Sur l'indépendance et la responsabilité des magistrats
Sur l’indépendance et la responsabilité des
magistrats
Roger ERRERA
Conseiller d’Etat honoraire
Ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature
Comment combiner l’indépendance statutaire des magistrats avec le
degré de responsabilité que l’étendue de leurs pouvoirs impose ? Le débat
public engagé à ce propos est pleinement légitime. Nul ne s’y trompe : audelà
de l’actualité et des polémiques du jour, il a été rendu inévitable par la
conjonction de quatre éléments : le premier est la consolidation des garanties
de l’indépendance. Le second est le suivant : l’institution judiciaire met de
plus en plus souvent en cause la responsabilité de nombre de décideurs
publics et privés, hommes politiques, élus, chefs d’entreprise, responsables
économiques, membres des professions libérales Elle ne pouvait rester à
l’écart de la fin proclamée des immunités de droit ou de fait. Le troisième
fait est le degré d’exigence accrue de l’opinion envers le service public de la
justice, toutes composantes confondues. La justice est une. Enfin à cette
attitude générale est venue s’ajouter une certaine perplexité, devenue
interrogation, à propos non seulement de tel ou tel « sinistre judiciaire »
(Affaire Grégory, Outreau) mais aussi du comportement public de certains
magistrats, cédant aux tentations mentionnées avec raison par Mme
Commaret, avocat général à la Cour de cassation et ancien inspecteur général
adjoint des services judiciaires, « celles du corporatisme, du vedettariat ou de
la démagogie »1 Cinq ans plus tard M. Canivet, Premier président de la Cour
de cassation, mentionnait « le constat quotidien de libertés prise avec des
obligations évidentes, et des comportements dégradés »2.
1 Le Figaro, 23 octobre 1998.
2 G. Canivet, « La conception française de la déontologie des magistrats », Esprit,
novembre 2003.
Roger ERRERA
Cette réflexion sur le couple indissociable formé par les notions
d’indépendance et de responsabilité possède désormais une dimension
internationale pour plusieurs raisons : l’une est d’ordre juridique, constituée
par l’influence décisive de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme relative à l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de
l’homme (le tribunal indépendant et impartial ; le procès équitable)3.Ensuite
une raison plus générale, à savoir les travaux et études effectués tant par la
Mission de recherches Justice et droit qu’au sein du Conseil de l’Europe4,
notamment par le Conseil consultatif de juges européens5 et la commission
européenne pour l’efficacité de la justice6.
Dans cette perspective le présent exposé s’efforce de combiner un
constat de l’état des lieux avec des propositions. Il comprend trois parties :
- La première se rapporte aux magistrats et s’intitule « Des magistrats
mieux assurés de l’étendue de leur responsabilité ».
- La seconde a trait à l’institution judiciaire et a pour titre « Une
institution judiciaire qui affirme sa déontologie et la fait respecter ».
- La troisième partie s’intitule « Responsabilité de l’Etat- garant et
responsabilité des magistrats ».
I- Des magistrats mieux assurés de l’étendue de leur
responsabilité.
De ce propos général se déduisent trois propositions :
1) Des magistrats mieux formés.
2) Des magistrats mieux informés.
3) Des magistrats mieux évalués.
1) Des magistrats mieux formés.
Il s’agit de la formation initiale et de la formation continue, toutes
assurées par l’Ecole nationale de la magistrature.
3 Cf. La diffusion du modèle européen du procès équitable, sous la direction de
F.Sudre et C.Picheral, La Documentation française, 2003.
4 Conseil de l’Europe, L’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges,
Recommandation n° R (94) 12 du 13 octobre 1994.
5 Avis n° 1 (2001) sur les normes relatives à l’indépendance et à l’inamovibilité des
juges ; avis n° 2 (2001) relatif au financement et à la gestion des tribunaux au regard
de l’efficacité de la justice et au regard des dispositions de l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme ; avis n° 3 (2002) sur les principes et les règles
régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la
déontologie, les comportements et l’impartialité.
6 Systèmes judiciaires européens. 2002. Synthèse, Bulletin d’information de la Cour
de cassation, 1er novembre 2005, p. 22.
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
a) La formation initiale.
Une lecture attentive des rapports des jurys de classement, jointe à
d’autres éléments d’information me conduit à un constat : malgré les efforts
louables entrepris, les auditeurs de justice de reçoivent pas au cours de leur
scolarité, en matière d’éthique, de déontologie et de responsabilité, toute la
formation et l’information requises posant avec clarté et fermeté les principes
fondamentaux.7 Certains rapports du jury font état de graves insuffisances.
L’objectif tient ici en un mot : donner une armature intellectuelle, des
références utilisables par la suite.
Il incombe à l’Ecole de concevoir cette action et de se mettre en
place les moyens nécessaires. Sur ceux-ci je me bornerai sur ce point à une
remarque : il me paraît indispensable de faire participer à cette formation, en
plus des maîtres de conférences et des magistrats, des personnalités
extérieures à la magistrature.
b) La formation continue.
L’Ecole a entrepris une action qu’il convient de saluer, de
poursuivre et de systématiser. L’atelier dirigé par Mme l’avocat général
Commaret en 1998-1999 sur la responsabilité du juge est à l’origine d’une
étude de très grande qualité8. Un tel atelier devrait être permanent. Les
problèmes de responsabilité et de déontologie doivent avoir une place
particulière dans les sessions destinées aux nouveaux chefs de cour,
désormais habilités à engager des poursuites disciplinaires devant le CSM ,et
de juridiction, placés au premier rang.
2) Des magistrats mieux informés.
La connaissance appropriée, par les magistrats, de l’étendue de leur
responsabilité suppose, entre autres, l’existence et la mise à la disposition de
tous d’un recueil contenant, outre les textes pertinents, les éléments
d’information suivants :
7 Cf. G. Canivet et J. Holy-Hurard, La déontologie des magistrats, Dalloz, 2004 ;
L’éthique du juge : une approche européenne et internationale, sous la direction de
H.Epineuse et D. Salas, préface de G.Azibert, Dalloz, 2003.
8 Voir, du même auteur, « A propos de la loi n°95-884 du 3 août 1995 ou réflexions
sur l’honneur du magistrat », D.1996.197 ; » Une juste distance ou réflexions sur
l’impartialité » du magistrat » », D. 1998.262 ; « Responsabilité. Les multiples sens
d’un terme », Les Annonces de la Seine, 12 août 1999 ; « Les responsabilités
déontologiques des magistrats à la lumière de la jurisprudence du Conseil supérieur de
la magistrature », in Juger les juges. Du Moyen Age au Conseil supérieur de la
magistrature », La Documentation française, 2001, p.201.
Roger ERRERA
. la jurisprudence et la pratique disciplinaires nationales : décisions et
avis du CSM ; décisions du ministre de la justice ; décisions du Conseil
d’Etat.
. la jurisprudence relative à l’application de l’article L. 781-1 du code de
l’organisation judiciaire sur la responsabilité de l’Etat pour
fonctionnement défectueux de la justice.
. la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de
l’homme sur l’ indépendance et l’impartialité du juge et la notion de
procès équitable.
Le vrai code déontologie est là, non ailleurs. Il existe dans l’institution
judiciaire une forte demande de déontologie. Il faut savoir l’écouter et
s’employer à lui fournir des instruments de référence. Qu’en a-t-il été
jusqu’ici ? Le bilan est maigre. Ce n’est que depuis 1995, date de la
publication du premier rapport annuel du CSM institué par l’article 20 de la
loi organique du 5 février 1994 prise en application de la réforme
constitutionnelle de 1993 qu’un rapport public officiel mentionne l’action
disciplinaire et ses résultats. Et ce n’est que depuis 20009 que le rapport
annuel du CSM reproduit les décisions disciplinaires. Un recueil contenant
uniquement la jurisprudence du CSM a été élaboré par le ministère de la
justice en 199510, puis en 2002 et adressé aux chefs de cour.11 L’ensemble des
magistrats l’a-t-il reçu ? Je ne le pense pas. Pourquoi ? La publication, dans le
rapport annuel public du CSM, des décisions et avis disciplinaires a été une
innovation bienvenue. Le CSM dès 1999, puis récemment la commission
présidée par M. Cabanne12 ont suggéré la mise au point d’un tel recueil, sans
mentionner toutefois la jurisprudence relative à l’application de l’article L.
781-1 COJ et celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce recueil
a enfin été élaboré par le CSM avec le concours de la Cour de cassation. Il
comble une lacune fâcheuse et il faut s’en féliciter (CSM, Recueil des
décisions disciplinaire , 1959-2005, 2006). Il faut à présent qu’il soit, à tous
les niveaux, utilisé comme il convient.
Nécessaire, un tel recueil ne saurait suffire à tout. S’il est vrai que
l’insuffisance des connaissances peut engendrer, à tous les niveaux, une
conscience inégale des enjeux et le retard à tirer les conséquences d’une
situation donnée, l’information ne saurait s’arrêter à l’existence d’un tel
document. Pour se transformer en connaissance vivante et en conscience
claire, il devrait faire l’objet de débats appropriés, dont le fruit pourrait être
publié. Un exemple récent en a été la publication des actes de la « conférence
de consensus sur l’éthique judiciaire » organisée à l’occasion de la réunion
9 Rapport 1999 du CSM
10 Cf.Justice, n°144, mars 1995, p. 4 et Le Monde, 28 mars 1995.
11 Par courrier électronique. Allocution de M.Gariazzo, alors directeur des services
judiciaires, aux chefs de cour, Bulletin d’information de la Cour de cassation, 15
février 2002, p. 34.
12 Commission de réflexion sur l’éthique dans la magistrature, novembre 2003 et avril
2005
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
des premiers présidents de cour d’appel à la Cour de cassation le 28 juin
200513.On lira en particulier les rapports consacrés au respect du justiciable,
au cas des magistrats dont le comportement est affecté par une maladie, au
pouvoir disciplinaire des premiers présidents de cour d’appel, ainsi que
l’analyse détaillée des manquements des magistrats sanctionnés par l’instance
disciplinaire.
Il a été récemment proposé de créer un organe spécial de conseil et
d’avis en matière déontologique. Le conseil consultatif de juges européens,
dans l’avis déjà cité sur les normes de conduite et la responsabilité des juges,
a déclaré encourager « la mise en place, au sein du corps judiciaire, d’un ou
des organes ou d’une ou des personnes ayant un rôle consultatif ou de conseil
auxquels les juges puissent s’adresser chaque fois qu’ils auront une hésitation
sur la compatibilité d’une activité privée avec la fonction de juge ».La
commission présidée par M. Cabanne et le CSM ont proposé, en 2003 et en
2005,14 de créer, au sein du CSM ou sur désignation de celui-ci, un organe
spécial de conseil et d’avis en matière déontologique. Il pourrait être saisi
pour avis soit par le ministre de la justice, soit par des magistrats confrontés à
un problème d’éthique, et rendrait des avis ou des recommandations. Il serait
composé doit de trois membres du CSM soit de membres désignés par lui en
dehors de son sein.
A la réflexion une telle création me paraît inutile, voire constituer une
source de difficultés. Pourquoi ? Le Garde des sceaux peut déjà saisir le CSM
d’une demande d’avis en matière déontologique. Il l’a fait dans le passé.
Quant à la création d’un tel organe supplémentaire, sorte de « conseil des
sages » de l’éthique judiciaire, il convient de s’interroger tant sur le principe
que sur les modalités. Le principe repose sur l’idée d’un besoin ressenti par
des nombreux magistrats, insuffisamment au fait des principes et de leur
application concrète. A supposer que tel soit le cas, la réponse réside d’une
part dans le recueil déjà cité, d’autre part dans les contacts et les échanges
que les magistrats sont à même d’avoir avec leurs collègues, les chefs de cour
et de juridiction et les groupements professionnels . En outre, la création d’un
organisme supplémentaire, même purement consultatif, ne sera pas, quoi
qu’on veuille, sans conséquences sur le fonctionnement des autres institutions
compétentes dans ce domaine et risque de brouiller les cartes. Ses promoteurs
y ont-ils songé ? Si l’on passe aux modalités, les objections ne manquent
pas : s’il est composé de membres du CSM, ceux-ci ne pourront siéger, en
matière de nomination ou de discipline, dans tous les cas possédant un lien
avec le magistrat qui aura saisi cette nouvelle instance. D’où un déséquilibre
au sein des deux formations du CSM compétentes pour le siège et le parquet,
dont la composition deviendra ainsi à géométrie variable, en méconnaissance
des textes régissant le CSM. On en entrevoit aussi les conséquences
contentieuses : la présence d’une telle formation au sein du CSM risque de
13 Bulletin d’information de la Cour de cassation, 15 octobre 2005.
14 CSM, avis du 20 mai 2005.
Roger ERRERA
créer une insécurité au sujet des avis, décisions et propositions du Conseil.
En outre, si les avis de cet organe sont rendus publics et si le CSM ou le
ministre de la justice s’en dissocient, quelle sera son autorité ? Si cet organe
est composé de personnalités extérieures au CSM, quelle sera sa légitimité ?
J’ai relevé dans l’avis n° 3 du Conseil consultatif de juges européens
sur les normes de conduite et la responsabilité des juges, émis en 2002, la
recommandation suivante :
« Les principes de déontologie devraient être l’émanation des juges
eux-mêmes. Ils devraient être conçus comme un instrument d’autocontrôle
du corps, généré par lui-même, qui permet au pouvoir
judiciaire d’acquérir une légitimité par l’exercice de fonctions dans le
cadre de standards éthiques généralement admis. »
On peut redouter que cette conception de l’auto-gestion et, plus, de
l’auto-normativité du corps, en matière déontologique notamment,
n’appartienne à une époque heureusement révolue, si tant est qu’elle ait
jamais existé. Elle va directement à l’encontre de la légitimité invoquée.
3) Des magistrats mieux évalués.
J’emploie ici le terme d’évaluation tant au sens juridique étroit qu’au
sens général, et formulerai deux remarques.
a) S’agissant de l’évaluation au sens juridique et
statutaire du mot, j’estime qu’elle devrait posséder une dimension
déontologique, indépendamment de la création, souhaitable, d’une nouvelle
rubrique, proposée par la commission Cabanne. Cette dimension fait trop
souvent défaut dans les dossiers, même quand tout indique qu’elle y serait
appropriée. Elle suppose, de la part des chefs de juridiction et de cour une
pleine conscience de l’importance permanente de cette dimension, ainsi
qu’une bonne connaissance de la situation au sein de la juridiction. Ces deux
conditions sont-elles toujours réunies ? Instrument capital de gestion, une
évaluation pertinente a pour but de guider tous les décideurs – Chancellerie,
commission d’avancement, CSM dans leurs appréciations et décisions. Audelà,
elle a aussi pour objet d’éclairer le magistrat sur sa situation, sa pratique
professionnelle et la façon dont elle est perçue, enfin le cours de sa carrière.
Tâche lourde, tâche nécessaire l’évaluation n’est
ni un don inné, ni un « art », ni une activité discrétionnaire. Est-il excessif
d’avancer que la prise de conscience de la responsabilité des évaluateurs, à
tous les niveaux, pourrait bénéficier de sessions de formation appropriée ? Je
ne crois pas15.
b) En dehors de cet exercice et dans la vie
quotidienne des juridictions, il faut souligner le rôle capital de ceux qui sont
15 Le Rapport 2003-2004 du CSM contient une réflexion sur l’évaluation des
magistrats et des informations sur la pratique de pays étrangers.
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
placés à leur tête dans la prévention et la détection des incidents ou des
défaillances relatifs à la responsabilité des magistrats. Depuis des années
toutes les études insistent sur leur rôle de sensibilisation, de conseil, de
soutien, d’écoute, d’alerte, en un mot de « veille » déontologique. Cette
fonction est-elle suffisamment assurée ? La rareté relative des avertissements
ayant précédé des saisines disciplinaires dans des cas où les faits étaient
connus depuis longtemps suscite la perplexité. Lorsque le CSM, dans sa
contribution de 2003, parle de « certaines défaillances de l’institution
judiciaire (souligné par nous) dans la prévention, la détection et le traitement
des situations à risques et des insuffisances professionnelles » , où donc
porter le regard ? Aussi le rapport de l’Inspection générale des services
judiciaires pour 1999 - 2000 soulignait,à propos des chefs de cour, outre leur
connaissance du terrain et leur proximité avec les magistrats du ressort, leurs
pouvoirs propres d’inspection et de contrôle, énoncés à l’article R. 213-29 du
code de l’organisation judiciaire. Le droit de saisir désormais le CSM accroît
l’importance des remarques qui précèdent.
II- Une institution judiciaire affirmant et faisant respecter la
déontologie
Par institution judiciaire j’entends ici l’ensemble des composantes
du service public de la justice : Garde des sceaux, services du ministère de la
justice, Conseil supérieur de la magistrature, commission d’avancement, les
magistrats, les responsables des personnels administratifs et ceux-ci.
Pour affirmer et faire respecter la déontologie, quatre instruments
existent. Deux d’entre eux ont déjà été examinés : un recueil complet des
textes et des décisions, ainsi que le rôle propre des chefs de cour et de
juridiction. Il reste à en étudier deux autres : un traitement systématique des
réclamations et une politique disciplinaire cohérente.
1) Le traitement systématique des réclamations concernant le
fonctionnement de la justice.
Un constat. Une leçon. Une proposition.
a) Un constat.
Il n’existe pas aujourd’hui de règles générales publiques concernant
le traitement systématique de ces réclamations et les conséquences à en tirer,
que ce soit au niveau des juridictions ou au niveau national (accusé de
réception, enquête, résultats, décisions prises).Les études publiées sont très
rares : on peut citer le rapport de M.Costes, sous-directeur de la magistrature
à la direction des services judiciaires du ministère de la justice, présenté en
mars 2000 lors de la réunion des premiers présidents de cour d’appel à la
Cour de cassation et intitulé « Plaintes des justiciables et fautes disciplinaires
Roger ERRERA
des magistrats. Evolution et tendances », et celui de M. Lamanda, Premier
président de la cour d’appel de Versailles, publiés dans le Bulletin
d’information de la Cour de cassation du 15 juillet 2000. De même une étude
a été menée au tribunal de grande instance de Grasse sur l’examen et le
traitement des réclamations pendant trois ans.
b) Une leçon.
C’est celle de l’échec de l’avant- projet de réforme de 1999. Son
contenu était le suivant : une commission nationale était chargée d’examiner
les plaintes des justiciables. Elle pouvait être saisie des dysfonctionnements
du service public de la justice et de tout fait susceptible de recevoir une
qualification disciplinaire commis par un magistrat dans l’exercice de ses
fonctions. Cette disposition nouvelle figurait dans le chapitre du statut des
magistrats consacré à la discipline. La commission pouvait demander des
informations aux chefs de cour. Elle pouvait soit décider que la plainte était
infondée, soit la transmettre pour attribution au chef de cour ou au ministre
de la justice. Dans tous les cas le plaignant et le magistrat concerné étaient
avisés. La commission rédigeait un rapport public annuel. Présidée par un
magistrat hors hiérarchie de la Cour de cassation désigné par l’ensemble de
ses pairs, elle était composée de trois personnes n’appartenant pas ou n’ayant
pas appartenu à la magistrature , désignés part le médiateur de la République
et les présidents des deux assemblées.
Le rejet fut immédiat, tant de la part du CSM 16 que celle des
syndicats de magistrats. L’Union syndicale des magistrats parla de «
dispositif d’intimidation des magistrats », d’ « inacceptable surenchère de
tous ceux qui redoutent l’action de la justice » , de « projet incompatible
avec l’indépendance de la magistrature , qui favorisera les manoeuvres de
déstabilisation » ; le syndicat de la magistrature évoqua « un moyen pour le
politique de régler ses comptes avec la magistrature » ; l’association
professionnelle des magistrats parla de « nid à corbeaux, avec l’autorité et le
prestige d’un organisme national, un bureau des délateurs ».
Quelle leçon tirer de cet échec ? La volonté de sortir d’un statut quo
indéfendable était juste. Le projet souffrait d’un vice de conception : le lien
organique établi entre les réclamations et les poursuites disciplinaires.
c) Une proposition
Le traitement systématique des réclamations concernant le
fonctionnement du service public de la justice doit devenir à la fois un
instrument de connaissance et un outil de communication interne et externe.
Le rapport précité de M. Lamanda en est une illustration. Il donne des
indications précises sur le nombre et l’origine des réclamations (reçues
directement ou transmises par la Chancellerie. Le rapport décrit leur mode de
16 CSM, Rapport 1999, p.142.
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
traitement à la Chancellerie).126 des 309 réclamations estimées cohérentes
mettaient en cause à juste titre le fonctionnement des juridictions : retards de
délibéré ; retards de procédure ; dysfonctionnement du greffe. La procédure
suivie est décrite en détail, ainsi que les suites données : classement, réponse,
communication au chef de juridiction ou au magistrat concerné. Sur 350
plaintes, 16% étaient justifiées par la faute d’un juge professionnel.5 juges,
toujours les mêmes, étaient à l’origine de 54 dénonciations de retards de
délibéré. La conclusion de ce rapport était double et mérite d’être méditée :
« Ce sont les insuffisances professionnelles involontaires (incapacité
à décider, à utiliser ses connaissances juridiques, à s’organiser dans
son activité, à faire face à une masse importante de travail) qui
soulèvent en réalité difficulté…Il existe une pratique consistant à taire
les défauts constatés pour pouvoir plus facilement se défaire, au
besoin en avancement, d’un magistrat inefficace. C’est la technique
dite du ‘coup de pied ascensionnel’. Seules des attitudes harmonisées
permettront de mettre fin à ces abus. »
Pour parvenir à un traitement systématique et utile des réclamations,
il conviendrait de créer une commission nationale composée de magistrats et
de non-magistrats qui ferait la synthèse des rapports et enquêtes établis au
niveau des cours d’appel dans un rapport public annuel adressé au ministre de
la justice, au CSM, à la commission d’avancement et aux chefs de cour et de
juridiction. Une telle réforme devra être expliquée et les esprits dûment
préparés, en un temps où les pressions sur la justice et sur les magistrats ne
manquent pas et où des campagnes intéressées sont organisées, suscitant une
attitude de repli, et une demande de protection accrue. Dans leur rapport sur
« Le respect du justiciable », présenté en 2005 lors de la conférence de
consensus su l’éthique judiciaire déjà citée, Mmes Nocquet, Colin et Menotti
écrivent à ce sujet : « Les cours d’appel se sont montrées très divisées et
souvent réticentes sur certaines idées, comme la transmission systématique
aux chefs de juridiction et de cour des lettres de plainte… ».
2) Une politique disciplinaire cohérente
Une politique disciplinaire cohérente est autre chose que la simple
addition des actions intentées et de leur résultat, ou des omissions d’agir, à
supposer qu’on puisse en dresser la liste. Elle suppose, pour l’autorité qui
intente la poursuite comme pour celle qui statue, une appréciation
d’ensemble de la situation et une appréhension précise et totalement informée
du cas du magistrat en cause.
S’agissant de l’autorité habilitée à déclencher l’action disciplinaire,
la réforme de 2001 donnant ce pouvoir aux chefs de cour est bienvenue à un
double titre : elle met fin au monopole malsain du Garde des sceaux .Elle met
en lumière les responsabilités propres des chefs de cour, déjà évoquées.
Convient-il d’attribuer également un tel pouvoir aux chefs de juridiction ? La
question mérite discussion.
Roger ERRERA
En ce qui concerne le ministère de la justice, il devrait disposer d’un
véritable service spécialisé et étoffé, doté des moyens humains et matériels
adéquats permettant l’élaboration d’une véritable politique disciplinaire et
une qualité juridique appropriée des saisines.
Le CSM, quant à lui, devrait être destinataire, de façon générale, des
rapports de l’inspection générale des services judiciaires, en dehors même
des ceux qui concernent le magistrat poursuivi, ainsi que des décisions
statuant sur les actions en responsabilité intentées contre l’Etat sur la base de
l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire Leur utilisation
permettrait une meilleure connaissance de la situation réelle des juridictions
et une perception moins parcellaire des réalités.
III- Responsabilité de l’Etat garant et responsabilités des magistrats
La justice est un service public. Quel régime de responsabilité établir
en cas de faute ? Alors que la jurisprudence du Conseil d’Etat créait de
toutes pièces, à partir de la fin du XIXe siècle, un régime autonome de
responsabilité administrative, le dogme de l’irresponsabilité de l’Etat du fait
du fonctionnement de la justice a très longtemps été accepté, quelques
régimes particuliers institués par la loi mis à part : l’antique prise à partie ; la
responsabilité de l’Etat pour faute dans le fonctionnement de la tutelle,
instituée en 1964 (Art. 473 du code civil) ; la responsabilité en cas de
révision d’une condamnation pénale (Art. 626 du code de procédure pénale) ;
enfin la responsabilité en cas de détention provisoire non suivie de
condamnation (Art. 149 du même code).
Tel n’est plus le cas aujourd’hui, du fait de réformes législatives et
d’avancées de la jurisprudence. C’est la signification de cette évolution qu’il
convient d’examiner en étudiant l’application de l’article L. 781-1 du code de
l’organisation judiciaire, puis en comparant ce régime avec celui de
l’indemnisation pour détention provisoire non suivie de condamnation, enfin
en évoquant d’autres régimes de responsabilité de l’Etat liées au
fonctionnement de la justice.
1 ) L’article L. 781 - 1 : essai de bilan.
Près de 34 ans après la loi du 1er juillet 1972, un bilan est possible, et
même instructif.
Et d’abord à qui devons l’article L.781-1 du code de l’organisation
judiciaire ? Au gouvernement ? Non. Son projet proposait, non sans paresse,
de conserver l’antique régime de la prise à partie, en croyant pouvoir
l’améliorer. L’initiative est venue de deux parlementaires juristes, MM.
Foyer et Mazeaud, que la commission des lois suivit : le moment est venu,
déclara son rapport, d’appliquer à la responsabilité de l’Etat à raison du
service public de la justice le droit commun de la responsabilité publique.
L’innovation était double : un régime général de responsabilité était créé. De
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
plus il s’appliquait à l’ensemble du service public de la justice. En d’autres
termes, au-delà du comportement d’une personne, c’est le fonctionnement
défectueux du service public, pris comme un tout, qui allait désormais devoir
être pris en compte. Cette audace, réelle, était assortie de conditions
d’application prudentes, voire strictes : la responsabilité de l’Etat ne pouvait
être mise en cause qu’en cas de déni de justice ou de faute lourde.
La mise en place fut lente. La première condamnation de l’Etat date
de 1990. Depuis, en quinze ans, la jurisprudence a accompli une oeuvre
considérable, où on peut voir un signe de temps nouveaux. Dès 1994 le
tribunal de grande instance de Paris affirme qu’il faut entendre par déni de
justice susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat, plus largement tout
manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de
l’individu, qui comprend le droit pour tout justiciable de voir statuer sur ses
prétentions dans un délai raisonnable17. La Cour de cassation jugera en
2001 : « Constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait
ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à
remplir la mission dont il est investi ».18 Les deux verrous posés en 1972
avaient vécu. On était à la limite de la faute simple, contenue du reste, au
même moment, dans un projet de loi. Comme le notait le CSM en 2000 : » A
l’absence justifiée d’action directe de la victime contre le magistrat auteur
d’une faute personnelle…doit correspondre un élargissement des conditions
de mise en oeuvre de la responsabilité de l’Etat ».19
Après un long délai, la jurisprudence du Conseil d’ Etat suivit,
comme le montre la décision Ministre de la justice c/M. Magiera20. Son
intérêt est double et se rapporte à la fois à son fondement et au régime de
responsabilité établi. La décision se fonde à la fois sur la convention
européenne des droits de l’homme (articles 6-1 et 13) et sur un nouveau
principe général du droit. Sur le fond, c’est bien un régime de faute simple
qui est créé.
Dans les deux jurisprudences, judiciaire et administrative,
l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
est visible, comme le montre la lecture du rapport de Mme Collomp et les
conclusions de M . de Gouttes dans l’affaire Bolle - Roche. La France a été
condamnée à de très nombreuses reprises pour dépassement du délai
raisonnable.
17 C et A de Jaeger c. Agent judiciaire du Trésor public, Gazette du Palais,
1994.II.589, note Petit
18 Cass. Plén. 23 février 2001, Consorts Bolle-Roche c. Agent judiciaire du Trésor,
concl. M. de Gouttes, rapport Mme Collomp, Bulletin d’information de la Cour de
cassation, 1er avril 2001, p. 9 ; AJDA, 2001.788, note Petit ; JCP.2001.II.10583, note
Menuret.
19 Rapport 1999, p. 116.
20 28 juin 2002, p. 247, conclusions Lamy ; RFDA.2002.756 ; Gazette du Palais,13-15
octobre 2002, p.21, note Guillaumont ; AJDA, 200.598 ; D.2003.23, note Holderbach-
Martin..
Roger ERRERA
L’oeuvre ainsi accomplie est considérable et il convient d’en prendre
toute la mesure. Plusieurs questions restent en suspens. La première est celle
de l’exploitation systématique, par le ministère de la justice comme par le
CSM , des jugements faisant application de l’article L. 781-1 du code de
l’organisation judiciaire, ce qui suppose qu’ils leur soient communiqués.
Nous n’en sommes pas encore là. Pourquoi ?21
La deuxième question se rapporte à l’autorité de la chose jugée.
Constitue-telle un obstacle à la mise en cause de la responsabilité de l’Etat
lorsque le contenu même de la décision est en jeu ? La loi de 1972 est muette.
Le Conseil d’Etat, dans l’arrêt Darmont22, a répondu par la négative :
« L’autorité qui s’attache à la chose jugée s’oppose à la mise au jour de cette
responsabilité dans le cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu
même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait définitive ».
La Cour de cassation n’a pas pris position sur ce sujet. Il est arrivé que des
juridictions reconnaissent la responsabilité de l’Etat alors que des décisions
juridictionnelles définitives étaient en cause. Tel a été le cas dans l’affaire Le
Lay, du fait de la combinaison d’une ordonnance du juge aux affaires
familiales confiant aux deux parents l’exercice conjoint de l’autorité
parentale et fixant chez la mère le lieu de la résidence habituelle de l’enfant,
le juge ayant omis de vérifier les dires de la mère, demandeur, et de
l’omission, pour le parquet, d’informer ledit juge du rapport du président du
conseil général relatif à l’état de la mère. Celle-ci, peu après, a tué sa fille.23
Dans le jugement relatif à l’affaire Esnault le tribunal de grande instance de
Rennes a affirmé : « Une décision juridictionnelle peut donner lieu à une
mise en oeuvre de la responsabilité de l’Etat si les conditions dans lesquelles
elle a été rendue font apparaître l’existence d’un manquement grave du
magistrat à ses devoirs »24.
Longtemps dogme reçu, l’irresponsabilité de l’Etat en matière
judiciaire n’existe plus aujourd’hui. Qu’en sera-t-il, en matière de
responsabilité, de l’autorité de la chose jugée ?
21 Le CSM a fait la proposition suivante : « toute décision définitive ayant condamné
l’Etat pour fonctionnement défectueux du service de la justice devrait être
communiquée au garde des sceaux et aux chefs de cour intéressés, de manière à
permettre l’introduction d’une procédure disciplinaire si elle révélait de la part d’un
magistrat un manquement à ses obligations professionnelles », Rapport 1999,
p.141 .La loi organique du 5 mars 2000 a réalisé cette réforme ( Art. 48-1 du statut de
la magistrature). M. Magendie, président du tribunal de grande instance de Paris écrit
avec raison : « L’action en responsabilité de l’Etat peut être vue comme un lieu
d’observation de la réalité des dysfonctionnements de la justice », « La responsabilité
des magistrats. Contribution à une réflexion apaisée », D. 2005.2418 ; voir aussi, du
même auteur, « La responsabilité des magistrats », id. 2003.1177.
22 Darmont 27 décembre 1978, p. 542 ; D.1979. 279, note Vasseur ; AJDA 1979, n
°11. 579 ; RDP.1979.1742, note Auby.
23 Cour d’appel de Paris, 25 octobre 2000 ; D. 2001.580, note Lienhard.
24 Tribunal de grande instance de Rennes, 27 novembre 2000.
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
La responsabilité sans faute de l’Etat du fait de la loi ou du traité
existe devant la juridiction administrative, même si elle n’y est
qu’exceptionnellement admise. L’autorité de la chose jugée est-elle vouée à
être ici dans tous les cas une limite infranchissable ? Je ne pense pas. La
rédaction du jugement relatif à l’affaire Esnault indique peut-être une voie25.
2) Réflexions sur deux régimes de responsabilité : de l’article L. 781-1
du code de l’organisation judiciaire à l’article 149 du code de
procédure pénale.
La responsabilité de l’Etat du fait du fonctionnement défectueux du
service public de la justice peut être rapprochée d’un autre contentieux : celui
du droit à indemnisation à raison d’une détention provisoire suivie par un
non-lieu, une relaxe ou un acquittement, sous réserve de certaines exceptions.
Tout semble pourtant les séparer : la responsabilité édictée par l’article
L.781-1 COJ repose sur l’existence d’une faute lourde ou d’un déni de
justice, alors que la réparation prévue par l’article 149 CPP repose, dès
l’origine, sur un régime de responsabilité sans faute, aujourd’hui automatique
dès que les conditions posées par la loi sont réunies et qu’une demande
existe. A la vérité, le parallèle n’est pas indu, pour trois raisons.
A ) Ces deux réformes, adoptées presque au même moment (1970 et
1972 ; mais l’article 149 CPP a été modifié substantiellement en 1996 puis en
2000) ont été appliquées de façon concomitante par les juridictions civiles
dans un sens libéral. A la libéralisation progressive de la jurisprudence
relative à l’article L.781-1 COJ a correspondu, en 1996 (loi du 30 décembre)
et en 2000 (loi du 15 juin), la transformation radicale des articles L. 149 et
suivants CPP par le législateur .Je la résume : au départ (1970) une juridiction
civile rendant des décisions non motivées, non susceptibles d’appel et en
chambre du conseil, triple incongruité ; une faculté d’indemnisation, et non
un droit , en cas de préjudice manifestement anormal et d’une particulière
gravité. D’où un contentieux implicite de l’innocence, contraire à la
présomption du même nom. Un an avant la réforme le tribunal de grande
instance de Paris, dans l’affaire Ouaoukorri, rejetait la demande
d’indemnisation au motif que l’intéressé « n’apportait pas la preuve de son
innocence »26. Qui écrirait cela aujourd’hui ? Dans une étude publiée en 1985
25 Sur l’article L.781-1 COJ et son application voir M. Lombard, » La responsabilité
du fait du service public de la justice. Trente ans après la loi du 5 juillet 1972 »,
Mélanges Waline, Dalloz, 2002, p.657 ; les rapports d’activité du CSM 1999, p. 109
et 2000,p.109 ;O.Renard-Payen et Y. Robineau, » La responsabilité de l’Etat pour
faute du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice judiciaire et
administrative », Cour de cassation, Rapport 2002, p. 59 ; Justice et responsabilité de
l’Etat, sous la direction de M. Deguergue, préface de Ph. Ardant, Presses
universitaires de France, 2002.
26 Ouaoukorri c Agent judiciaire du Trésor, 1- octobre 2003, JCP.1970.II.16153, note
Batigne.
Roger ERRERA
M. Azibert notait que la commission nationale accordait une indemnisation
en cas « d’innocence manifeste ». Aujourd’hui, un droit à la réparation
intégrale du préjudice matériel et moral causé par la détention provisoire.
L’expertise contradictoire du préjudice est de droit sur demande de
l’intéressé. Ce droit à réparation peut se conjuguer avec l’application de
l’article L. 781-1 COJ. La réparation est allouée en première instance par le
premier président de la cour d ‘appel ; dont les décisions d’indemnisation
sont exécutoires par provision et qui statue en audience publique, sauf
opposition du requérant. Un recours existe devant une commission nationale
placée auprès de la Cour de cassation. L’existence de la procédure
d’indemnisation et des conditions de saisine des organes compétents doivent
être portés à la connaissance des intéressés.
La manière dont les décisions prise sont relatées, au fil du temps,
dans le Rapport annuel de la Cour de cassation est aussi une illustration de
l’évolution. Le premier rapport qui mentionne le sujet est celui de l’année
judiciaire 1971- 1972.La page qui lui est consacrée reproduit les textes
applicables .On lit ensuite : « Cette absence de motivation et de publicité
exclut que les décisions rendues puissent être commentées ou analysées ».
C’était pousser très loin la logique du texte, et ajouter indûment le silence au
silence. C’est dans le Rapport 1999 que l’on trouve, pour la première fois,
une réflexion générale sur le mécanisme institué. On en retiendra la phrase
suivante, qui reste d’actualité : « Parce qu’elle constitue une atteinte
essentielle au droit fondamental d’aller et de venir, parce qu’elle a aussi des
conséquences sur l’emploi, les revenus, les liens familiaux et l’honneur, la
privation de liberté » qui se révèle injustifiée constitue l’une des formes les
plus graves de cette rupture d’égalité (devant les charges publiques)
préjudiciable. Il convient, autant qu’il est possible, d’en réparer les effets
économiques et moraux dévastateurs ». Les rapports annuels les plus récents
donnent des précisions sur le nombre des saisines et des admissions, le
montant des indemnités allouées, les modalités de calcul du préjudice, y
compris les facteurs inhérents aux conditions de détention - occasion d’un
regard nouveau et bienvenu du juge sur la prison -. La publication du
sommaire des principales décisions de la Commission dans le Bulletin
d’information de la Cour de cassation ne peut qu’améliorer la connaissance
de cette jurisprudence. Il est permis de souhaiter une publication des
principales décisions des premiers présidents de cour d’appel et, de façon
générale, celle des montants alloués27.
B) La seconde raison est la suivante : l’étude de ces deux
domaines de responsabilité conduit à s’interroger sur trois questions
juridiques d’importance :
27 Sur l’application de la réforme due à la loi du 15 juin 2000 voir G. Gillet et
M.Thuillier, « La mise en oeuvre de la loi du 15 juin 2000 par la commission
nationale de réparation des détentions », Courrier juridique des finances et de
l’industrie, n° 30, novembre- décembre 2000.
Sur l’indépendance et la responsabilité des magistrats
- le rôle respectif de la jurisprudence, nationale et internationale, de
la loi et de la doctrine dans la création du droit et son évolution,
- la place de la responsabilité pour faute et sans faute de l’Etat, d’une
façon générale et ici, dans le domaine de la justice.
- Enfin l’utilisation par les juridictions judiciaires de notions issues du
droit public : la distinction entre la faute personnelle ou la faute de service ,
la rupture de l’égalité devant les charges publiques. Dès 1956 la Cour de
cassation avait ouvert la voie dans l’arrêt Giry. Les vrais auteurs de l’article
L.781-1 COJ, MM. Foyer et Mazeaud, citent ces principes dans le rapport de
la commission des lois déjà mentionné.
C) La troisième raison est peut-être aussi une leçon.
Dans l’un et l’autre cas la juridiction judiciaire est amenée à
examiner les conséquences, du point de vue de la réparation d’un préjudice,
du fonctionnement du service public de la justice soit dans son ensemble ,
tous personnels et services confondus ( article L. 781-1 COJ), soit à propos
de la détention provisoire ( Article 149 CPP).Celle-ci est subie, faut-il le
rappeler, dans une administration qui dépend du ministère de la justice, sur
décision des juridictions d’instruction et dans les conditions prévues par le
code de procédure pénale ( partie D, ce qui est une anomalie juridique
remarquable, s’agissant des conditions dans lesquelles la privation de liberté
est appliquée).Le regard du Premier président de la cour d’appel et de la
commission nationale et l’appréciation qui en résulte s’inscrivent à la suite de
celui qu’ont porté, il y a peu, sur nos institutions pénitentiaires tant la
commission présidée par M. Canivet28 et deux commissions d’enquête
parlementaires29. De quoi s’agit-il, à la vérité sinon d’apprécier, en
application de textes et de procédures établis par la loi, la qualité de la
justice, préoccupation qui se généralise et devient exigence, et d’en tirer les
conséquences juridiques en matière d’indemnisation ? C’est en cela que les
réformes de 1970 et de 1972, et la jurisprudence qui a suivi sont porteuses
d’une novation profonde que le législateur ne soupçonnait probablement pas.
Cela arrive parfois.
Un autre aspect de l’Etat garant peut être mentionné. Les actions en
responsabilité intentées devant les tribunaux judiciaires peuvent être
rapprochées de celles qui se déroulent devant les juridictions administratives
lorsque des mineurs placés par le juge des enfants agissant soit au titre de
l’article 375 du code civil soit à titre pénal causent un préjudice. Il s’agit d’un
régime de responsabilité sans faute Son fondement a été modifié par une
jurisprudence récente qui a remplacé la vieille théorie du risque spécial par
28 Amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires. Rapport de la
commission présidée par M. Canivet, 2 vol., La Documentation française, 2000.
29 La France face à ses prisons. Rapport de la commission d’enquête sur la situation
dans les prisons françaises, A.N., n° B2521, 2000 ; Prisons : une humiliation pour
la République. Rapport de la commission d’enquête sur les conditions de détention
dans les établissements pénitentiaires en France, Sénat, n° 449, 2000.
Roger ERRERA
celle qui s’inspire des principes posés par l’article 1384 ; 1er alinéa, du code
civil.30
Qualité de la justice : l’approfondissement du contenu de cette
notion et les modalités de son application font l’objet de nombreux travaux.31
Elle va devenir progressivement une exigence si toutes les possibilités
offertes par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août
2001 sont pleinement utilisées32.
A cette nouvelle dimension de la responsabilité de l’institution et de
tous ses responsables, l’indépendance des magistrats n’a rien à perdre, au
contraire.
30 Conseil d’Etat, GIE Axa Courtage, 11 février 2005.
31 The Challenge of Change for Judicial Systems. Developing a Public Administration
Perspective, sous la direction de M. Fabri et Ph.M. Langbroek, IOS Press, Amsterdam
et autres villes, 2000 ; Comité d’enquête sur le coût et le rendement des services
publics, La mise en place d’indicateurs de résultats dans trois ministères, La
Documentation française, 2001M.L.Cavrois, H. Dalle et J.P.Jean, La qualité de la
justice, La Documentation française, 2002 ; J.C. Magendie, Célérité et qualité de la
justice. La gestion du temps dans la procédure, La Documentation française, 2004 ;
L’administration de la justice en Europe et l’évaluation de sa qualité, sous la
direction de M.Fabri, Ph.M. Lanbroek et H. Pauliat, coordonné par N. Rivero-
Cabouat, Montchrestien, 2005 ; J.P. Jean et H. Pauliat, « L’administration de la justice
en Europe et l’évaluation de sa qualité », D.2005.598. On lira aussi les remarques du
CSM sur les normes de qualité, Rapport 2003-2004, p. 83.
32 Cf. dans Culture et droit, n° 5, janvier - février 2006, les études consacrées à cette
question : E. Vaillant, « Si la LOLF m’était comptée », p. 45 ; C.Mazodier et H.
Epineuse, « Une bonne gouvernance de la justice en débat. Une belle idée plutôt mal
partie », p. 49 ; S.Trosa, « La LOLF et la question des indicateurs », p. 54 ; H.Dalle,
« La LOLF et la justice : une occasion manquée », p. 58.
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