Un couple peut-il garder un enfant "acheté" ?
Le titre de cet article peut surprendre dans un premier temps car il semble difficilement envisageable que, chez nous et aujourd'hui, un enfant soit échangé contre de l'argent. Et pourtant c'est ce qui semble s'être produit l'année dernière et qui a donné lieu à une récente décision judiciaire.
D'après les informations disponibles, au milieu de l'année 2013, un couple français qui ne peut pas avoir d'enfant remet, en France, une somme non négligeable à une femme d'origine étrangère en échange de son bébé. Ce couple obtient un acte de naissance les désignant comme parents, mais qui de fait ne correspond pas à la réalité.
Quelques temps plus tard le stratagème est découvert, un juge d'instruction est saisi, et, au milieu de l'année 2014, l'enfant est confié à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Il est donc brutalement séparé de ceux qui l'élèvent depuis des mois.
Rapidement, le couple concerné demande au juge le retour de l'enfant auprès d'eux, en mettant en avant que, comme l'ont constaté les professionnels de l'enfance, depuis qu'il est confié à l'ASE il ne va pas bien et que son épanouissement passe par son retour auprès des adultes qu'il connaît.
A la fin du mois d'août de cette année le juge des enfants décide, après avoir entendu la mère biologique lui dire qu'elle ne souhaite pas s'occuper de son enfant, d'une part de laisser cet enfant juridiquement confié à l'ASE, d'autre part d'autoriser le couple a l'héberger en permanence. L'enfant est donc rentré chez les adultes qui l'ont "acheté" et y est en permanence. Il faut ajouter qu'une procédure d'adoption par ce couple est en même temps engagée.
Voici une nouvelle hypothèse de conflit majeur entre le droit et la réalité, les intérêts des adultes et ceux des enfants. (cf. ici à propos des mères porteuses).
Ce trafic d'enfant est très probablement illégal. C'est pourquoi la première tentation est de mettre imédiatement fin à une situation juridiquement inacceptable, et d'imposer un retour à la situation originelle d'avant la fraude. Dans une telle hypothèse, il s'agirait d'imposer le retour de l'enfant auprès de sa mère biologique quand bien même celle-ci l'a elle-même remis à un couple tiers. Mais cela peut générer des difficutés de même ampleur.
Que pourrait-il se passer en cas de mère ne voulant véritablement pas élever son enfant et qui exprimerait une nouvelle fois son refus de l'avoir avec elle? Peut-on envisager de contraindre une femme à élever un enfant quand fondamentalement elle ne le veut pas ?
Et en cas de refus de cette femme, faudrait-il faire obstacle à la remise de l'enfant au couple qui l'élève depuis des mois, le mettre dans un établissement d'accueil, puis entamer une procédure d'adoption avec un autre couple parce que seul ce noveau couple le recevrait à l'issue d'un processus juridiquement indiscutable ?
Mais alors quelles seraient les conséquences psychologiques pour cet enfant qui en l'espace de quelques mois aura vécu auprès de sa mère, puis auprès d'un premier couple, puis dans un service d'accueil, puis auprès d'un deuxième couple ? Les dommages pour son équilibre pourraient être considérables.
Une autre approche est possible : préférer la réalité au droit. Le juge de la protection de l'enfant, sans égard au caractère illégal du stratagème utilisé, doit se contenter de rechercher quelle est la meilleure option pour l'enfant. Il n'est alors pas très difficile d'admettre que quand un enfant est élevé presque depuis sa naissance et pendant des mois par un couple qui s'en occupe très bien, qu'il s'épanouit auprès d'eux puisque s'est établie entre eux une relation éducativement épanouissante, alors il doit être maintenu dans le même cadre, toute rupture, et d'autant plus qu'elle est brutale, pouvant engendrer des conséquences dommageables pour son psychisme et son évolution physique.
Juridiquement, cette dernière option doit être privilégiée. En effet c'est la seule qui répond aux exigences de notre droit qui, tant en interne qu'au niveau des conventions internationales, impose de privilégier dans toutes circonstances l'intérêt supérieur de l'enfant. Le mot "supérieur" est essentiel. Il signifie que cet intérêt personnel de l'enfant doit passer avant toute autre considération, juridique ou morale.
A noter que le ministère public, qui a approuvé la décision rendue malgré l'illégalité du trafic d'enfant, n'a logiquement pas interjeté appel.
Faut-il en conclure que, finalement, les choses sont rentrées dans l'ordre avec le retour de l'enfant auprès de ceux qui de fait l'élèvent depuis toujours ? Certainement pas. Car d'autres questions, redoutables, vont se poser à l'avenir. Quand bien même, pour l'instant, tout se passe tranquillement.
Il est envisagé que l'enfant soit adopté par ce couple. Cela sera inéluctablement nécessaire si l'acte de naissance mensonger est attaqué en justice. En tous cas, l'enfant apprendra un jour ou l'autre qu'il n'est pas l'enfant biologique de ce couple mais est né d'une autre femme.
Probablement, comme la quasi totalité des enfants adoptés, il se posera ces douloureuses et lancinantes questions : dans quelles circonstances, pour quelles raisons, ma mère a-t-elle décidé de ne pas m'élever ?
L'homme et la femme qui ont "acheté" cet enfant lui diront-ils toute la vérité, ou bien choisiront-ils une version mensongère de son arrivée chez eux ?
S'ils retiennent la première option, lui diront-ils comment ils ont négocié son "prix" avec la mère ? Et comment l'enfant appréciera-t-il sa "valeur marchande" initiale ? Que pensera-t-il s'il estime que "son prix" était peu élevé ? Et si à l'inverse la somme est importante, que pensera-t-il du comportement de ses parents adoptifs et de celui de sa mère ?
Car il est impossible d'échapper à la terrible question. Pourquoi y a-t-il eu argent dans cette affaire ? Si cette mère biologique n'a pas souhaité élever son bébé, pourquoi n'a-t-elle pas choisi de le remettre à l'aide sociale à l'enfance, sans contrepartie, comme cela se fait habituellement ? L'ASE aurait alors entamé le processus classique en vue d'adoption.
On peut sans doute comprendre, à défaut d'approuver, la démarche du couple qui préfère récupérer lui-même un enfant et ne veut pas être sur la longue liste des couples en attente d'un enfant adoptable. Mais qu'est ce qui a pu se passer dans la tête de la mère quand elle a reçu de l'argent en échange de son enfant ? A-t-elle eu le sentiment de le "vendre" ? Et comment, et par qui, le montant de la transaction a-t-il été décidé ?
Et cet argent donné, de quoi était-il la contrepartie ? De frais engagés par la mère ? Mais lesquels ? Le remboursement de frais ferait un peu disparaître la notion "achat d'enfant". Mais si ce n'est pas le cas, si la mère n'a pas fait de dépenses correspondant à l'argent reçu, cet argent peut-il être autre chose que le "prix" du bébé ?
Comment alors cette femme va-t-elle, dans les années à venir, vivre avec le fait qu'elle a échangé son propre enfant contre de l'argent, que, d'une certaine façon, elle l'a "vendu" ? Et que diront ses proches quand ils l'apprendront ?
Tout ceci peut la détruire profondément et longtemps quand bien même un vernis d'apparence pourrait, un temps, faire croire à une démarche volontaire de sa part.
Au delà de ce cas particulier, on peut et on doit aussi se demander si, s'agissant des femmes en grande précarité matérielle, leur capacité de choix n'est pas amoindrie en cas de proposition de remise d'argent leur permettant de (sur)vivre dans des conditions un minimum décentes. Que peut-il se passer dans l'esprit d'une femme qui vit isolée et dans la grande précarité, qui sait que son bébé va grandir dans de mauvaises conditions, qui ne sait pas comment lui offrir mieux, qui en même temps voudrait le garder auprès d'elle car c'est son enfant, mais qui se voit offrir une importante (pour elle) somme d'argent pouvant lui permettre de sortir un temps de sa condition ?
Et pourquoi ne pas utiliser l'argent pour aider cette femme à créer un environnement favorable à la présence d'un enfant ?
Sans compter les autres questions découlant du choix d'offrir de l'argent non pas à une femme française mais à une femme d'origine étrangère.
Au final, on retrouve une énième fois la même problématique : existe-t-il une sorte de "droit à l'enfant" qui justifierait tout, absolument tout ? Les mères porteuses, la "vente" d'enfants, les trafics en tous genres... ? Cela parce que pour certains adultes l'absence d'enfant auprès d'eux génère une grande et bien réelle souffrance ?
Et cette confrontation directe, dans chaque situation, avec le "droit supérieur de l'enfant", qui devrait interdire de le mettre dans une situation susceptible de le traumatiser considérablement.
Mais alors quoi faire ?
Faut-il, quand l'arrivée d'un enfant est l'issue d'un processus interdit et pénalement sanctionnable, envisager des sanctions sévères pour leur donner un effet dissuasif, quand bien même la situation créée n'est pas remise en cause ?
Faut-il à l'inverse se contenter de prendre acte de l'existence de telles situations puis constater, quoi qu'on en pense, que rien ne peut y faire obstacle et, en tous cas, que l'intérêt de l'enfant permet aux adultes de contourner la loi ? Et de fait laisser toutes ces situations se multiplier ?
Autrement dit, et plus largement, comment trouver un équilibre entre tous les intérêts en présence ?
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