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PLAIDOYER ET RÉQUISITOIRE

 

PLAIDOYER ET RÉQUISITOIRE

 

 

  Proche de la plaidoirie (qu'on réservera au domaine juridique), le plaidoyer est, avec le réquisitoire, un travail d'écriture qu'on rencontre à l'examen de plus en plus fréquemment. Même si on reste toujours indulgent quant à la stricte observance de leurs formes rhétoriques, ces types d'exercices exigent une certaine maîtrise du vocabulaire et de la syntaxe dans la mesure où il s'agit de rester fidèle au registre oratoire. Celui-ci donne au texte une acuité et une tension particulières qui constituent un bon aboutissement de l'étude des formes argumentatives.
  Plaidoyer et réquisitoire appartiennent au genre judiciaire. On sait que la rhétorique classique reliait les discours à trois situations fondamentales :

  • l'orateur défend ou attaque quelqu'un à cause d'un acte commis dans le passé, pour persuader de l'innocence ou de la culpabilité : c'est le genre judiciaire;
  • il s'adresse à une assemblée afin de la persuader de prendre une décision qui concerne l'avenir : c'est le genre délibératif;
  • il vante les mérites ou critique les défauts d'une personne ou d'une institution : c'est le genre épidictique.

  Mais, comme il en est de tout classement, ces catégories sont poreuses : un même texte peut, par exemple, conjuguer les formes classiques du judiciaire et de l'épidictique. C'est autour de ce mélange que s'inscrit notre séquence : éloge et blâme, qui appartiennent plus précisément à l'épidictique, rejoignent naturellement les registres mis en œuvre dans le plaidoyer ou le réquisitoire, qui ressortissent au judiciaire. Dans toutes ces productions, en tout cas, la littérature reconnaît l'une de ses vibrations fondamentales, chargée toujours des accents de l'amour ou de la haine.

 

EXERCICE 1 : l'éloge et le blâme.

   Apologie ou satire, louanges ou railleries, les genres épidictiques sont très anciens et correspondent d'abord à des catégories très formalisées, inscrites dans les canons de la rhétorique ancienne. Il s'agit toujours dans ces discours publics de l'éducation morale des citoyens : par les plus hauts exemples de vertu ou de vice, en ne ménageant pas les effets d'amplification, l'orateur s'inscrit dans un édifice de valeurs auxquels chacun est invité à souscrire. Dépassant ces catégories, l'écrivain moderne a su allier dans les ressorts de son émotion l'objet public à l'hommage privé :

Victor HUGO, Le manteau impérial (Châtiments, 1853) COLETTE, La Naissance du jour (1928)
Oh ! vous dont le travail est joie,
Vous qui n'avez pas d'autre proie
Que les parfums, souffles du ciel,
Vous qui fuyez quand vient décembre,
Vous qui dérobez aux fleurs l'ambre
Pour donner aux hommes le miel,

Chastes buveuses de rosée,
Qui, pareilles à l'épousée,
Visitez le lys du coteau,
Ô sœurs des corolles vermeilles,
Filles de la lumière, abeilles,
Envolez-vous de ce manteau !

Ruez-vous sur l'homme, guerrières !
Ô généreuses ouvrières,
Vous le devoir, vous la vertu,
Ailes d'or et flèches de flamme,
Tourbillonnez sur cet infâme !
Dites-lui : « Pour qui nous prends-tu ?

« Maudit ! nous sommes les abeilles !
« Des chalets ombragés de treilles
« Notre ruche orne le fronton;
« Nous volons, dans l'azur écloses,
« Sur la bouche ouverte des roses
« Et sur les lèvres de Platon.

« Ce qui sort de la fange y rentre.
« Va trouver Tibère en son antre,
« Et Charles neuf sur son balcon.
« Va ! sur ta pourpre il faut qu'on mette,
« Non les abeilles de l'Hymette,
« Mais l'essaim noir de Montfaucon ! »

Et percez-le toutes ensemble,
Faites honte au peuple qui tremble,
Aveuglez l'immonde trompeur,
Acharnez-vous sur lui, farouches,
Et qu'il soit chassé par les mouches
Puisque les hommes en ont peur !

 « Monsieur,
 « Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c’est-à-dire auprès de ma fille que j’adore. Vous qui vivez auprès d’elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m’enchante, et je suis touchée que vous m’invitiez à venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir ! C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois...
 «Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mon remerciement sincère, l’expression de mes sentiments distingués et de mon regret.»


  Ce billet, signé « Sidonie Colette, née Landoy », fut écrit par ma mère à l’un de mes maris, le second. L’année d’après, elle mourait, âgée de soixante-dix-sept ans.
  Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui m’entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée de découvrir qu’un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire : « Je suis la fille de celle qui écrivit cette lettre, - cette lettre et tant d’autres, que j’ai gardées. Celle-ci, en dix lignes, m’enseigne qu’à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l’éclosion possible, l’attente d’une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l’amour. Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d’argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu’un enfant, près d’un âtre indigent venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues... Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle...

 

 

 

 

Questions :

1. Recherchez dans le texte de Victor Hugo les formes littéraires du blâme et, dans celui de Colette, celles de l'éloge. Montrez que le texte de Hugo contient aussi ces dernières.
2. Quelles sont les valeurs défendues par chacun des deux écrivains ?
3. Recherchez, dans le champ des deux genres, le sens des mots suivants et précisez leurs différences à l'aide d'exemples :

      ► l'éloge
: apologie - blason - dithyrambe - hymne - louange - oraison funèbre - panégyrique.
      ► le blâme : diatribe - épigramme - factum - libelle - pamphlet - pasquin - philippique - réprobation - satire - vindicte.
4. Comment peut-on classer ces mots du plus faible au plus fort ?
      ► mélioratif : merveilleux - admirable - splendide - divin - grand - mirifique - magnifique - sublime - prodigieux - fabuleux.
      ► péjoratif : exécrable - ignoble - immonde - détestable - abject - bas - vil - méprisable - infâme - misérable.

 

 ► Attention à l'ironie, qui, par le recours à l'antiphrase, inverse les termes appréciatifs pour inviter le lecteur à mieux saisir le ridicule des thèses qu'il souhaite réfuter. Repérez ces effets dans le texte ci-dessous, où Condillac entreprend de dénoncer, comme Fontenelle, les erreurs de méthode de la philosophie scolastique :

   Qu'un Philosophe donc qui ambitionne de grands succès, exagère les difficultés du sujet qu'il entreprend de traiter; qu'il agite chaque question comme s'il allait développer les ressorts les plus secrets des phénomènes; qu'il ne balance point à donner pour neufs les principes les plus rebattus, qu'il les généralise autant qu'il lui sera possible; qu'il affirme les choses dont son lecteur pourrait douter, et dont il devrait douter lui-même; et qu'après bien des efforts, plutôt pour faire valoir ses veilles que pour rien établir, il ne manque pas de conclure qu'il a démontré ce qu'il s'était proposé de prouver : il lui importe peu de remplir son objet : c'est à sa confiance à persuader que tout est dit quand il a parlé.
   Il ne se piquera pas de bien écrire, lorsqu'il raisonnera : alors les constructions longues et embarrassées échappent au lecteur, comme les raisonnements. Il réservera tout l'art de son éloquence, pour jeter de temps en temps de ces périodes artistement faites, où l'on se livre à son imagination sans se mettre en peine du ton qu'on vient de quitter, et de celui qu'on va reprendre, où l'on substitue au terme propre celui qui frappe davantage, et où l'on se plaît à dire plus qu'on ne doit dire. Si quelques jolies phrases qu'un écrivain pourrait ne pas se permettre, ne font pas lire un livre, elles le font feuilleter et l'on en parle. Traitassiez-vous les sujets les plus graves, on s'écriera : ce Philosophe est charmant. [...]
   Mais n'oubliez pas de traiter avec mépris ces observateurs, qui ne suivent pas vos principes parce qu'ils sont plus timides que vous quand il s'agit de raisonner : dites qu'ils admirent d'autant plus, qu'ils observent davantage et qu'ils raisonnent moins; qu'ils nous étourdissent de merveilles qui ne sont pas dans la nature, comme si le Créateur n'était pas assez grand par ses ouvrages, et que nous crussions le faire plus grand par notre imbécillité. Reprochez-leur enfin des monstres de raisonnements sans nombre. Plaignez surtout ceux qui s'occupent à observer des insectes : car une mouche ne doit pas tenir dans la tête d'un naturaliste plus de place qu'elle n'en tient dans la nature, et une république d'abeilles ne sera jamais aux yeux de la raison, qu'une foule de petites bêtes qui n'ont d'autre rapport avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel.
Condillac, Traité des animaux (Conclusion de la Première partie), 1754.

 

EXERCICE 2 : reconnaître les formes du plaidoyer et du réquisitoire.

 

Commencez par examiner ces deux textes :

Émile Zola : Déclaration au jury

  Traîné devant la justice pour avoir pris la défense d'Alfred Dreyfus en mettant en cause l'armée française (J'accuse a paru dans L'Aurore le 13 janvier 1898), Émile Zola prononce cette déclaration au terme de son procès, le 21 février.

  Vous n'en êtes pas à dire comme beaucoup : « Que nous importe qu'un innocent soit à l'île du Diable ! est-ce que l'intérêt d'un seul vaut la peine de troubler ainsi un grand pays ? » Mais vous vous dites tout de même que notre agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est payée trop chèrement par tout le mal qu'on nous accuse de faire. Et, si vous me condamnez, messieurs, il n'y aura que cela au fond de votre verdict : le désir de calmer les vôtres, le besoin que les affaires reprennent, la croyance qu'en me frappant, vous arrêterez une campagne de revendication nuisible aux intérêts de la France.
  Eh bien ! messieurs, vous vous tromperiez absolument. Veuillez me faire l'honneur de croire que je ne défends pas ici ma liberté. En me frappant, vous ne feriez que me grandir. Qui souffre pour la vérité et la justice devient auguste et sacré. Regardez-moi, messieurs : ai-je mine de vendu, de menteur et de traître ? Pourquoi donc agirais-je ? Je n'ai derrière moi ni ambition politique, ni passion de sectaire. Je suis un libre écrivain, qui a donné sa vie au travail, qui rentrera demain dans le rang et reprendra sa besogne interrompue. Et qu'ils sont donc bêtes ceux qui m'appellent l'italien, moi né d'une mère française, élevé par des grands-parents beaucerons, des paysans de cette forte terre, moi qui ai perdu mon père à sept ans, qui ne suis allé en Italie qu'à cinquante-quatre ans, et pour documenter un livre. Ce qui ne m'empêche pas d'être très fier que mon père soit de Venise, la cité resplendissante dont la gloire ancienne chante dans toutes les mémoires. Et, si même je n'étais pas Français, est-ce que les quarante volumes de langue française que j'ai jetés par millions d'exemplaires dans le monde entier, ne suffiraient pas à faire de moi un Français, utile à la gloire de la France !

 

Victor Hugo : Le dernier jour d'un condamné, préface (1832)

(Vous pouvez prendre connaissance du début de ce texte dans la partie consacrée à la réfutation d'une thèse).

  Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs ? En Grève, en plein jour, passe encore ; mais à la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures du matin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui va là ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple là ? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment. Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois ? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votre œuvre ? Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti? Qu'au fond vous êtes ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d'avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ? Ne sentez-vous pas au fond du cœur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu'eux la tête sur votre oreiller ? D'autres avant vous ont ordonné des exécutions capitales, mais ils s'estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge; Élie de Thorette se croyait un juge ; Laubardemont, La Reynie et Laffemaseux-mêmes se croyaient des juges; vous, dans votre for intérieur, vous n'êtes pas bien sûrs de ne pas être des assassins.

- posez les questions dont vous avez l'habitude (qui parle ? à qui ? de quoi ?). Vous repérez dans les deux textes une première différence : alors que la première personne du singulier domine le premier texte, elle est absente du second. Pourquoi ? Vous répondrez bien sûr en montrant que le premier est bâti sur la défense, l'autre sur l'attaque. Voici une différence essentielle : le plaidoyer (texte 1) est un discours que l'on prononce en faveur d'une personne ou d'une idée (on parle de plaidoyer pro domo lorsque l'on plaide pour soi-même, ce qui est le cas de Zola); le réquisitoire (texte 2) est un discours dans lequel, au contraire, on accumule des chefs d'accusation.
Montrez les différences des deux textes dans leur manière de s'adresser à l'auditoire.

- quelle est, dans les deux textes, la thèse adverse ? quelle est la thèse soutenue ? Montrez que les auteurs ont tous deux soin de la rappeler et de la présenter de manière à la dévaloriser. Comment ? Dans lequel de ces deux textes néanmoins, le vocabulaire est-il le plus péjoratif ? Pourquoi ?
- Si les émotions que trahit le texte 2 sont plutôt celles de la colère et de l'indignation, il n'en est pas de même du texte 1. Quels sentiments veut faire naître Zola dans son autoportrait ?
- Repérez maintenant dans la forme des deux textes les mêmes effets oratoires : longues phrases, souvent commandées par des oppositions; anaphores ; interrogations oratoires...

  Pour vous aider à récapituler les points communs et les différences présentés par le plaidoyer et le réquisitoire, voici un tableau qui les recense schématiquement :

 

PLAIDOYER

RÉQUISITOIRE

Qui parle ? Nous, je (forte implication de l'émetteur) Nous, je (implication de l'émetteur)
A qui ? Implication de l'auditoire à convaincre Forte implication de l'auditoire à convaincre
De qui,
de quoi ?
D'un sujet considéré comme victime D'un sujet considéré comme coupable
Vocabulaire Mélioratif Péjoratif
Registre Pathétique Polémique
Procédés oratoires Effets pathétiques et déploratifs, longues phrases rythmées Interrogations oratoires, injonctions, exclamations exprimant la colère,
l'indignation ; longues phrases rythmées
Stratégie Appel à la pitié Ironie, appel à la raison

 

EXERCICE 3  : l'éloge paradoxal.

Observez le texte suivant :

 Je mesure aujourd’hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution divine : l’argent ! L’argent spiritualise tout ce qu’il touche en lui apportant une dimension à la fois rationnelle – mesurable - et universelle - puisqu’un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L’homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux - sentiment de l’honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme - pour ne laisser parler que sa propension à la coopération, son goût des échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine. Il faut prendre à la lettre l’expression l’âge d’or, et je vois bien que l’humanité y parviendrait vite si elle n’était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l’histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots. Les gras marchands de Venise nous donnent l'exemple du bonheur fastueux que connaît un état mené par la seule loi du lucre, tandis que les loups efflanqués de l'Inquisition espagnole nous montrent de quelles infamies sont capables des hommes qui ont perdu le goût des biens matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés dans leur déferlement s'ils avaient su profiter des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdis par leurs acquisitions, ils se seraient établis pour mieux en jouir, et les choses auraient repris leur cours naturel. Mais c'étaient des brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et ils se ruaient en avant, brûlant tout sur leur passage.
Michel Tounier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967).

  Vous y repérez sans mal le vocabulaire de l'éloge. Mais vous aurez noté aussi que ce lexique mélioratif s'applique à ce qu'il est plutôt coutumier de considérer comme un travers : la vénalité ! L'auteur va même jusqu'à la considérer comme une "vertu cardinale". A y regarder de plus près, ne constate-t-on pas d'autres exagérations de ce type ?
  Pourquoi faire l'éloge de ce que l'opinion commune condamne ? Précisément pour montrer ce que celle-ci a de convenu et tenter de la réactiver. Ainsi Michel Tournier dans le texte ci-dessus s'installe dans un point de vue extrême en nous laissant le soin d'y repérer l'indéfendable : peut-on en effet soutenir sans sourciller que tous les hommes désintéressés sont susceptibles des pires infamies ? En d'autres termes, comme dans le registre ironique, l'auteur d'un éloge paradoxal entend provoquer le lecteur, non sans cynisme, et le sommer de retrouver une opinion plus mesurée.
  Il s'agit donc d'un procédé rhétorique. L'éloge paradoxal a derrière lui une longue tradition et d'illustres exemples : on pense par exemple à l'Eloge de la Folie d'Erasme ou à l'éloge des dettes entonné par Panurge dans Le Tiers-Livre de Rabelais.
  On aurait tort pourtant de considérer ces éloges comme globalement ironiques, car il s'y cache toujours quelque vérité salubre : ainsi Tournier montre à quoi peut amener un excès d'ascétisme et de vertu.

      ► Considérez les deux textes suivants : à quoi reconnaît-on la présence d'un éloge paradoxal ? Sous l'exagération, quelles sont les valeurs réellement défendues par ces deux auteurs ? 

1.  Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire «vous» avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les «autres» et s'en estimer l'interprète - pour que je le considère comme mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe. C'est que toute foi exerce une forme de terreur, d'autant plus effroyable que les «purs» en sont les agents. On se méfie des finauds, des fripons des farceurs; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire; ne croyant en rien, ils ne fouillent pas vos cœurs, ni vos arrière-pensées; ils vous abandonnent à votre nonchalance, à votre désespoir ou à votre inutilité; l'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut. Ce sont eux qui sauvent les peuples, que les fanatiques torturent et que les «idéalistes» ruinent. Sans doctrine, ils n'ont que des caprices et des intérêts, des vices accommodants, mille fois plus supportables que les ravages provoqués par le despotisme à principes; car tous les maux de la vie viennent d'une conception de la vie. Un homme politique accompli devrait approfondir les sophistes anciens et prendre des leçons de chant - et de corruption…
Emile-Michel Cioran, Précis de décomposition (1949).

 

2.   Quand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace de la beauté native de l'homme, il faut l'aller chercher chez les nations où les préjugés économiques n'ont pas encore déraciné la haine du travail. L'Espagne, qui, hélas ! dégénère, peut encore se vanter de posséder moins de fabriques que nous de prisons et de casernes ; mais l'artiste se réjouit en admirant le hardi Andalou, brun comme des castagnes, droit et flexible comme une tige d'acier ; et le cœur de l'homme tressaille en entendant le mendiant, superbement drapé dans sa capa trouée, traiter d'amigo des ducs d'Ossuna. Pour l'Espagnol, chez qui l'animal primitif n'est pas atrophié, le travail est le pire des esclavages. Les Grecs de la grande époque n'avaient, eux aussi, que mépris pour le travail ; aux esclaves seuls il était permis de travailler : l'homme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de l'intelligence. C'était aussi le temps où l'on marchait et respirait dans un peuple d'Aristote, de Phidias, d'Aristophane ; c'était le temps où une poignée de braves écrasait à Marathon les hordes de l'Asie qu'Alexandre allait bientôt conquérir. Les philosophes de l'antiquité enseignaient le mépris du travail, cette dégradation de l'homme libre ; les poètes chantaient la paresse, ce présent des Dieux :
  O Melibœe, Deus nobis hœc otia fecit.
 Christ, dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse : « Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n'a pas été plus brillamment vêtu. »
Paul Lafargue, Le droit à la paresse (1880).

 

EXERCICE 4 : écrire.

 Plaidoyers et réquisitoires demandent une utilisation particulièrement talentueuse de la syntaxe, et ce qu'on appelle l'éloquence tient sans doute davantage à ce talent qu'au pouvoir réel de conviction des arguments qu'on emploie.

a - la phrase oratoire

  Vous pourrez dans ces exercices vous inspirer des techniques de la phrase oratoire (qu'on appelle aussi la période) dont le souffle particulier peut être représenté ainsi :

 

 Observez la phrase suivante :

 

  Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes amateurs passionnés de la beauté, jusqu'ici intacte, de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de "Tour de Babel".
(Les artistes contre la Tour Eiffel, Le Temps, 14 février 1887)

  Vous pourriez aisément contracter cette phrase en une formulation équivalente et non oratoire qui dirait : « Nous protestons contre l'érection de la Tour Eiffel » ! Mais il s'agit ici de dramatiser l'énoncé :
- Identifiez les éléments constitutifs de la protase (énumérations, rythmes binaires, expansions du nom) qui constituent des effets dilatoires (retardants) jusqu'à l'acmé. Où situez-vous celle-ci ? Faites la même recherche à propos de l'apodose et montrez comment elle nous amène à la chute finale (la clausule) des mots "Tour de Babel", aux connotations péjoratives (lesquelles ?).

- Même consigne pour la phrase suivante :

  Les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l'assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l'énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l'innocence.
Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 1873.

- Même consigne pour la phrase suivante, dont vous ferez au préalable une analyse grammaticale :

  Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs, ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant, mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
J.J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755).

 

b - les modalisations

     Le genre judiciaire, auquel appartiennent plaidoyer et réquisitoire, met en œuvre une modalisation de la certitude. Observez dans le texte suivant les différents procédés par lesquels se manifeste ce pouvoir de conviction : anaphores, exclamations, question rhétorique, évaluatifs péjoratifs.

Émile Zola : J'accuse  (L'Aurore, 13 janvier 1898)

  Je l'ai démontré d'autre part : l'affaire Dreyfus était l'affaire des bureaux de la guerre, un officier de l'état-major, dénoncé par ses camarades de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de l'état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent sans que tout l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ? Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant dans quelles mains est la défense nationale ! Et quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie ! On s'épouvante devant le jour terrible que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux, d'un « sale juif » ! Ah ! tout ce qui s'est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d'État !
  Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance, en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie. C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c'est un crime, enfin, que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de vérité et de justice.

  Vous pourrez vous exercer utilement à réinvestir librement ces formes : celles du plaidoyer seront plus facilement guidées par votre émotion et votre sens du pathétique, tandis que la colère et l'indignation vous donneront l'élan nécessaire au réquisitoire.

 

   Nous vous proposons de composer un réquisitoire à partir du texte suivant, qui est une transposition "aplatie" d'un passage célèbre de L'Étranger d'Albert Camus : le narrateur, Meursault, rapporte les minutes du procès qui le juge pour meurtre, au cours duquel on a mis aussi en évidence une insensibilité "criminelle". Vous pourrez vous auto-corriger en consultant le texte original (II, ch.4), qui donne une version souvent parodique du réquisitoire de l'avocat général. Vous devrez bien sûr retrouver les formes du discours direct (l'avocat général parle, non Meursault !; il s'adresse aux jurés) et tous les procédés oratoires que nous avons recensés.

  Il avait retracé le fil des événements qui m'avaient, selon lui, conduit à tuer en pleine connaissance de cause. Il y insistait : il ne s'agissait pas d'un assassinat ordinaire, d'un acte irréfléchi qu'on pourrait estimer atténué par les circonstances. J'étais intelligent, on m'avait entendu. Je savais répondre. Je connaissais la valeur des mots. Et l'on ne pouvait pas dire que j'avais agi sans me rendre compte de ce que je faisais.
  A ce moment, il s'est tourné vers moi et m'a désigné du doigt en continuant de m'accabler sans qu'en réalité je comprenne bien pourquoi. Avais-je seulement exprimé des regrets ? Jamais, pas une seule fois au cours de l'instruction je n'avais paru ému de mon abominable attentat.
  Puis il s'est mis à parler de mon âme. Il disait qu'il s'était penché sur elle et qu'il n'avait rien trouvé. Il disait qu'à la vérité, je n'en avais point, d'âme, et que rien d'humain, pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne m'était accessible. Il reconnaissait qu'on ne pouvait me reprocher de manquer de ce que je n'avais jamais su acquérir, mais, devant cette cour, la vertu toute négative de la tolérance devait, selon lui, se muer en celle, plus élevée, de la justice, surtout lorsque le vide du cœur tel qu'on le découvrait chez moi devenait un gouffre où la société tout entière pouvait succomber. [...]
  Ici, le procureur a essuyé son visage brillant de sueur. Il a dit enfin que son devoir était douloureux, mais qu'il l'accomplirait fermement. Il a déclaré que je n'avais rien à faire avec une société dont je méconnaissais les règles les plus essentielles et que je ne pouvais pas en appeler à ce cœur humain dont j'ignorais les réactions élémentaires. Il demandait donc ma tête avec le cœur léger. Car s'il lui était arrivé au cours de sa déjà longue carrière de réclamer des peines capitales, jamais autant qu'aujourd'hui, il n'avait senti ce pénible devoir compensé, balancé, éclairé par la conscience d'un commandement impérieux et sacré et par l'horreur qu'il ressentait devant un visage d'homme où il ne lisait rien que de monstrueux.

  Vous pourrez aussi entreprendre de composer le plaidoyer du même personnage en prenant mieux connaissance des pièces du dossier (lisez donc le roman !). Vous pourrez sans doute y manifester plus de talent que l'avocat de Meursault, qui en manque singulièrement !

LE MONOLOGUE DÉLIBÉRATIF :
dilemmes

 

 

 

Quel champ de bataille que l'homme !
Victor Hugo

 

  e genre délibératif correspond à l'une des trois subdivisions de l'éloquence antique : il s'agit toujours dans ce type de discours d'exposer devant une assemblée des arguments contradictoires dans la recherche d'une solution.
  Nous en proposons ci-dessous cinq exemples, mais, ici, la confrontation des thèses, inscrite dans les enjeux d'une œuvre littéraire, se développe dans la conscience d'un individu : confronté à un dilemme dont toutes les issues lui sont dommageables, le personnage mène un véritable débat intérieur avant de décider du parti à prendre. Nous vous proposons d'observer les formes de chacun de ces monologues de roman ou de théâtre avant de vous inviter à un travail d'écriture :

 

Gargantua, par Gustave DoréTexte 1
François RABELAIS, Pantagruel (1532),
chapitre 3.
(orthographe modernisée)

DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA A LA MORT DE SA FEMME BADEBEC

  Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe? Ce fut Gargantua son père. Car, voyant d'un côté sa femme Badebec morte, et de l'autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait que dire ni que faire, et le doute qui troublait son entendement était à savoir s'il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D'un côté et d'autre, il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait souldre, et par ce moyen, demeurait empêtré comme la souris empeigée, ou un milan pris au lacet.
  « Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n'en recouvrerai une telle : ce m'est une perte inestimable. O mon Dieu que t'avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n'envoyas-tu la mort à moi premier qu'à elle ? car vivre sans elle ne m'est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m'amie — mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée ! Ha, fausse mort, tant tu m'es malivole, tant tu m'es outrageuse, de me tollir celle à laquelle immortalité appartenait de droit ! »
  Et, ce disant, pleurait comme une vache; mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire.
  « Ho, mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli et tant je suis tenu à Dieu de ce qu'il m'a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! Buvons, ho ! laissons toute mélancolie ! Apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu'ils demandent ! Tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »
  Ce disant, ouït la litanie et les Mementos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos, et tout soudain fut ravi ailleurs, disant :
  « Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre; me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage ! Ma femme est morte, et bien, par Dieu ! (da jurandi), je ne la ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieux n'est; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l'œil. Dieu garde le demeurant !  Il me faut penser d'en trouver une autre.

PERSPECTIVES

Pour ce premier document, nous suivons une démarche qui restera valable pour les autres :

  • Il convient d'abord de déterminer quelle est la cause du dilemme (et son référent moral), puis de cerner précisément les deux branches de l'alternative qui divise le personnage : la mort de sa femme Badebec incline Gargantua aux larmes cependant que la naissance de son fils le comble de joie. Plus que d'un parti à prendre par la raison, il s'agit donc pour lui de se déterminer entre deux réactions naturelles qui ressortissent au sentiment plus qu'à la morale.
  • Il nous faut ensuite observer l'organisation du texte, de laquelle on peut attendre beaucoup de rigueur, puisque le monologue délibératif s'emploie à examiner tour à tour les données du problème avant de choisir une issue :
    - les deux solutions contradictoires se trouvent en effet mises en parallèle : un paragraphe entier est consacré à chacune d'elles, où le discours direct nous confronte à des lamentations puis à des exclamations de joie. Ce discours signale la spontanéité du personnage, tout entier livré à ses émotions. On repérera dans ces paragraphes le réseau des oppositions lexicales qui mélange comiquement les niveaux de langue et les registres.
    - l'élément déclencheur de la décision : nous constatons qu'il intervient après que Gargantua a entendu les prières des prêtres ("et tout soudain fut ravi ailleurs"). Ce sursaut se manifeste immédiatement par un discours beaucoup plus rationnel dans lequel, posément, Gargantua se convainc de l'inutilité de ses larmes. Les futurs simples, les cadences désormais plus régulières de la phrase nous en avisent.
    - la solution choisie : elle est conforme ici à l'épicurisme rabelaisien ("il vaut mieux pleurer moins et boire davantage") et à la tonalité générale du roman (l'étymologie fantaisiste du nom Pantagruel donnerait à peu près : celui qui a toutes les soifs).
  • Il importe enfin de proposer une interprétation : sous l'agrément du récit et la bonhomie du personnage, pris "au lacet" dans deux manifestations naturelles contradictoires, il faudra faire attention à la part occupée par la satire. Elle est d'abord dirigée contre les « arguments sophistiques » de la scolastique médiévale. Gargantua parvient à résoudre son problème sans leur aide, en puisant simplement dans son bon sens, et choisit ce qu'on doit à la vie contre la dangereuse stérilité du deuil. La satire prend aussi la religion pour cible : car c'est au moment où le deuil est pris en charge par l'Église dans ses formes les plus convenues que Gargantua décide de l'attitude à prendre, dans un sens radicalement inverse. Comme toujours chez Rabelais, c'est donc la Nature qui triomphe, et la force de la vie. Mais c'est aussi le libre choix de soi-même, dont la Dive Bouteille, à la fin du Cinquième Livre, prononcera l'oracle : "Trinch ! Soyez vous-même interprètes de votre entreprise."

 

Texte 2
Pierre CORNEILLE, Le Cid, (1637),
I, VI.

  [L'intrigue du Cid est bien connue : giflé par don Gormas, père de Chimène, don Diègue a demandé à son fils Rodrigue de le venger. Mais les deux jeunes gens s'aiment. Dans ces stances célèbres (le mot est issu du latin "stare", s'arrêter), Rodrigue exprime une hésitation dont il se reprendra bien vite, "honteux d'avoir tant balancé".]

Gérard Philipe dans le rôle de Rodrigue

 

         Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
         Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
         O Dieu ! l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !

         Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse;
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme,
         Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
         O Dieu ! l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

       Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie :
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
       Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
       Fer, qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

          Il vaut mieux courir au trépas;
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère,
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
          Et l’autre indigne d’elle;
Mon mal augmente à le vouloir guérir,
          Tout redouble ma peine :
Allons, mon âme, et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

           Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
          Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur
          Qui ne sert qu’à ma peine :
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.

          Oui, mon esprit s’était déçu :
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse;
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur, comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence.
           Courons à la vengeance,
Et, tout honteux d’avoir tant balancé,
           Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène !

PERSPECTIVES

En vous aidant de la démarche que nous avons suivie pour le texte 1, précisez la situation et les étapes de ce monologue. Vous pourrez montrer comment le registre pathétique de la première partie du texte (trois premières strophes) disparaît dans la seconde pour exprimer le sursaut de cette « âme égarée » et qu'alors un autre système d'énonciation le remplace. Lequel ? observez, par exemple, la disparition des interrogations, la multiplication des injonctions, qui marquent une victoire contre soi-même.
  Quel est notamment l'élément déclencheur, capable d'expliquer qu'après avoir affirmé : Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père
, Rodrigue finisse par inverser la proposition : Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse ?

  Loin de la bonhomie du texte 1, cette tirade offre un exemple de ce qu'on a justement appelé un "problème cornélien" : de fait, le théâtre de Corneille est familier de ce genre de situations (Cinna, Horace, Polyeucte...), l'héroïsme consistant pour lui à vaincre ses passions et à satisfaire à un idéal moral propre à une classe et à une lignée (l'honneur du généreux, cette « âme bien née » dont s'est targué Rodrigue devant son adversaire).
   Vous pourrez, ci-dessous, prendre  connaissance d'un monologue célèbre de Cinna : pour vous aider dans le repérage des différentes étapes de ce débat intérieur, nous les avons marquées du signe . A quoi correspondent-elles ? Quelle est la tournure syntaxique dominante de la première partie du texte ? De la seconde ? Que marque ce changement ?

Document annexe
Pierre CORNEILLE, Cinna, (1640), IV, II.

[L'empereur Octave-Auguste a eu vent d'une conjuration où sont impliqués Cinna  et des membres de sa famille. Faut-il punir ? Mais déjà tout ce sang sur son règne... Auguste choisira le pardon, au terme d'un combat héroïque contre lui-même : "Je suis maître de moi comme de l'univers".]

Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.
Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d'Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d'un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau :
Et puis ose accuser le destin d'injustice
Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n'as pas gardés !
Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise :
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;
Rends un sang infidèle à l'infidélité,
Et souffre des ingrats après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m'abandonne !
Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne,
Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l'abattre un trône illégitime,
Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'État ?
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre !
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser :
Qui pardonne aisément invite à l'offenser;
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices !
Ma cruauté se lasse et ne peut s'arrêter;
Je veux me faire craindre et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile :
Une tête coupée en fait renaître mille,
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute;
Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse;
Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir;
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre, ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste.
Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat,
Éteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat,
A toi-même en mourant immole ce perfide;
Contentant ses désirs, punis son parricide;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas :
Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine;
Et si Rome nous hait triomphons de sa haine.
O Romains ! ô vengeance ! ô pouvoir absolu !
O rigoureux combat d'un cœur irrésolu
Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose !
D'un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner ?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

 

Texte 3
Jean RACINE, Andromaque (1667),
V,I.

  [Amoureuse de Pyrrhus, Hermione se voit supplantée par Andromaque dans le cœur de celui-ci. Furieuse, elle a chargé Oreste de le tuer. Mais, pendant que le mariage de Pyrrhus et d'Andromaque est près d'être célébré, elle semble encore hésiter.]

Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?
Le cruel ! De quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et, pour comble d'ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui.
Je tremble au seul penser du coup qui le menace,
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage ;
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que, toujours faible et d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir ? Hé quoi ! C'est donc moi qui l'ordonne ? 
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ?
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
A qui même en secret je m'étais destinée
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu'il expire...

PERSPECTIVES

  Le genre délibératif est inductif : les arguments naissent d'une situation vécue comme insupportable et se construisent patiemment à l'aide d'un examen raisonné (ou qui s'efforce de l'être) de toutes les conditions qui l'ont créée, comme des conséquences diverses qui pourraient résulter de tel ou tel choix. Avec Racine, ce schéma se désorganise, car l'impératif moral, auquel le héros cornélien devait toute son énergie et ses sacrifices, disparaît : il ne reste plus alors que l'orgueil et la passion. Montrez que ce sont bien ces deux ressorts qui marquent les différentes étapes du monologue d'Hermione.
  Il est donc plus difficile ici de segmenter le discours en unités claires et progressives. Le désarroi du personnage s'exprime par des sautes incessantes d'une humeur à une autre, qui tiennent déjà de la fureur, et manifestent, de manière quasi pathologique,  l'empire de la passion. Les interrogatives et les exclamatives, fort abondantes, le rythme  souvent haché des alexandrins, contribuent à peindre les atermoiements d'une femme amoureuse et blessée.
  Il n'y a pas ici de prise de décision, Hermione étant interrompue par Cléone, sa suivante. Mais, lorsqu'elle aura enfin contre Pyrrhus armé le bras d'Oreste, elle reprochera à celui-ci d'avoir accompli son geste :

                                     Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée?
                                     Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
                                     Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ? (V,3)
   En rassemblant vos remarques précédentes, montrez qu'en effet ici « la bouche est démentie par le cœur ».

 

Texte 4
Victor HUGO, Les Misérables (1862),
I, VII, 3.

 [L'ancien bagnard Jean Valjean est devenu l'honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. Mais il apprend un jour qu'un certain Champmathieu, qu'on a pris pour lui, va comparaître aux Assises. Au terme de ce débat intérieur dont nous donnons ici un extrait, véritable « tempête sous un crâne », Valjean ira se dénoncer.]

  Il reculait maintenant avec une égale épouvante devant les deux résolutions qu'il avait prises tour à tour. Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre. – Quelle fatalité ! quelle rencontre que ce Champmathieu pris pour lui ! Être précipité justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employé pour l'affermir !
  Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea avec un immense désespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à cette existence si bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l'honneur, à la liberté ! Il n'irait plus se promener dans les champs, il n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus l'aumône aux petits enfants ! Il ne sentirait plus la douceur des regards de reconnaissance et d'amour fixés sur lui ! Il quitterait cette maison qu'il avait bâtie, cette chambre, cette petite chambre ! Tout lui paraissait charmant à cette petite table de bois blanc ! Sa vieille portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus son café le matin. Grand Dieu ! au lieu de tout cela, la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces horreurs connues ! A son âge, après avoir été ce qu'il était! Si encore il était jeune! Mais, vieux, être tutoyé par le premier venu, être fouillé par le garde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l'argousin ! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille! subir la curiosité des étrangers auxquels on dirait : Celui-là, c'est le fameux Jean Valjean, qui a été maire à Montreuil-sur-Mer ! Le soir, ruisselant de sueur, accablé de lassitude, le bonnet vertsur les yeux, remonter deux à deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-échelle du bagne flottant! Oh ! quelle misère ! La destinée peut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenir monstrueuse comme le cœur humain !
  Et, quoi qu'il fît, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui était au fond de sa rêverie : – rester dans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange ! [...]
  A de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d'épuisement. Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ? – Il ne réussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les raisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaient l'un après l'autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelque parti qu'il s'arrêtât, nécessairement, et sans qu'il fût possible d'y échapper, quelque chose de lui allait mourir; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu.

PERSPECTIVES

  Ici encore, le débat intérieur tient du vertige, dont les exclamatives du discours indirect libre rendent compte : l'alternative où le personnage est enfermé génère une succession d'images plus que d'arguments ( ces "vagues aspects de tous les raisonnements ébauchés par sa rêverie"). Montrez, en les relevant et en les opposant terme à terme, que c'est par un réseau d'images antithétiques (oxymores, parallélismes, antithèses) que le personnage exprime son déchirement.
  De même, le mélange du registre réaliste et d'un certain onirisme contribue à décrire l'état psychologique de Jean Valjean. Caractérisez ces deux registres à l'aide d'exemples lexicaux et syntaxiques.
  L'extrait que nous proposons enfin ci-dessous témoigne de la prédilection de Hugo pour le monologue délibératif : son œuvre romanesque est en effet traversée de consciences en mouvement, saisies par l'exigence de la vraie justice. Car la grandeur de l'humanité tient moins à la force de ses choix qu'à tout ce qui peut les faire vaciller.

Document annexe
Victor Hugo, Quatrevingt-treize, (1874), III, VI.

[Le marquis de Lantenac, un des chefs de la contre-révolution vendéenne, a sauvé d'un incendie les trois enfants de Michelle Fléchard, cantinière pourtant de l'armée révolutionnaire. Par ce geste il a ralenti sa fuite et s'est fait arrêter. La nuit suivante, le jeune commandant Gauvain, au service de la Révolution, livre avec sa conscience un long combat intérieur : le sort de la France exige l'exécution de Lantenac, mais, en sacrifiant sa cause et sa vie pour trois enfants, celui-ci est "entré dans l'humanité".]

Gauvain subissait un interrogatoire.
Il comparaissait devant quelqu'un.
Devant quelqu'un de redoutable.
Sa conscience.
Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.
Il y a des tremblements d'âme.
Plus il réfléchissait à ce qu'il venait de voir, plus il était bouleversé.
Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l'absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.
Au-dessus de l'absolu révolutionnaire, il y a l'absolu humain. [...]
Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait ce trouble.
Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n'était pas facile ; rien de plus malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total ; faire l'addition de la destinée, quel vertige ! il l'essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s'efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu'il sentait en lui, et de récapituler les faits.
Il se les exposait à lui-même.
A qui n'est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s'interroger, dans une circonstance suprême, sur l'itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer ?
Gauvain venait d'assister à un prodige.
En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.
Le combat du bien contre le mal.
Un cœur effrayant venait d'être vaincu.
Etant donné l'homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l'erreur, l'aveuglement, l'opiniâtreté malsaine, l'orgueil, l'égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.
La victoire de l'humanité sur l'homme.
L'humanité avait vaincu l'inhumain.
Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ? quelle machine de guerre ? le berceau.
Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l'heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu'on ne sait plus où est le juste, où est l'honnête, où est le vrai ; brusquement, l'Inconnu, l'avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.
Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.
Subitement la force des faibles était intervenue. [...]
Et l'on pouvait dire : Non, la guerre civile n'existe pas, la barbarie n'existe pas, la haine n'existe pas, le crime n'existe pas, les ténèbres n'existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l'enfance.
Jamais, dans aucun combat, Satan n'avait été plus visible, ni Dieu.
Ce combat avait eu pour arène une conscience.
La conscience de Lantenac.
Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.
La conscience de Gauvain.
Quel champ de bataille que l'homme !

 

Réflexion : On observera peut-être qu'au fil de nos six documents, la décision se fait plus difficile, l'organisation des deux termes de l'alternative plus complexe et confuse. Faut-il y voir un indice de la dissolution de cet édifice collectif des valeurs morales, qui rend par exemple le héros cornélien plus héroïque d'obéir à ces codes ? Mais que l'individu soit désormais davantage rendu à lui-même et sommé d'être libre ne génère-t-il pas une autre sorte d'héroïsme ?

  Écriture d'invention : à l'issue d'un corpus de cette sorte, l'examen vous demanderait sans doute de rédiger votre propre production en tenant compte de vos observations de structure et de forme. Pourquoi en effet ne pas s'y essayer, sur un sujet de votre choix ou sur une proposition de ce genre :
  Au moment où il va faire sauter le pont sur lequel s'engage une colonne de blindés ennemis, un franc-tireur s'aperçoit qu'un groupe d'enfants s'y engage aussi de l'autre côté. Que fera-t-il ? Rédigez le monologue délibératif qui précéderait de quelques secondes sa décision.
  Vous pourrez consulter l'extrait de la pièce de Camus Les Justes où semblable conflit intérieur s'est emparé du personnage de Kaliayev.



28/11/2011
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