de la
politique propres à prévenir d’autres scandales semblables
13.
HIVER 2007/REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE 31
Pour l’essentiel, McGreevy a coopéré avec le Comité. Il a
comparu et a accepté de témoigner sous serment. Toutefois, il a
refusé fermement de coopérer sur un point : le 12 août 1891, le
Comité lui a demandé à maintes reprises de révéler le nom de la
personne à qui il avait versé 20 000 $. Les membres du Comité
voulaient plus particulièrement qu’il réponde aux allégations
voulant qu’il ait, directement ou indirectement, versé cet argent
au ministre des Travaux publics. Malgré l’insistance du
Comité, McGreevy a refusé de répondre.
Le 13 août 1891, le Comité a fait rapport à la Chambre, qui, à
son tour, a ordonné à McGreevy de se présenter à son fauteuil.
Comme il ne l’a pas fait, le président a émis un mandat
d’arrestation et ordonné au sergent d’armes d’incarcérer
McGreevy. Par la suite, le sergent d’armes a dit qu’il était
incapable de le retrouver. Le 29 septembre 1891, la Chambre a
expulsé McGreevy.
L’affaire
McGreevy a été parmi les premiers cas où un
comité a examiné des allégations d’irrégularités graves dans
les marchés de l’État. Quelle qu’en soit la valeur sur d’autres
plans, elle illustre les limites du pouvoir relatif à l’outrage
comme moyen d’obtenir la coopération des témoins, fût-ce
sous serment. La Chambre a exercé la totalité de ses pouvoirs,
tout d’abord en ordonnant au témoin de se présenter, puis, au
bout du compte, en l’expulsant comme député. Il reste que le
Comité n’a jamais obtenu réponse à toutes ses questions.
À l’évidence, la Chambre des communes était exaspérée par
les limites de son pouvoir, face à l’outrage au Parlement. Et
cette exaspération a été aggravée par le comportement de
McGreevy et la conviction que plusieurs témoins entendus par
le Comité s’étaient parjurés
14. Le 12 avril 1892, la Chambre a
adopté une résolution autorisant l’utilisation de la transcription
des délibérations de ses comités, des pièces recueillies et
d’autres documents comme preuve dans les instances
judiciaires visant une gamme d’infractions, notamment la
conspiration, le détournement de fonds et le parjure.
La Chambre était pleinement consciente que cette résolution
dérogeait directement à ses propres privilèges. Voilà ce que
révèle le libellé de la résolution, qui comprend une mise en
garde explicite disant qu’elle ne devait pas être utilisée comme
précédent. Voici un passage de la résolution :
…cette chambre, tout en se désistant de ses privilèges dans ces
cas particuliers [...] ne cède en aucun sens ses droits
imprescriptibles et indéniables…
La décision de rendre les documents disponibles pour
faciliter les poursuites a probablement eu peu d’effet, voire
aucun; ce fut en grande partie un geste vain. Le gros des
documents a été soumis aux ordonnances ordinaires de la cour
visant la production de documents
15. Ceux qui ont témoigné
devant le comité (en dehors de l’accusé) pouvaient facilement
être cités à comparaître. Les seules inculpations au pénal pour
lesquelles on aurait pu se fier aux documents parlementaires
étaient celles de parjure, pour lesquelles les transcriptions des
délibérations de comité étaient déjà admissibles aux termes de
la
Loi sur les serments.
L’affaire
R. C. Miller
Au printemps de 1912, le Comité des comptes publics de la
Chambre des communes a essayé de voir si des pots-de-vin
avaient été versés pour des marchés de l’État mettant en cause
la Diamond Light and Heating Company. Il a convoqué son
ancien président, R. C. Miller, à titre de témoin, mais celui-ci
n’a pas tenu compte de cette assignation.
Un an plus tard, en février 1913, il a enfin comparu,
accompagné d’un avocat, il a prêté serment, mais il a refusé de
répondre à toutes les questions parce que ses réponses
pouvaient lui nuire dans un litige en instance. Le Comité a fait
rapport de ce refus de coopérer, et la Chambre a ordonné à
Miller de se présenter à la barre. Le 18 février, il l’a fait,
accompagné d’un avocat, il a prêté serment, mais il a de
nouveau refusé de répondre aux questions.
La Chambre a alors ordonné sa mise en détention jusqu’à ce
qu’il accepte de répondre aux questions ou jusqu’à ce que la
Chambre ordonne sa remise en liberté. Il a été mené à la prison
du comté de Carleton. On ne trouve dans les
Journaux aucune
trace d’ordre de libération, et il n’a jamais comparu de nouveau
pour répondre aux questions. On présume qu’il est resté en
prison jusqu’à la prorogation de la Chambre, le 6 juin, quelque
trois mois et demi plus tard.
Devant un témoin obstiné et déterminé, la Chambre a, une
fois de plus, été incapable d’obtenir sa coopération au moyen
de ses pouvoirs ordinaires relatifs à l’outrage. Si lui et son
avocat étaient au courant de l’affaire
McGreevy, il a peut-être
craint que le Parlement ne communique son témoignage au
Comité pour qu’il serve de preuve dans son procès au civil.
Dans l’affirmative, la décision du Parlement de se désister de
ses propres privilèges dans l’affaire
McGreevy a eu pour
conséquence un affaiblissement de sa capacité de persuader
d’autres témoins de coopérer.
La possibilité d’une conséquence aussi paradoxale a été au
coeur d’une décision judiciaire récente portant sur la
Commission d’enquête sur le programme de commandites et
les activités publicitaires. La Commission avait refusé
d’autoriser le contre-interrogatoire des témoins fondé sur des
déclarations qu’ils avaient faites antérieurement au Comité des
comptes publics de la Chambre des communes. Pour motiver le
rejet d’une demande de révision judiciaire, la juge
Tremblay-Lamer a écrit notamment :
…il est important pour la démocratie canadienne qu’un témoin
puisse parler ouvertement devant un comité parlementaire. Cet
objectif sera accompli s’il ne craint pas, au moment où il
témoigne devant ce comité, que l’on puisse utiliser ses paroles
par la suite pour le discréditer dans une autre instance [...]
L’incertitude quant à la portée du privilège qui lui est accordé
peut accentuer le sentiment de vulnérabilité d’un témoin et
l’empêcher de s’exprimer ouvertement, ce qui réduirait
évidemment l’efficacité des audiences devant les comités
parlementaires
16.
32 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/HIVER 2007
M
me la juge Tremblay-Lamer a signalé qu’il y avait un
danger à modifier après coup la protection accordée aux
témoins par le privilège parlementaire. Une fois informés de
cette possibilité, les témoins, incertains de l’étendue de ce
privilège, seraient moins portés à donner des réponses
complètes et véridiques. L’efficacité du processus
parlementaire, dont la crédibilité serait douteuse, serait
gravement menacée.De façon analogue, la
Loi sur la preuve au
Canada
, adoptée en 1893, interdit, dans certaines
circonstances, l’usage de témoignages incriminants livrés sous
la contrainte, dans des instances ultérieures, au pénal ou au
civil, ou les rend inadmissibles
17. Le principe de justice
naturelle sous-jacent à cette loi peut également expliquer
pourquoi des autorités comme Maingot et le Comité mixte du
privilège parlementaire, au Royaume-Uni, rejettent l’idée
d’une dérogation rétroactive
18. Tous deux soutiennent que tout
régime permettant de faire exception au privilège doit être
appliqué avant le fait, par l’adoption d’un texte législatif
explicite disant qu’une dérogation au privilège parlementaire,
prévue par la loi, ne peut être faite par la suite au moyen d’une
résolution. Leur assertion est appuyée par des précédents
comme la
Loi sur les serments. Les poursuites pour parjure à
l’égard de déclarations faites par un témoin doivent, par
définition, reposer sur la preuve présentée au Parlement ou à
l’un de ses comités et supposent nécessairement l’invalidation
ou la remise en question d’un débat ou d’une instance dans un
tribunal ou un endroit extérieur au Parlement.
Comités du divorce
Au cours de ses 15 premières années d’existence, le
Parlement a étudié 18 requêtes en divorce. À l’époque, ces
requêtes donnaient lieu à une intervention législative et étaient
traitées comme tout autre projet de loi d’intérêt privé. Une fois
franchies les étapes préliminaires, dont la publication d’un avis
et la présentation d’une preuve de signification à la barre du
Sénat, la requête était renvoyée à un comité spécial. Le rapport
du comité faisait l’objet d’un long débat au Sénat.
On n’a pas tardé à prendre conscience que cette procédure
fort longue était peu pratique. En 1888, un processus simplifié
a été mis en place et un comité sénatorial permanent sur le
divorce mis sur pied
19. La Chambre des communes possédait
également un comité chargé des divorces, mais ses travaux
venaient presque toujours après ceux du Sénat. Le comité
sénatorial est resté actif pendant plus de 80 ans. Il a été dissous
en 1969, après que la
Loi sur le divorce a établi des modalités
uniformes de divorce dans le cadre judiciaire pour l’ensemble
du Canada, y compris au Québec et à Terre-Neuve, les
dernières provinces à avoir utilisé les modalités
parlementaires
20.
Les témoins qui comparaissaient devant le comité sénatorial
sur le divorce devaient toujours prêter serment. Leur
interrogatoire sous serment constituait un élément essentiel
pour juger du bien-fondé de la requête en divorce et décider s’il
y avait lieu ou non d’accorder celui-ci. Dans une intervention
au Sénat en 1962, le sénateur Arthur Roebuck, qui a longtemps
présidé le Comité sur le divorce, a signalé l’importance du
serment en disant que ce comité avait éprouvé des difficultés à
cause des faux témoignages, qu’il y avait, à ce moment-là, trois
personnes qui avaient été reconnues coupables et incarcérées et
que d’autres causes étaient en instance
21. Chaque cas où on
soupçonnait le parjure avait été signalé au procureur général de
la province
22.
L’étude des cas de divorce était un travail vraiment très lourd
pour les membres du Comité. Dans les années 1960, ils avaient
des centaines de requêtes en divorce à étudier à chaque session.
En laissant au procureur de l’Ontario le soin de s’occuper des
allégations de parjure, puisqu’il est le chef des agents
d’application de la loi à l’égard de tout crime commis dans le
territoire de la province, les membres du Comité étaient plus à
même de se concentrer sur les requêtes qui leur étaient
soumises, sans devoir se mêler de sévir contre les témoins
soupçonnés d’avoir menti. En outre, le ministère public
pouvait réclamer des sanctions plus lourdes que celles
imposées pour outrage
23. Voilà qui semblait souhaitable, étant
donné que le parjure avait donné lieu à l’adoption d’une loi
fédérale mal fondée. Lorsque les prévenus étaient cités devant
un juge, tous plaidaient coupable, et l’un d’eux a reçu une peine
d’emprisonnement de cinq ans, ce qui est bien plus qu’une
sanction pour outrage. Ce processus pénal n’empêchait pas le
Sénat d’intenter également des poursuites pour outrage, mais il
semble qu’il ne l’ait jamais fait.
Contexte actuel
Le pouvoir de sanction pour outrage est demeuré à peu près
statique depuis le début de la Confédération. La dernière
modification importante du pouvoir d’assermentation des
témoins a été apportée il y a 113 ans, en 1894, année où la
Loi
sur les serments
a été modifiée pour permettre aux comités des
deux chambres de faire prêter serment et autoriser le
remplacement du serment par l’affirmation solennelle. Depuis,
le contexte dans lequel les pouvoirs relatifs au privilège et les
pouvoirs connexes sont utilisés a changé radicalement. Les
privilèges, plus particulièrement les pouvoirs de coercition,
sont rarement invoqués. Leur adaptation à un contexte
moderne est entravée par des lacunes sur les plans de la
compréhension pratique et de l’application concrète. L’accès à
l’information pour le Parlement risque d’être compromis si ces
pouvoirs, notamment les pouvoirs de coercition, ne sont pas
optimisés en fonction du contexte actuel.
Le Parlement agit maintenant sur la place publique, ce qui
est radicalement différent de la situation qui régnait il y a un
siècle. Les délibérations parlementaires sont diffusées
largement et instantanément par des moyens électroniques. Les
médias de masse, les chaînes d’information continue et un
large accès par Internet ont pour conséquence que l’exercice
des pouvoirs est examiné de façon plus large et plus critique
que cela n’était possible il y a cent ans. Les soupçons de parjure
peuvent maintenant venir de sources extraparlementaires.
Au cours des 60 dernières années, l’appareil
gouvernemental a connu une croissance exponentielle. Dans
HIVER 2007/REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE 33
les premières années de la Confédération, le Cabinet comptait
moins d’une douzaine de ministres. De nos jours, il y en a
fréquemment jusqu’à une quarantaine. Le Parlement surveille
près de 100 ministères, offices, organismes, commissions,
« organismes de service spécial » et sociétés d’État.
Il faut de plus en plus avoir un accès facile à des
renseignements sûrs pour alléger le travail difficile qu’exige
l’examen approfondi d’une organisation aussi complexe que le
gouvernement du Canada. Par voie de conséquence, il est de
plus en plus impérieux de veiller à ce que des témoins disposés
à coopérer livrent des témoignages complets, conformes à la
vérité et exacts.
Les pouvoirs de coercition du Parlement sont apparus bien
avant que les droits de la personne ne soient consacrés par la
Constitution, dans la
Charte. La décision rendue par la Cour
suprême dans l’affaire
Vaid montre qu’on ne peut tenir pour
acquises les hypothèses reçues au sujet des pouvoirs et des
privilèges du Parlement
24. La conclusion ici (dans le contexte
du présent article) est qu’il faut revoir ces pouvoirs de
coercition et les mettre à l’abri de toute contestation. Plus
particulièrement, le pouvoir d’incarcération, lorsqu’il est
exercé à des fins punitives, est vulnérable aux contestations
fondées sur la
Charte.
La constitutionnalisation des droits a également entraîné une
évolution des attitudes à l’égard des institutions publiques.
Maintenant qu’on peut faire respecter ses droits en invoquant la
Constitution, on semble avoir moins de déférence, et il y a eu
récemment un certain nombre de causes judiciaires dans
lesquelles des privilèges et pratiques parlementaires ont été
contestés
25. Dans ces conditions, les témoins récalcitrants ou
peu coopératifs risquent de se faire plus nombreux, rendant les
pouvoirs des comités donc d’autant plus importants.
Les ministères et les programmes gouvernementaux se sont
multipliés, mais le nombre de comités parlementaires chargés
de les examiner a également augmenté. Pour assumer cette
charge de travail, le Parlement a dû rationaliser son rôle et ses
procédures internes. Il a rationalisé les travaux des chambres en
fixant des limites de temps pour les débats, en simplifiant
l’étude des crédits et en adoptant des règles d’attribution de
temps. Chacune des chambres a délégué une grande partie de
son travail à des comités permanents et à des mandataires
importants du Parlement, comme le vérificateur général.
Dans les années qui ont suivi la Confédération, il n’y avait
guère qu’une poignée de témoins qui comparaissaient au cours
d’une session. Aujourd’hui, les témoins se comptent par
milliers et des mémoires sont présentés au cours de toutes les
sessions. Par conséquent, le nombre d’heures consacrées aux
travaux des comités a augmenté considérablement, tout comme
celui de rapports produits. Il importe de signaler que ce travail
monopolise la majeure partie du temps des comités. On a fort
peu besoin d’interroger les témoins sous serment, car la
majorité d’entre eux comparaissent volontairement pour
exprimer leur opinion, pour donner leur avis sur des politiques
et des projets de loi. Les serments sont désormais réservés
presque exclusivement aux enquêtes portant sur des faits
concrets et visant à établir la vérité ou une séquence
d’événements.
Le Parlement a beaucoup fait pour s’adapter à l’expansion
de ses responsabilités, mais fort peu pour examiner—a fortiori
actualiser — ses pouvoirs de coercition.
Options
Après une évolution de contexte qui s’étale sur plus d’un
siècle, il est peut-être temps de revoir les outils qui sont à la
disposition du Parlement pour garantir son accès à
l’information. Le meilleur moment pour le faire, c’est avant
que ces pouvoirs ne soient contestés. La qualité de
l’information et l’efficacité des outils qui permettent de
l’obtenir témoignent de la robustesse d’un gouvernement
démocratique et d’un sain processus d’élaboration de la
politique d’intérêt public.
La première option à envisager est un statu quo plus solide.
Un examen rapide permettrait de conclure que les pouvoirs de
sanction pour outrage et le droit de faire prêter serment aux
témoins suffisent. L’évolution observée dans le contexte
politique et le contexte des communications peut ne pas faire
ressortir la nécessité de modifications d’importance. Malgré
tout, il peut y avoir place pour une amélioration de la
compréhension, pour rendre plus cohérente et efficace
l’application des pouvoirs par l’élaboration de critères de
procédure permettant aux présidents de décider dans quelles
circonstances il y a lieu d’interroger les témoins sous serment.
En outre, les documents préparés pour informer les témoins
donnent une profusion de détails sur la façon de présenter un
exposé efficace devant un comité. Ils expliquent également la
protection que le privilège confère aux témoins. Par contre, ces
documents ne sont pas exhaustifs, et ils ne donnent aucune
information explicite sur les conséquences auxquelles les
témoins s’exposent s’ils ne coopèrent pas ou s’ils induisent
délibérément un comité en erreur, qu’ils soient sous serment ou
non.
Les pouvoirs de coercition sont bien établis et ils ont été
exercés de façon fructueuse par le passé. Cette « force
d’inertie » est le grand avantage du maintien du statu quo. Il
n’en demeure pas moins qu’un examen donnerait l’occasion de
faire appel aux pratiques exemplaires, de renforcer ces
pouvoirs à l’ère de la
Charte et d’être réaliste au sujet des
pouvoirs qui peuvent être exercés dans un contexte donné. Le
risque de contestation judiciaire ou politique du recours à ces
pouvoirs pourrait être atténué si un examen aboutissait à une
procédure fondée sur des principes et cohérente pour encadrer
leur utilisation dans l’intérêt de la politique d’intérêt public et
de la responsabilisation en démocratie.
L’inconvénient du maintien du statu quo est qu’il écarte la
possibilité d’innover en ce domaine. On raterait une occasion
de concevoir des outils pour garantir efficacement la
34 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/HIVER 2007
production d’information pour le processus parlementaire. Il
existe un risque notable de contestation judiciaire, surtout en ce
qui concerne les éléments de ces pouvoirs qui vont directement
à l’encontre des protections accordées par la
Charte.
Une autre issue possible d’un examen serait la décision
d’abandonner simplement des pouvoirs qui sont restés
largement inutilisés et dont l’étude de l’expérience passée met
l’utilité en doute. Dans un rapport récent du service de
recherche du Congrès, les pouvoirs inhérents de sanctionner
l’outrage sont décrits comme « inconvenants, encombrants,
exigeants en temps et relativement inefficaces »
26. Il est
possible d’établir un constat semblable au Canada.
L’avantage de l’élimination du pouvoir d’incarcération en
général, suivant la recommandation du rapport du
Royaume-Uni sur le privilège, est d’abolir un élément du
privilège que bien des gens considèrent comme anachronique
et mêmepréjudiciable à la dignité du Parlement. Cela écarterait
aussi le risque de conflit avec les droits garantis par la
Charte.
Le risque de cette approche, c’est que le Parlement constate,
après les avoir abolis, qu’il a besoin de ces pouvoirs. Au milieu
d’un conflit avec un témoin qui pose problème, il ne serait pas
possible de rétablir un pouvoir qui a été éliminé par voie
législative. Cette abrogation constituerait aussi une approche
simpliste qui ne tient pas compte de la complexité des enjeux
qui sont à l’origine du pouvoir de sanction pour outrage.
Enfin, il est possible d’entreprendre un examen pour étudier
les possibilités d’actualisation des pouvoirs existants ou même
d’élaboration de nouveaux moyens de répondre aux besoins en
information de qualité dans le processus parlementaire. Les
possibilités sont nombreuses et l’expérience d’autres pays
indique des innovations qui pourraient s’adapter aux besoins
du Canada. Les moyens d’application pourraient aller d’une
modification des pratiques à l’adoption de nouvelles règles ou
de nouveaux articles du Règlement, en passant, dans certains
cas, par la promulgation d’une loi.
Par exemple, le
Parliamentary Privileges Act australien de
1987 prévoit le pouvoir d’imposer des amendes pour punir
l’outrage. Il s’agit d’une solution moyenne entre
l’admonestation et l’emprisonnement. Le Comité mixte
britannique a recommandé que son parlement s’engage
également dans cette voie, mais ces amendes seraient imposées
par la Chambre dans le cas des parlementaires et par les
tribunaux dans celui des non-parlementaires.
Le Congrès américain s’est inspiré du modèle britannique du
XIX
e siècle, celui de la pénalisation des faux témoignages par
le truchement du pouvoir inhérent de sanctionner l’outrage. Il
est allé plus loin en externalisant le moyen de traiter avec les
témoins qui ne coopèrent pas, de façon plus générale, et il a
rendu le comportement non coopératif passible de sanctions
pénales. En outre, à l’égard du pouvoir de sanctionner
l’outrage, les États-Unis ont prévu une « troisième voie » : le
dispositif juridique de l’outrage au civil a été ajouté à l’arsenal
du pouvoir inhérent et du pouvoir pénal. Le dispositif civil, qui
accorde à un tribunal le pouvoir d’entendre tout recours fondé
sur une poursuite pour outrage intentée par le conseiller
juridique du Sénat, a nettement allégé la charge liée à l’exercice
des pouvoirs de sanction de l’outrage et aidé à trouver une
solution moyenne entre la sanction à peu près dénuée de sens
qu’est l’admonestation, et la solution qui se trouve à l’autre
extrême, l’emprisonnement.
Le Canada a emprunté le modèle américain de pénalisation
de la non-coopération lorsqu’il a établi certains offices,
organismes et commissions aux termes de la
Loi sur les
enquêtes
. Pourtant, on n’a jamais songé à utiliser cette
approche pour élargir les pouvoirs d’enquête des comités
parlementaires. L’utilisation du processus pénal, qui peut
résister aux contestations fondées sur la
Charte, présente le net
avantage de réduire au minimum les incertitudes juridiques.
Ces dernières années, la Chambre des communes a envisagé
deux fois de passer outre à ses propres privilèges relativement
au témoignage de certaines témoins
27. Comme nous l’avons
déjà dit, plusieurs autorités s’interrogent sur les conséquences
juridiques du recours à une résolution à cette fin. Si l’on veut
que cette tactique devienne une arme de l’arsenal du Parlement,
l’examen aiderait à définir et à mettre en place des fondements
juridiques à cet égard, une série de critères permettant de
décider quand recourir à ce moyen, et une procédure adaptée.
L’innovation dans le domaine des privilèges n’est pas sans
risques. Le remplacement de pouvoirs anciens et bien établis
par des procédures nouvelles comporte aussi le risque d’autres
contestations judiciaires. Néanmoins, un examen approfondi
qui tienne compte du contexte politique, juridique,
constitutionnel et social moderne aiderait à élaborer des
approches innovatrices qui prévoient et atténuent ces risques.
Conclusion
Le pouvoir de sanction pour outrage et l’utilisation du
serment demeurent des outils utiles pour maintenir la capacité
des comités de convoquer les témoins et de réclamer les
renseignements dont les parlementaires ont besoin pour faire
correctement leur travail. Aujourd’hui plus que jamais, il est
essentiel d’avoir accès à de l’information sûre si l’on veut que
le Parlement soit efficace dans ses fonctions en matière de
législation et de responsabilisation. Par ailleurs, il est tout aussi
nécessaire de prendre conscience du contexte juridique et
social en évolution dans lequel le Parlement travaille. La
Charte
a profondément transformé les attitudes à l’égard des
droits de la personne. Raison de plus pour revoir sérieusement
la façon dont le Parlement utilise ses pouvoirs de coercition.
Les formes classiques de remontrances et de réprimandes ne
constituent pas forcément le moyen le plus efficace de
persuader des témoins récalcitrants ou entêtés de coopérer. Les
affaires
Thomas McGreevy et R. C. Miller, demeurent des
rappels utiles de la limitation des pouvoirs de coercition du
Parlement. Et désormais, l’emprisonnement, soit le pouvoir de
coercition extrême, pose problème des points de vue politique
HIVER 2007/REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE 35
et juridique. On peut se demander si une peine de prison
imposée par les Communes ou le Sénat pourrait résister à une
contestation judiciaire en l’absence de garantie d’équité en
matière de procédure. Fait tout aussi important, une application
incohérente des privilèges au moyen de dérogations, comme
dans l’affaire
McGreevy, risque aussi d’être préjudiciable à la
capacité du Parlement d’obtenir l’information ou les éléments
de preuve nécessaires pour prendre correctement ses décisions.
Bien que les comités des deux chambres puissent faire prêter
serment aux témoins, les sanctions pour parjure ont été rares;
tous les cas qui ont été repérés concernent des requêtes en
divorce, avant que le processus du divorce ne soit confié aux
tribunaux, en 1969. L’expérience donne toutefois à penser que
l’utilisation du pouvoir de faire prêter serment a généralement
suffi pour faire comprendre aux témoins qu’il était important
de donner des réponses conformes à la vérité. Cette expérience
peut fort bien représenter un facteur utile à considérer dans
l’examen des pouvoirs de coercition du Parlement. La force de
ses pouvoirs tient au fait que toutes les conséquences négatives
auxquelles s’expose le faux témoin accusé de parjure relèvent
du système de justice pénale qui, au fil des ans, a élaboré des
systèmes et des procédures qui sont conformes aux normes
juridiques et constitutionnelles.
Si les pouvoirs de coercition du Parlement sont soumis à un
examen, il semble qu’il y ait, au fond, trois grandes options :
maintenir les pouvoirs actuels; abolir tous ces pouvoirs ou
certains d’entre eux; actualiser les pouvoirs et en élaborer de
nouveaux. Au bout du compte, le résultat de l’examen pourrait
infléchir les préférences dans un sens ou dans l’autre ou, tout
aussi vraisemblablement, dans le sens d’une combinaison des
trois options. Quel que soit le choix, un examen devrait faire en
sorte que le Parlement soit prêt à faire face aux obstacles à
l’obtention de l’information essentielle à son fonctionnement.
Notes
1.
Stockdale v. Hansard, (1839), 112 E.R. 1112, p.1117.
2. Royaume-Uni. Parlement. Joint Committee on Parliamentary
Privilege,
Report and Proceedings, 318, p. 82.
3. Voir J.P. Joseph Maingot,
Le privilège parlementaire au Canada,
2
e éd., Chambre des communes et Les presses universitaires
McGill-Queen’s, 1977 p. 151-152 et p. 200, n. 71.
4.
Defamation Act 1996 (Royaume-Uni), art. 13.
5.
Pepper v. Hart [1993] A.C. 593 et Prebble v. Television New
Zealand
[1995] 1 A.C. 321 (P.C.).
6. Voir les
Journals de la Chambre des communes britannique, 8
décembre 1857, p. 10 : Le procureur général est invité à poursuivre
Edward Auchmuty Glover pour faux témoignage au cours de
l’audience portant sur l’élection de Berwick-Upon-Tweed. Voir
aussi les
Journals du 23 avril 1866, p. 239 : Henry Chambers a fait
un faux témoignage dans l’enquête sur l’élection de Maidstone et
le procureur général est invité à intenter des poursuites.
7. Témoignage d’Erskine May, question 89.
8. Comité des affaires constitutionnelles de la Chambre des
communes britannique,
Constitutional Role of the Attorney
General
, 5th Report of Session 2006-07.
9. Le divorce Whiteaves a été l’affaire qui a été à l’origine de la
volonté de permettre aux comités spéciaux d’interroger des
témoins sous serment.
10. La Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick avaient des
tribunaux du divorce avant la Confédération. Comme la province
du Canada ne possédait pas d’instances équivalentes, les
demandes de divorces provenant de l’Ontario et du Québec étaient
renvoyées au Sénat. Pour de plus amples discussions sur la
nécessité d’interroger les témoins sous serment, voir les
Débats du
Sénat des 31 mars, 30 avril et 4 mai 1868.
11. Voir les
Débats du Sénat, 30 avril 1868, p. 232-234, et les
Journaux
de la Chambre des communes, 4 mai 1868, p. 275.
12. Voir les
Débats de la Chambre des communes, 18 avril 1873.
13. Voir
Minutes de la preuve [et rapports concernant certaines
accusations de J. I. Tarte faites au sujet des soumissions et
contrats concernant les travaux du havre de Québec et le bassin de
radoub d’Esquimalt, C.B., etc. 15 mai - 16 septembre 1891]
,
Bibliothèque du Parlement. Voir au rapport 7 de ce volume le
détail des accusations portées contre McGreevy.
14. Voir les
Journaux de la Chambre des communes, 24 septembre
1891, p. 529.
15. Voir
The Queen v. Connolly and McGreevy, 1 C.C.C. 468, [1894]
O.J. n
o 119, 25 O.R. 151, surtout les p. 473-475.
16.
Gagliano c. Canada (Procureur général) (C.F.) [2005] 3 C.F.
555, par. 77 et 78.
17.
Loi sur la preuve au Canada, par. 5(2).
18. Voir le témoignage de J.P. Joseph Maingot devant le Sous-comité
du privilège parlementaire du Comité permanent de la procédure
et des affaires de la Chambre, 16 novembre 2004, p. 39.
19.
Ibid.
20. Thomas J. Abernathy, Jr. et Margaret E. Arcus, « The Law and
Divorce in Canada », in
The Family Coordinator, vol. 26, no 4,
octobre 1977, p. 409-413.
21.
Journaux du Sénat, 11 décembre 1962, p. 410-411.
22.
Journaux du Sénat, 1er juin 1954, p. 519.
23. Les hommes reconnus coupables d’outrage n’auraient pu être
gardés en détention que jusqu’à la fin de la session, le 6 février
1963, soit moins de trois mois. La peine maximum pour parjure est
de 14 ans, alors que, pour outrage au Parlement, on ne peut être
emprisonné que jusqu’à la fin de la session en cours.
24.
Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] R.C.S. 667,
2005 CSC 30.
25. Notamment dans
Knopf c. Canada (président de la Chambre des
communes)
, 2006 CF 808, 3430901 Canada Inc. c. Canada
(ministre de l’Industrie)
, (1999), 177 F.T.R. 161, et Ainsworth
Lumber Co. v. Canada (Attorney General) and Paul Martin
,
(2003), 15 B.C.L.R. (4
th) 255.
26. Congressional Research Service,
Report for Congress,
« Congress’s Contempt Power: Law, History, Practice and
Procedure », juillet 2007, p. 15.
27. Voir plus spécialement le 14
e rapport du Comité permanent de la
procédure et des affaires de la Chambre, de novembre 2004, et le
Rapport du Comité permanent des comptes publics
, de juin 2007.
36 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/HIVER 2007
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