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Marina. La réforme de la protection de l'enfance en question

Marina. La réforme de la protection de l'enfance en question

Quand les témoins du procès des parents de Marina, morte à 8 ans sous les coups qu’elle a reçus des années durant, défilent à la barre, l’émotion laisse place à l’incompréhension et à la colère. « Les professionnels du conseil général ont agi comme ils devaient le faire en pareil cas, conformément aux cadres de la loi », estime le président du conseil général. Le cadre responsable du dossier de Marina assure avoir fait son travail conformément aux « bonnes pratiques » définies par « le cadre réglementaire et administratif ». « Avez-vous changé de pratique depuis ? - Non », répond-il.

Nommer et juger l’insoutenable de ce qu’endure une enfant signalée à trois reprises en trois ans, pour demeurer sans protection et mourir dans les pires conditions, relève d’une manifestation de la vérité qui va au-delà des actes de ses parents. Si côté accusés, la vérité a avancé, côté témoins, il reste des zones d’ombre. S’agissant du dernier signalement notamment ce qui, pour l’heure, est criant de vérité, c’est l’obéissance pour ainsi dire aveugle des professionnels du conseil général à la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance.

Que dit-elle ? Les services de l’aide sociale à l’enfance ne peuvent saisir la justice qu’en cas de danger imminent ou de refus de collaborer des parents. La même loi pousse à une contractualisation sans précédent des mesures d’assistance éducative. « La notion d’adhésion [des parents] est au cœur de la redéfinition du champ d’intervention. C’est elle - et non plus le danger - qui semble marquer la frontière entre protection administrative et protection judiciaire, même dans des situations de danger avéré », observe Damien Mulliez, sous-directeur de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) (1). La réforme fait de cette adhésion la préoccupation centrale de l’évaluation de la situation portée à la connaissance du conseil général. Adhésion à laquelle se mesure désormais la « bonne pratique » du professionnel, comme celle des parents.

C’est à cette enseigne que les trois visites successives à domicile - les parents excusant chaque fois l’absence de l’enfant - ne modifient pas le cours de l’évaluation ; ou que le directeur général adjoint chargé de la solidarité peut dire : « nous n’avons pas le pouvoir d’obliger mais de convaincre. Une évaluation n’est pas une enquête. Nous avons estimé qu’un travail était possible avec la famille. A aucun moment elle n’a refusé de collaborer ». Pour résumer, « nos professionnels ont appliqué la loi de 2007 telle qu’elle s’impose à eux ».

Cette loi s’attache principalement à réduire la saisine du parquet au profit d’une contractualisation accrue de l’assistance éducative, ceci quelle que soit la nature du danger (2). Force est de constater que cette contractualisation est surfaite s’agissant de parents qui n’ont pas conscience du danger, ou qui savent le dissimuler. Contractualisation, qui plus est, surdéterminée par la menace, à défaut, de saisir le parquet. Dans la même logique, la loi renvoie à un principe de subsidiarité poussé à l’excès : avant de saisir la justice, le professionnel doit rendre compte de l’échec des aides possibles (conseillère en économie sociale et familiale, aide ménagère, aide éducative à domicile, aides financières, etc.) ; à défaut, il doit s’employer à les mettre en œuvre quand bien même il sait par avance qu’elles seront inopérantes, et retarderont les mesures à prendre. Cette poussée de contractualisation est supposée alternative à sa judiciarisation, cette dernière réputée avoir « un effet déresponsabilisant » (3), ou jugée galopante, ce que les chiffres démentent (4).

Les professionnels n’ont pas manqué de pointer le caractère inapproprié et contre-productif de cette déjudiciarisation. L’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) et le Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (Cnaemo) faisaient remarquer en 2003 : « Il n’est pas exclu que le juge des enfants n’intervienne plus qu’en cas de contestation par les familles d’une mesure d’assistance éducative devenue contractuelle, ce qui réduirait son rôle à un arbitrage après coup et forcément lointain » (5). Michèle Créoff, directrice générale adjointe chargée du pôle Enfance et Famille au conseil général du Val-de-Marne, écrivait en 2006 : « Le principe de déjudiciarisation de la protection de l’enfance semble acquis sans qu’il ait jamais été clairement énoncé, ni élaboré à partir d’une évaluation du dispositif. Le texte du projet de loi signe la construction du dispositif autour de la place des parents et non plus des enfants. L’usager du dispositif devient la famille et non l’enfant. La protection de l’enfant s’efface. Il n’est ainsi fait aucune mention de l’intérêt de l’enfant, sujet de droit, qui peut-être incompatible avec l’intérêt de ses parents. La famille est sacralisée » (6). La réforme, observe Catherine Sultan, présidente de l’AFMJF, « conduit à cantonner le juge des enfants dans un rôle coercitif : celui d’autorité pouvant passer outre l’accord des titulaires de l’autorité parentale, et non plus de garant des devoirs des parents dans le sens de la protection de l’enfant, de ses conditions d’éducation et de son développement ». La magistrate témoigne de tensions entre les Cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP) (7) et les parquets du fait de différences d’appréciation quant au signalement. Elle fait également état de difficultés des travailleurs sociaux avec leur encadrement sur le même sujet, et d’une recrudescence des saisines tardives conduisant à des placements rapides dans des conditions plus dégradées (8). Didier Leseur, directeur général adjoint de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (ODAS), observe que « le verbe ‘‘adhérer’’ semble particulièrement équivoque : pour de nombreuses familles franciliennes dans le cadre d’un accueil de jour multifamilial, ‘‘adhérer’’ paraît signifier ‘‘se soumettre à quelque chose que l’on ne comprend pas, que l’on a pas discuté’’»(9)...

Les professionnels ont jugé ces dispositions inappropriées voire dangereuses eu égard au forçage de l’adhésion qu’elles supposent, àl'effacement de l’intérêt de l’enfant qui en résulte et à l’appauvrissement quantitatif et qualitatifde la fonction de juge des enfants qui s’en suit.

Sans être entendus. Aussi, à quels autres besoins que ceux mis en avant de l’enfant pouvaient-elles répondre ? On lit dans le rapport de Broissia que les mesures d’assistance éducative sont ordonnées par le juge « hors de toute saisine de l’aide sociale à l’enfance qui aura pourtant à en assumer le financement » (10). « 30 milliards de francs aux seuls conseils généraux », faisait observer Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille dans la présentation de son projet de reforme de l’Aide sociale à l’enfance (2000), coup d’envoi de la réforme de 2007. L’aide sociale à l’enfance est souvent le premier poste de dépenses sociales du département. Celui-ci doit faire face aux charges croissantes de RSA, d’APA (personnes âgées) et de PCH (personnes handicapées) dans un contexte d’assèchement de ses moyens. La promotion du département « chef de file » de la protection de l’enfance pour remédier à « la dilution des responsabilités » qui résulte de « la double tutelle du conseil général et du juge des enfants » (11) a aussi pour effet, au nom du « qui paye décide », de mettre le conseil général en situation de juge et partie. Une certaine décentralisation - pas celle voulue par Gaston Deferre - organise le « désengagement progressif de l’Etat dans l’éducatif » (12) au profit de départements renvoyés à leurs moyens, appauvris et inégaux, sans débat national sur les enjeux cliniques et idéologiques de l’opération.

Le moteur de cette réforme de la protection de l’enfance n’est pas qu’économique. Quand Philippe Bas, ministre délégué à la Famille, avance dans son projet de loi que « l’opposition entre droits des parents et droits de l’enfant est stérile » (13), faisant écho à Ségolène Royal, titulaire de la même charge en 2000 : « Il est vain d’opposer droit de l’enfant et des parents, sauf cas de délit, crime, abus sexuel » (14), il faut entendre deux choses. La première, c’est que cette opposabilité, au principe de la saisine du juge des enfants (15), n’aurait plus cours. La seconde, qui l’éclaire, c’est que les cas de délit, crime, abus sexuel - le « danger imminent » de la loi de 2007 - ne représentent qu’un tiers des saisines du parquet jusqu’alors (chiffres de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée - ODAS). Le conseil général peut donc estimer que 2/3 des enfants précédemment « en danger » sont désormais « en risque », pour relever de sa seule compétence. Leurs droits ne sont plus opposables à ceux de leurs parents, leur intérêt confondu avec celui de la famille. Quelle famille ? Celle à qui il conviendrait, pour « économiser le juge », de restituer les droits que« l’Etat paternaliste » (16) lui a ravis.

Une fois cette famille réhabilitée, la protection de l’enfance peut se poser en termes d’offre et de demande - contractualisation oblige - et le danger se dissoudre dans le marché. Ce « réarmement parental » (Chauvière), ce regain de familialisme a partie liée avec le « parler contrat » (17) en vigueur. Le souci de « clarifier le rôle des acteurs » en faisant du département « la clé de voûte de la protection de l’enfance » a moins pour conséquence de « sortir du flou de la notion de danger » - leitmotiv de la réforme - que d’obtenir que l’économique et l’idéologique s’y ‘‘floutent’’ mutuellement.

Les défaillances observées dans le traitement des signalements de Marina ne sont pas toutes imputables à la loi du 5 mars 2007, les classements sans suite du ‘‘119’’ et de l’enquête de gendarmerie notamment. En revanche, l’évaluation engagée par le conseil général - le fait même qu’elle lui revienne plutôt qu’à un service nommé par la justice (18), puis son déroulement - ne lui sont pas étrangères.

Les mises en garde des professionnels se sont répétées, en février 2011 sous le titre même « Faut-il un mort ? » (19) http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/05/04/le-cri-d-alarme-de-la-protection-de-l-enfance_1516491_3232.html. Comment a-t-on pu rester sourd à l’appel des gens du terrain, ne pas craindre que leurs inquiétudes prennent corps ? Cette grave méconnaissance de la réalité - cette passion de l’ignorance - pourrait être entretenue par le manque de discernement et le défaut de ciblage de la plainte contre X pour non assistance à personne en danger. Nous devons à une enfant martyre, comme à ceux, nombreux, qui souffrent du dysfonctionnement actuel de la protection de l’enfance, davantage de courage et d’honnêteté, intellectuels et politiques.

Charles Ségalen

Educateur spécialisé, formateur PSYCHASOC, Institut Européen Psychanalyse et Travail social

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(1) « Protection de l’enfance. Un nouveau rapport aux familles ? », Actualités Sociales Hebdomadaires, N° 2673, 10 septembre 2010, p. 29.

(2) « On voit des situations extrêmes où, lors d’une garde à vue pour violence sur mineur par exemple, il suffit que l’auteur dise être d’accord pour un suivi pour que le magistrat décide que ce suivi se réalise dans le cadre d’une mesure administrative ! Penser systématiquement à une intervention administrative lorsque la famille l’accepte montre une grave méconnaissance de la réalité ». Michèle Créoff, directrice générale adjointe, Pôle Enfance et famille, conseil général du Val-de-Marne, « Réforme de la protection de l’enfance : quelle protection pour les mineurs ? », La revue française de service social, N° 243, décembre 2011, p. 71.

(3) « La tendance à la ‘‘judiciarisation’’ a un effet déresponsabilisant : la tentation est grande, pour se décharger de toute responsabilité, de procéder à un signalement judiciaire, au lieu de chercher si les services de la protection de l’enfance peuvent trouver une solution », Mission d’information sur la famille et les droits de l’enfant, Assemblée nationale, Note d’étape, juin 2005.

(4) Sur les dix années précédant la réforme, le pourcentage d’enfants à protéger signalés au parquet est respectivement de 55, 57, 60, 59, 57, 56, 56, 57, 58, et 60 % (source ODAS) ; entre 1994 et 1998, le nombre d’enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance sur décision d’un juge pour enfant baisse de 1 % (rapport Naves-Cathala) ; entre 2000 et 2004, il baisse de 3 % (source Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques - DRESS). Sur cette période, le nombre de mesures d’assistance éducative augmente globalement en raison de la dégradation du tissu social sociale et des campagnes de prévention de la maltraitance . Il n’est donc pas plus de ‘‘sur-judiciarisation’’ que de ‘‘sur-contractualisation’’.

(5) « Soutien à l’assistance éducative judiciaire », communiqué commun de l’AFMJF et du Cnaemo, La revue d’action juridique & sociale -Journal du Droit des Jeunes, N° 224, avril 2003, p. 13.

(6) « Protection de l’enfance », Nouveau dictionnaire critique d’action sociale, Bayard, 2006, p. 465-468.

(7) Les CRIP, mises en place par la loi du 5 mars 2007, centralisent le recueil des informations préoccupantes sous la responsabilité du conseil général.

(8) « Protection de l’enfance : un nouveau rapport aux familles ? », op. cit.

(9) « Protection de l’enfance : un nouveau rapport aux familles ? », op. cit.

(10) L’amélioration de la prise en charge des mineurs protégés, rapport Louis de Broissia, avril 2005.

(11) Mission d’information sur la famille et les droits de l’enfant, op. cit.

(12) « Décentralisation. Pour le maintient de l’assistance éducative dans le cadre judiciaire », communiqué de l’AFMJF et du Cnaemo, Actualités Sociales Hebdomadaires, N° 2303, 21 mars 2003, p. 37.

(13) Communication à la journée d’étude «La protection de l’enfance est-elle en danger ? », colloque Droits des Enfants International - France, 19 novembre 2005.

(14) Libération, 27 juillet 200, p. 18.

(15) « Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice », art. 375 du code civil.

(16) « Protection de l’enfance. Sortir du paternalisme », Actualités Sociales Hebdomadaires, N° 2231, 5 octobre 2001, p. 41.

(17) Michel Chauvière, Le travail social dans l’action publique, Dunod, 2004, p. 210.

(18) Le magistrat confie l’évaluation à un service de Mesures judiciaires d’investigations éducatives (MJIE), où interviennent travailleur social, psychologue et psychiatre.

(19) Revue Lien social, N° 1007, 24 février 2001, p. 20-21.



11/08/2012
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