CENTRE DE RECHERCHES ET D’ETUDES SUR LES DROITS DE L’HOMME ET LE DROIT HUMANITAIRE
CENTRE DE RECHERCHES ET D’ETUDES SUR LES DROITS DE L’HOMME
ET LE DROIT HUMANITAIRE
- CREDHO -
LA FRANCE ET LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
La jurisprudence de 1994 à 1996
(présentation, commentaires et débats)
CAHIERS DU CREDHO N° 3
Ouverture
Paul TAVERNIER
Professeur à l’Université de Paris-Sud, Directeur du CREDHO
Et Patrick COURBE
Professeur à l’Université de Rouen, Directeur de l’Ecole
doctorale de droit de Normandie
Séance du matin: sous la présidence de M. Herbert PETZOLD
Greffier de la Cour européenne des droits de l'Homme
La réforme du Protocole n° 11 et les incidences qu’elle aura
pour la nouvelle Cour et pour l’ensemble du système de contrôle de la
Convention, y compris en droit national
Herbert PETZOLD
Débats
Aperçu sur le contentieux français à Strasbourg
Paul TAVERNIER
Débats
Un regard belge sur la jurisprudence française de la Cour
européenne des droits de l’Homme ou l’impartialité du “ tribunal ”: analyse
critique de l’affaire Debled c. Belgique
Gérard DIVE
Collaborateur scientifique du groupe pluridisciplinaire en
droits de l’Homme, Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles
L’affaire du sang contaminé devant la Cour européenne des
droits de l’Homme
Gilles LEBRETON
Doyen de la Faculté des Affaires internationales du Havre
L'éloignement des étrangers et la Convention européenne des
droits de l’Homme (articles 5 et 8) affaires Nasri, Boughanemi et Amuur
François JULIEN-LAFERRIERE
Professeur à la Faculté Jean Monnet à Sceaux (Université
Paris-Sud),
Directeur du Centre de recherches internationales sur les
droits de l'Homme (CRIDHOM)
3
Séance de l’après-midi: sous la présidence de Raymond GOY
Professeur à l’Université de Rouen
L’arrêt “Dorothée Piermont c. France”. L’application de la
CEDH dans les TOM et à l’égard des ressortissants communautaires
Jean-François AKANDJI-KOMBE
Maître de Conférences à l'Université de Caen, Centre de
recherche sur les Droits fondamentaux
Arrêt Allenet de Ribemont c. France du 10 Février 1995
Michel MOUCHARD
Vice-Président du Tribunal de Grande instance de Rouen
chargé de l’Instruction
L’équité de la procédure (article 6): affaires Diennet,
Remli et Fouquet
Maître Vincent DELAPORTE Conseiller au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation
Les affaires Acquaviva, Jamil et G. Catherine d'HAILLECOURT Maître de conférences à l'Université de Rouen La douane et le fisc devant la Cour de Strasbourg
Emmanuel KORNPROBST
Professeur à l’Université de Rouen
Affaire Beaumartin c. France. Arrêt du 24 novembre 1994
Erick TAMION
Docteur en droit, Membre du CREDHO
La Convention européenne des droits de l’Homme et
l’urbanisme. Affaire Phocas du 23 avril 1996
Patrick FRAISSEX
Chargé de cours à l’Université du Havre
Avant-propos
Le présent Cahier du CREDHO reproduit les Actes du Troisième
Séminaire sur la France et la Cour européenne des droits de l’Homme qui s’est
tenu à Rouen le 11 novembre 1996 sous la présidence de M. Herbert PETZOLD,
greffier de la Cour de Strasbourg. Afin d’assurer la continuité avec les deux
précédents séminaires, la période couverte portait sur la jurisprudence de 1994
à 1996. Le nombre des arrêts et la richesse des matières nous ont incité à
consacrer encore une journée entière à l’étude de cette jurisprudence et à
réserver une place significative aux débats. Ceux-ci ont été intégralement retranscrits
et on pourra constater qu’ils ont été animés et ont soulevé d’importantes
questions. Le rapport introductif de M. PETZOLD sur la réforme fondamentale du
Protocole n° 11, à laquelle il a été étroitement associé, a donné des éléments
d’information et d’analyses très utiles et a suscité une discussion révélatrice
des divergences qui existent dans l’appréhension de l’avenir de la Cour. Cette
discussion sera certainement poursuivie dans d’autres enceintes et la réflexion
mérite d’être approfondie sur des points qui n’ont été qu’effleurés.
Les arrêts rendus de 1994 à 1996 concernant la France ne
présentent pas tous le même intérêt, mais les intervenants se sont attachés à
souligner l’apport de chaque arrêt à l’édification d’une jurisprudence, dont
certains aspects peuvent être critiqués, mais qui constitue un ensemble
impressionnant, qui s’enrichit sans cesse et qui évolue dans des directions
contradictoires. A cet égard, la contribution de la France au contentieux de
Strasbourg est loin d’être négligeable. Un des enseignements qui est apparu de
ce Séminaire a été la place désormais prise par la Convention européenne des
droits de l’Homme dans le domaine du droit fiscal. Certes le droit français
doit de plus en plus s’adapter aux exigences du droit européen, qu’il s’agisse
du droit de Bruxelles ou de celui de Strasbourg. Cette adaptation peut être
douloureuse, notamment lorsqu’elle touche des secteurs proches de la
souveraineté, mais elle est indispensable car un système juridique qui n’évolue
pas est condamné à se scléroser et à dépérir. Elle est, d’autre part,
particulièrement justifiée lorsqu’il s’agit d’assurer une meilleure protection
des droits de l’Homme qui, en pénétrant désormais toutes les branches du droit,
apparaissent de plus en plus comme des droits fondamentaux. Les travaux du
CREDHO trouvent ainsi leur justification, dans la mesure où ils contribuent,
même modestement, à cette prise de conscience.
Les Actes du Troisième Séminaire sur la France et la Cour
européenne des droits de l’Homme sont publiés à la veille du Quatrième
Séminaire qui apportera certainement un éclairage nouveau et complémentaire sur
une jurisprudence destinée à servir de fondement et de source d’inspiration
pour la nouvelle Cour de Strasbourg. Celle-ci aura la lourde tâche d’assurer en
dernier ressort la protection des droits de l’Homme du IIIème millénaire dans
une Europe aux frontières élargies jusqu’à Vladivostok.
Paul Tavernier
Novembre 1997
5
Liste récapitulative des arrêts rendus depuis 1986 par la
Cour européenne des droits de l’Homme dans les affaires mettant en cause la
France
1 • N° 111, 18 décembre 1986, BOZANO
2 • N° 124-F, 2 décembre 1987, BOZANO (art. 50)
3 • N° 141-A, 7 octobre 1988, SALABIAKU
4 • N° 141-B, 11 octobre 1988, WOUKAM MOUDEFO
5 • N° 162, 24 octobre 1989, H. c. France
6 • N° 176-A, 24 avril 1990, KRUSLIN
7 • N° 176-B, 24 avril 1990, HUVIG
8 • N° 176-C, 26 avril 1990, CLERC
9 • N° 191, 19 décembre 1990, DELTA
10 • N° 191-B, 23 janvier 1991, DJEROUD
11 • N° 198, 20 février 1991, VERNILLO
12 • N° 200, 19 MARS 1991, CARDOT
13 • N° 207, 26 juin 1991, LETELLIER
14 • N° 218, 27 novembre 1991, KEMMACHE
15 • N° 232-A, 27 février 1992, Soc. STENUIT
16 • N° 232-B, 27 février 1992, BIROU
17 • N° 232-C, 25 mars 1992, B. c. France
18 • N° 234-A, 26 mars 1992, BELDJOUDI
19 • N° 234-B, 26 mars 1992, Editions PERISCOPE
20 • N° 236, 31 mars 1992, X. c. France
21 • N° 240, 26 juin 1992, DROZD et JANOUSEK
22 • N° 241-A, 27 août 1992, TOMASI
23 • N° 241-B, 27 août 1992, VIJAYANATHAN et PUSPARAJAH
24 • N° 243, 25 septembre 1992, PHAM-HOANG
25 • N° 253-A, 16 décembre 1992, SAINTE-MARIE
26 • N° 253-B, 16 décembre 1992, DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE
27 • N° 256-A, 25 février 1993, FUNKE
28 • N° 256-B, 25 février 1993, CREMIEUX
29 • N° 256-C, 25 février 1993, MIAILHE
30 • N° 256-D, 25 février 1993, DOBBERTIN
31 • N° 261-A, 22 juin 1993, MELIN
32 • N° 261-B, 20 septembre 1993, PARDO
33 • N° 261-C, 20 septembre 1993, SAIDI
34 • N° 270-B, 2 novembre 1993, KEMMACHE (art. 50)
36 • N° 273-A, 27 octobre 1993, MONNET
36 • N° 273-B, 23 novembre 1993, NAVARRA
37 • N° 277-B, 23 novembre 1993, A. c. France
38 • N° 284, 24 février 1994, BENDENOUN
40 • N° 289, 26 avril 1994, VALLEE
41 • N° 289-B, 26 août 1994, KARAKAYA
42 • N° 299-C, 28 octobre 1994, DEMAI
43 • N° 296-A, 22 septembre 1994, HENTRICH
44 • N° 296-B, 24 novembre 1994, BEAUMARTIN
45 • N° 296-C, 24 novembre 1994, KEMMACHE (n° 3)
6
46 • N° 308, 10 févrieer 1995, ALLENET DE RIBEMONT
47 • N° 311, 22 mars 1995, QUINN
48 • N° 314, 27 avril 1995, PIERMONT
49 • N° 317, 24 mai 1995, MARLHENS
50 • N° 317-B, 8 juin 1995, JAMIL
51 • N° 320-B, 13 juillet 1995, NASRI
52 • N° 320-C, 13 juillet 1995, MORGANTI
53 • N° 322, 3 juillet 1995, HENTRICH (art. 50)
54 • N° 325-A, 26 septembre 1995, DIENNET
55 • N° 325-B, 27 septembre 1995, GRAGNIC
56 • N° 325-C, 24 octobre 1995, IRIBARNE PEREZ
57 • N° 333-A, 21 novembre 1995, ACQUAVIVA
58 • N° 333-B, 4 décembre 1995, BELLET
59 • N° 96-1, 31 janvier 1996, FOUQUET
60 • N° 96-17, 23 avril 1996, PHOCAS
61 • N° 96-18, 23 avril 1996, REMLI
62 • N° 96-19, 24 avril 1996, BOUGHANEMI
63 • N° 96-25, 25 juin 1996, AMUUR
64 • N° 96-26, 10 juillet 1996, PARDO (demande en révision
de l’arrêt du 20 septembre 1993)
65 • N° 96-27, 7 août 1996, ALLENET DE RIBEMONT
(interprétation de l’arrêt du 10 février 1995)
66 • N° 96-32, 7 août 1996, HAMER
67 • N° 96-40, 26 septembre 1996, MIAILHE (n° 2)
68 • N° 96-45, 23 octobre 1996, LEVAGES PRESTATIONS SERVICES
69 • N° 96-48, 24 octobre 1996, GUILLOT
70 • N° 96-49, 15 novembre 1996, CANTONI
71 • N° 96-65, 17 décembre 1996, VACHER
72 • N° 96-66, 17 décembre 1996, DUCLOS
Evolution du nombre des arrêts rendus par la CEDH, depuis
1986 et concernant la France
8
Liste des arrêts rendus de 1994 à 1996 et concernant la
France
1994
1) A-284 = BENDENOUN c.France
Arrêt du 24 février 1994 : article 6 § 1 (matière fiscale et
matière pénale)
2) A - 289 = VALLEE c. France
Arrêt du 26 avril 1994 : article 6 § 1 (durée de la
procédure ; hémophile contaminé par le virus du sida)
3) A-289-B = KARAKAYA c. France
Arrêt du 26 août 1994 : article 6 § 1 (durée de la
procédure, hémophile contaminé par le virus du sida)
4) A-289-C= DEMAI c.France
Arrêt du 28 octobre 1994 : article 6 (durée de la procédure,
hémophile contaminé par le virus du sida)
5) A-296-A = HENTRICH c. France
Arrêt du 22 septembre 1994 : article 6 § 1 (préemption
fiscale)
6) A-296-B = BEAUMARTIN c. France
Arrêt du 24 novembre 1994 : article 6 (interprétation
ministérielle des traités)
7) A-296-C = KEMMACHE c. France (n°3)
Arrêt du 24 novembre 1994 : article 5 § 1 (maintien en
détention)
1995
1) A-308 = ALLENET DE RIBEMONT c. France
Arrêt du 10 février 1995 : article 6 § 2 (présomption
d’innocence)
2) A-311 = QUINN c. France
Arrêt du 22 mars 1995 : article 5 (détention)
3) A-314 = PIERMONT c. France
Arrêt du 27 avril 1995 : article 2 Protocole n° 4 (liberté
de circulation d’un parlementaire européen)
4) A-317 = MARLHENS c. France
Arrêt du 24 mai 1995 : article 6 § 1 (durée de la procédure
d’un malade contaminé par le sida)
5) A-317-B = JAMIL c. France
Arrêt du 8 juin1995 : article 7 (contrainte par corps et
allongement rétroactif de la durée)
6) A-320-B = NASRI c. France
Arrêt du 13 juillet 1995 : article 8 (expulsion d’un
étranger)
7) A-320-C = MORGANTI c. France
9
Arrêt du 13 juillet 1995 : article 32 § 1 (saisine tardive
de la Cour)
8) A-322 =
HENTRICH c. France (art. 50)
Arrêt du 3 juillet 1995 : cf. arrêt du 22 septembre 1994
9) A-325-A = DIENNET c. France
Arrêt du 26 septembre 1995 : article 6 § 1 (impartialité
d’une juridiction disciplinaire)
10)A-325-B = GRAGNIC c. France
Arrêt du 27 septembre 1995 : article 7 (rétroactivité in
mitius )
11) A-325-C = IRIBARNE PEREZ c. France
Arrêt du 24 octobre 1995 : article 5 § 4, (détention en
France d’un condamné en Andorre)
12) A-333-A = ACQUAVIVA c. France
Arrêt du 21 novembre 1995: article 6 § 1 (constitution de
partie civile)
13) A-333-B = BELLET c. France
Arrêt du 4 décembre 1995: article 6 § 1 (accès à un tribunal
- malade contaminé par le virus du sida)
1996
1) FOUQUET c. France
Arrêt du 31 janvier 1996 : article 6 § 1 (erreur de fait
imputée à la Cour de cassation)
2) REMLI c. France
Arrêt du 23 avril 1996: article 6 (propos racistes tenus par
un juré)
3) PHOCAS c. France
Arrêt du 23 avril 1996: article 1er du Protocole I
(restrictions au droit de propriété résultant d’un projet d’aménagement urbain)
4) BOUGHANEMI c. France
Arrêt du 24 avril 1996: article 8 (expulsion d’un étranger
intégré)
5) AMUUR c. France
Arrêt du 25 juin 1996: article 5 § 1 (demandeur d’asile dans
la zone internationale d’un aéroport)
6) PARDO c. France (demande en révision de l’arrêt du 20
septembre 1993)
Arrêt du 10 juillet 1996: demande en révision d’un arrêt
antérieur présenté par la Commission
7) ALLENET de RIBEMONT c. France (interprétation de l’arrêt
du 10 février 1995)
Arrêt du 7 août 1996
8) HAMER c. France
Arrêt du 7 août 1996 : article 6 (durée de la procédure
pénale - requérante partie civile)
9) MIAILHE (n° 2) c. France
Arrêt du 26 septembre 1996: article 6 § 1 (accès d’un
contribuable à des documents détenus par l’administration fiscale)
10) LEVAGES PRESTATIONS SERVICES c. France
Arrêt du 23 octobre 1996: article 6 § 1 (droit d’accès à un
tribunal ; irrecevabilité d’un pourvoi en cassation pour non-production d’un
arrêt avant dire droit de la Cour d’appel)
11) GUILLOT c. France
Arrêt du 24 octobre 1996: article 8 (ingérence des autorités
publiques dans l’exercice du choix du prénom d’un enfant par ses parents)
10
Ouverture
par
Paul Tavernier
Professeur à l’Université de Paris-Sud, Directeur du CREDHO
et
Patrick Courbe
Professeur à l’Université de Rouen, Directeur de l’Ecole
doctorale de droit de Normandie
Paul Tavernier
Avec ce colloque consacré à la jurisprudence de la CEDH, nous
reprenons une habitude qui s’était instaurée à la Faculté de droit de Rouen
dans le cadre du CREDHO, puisqu’il y avait déjà eu deux séminaires portant sur
la jurisprudence de la Cour de Strasbourg concernant la France: le premier
portait sur les arrêts de 1992 et le deuxième sur les arrêts de 1993. Ces deux
séminaires ont fait l’objet d’une publication dans les Cahiers du CREDHO.
L’année suivante il y a eu une interruption de cette coutume, puisque nous
avions tenu un colloque à l’occasion des 35 ans de la Cour de Strasbourg,
colloque qui a été publié par les Editions Bruylant.
Je suis très heureux de recevoir l’actuel greffier de la
CEDH. Comme vous le savez, les greffiers des juridictions internationales ont
un rôle très important, capital je pense, et c’est particulièrement le cas pour
la Cour de Strasbourg. Je voudrais le remercier tout spécialement d’être venu
jusqu’à Rouen. Nous avons des relations finalement assez suivies, non seulement
avec le Conseil de l’Europe, mais avec la Cour de Strasbourg, puisque déjà
l’ancien greffier, qui malheureusement nous a quitté, était venu à Rouen à
plusieurs occasions, et notamment lors du dernier colloque sur: Quelle Europe
pour les droits de l’Homme ? où il était intervenu d’ailleurs fort brillamment,
un peu d’ailleurs sur le sujet que vous allez débattre. Vincent Berger est venu
également à plusieurs reprises.
Il y a donc des relations entre le CREDHO et la Cour, et
j’espère qu’elles se poursuivront, y compris dans ma nouvelle Faculté, puisque
maintenant je suis en poste à Paris-Sud. Avec le Conseil de l’Europe, d’une
manière générale, avec M. Imbert en particulier, Directeur des droits de
l’Homme, nous avons des relations fidèles.
Patrick Courbe
Je peux donc vous confirmer effectivement que le doyen
Sassier regrette vivement de n’être pas là ce matin. Il se fait soigner à
l’heure actuelle à la suite d’une mauvaise chute.
Je dois également excuser l’absence de notre collègue, le
doyen Patrice Gélard, Maire-adjoint du Havre, Conseiller général, et surtout
Sénateur de la Seine maritime, qui aurait souhaité vivement participer à nos
travaux, mais les activités que je viens de citer vous démontrent qu’il est
extrêmement pris et qu’il n’a pu finalement se libérer.
Je remercie surtout, je serai très chaleureux à cet égard,
Paul Tavernier pour le travail inlassable qu’il a accompli, et, je l’espère,
qu’il continuera d’accomplir à Rouen dans le cadre du CREDHO, parce que ce
Centre de recherches, qui est un Centre très connu aujourd’hui, a des activités
nombreuses, des publications. Ce Centre de recherches, c’est lui qui l’a mis
sur pied, qui l’a développé par les contacts personnels, par une énergie qu’il
a toujours su déployer. Je dois dire que la renommée, si petite soit-elle de la
Faculté de droit de Rouen à l’extérieur de la Normandie, et notamment à
l’extérieur de nos frontières, tient en grande partie aux travaux qu’il a su
mener à bien. Cela étant, le doyen devait faire un propos introductif, je n’en
ai pas préparé. Je ne vais donc pas me permettre d’improviser, surtout en
présence de M. Petzold qui va nous entretenir d’un sujet extrêmement important
sur la réforme du Protocole n° 11. Je vais donc lui laisser immédiatement la
parole.
Paul Tavernier
J’ajouterai juste un point d’information. M. Petzold a
accepté de venir ici et de nous parler du Protocole n° 11 qu’il connaît très
bien. Il a été à l’origine lointaine du Protocole, puisqu’il avait proposé un
projet de réforme qui avait
11
été publié1, et qui bien sûr a évolué au fil du temps en
fonction d’impératifs politiques, et je pense également techniques. Il va nous
l’exposer, et je l’en remercie tout particulièrement.
1 Herbert
PETZOLD et Jonathan L. SHARPE, “ Profile of the future European Court of Human
Rights ”, in : Mélanges Wiarda, Köln : Carl Heymanns Verlag, 1988, pp. 471-509.
12
Séance du matin
Sous la présidence de M. Herbert Petzold Greffier de la Cour
européenne des droits de l'Homme
La réforme du Protocole n° 11 et les incidences qu’elle aura
pour la nouvelle Cour et pour l’ensemble du système de contrôle de la
Convention, y compris en droit national
par
Herbert PETZOLD
Greffier de la Cour européenne des droits de l’Homme
(résumé de la communication de M. Petzold* )
M. Petzold a rappelé que le Protocole n° 11 ouvert à la
signature le 11 mai 1994 est l’aboutissement d’un très long processus qu’on
peut faire remonter à l’année 1984, soit une dizaine d’années. Il convient
notamment de mentionner les propositions de la Suisse formulées dès 1985
(rapport à la première Conférence ministérielle européenne sur les droits de
l’Homme tenue à Vienne les 19 et 20 mars 1985). A l’époque ce dont on parlait
était une fusion des deux organes créés par la Convention de Rome de 1950: la
Commission et la Cour européenne des droits de l’Homme (cf. Olivier
Jacot-Guillarmod, éd., La fusion de la Commission et de la Cour européennes des
droits de l’Homme , Kehl: Ed. Engel, 1987, 245 p.). Le Protocole n° 11 crée
aujourd’hui, il faut le souligner, une nouvelle Cour, entièrement différente
des deux organes précédents.
Actuellement, les 34 Etats parties ont signé le Protocole,
mais il manque encore dix ratifications, notamment celles de la Turquie et de
l’Italie. On envisage néanmoins que tous les obstacles pourront être levés
d’ici le mois de juin 1997 et que le Protocole n° 11 pourrait entrer en vigueur
à la mi 19982.
Les raisons qui ont motivé l’adoption de la réforme sont
bien connues. Le nombre toujours croissant de requêtes et, comme conséquence,
la longueur des procédures à Strasbourg (en moyenne 4-5 ans) qui est
difficilement compatible avec l’article 6 de la CEDH, l’adhésion massive de
nouveaux Etats à la suite de la chute du Mur de Berlin et de l’effondrement du
communisme et celles qui sont d’ores et déjà prévisibles, rendaient inévitable
un profond changement du système de contrôle de la Convention.
Outre les caractères essentiels de la réforme, souvent mentionnés, à savoir l’établissement d’une Cour unique et permanente, il convient de souligner quelques points et tout d’abord la professionnalisation du système qui reposait jusqu’à présent sur des juges et des commissaires qui
ne pouvaient consacrer qu’une partie de leur temps à régler
les affaires relatives aux violations alléguées de la Convention portées devant
les organes de Strasbourg. Par ailleurs, les auteurs du Protocole ont voulu
instaurer une juridiction à un seul degré afin de simplifier et d’accélérer
l’actuelle procédure qui comporte deux phases successives devant la Commission,
puis devant la Cour.
Toutefois, la mise en place de la nouvelle Cour va poser
quelques problèmes et soulèvera certainement quelques difficultés. Toutes les
affaires pendantes devant l’actuelle Cour au moment de l’entrée en vigueur du
Protocole (probablement une centaine environ) seront transmises à la grande
chambre de la Cour qui est composée de dix-sept
*Pour des raisons indépendantes de notre volonté, le rapport
de M. PETZOLD n’a pas pu être reproduit ici. Un résumé est présenté ci-dessous
en attendant une publication complète qui devrait intervenir ultérieurement.
2 L’Italie a ratifié le Protocole n° 11 avant le sommet du
Conseil de l’Europe, au mois d’octobre 1997, ce qui permettra son entrée en
vigueur le 1er novembre 1998.
13
juges (nouvel article 27). Cette disposition, prévue à l’article
5 § 5 du Protocole, risque fort d’hypothéquer l’avenir immédiat de la nouvelle
Cour en surchargeant son rôle dès sa naissance.
En ce qui concerne le recours individuel, il est prévu
désormais à l’article 34 nouveau qui supprime le système actuel des déclarations
d’acceptation de la compétence de la Commission (article 25) et de la
juridiction de la Cour (article 46). Les Etats ne peuvent plus y échapper, sauf
à dénoncer la Convention elle-même.
La composition de la Cour sera régie par le nouvel article
20 qui prévoit que “ la Cour se compose d’un nombre de juges égal à celui des
Hautes Parties Contractantes ” alors que l’actuel article 38 se réfère aux
membres du Conseil de l’Europe. Le nouvel article 24, sur la révocation, n’a
pas d’équivalent actuellement. Il stipule qu’ “ un juge ne peut être relevé de
ses fonctions que si les autres juges décident, à la majorité des deux-tiers,
qu’il a cessé de répondre aux conditions requises. L’article 25 relatif au
Greffe et référendaires contient plusieurs innovations. Le Greffe n’était
prévu, jusqu’ici, que dans le Règlement de la Cour et un véritable système de
référendaires n’existe pas aujourd’hui.
Selon l’article 27 nouveau, la Cour siègera en comité de
trois juges, en chambres de sept juges ou en grande chambre de dix-sept juges.
Deux dispositions ont retenu particulièrement l’attention des commentateurs et ont suscité bien des critiques: l’article 30 relatif au dessaisissement d’une chambre en faveur de la grande chambre et l’article 43 relatif au renvoi devant la grande chambre, c’est-à-dire la procédure de réexamen. Le nouvel article 30 ouvre une possibilité, mais n’oblige pas une chambre à se dessaisir en cas de risque de divergence de jurisprudence avec une autre chambre, mais elle le fera sans doute. Par ailleurs, les parties ont la possibilité de s’opposer au dessaisissement, ce qui peut entraîner des manoeuvres dilatoires. Quant à l’article 43, il est au coeur du compromis politique qui sous-tend l’ensemble du
Protocole n° 11. La procédure de réexamen ne constitue pas
formellement un appel. Elle devrait rester une procédure exceptionnelle.
14
Débats
Me Vincent Delaporte
Vous avez fait un rapprochement et présenté la Cour Suprême
américaine comme le modèle en quelques sorte vers lequel devrait tendre la Cour
européenne. Mais ceci me paraît absolument impossible, c’est la négation même
de toute idée de droit et de justice.
Ce qui caractérise la Cour Suprême américaine, c’est une
règle fondamentale, sans laquelle elle n’existerait pas, c’est la sélection
discrétionnaire des affaires. La Cour Suprême est évidemment connue, mais elle
rend une douzaine d’arrêts par an, les arrêts vedettes, ce qui veut dire qu’à
côté de ces affaires, il y en a un grand nombre qui sont rejetées sans motif,
de façon discrétionnaire.
Ceci me paraît absolument incompatible avec toute idée de
justice, parce que le refus discrétionnaire ne signifie pas du tout que la
demande du requérant n’est pas fondée. La Cour suprême dit simplement: “ votre
affaire ne m’intéresse pas et celle de votre voisin qui est exactement
similaire m’intéressera peut-être ”, ou “ dans deux ans la même affaire
m’intéressera: je l’examinerai alors ”. Ce pouvoir discrétionnaire que
s’octroie le juge d’accueillir une affaire afin de l’examiner ou de l’écarter,
me paraît absolument incompatible avec les principes fondamentaux de la
Convention européenne.
Herbert Petzold
Je sais, Maître, que je suis sur un terrain miné si nous
parlons de cette idée. Comme je le disais, ce n’est pas quelque chose qui se
fera dans un avenir proche. Mais, encore une fois, je vous demande vraiment de
réaliser où nous en seront demain avec notre système inflationniste et nous
devons donc trouver une réponse. Nous avons aujourd’hui déjà près de cinq
milles requêtes, et lorsque la Russie fera partie du système nous en aurons
beaucoup plus, et encore plus avec l’adhésion d’autres Etats, nous en aurons
dix mille , vingt mille ou plus. Que pourrons-nous faire ? Il faut trouver un
moyen pour résoudre ce problème. Il ne s’agit pas en ce qui concerne les USA,
d’un système arbitraire, il s’agit d’un système discrétionnaire. Bien entendu,
la Cour suprême américaine choisit les affaires qu’elle traite et celles
qu’elle ne traite pas. Je ne suis pas sûr que nous allons très précisément dans
la direction américaine, mais à première vue, il me semble que cette idée, la
voie de la Cour suprême des Etats-Unis, reste à étudier, à examiner. Nous
devons voir si nous pouvons l’accepter. Il semble peut-être un peu prématuré,
maintenant, avant même que la réforme du Protocole n° 11 soit lancée, de parler
d’une réforme future, mais il faut commercer à y penser
Fabien Piettino (élève-avocat, CFPA)
Je vais tout d’abord réagir à ce qui vient d’être dit parce
qu’on pourrait imaginer un système comme celui de la Cour de cassation où,
lorsqu’il y aurait une contradiction entre deux chambres de la CEDH, on
saisirait, par la voie du président, une assemblée plénière, sorte de chambre
qui statuerait sur cette contradiction. On connaît les décisions de l’Assemblée
plénière de la Cour de cassation rendues sur pourvoi et saisine du premier
Président.
Ensuite, je voudrais vous demander si le Protocole 11
permettrait une meilleure organisation au niveau de ce que les auteurs ont
appelé les marchandages politiques qu’il y avait jusqu’à présent au sein de la
CEDH, étant donné que lorsque le Comité des ministres était saisi, les Etats
parties n’avaient pas pour obligation de saisir la CEDH, et que les décisions
rendues par le Comité des ministres ne pouvait pas faire l’objet d’une
exécution forcée. On peut dire qu’il y avait ainsi un marchandage entre les
Etats parties qui n’assuraient pas complètement les droits de l’Homme et leur
respect.
Herbert Petzold
En ce qui concerne cette deuxième question, les faits sont
les suivants. Actuellement il y a un choix : une affaire, une fois la procédure
terminée devant la Commission, peut aller devant la Cour, ou elle peut rester
devant le Comité des ministres, c’est-à-dire lorsque la Commission a adopté son
rapport sur l’article 31. Cela signifie que lorsque la Commission a accepté la
requête, et qu’elle a présenté son rapport sur l’affaire, il y a possibilité
d’aller devant la Cour, dans les cas suivants : soit c’est l’Etat lui-même qui
le demande, soit c’est la Commission ; si la Commission ou l’Etat ne portent
pas l’affaire, il y a possiblité pour le requérant de le faire en ce qui
concerne les Etats qui ont accepté le Protocole n° 9. Si personne ne le fait,
l’affaire reste au Comité des ministres. C’est ce dernier qui décide.
15
La Commission porte toutes les affaires devant la Cour, dans
la mesure où elle estime qu’il y a violation de la Convention, et lorsque l’Etat
concerné s’oppose à cette contestation, mais aussi lorsqu’elle estime qu’il y a
un problème important qui se pose et qui exige une décision judiciaire, par
exemple pour permettre aux juridictions nationales de suivre une ligne
d’interprétation de la Convention.
Au contraire, nous sommes heureux d’avoir affaire au Comité
des ministres aujourd’hui, par exemple pour les affaires concernant le problème
de la durée excessive des procédures judiciaires internes dont beaucoup
concernent l’Italie. Nous avons des centaines de telles requêtes actuellement
devant la Commission. Les affaires ne sont pas portées devant la Cour si le
gouvernement en cause accepte l’avis de la Commission que le Comité des
ministres ratifie. Nous sommes donc assez satisfaits que ces affaires ne
viennent pas à la Cour.
Mais l’Italie a accepté maintenant le Protocole n° 9, le
requérant individuel peut venir à la Cour avec son affaire. Beaucoup y
viennent, mais la Cour (il y a un comité de trois juges pour statuer) a
jusqu’ici rejeté toutes ces affaires.
Le Comité des ministres fait donc un travail très utile à
l’heure actuelle. Il n’en a pas été toujours ainsi. Il y a en effet eu des
décisions où, en fait, le Comité des ministres n’avait pas statué parce qu’il
n’arrivait pas à une conclusion sur l’affaire qui s’était ainsi terminé, après
quelques années de procédure, sans décision sur le fond.
En ce qui concerne votre première question, nous sommes tout
à fait d’accord. Si nous avons un conflit entre deux chambres, il faut pouvoir
aller devant la grande chambre. Le président de la Cour a insisté pour que nous
ayons cette possibilité qui est maintenant prévue.
16
Aperçu sur le contentieux français à Strasbourg
par
Paul TAVERNIER
Professeur à l’Université de Paris-Sud, Directeur du CREDHO
Mon intervention porte sur la jurisprudence française de
Strasbourg, c’est-à-dire sur les arrêts de la Cour de Strasbourg dans les
affaires intéressant la France. M. Petzold serait d’ailleurs tout à fait
qualifié également pour intervenir dans cette perspective, puisqu’il a
participé à la première affaire française, l’affaire Bozano en 1986.
C’est une jurisprudence qu’il connaît bien, mais qui s’est
beaucoup développée depuis lors, puisque nous en sommes à 70 arrêts avec les
derniers arrêts qui ont été rendus au mois d’octobre 1996. Il s’agit donc d’un
contentieux important. Le dernier arrêt concerne un problème qui n’est sans
doute pas capital, celui du choix du prénom de Fleur de Marie refusé par les
agents de l’Etat civil. Je ne connais pas encore le texte de la décision de la
Cour parce qu’il ne m’est pas encore parvenu. Mais les questions de ce type
peuvent intéresser les spécialistes de droit civil.
La Cour rend en moyenne une dizaine d’arrêts intéressant la
France : en 1994, il y en avait 7, en 1995, 13 et pour 1996, nous en sommes
déjà à 11, il y aura peut-être encore un ou deux arrêts avant la fin de l’année
(voir tableau n° 1). Le contentieux français qui parvient à la Cour ne
représente qu’une part limitée du contentieux français devant les organes de Strasbourg.
Pour la dernière année complète, soit 1995, il y a eu 471 requêtes enregistrées
à la Commission, et au total, depuis 1982, 3136 requêtes ont été enregistrées
jusqu’en 1995. C’est un chiffre assez considérable, mais qui est comparable à
d’autres pays, notamment au Royaume-Uni et à l’Italie (voir tableau n° 2).
L’Italie est en effet un fournisseur important du
contentieux de la Commission et de la Cour, mais la France se place finalement
dans le peloton de tête pour les “ clients ” du système de Strasbourg. En plus
des 70 arrêts rendus depuis 1986, il y a aussi des affaires pendantes, environ
une quinzaine, dont certaines promettent d’être intéressantes.
Une des dernières affaires dont la Cour a été saisie
concerne la procédure devant le Conseil constitutionnel français, à propos, il
est vrai, du contentieux électoral. C’est l’affaire Jean-Pierre Pierre-Bloch
qui a été portée devant la Cour. Je rappellerai que ce contentieux a subi des
sorts différents, puisqu’il y avait d’autres recours, notamment de Jack Lang,
qui s’est désisté, et de M.Estrosi dont le recours a été déclaré irrecevable.
On relève ainsi toute la panoplie des solutions possibles. La réponse de la
Cour de Strasbourg sera certainement intéressante, ainsi que la réaction du
Conseil constitutionnel.
Le contentieux français à Strasbourg porte sur des affaires
très diverses, et parfois importantes : cela explique que les milieux
juridiques ne peuvent plus ignorer la Convention européenne, et d’ailleurs, en
général, ils ne l’ignorent pas. C’est vrai pour les magistrats, notamment à
Rouen, qui ont toujours été très sensibles aux problèmes posés par la
jurisprudence de Strasbourg ; c’est vrai pour les avocats, bien sûr, puisque ce
sont eux qui conseillent les requérants, et c’est vrai aussi pour les
universitaires qui prennent de plus en plus en compte ce système dans leurs
recherches et leurs enseignements.
Comme M. Petzold l’a exposé, les réformes en cours exigent
une mise à jour permanente, et c’est un peu ce que nous essayons de faire dans
le cadre de ces rencontres. Je n’oublierai pas l’opinion publique et le milieu
associatif qui défendent les droits de l’Homme et les droits des individus et
qui ont intérêt bien sûr à connaître les mécanismes de Strasbourg. La
jurisprudence est donc importante quantitativement, mais aussi qualitativement
par les solutions qu’elle propose.
On peut également donner quelques indications sur l’origine
des recours en ce qui concerne la France : sur les 70 arrêts rendus depuis
l’affaire Bozano, 3 résultaient d’affaires portées par le gouvernement français
seul : il s’agit des affaires Pardo, Monnet et Morganti ; deux autres affaires
ont été portées devant la Cour par le gouvernement et la Commission : affaires
Tomasi et Nasri. Cela veut dire que tout le reste du contentieux résulte de la
saisine de la Cour par la Commission, puisque la France, il faut le rappeler,
n’a pas ratifié le Protocole n° 9. En revanche, elle a ratifié le Protocole n°
11.
17
Les choses vont évoluer, mais pour le moment le contentieux
français devant la Cour de Strasbourg provient en grande partie d’une saisine
de la Commission. Il faut saluer à nouveau l’importance du rôle de la
Commission. M. Petzold y a fait encore allusion à propos des affaires
italiennes à l’instant ; ceci dit, la situation française n’est pas différente
de la situation des autres pays.
La Commission a vraiment un rôle prépondérant dans le
fonctionnement des organes de Strasbourg, au moins actuellement pour ce qui est
de la saisine de la Cour. En ce qui concerne le résultat des affaires : sur 70
arrêts, la France a été condamnée pour violation d’au moins un des droits
reconnus dans la Convention dans 35 affaires. Le décompte n’est pas facile à
établir, mais en partant des statistiques figurant dans l’ouvrage très pratique
de Frédéric Sudre sur l’état des requêtes déposées devant la Commission de
Strasbourg, je dirais qu’il y avait eu 15 condamnations jusqu’en 19923. En
complétant avec les éléments que j’ai pu réunir, on arrive à 35 violations,
soit 35 sur 70.
Je crois que ces chiffres sont significatifs et doivent être
soulignés parce qu’on entend dire parfois que la France a été condamnée
systématiquement à Strasbourg. Cela me paraît tout à fait inexact. Elle a été
condamnée, c’est vrai, mais je pense que si on faisait les mêmes statistiques
pour les autres Etats, on s’apercevrait que la France n’a pas été plus
condamnée que l’Allemagne, la Belgique ou l’Italie a fortiori.
Quant aux décisions de non-violation : j’en décompte 16
environ. Dans 16 affaires, la Cour a reconnu que la France n’avait pas violé
les dispositions qui étaient invoquées par le requérant. Si l’on ne retrouve
pas le compte, c’est parce que les affaires peuvent se régler de différentes
façons4.
Il y a des règlements amiables, et leur nombre devant la Cour n’a pas été négligeable. On en a relevé 9 sur 70. Dans deux cas, les exceptions préliminaires du gouvernement ont été acceptées : là aussi il n’y a pas eu de condamnation. Dans un cas, il y a eu désistement. Pour certaines affaires récentes, on ne peut pas les classer dans les catégories violation ou non violation puisque l’une concerne une
demande de révision d’un arrêt précédent et a été acceptée :
l’affaire Pardo, et l’autre a trait à l’interprétation d’un arrêt précédent
(affaire Allenet de Ribemont).
Je signalerai enfin un cas assez particulier : l’affaire
Morganti, la Cour a déclaré le recours tardif, donc irrecevable. C’était le
gouvernement français qui avait saisi la Cour, et pour une question de quelques
heures seulement, le recours a été déclaré irrecevable, ce qui montre le souci
de rigueur procédurale de la Cour, mais aussi qu’il faudrait que les instances
gouvernementales et judiciaires connaissent mieux les règles de Strasbourg pour
éviter pareille mésaventure.
En ce qui concerne le contenu des arrêts, les affaires
françaises portent essentiellement sur les articles 5 et 6. On ne sera pas
surpris, puisque cela correspond à la tendance générale du contentieux devant
la Cour de Strasbourg. J’ai relevé 7 affaires concernant l’article 5 et une
vingtaine concernant l’article 6, dont une grande partie porte sur l’article 6
§ 1, notamment sur la durée de la procédure, mais pas uniquement sur ce point
(voir tableau n° 3).
D’autres articles ont fait l’objet d’affaires devant la Cour
de Strasbourg : l’article 3 qui est évidemment très important puisqu’il s’agit
de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants ;
l’article 7 aussi, et cela mérite d’être souligné, puisqu’il semblait avoir été
oublié ces dernières années, au moins devant la Cour. Il y a eu récemment une
série d’affaires, anglaises mais aussi françaises : l’une concernant la
rétroactivité in mitius, ce qui est intéressant dans la mesure où celle-ci
n’était pas prévue expressément dans l’article 7, contrairement aux
dispositions du Pacte des Nations-Unies, et une autre affaire portant sur le
décompte de la peine et la rétroactivité.
L’article 8 était invoqué dans environ 9 affaires, notamment
les affaires d’écoutes téléphoniques, mais aussi des affaires relatives à
l’éloignement des étrangers. Deux affaires concernent l’article 10 ; une
affaire porte sur l’article 11, et d’autres affaires sont relatives au
Protocole n° 1 (trois affaires).
Je constate quelques absences, notamment les articles 2 et
4, et surtout l’article 9, qui est pourtant très important puisqu’il concerne
la liberté d’opinion et de religion, question qui est de plus en plus soulevée
devant les organes de Strasbourg, notamment en ce qui concerne certains pays.
Cette absence m’a rappelé la situation qui existait avant l’acceptation du
recours individuel devant la Commission, donc la période entre la ratification
de la France en 1974 et1981. Cela n’a pas empêché qu’il y ait eu beaucoup de
décisions de tribunaux français portant sur l’article 9 : c’était le problème
de l’objection de conscience, problème un peu oublié à l’heure actuelle,
d’autant plus que bientôt il n’y aura
3 Frédéric SUDRE et Bénédicte PEYROT, Etat des requêtes
introduites contre la France devant la Commission européenne des droits de
l’Homme(2 octobre 1982-31 décembre 1992), Montpellier : IDEDH, 1993, notamment
pp. 22 et 23.
4 Dans deux affaires la Cour a rendu un deuxième arrêt sur
l’application de l’article 50. Celui-ci n’est pas compté comme un arrêt de
condamnation
18
plus de service national et il n’y aura donc plus besoin
d’objection de conscience; le problème aura tout simplement disparu.
Cet exemple montre bien l’importance de la pénétration de la
Convention dans le système français, à la fois législatif et judiciaire. Même
s’il n’y a pas de contentieux à Strasbourg, il peut y avoir un contentieux
national.
Je terminerai en donnant très brièvement des indications sur
les affaires en cours (une quinzaine) : 5 concernent l’éloignement des
étrangers, dont une est susceptible d’être très intéressante puisqu’elle
concerne l’expulsion envisagée d’un Colombien qui avait été condamné pour
trafic de drogue, mais qui s’est finalement très bien réinséré en France, et
qui craint beaucoup pour sa vie si on le renvoie en Colombie, au risque de
subir la vengeance des trafiquants de drogue. D’autres affaires portent sur les
articles 5, 6 et 7 (imprécision de la définition du médicament) et une sur
l’annulation d’une ordonnance d’expropriation (article 1er du Protocole n° 1).
Les affaires sont donc très variées, et certaines auront probablement des
incidences importantes sur le fonctionnement du système juridique français.
J’aurais eu beaucoup de choses à dire sur l’exécution des
arrêts prononcés à Strasbourg : la France les a en général appliqués. L’affaire
des écoutes téléphoniques (arrêts Kruslin et Huvig)5 a entraîné l’adoption
d’une loi ; l’affaire des transsexuels a amené un changement de jurisprudence
(affaire B.)6. Maître Delaporte connaît bien l’affaire Poitrimol, dont il nous
avait parlé à la Session de 19947. Elle a suscité des résistances jusqu’à
présent de la part de la Cour de cassation qui n’a pas modifié sa
jurisprudence. Dans d’autres cas, au contraire, la Cour de cassation a prévenu
une éventuelle condamnation : elle a tenu compte pour l’interprétation des
traités internationaux d’une décision de la Cour européenne concernant la
juridiction administrative (affaire Beaumartin)8. De même, les juridictions
administratives ont opéré un revirement de jurisprudence quant à
l’applicabilité de la Convention européenne des droits de l’Homme aux
procédures disciplinaires ordinales, à la suite de l’arrêt Diennet9.
Il faut donc porter un regard lucide sur ce contentieux. La
France mérite dans certains cas une condamnation, mais je pense que dans
l’ensemble, elle a appliqué avec une certaine bonne volonté les dispositions de
la Convention et s’est soumise relativement de bonne grâce aux décisions de
Strasbourg. On aura l’occasion d’en reparler probablement à propos du
contentieux sur le Sida avec l’exposé du doyen Lebreton.
5 Arrêts n° 176-A et B du 24 avril 1990.
6 Arrêt n° 232-C du 25 mars 1992. Voir F. DURY-GHERRAK, “
L’affaire B. c. France (transsexuels) ”, Cahiers du CREDHO, n° 1, 1994, pp.
61-80. Pour un autre exemple de changement de jurisprudence, voir les
observations de C. d’HAILLECOURT à propos de l’affaire Jamil, infra.
7 Arrêt n° 277-A du 23 novembre 1993. Voir V. DELAPORTE, “
L’affaire Poitrimol c. France ”, Cahiers du CREDHO, n° 2, 1994, pp. 43-62.
8 Voir Erick TAMION, infra.
9 Arrêt n° 325-A du 26 septembre 1995. Voir infra, V. DELAPORTE, “ L’équité de la procédure (article 6), affaires Diennet, Remli et Fouquet et J. F. FLAUSS, “ Actualité de la Convention européenne des
droits de l’Homme ”, Actualité juridique. Droit
administratif, mai 1996, pp. 378-379. Voir aussi M. LASCOMBE et D. VION, “
Revirement de jurisprudence. Applicabilité de la CEDH à la procédure
disciplinaire ordinale ”. Observations sous CE 14 février 1996, JCP, 3/7, 1996,
J.22669.
19
Tableau n° 1 : Nombre des arrêts de la CEDH concernant la
France
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
incomplet
Total
1
1
2
2
4
6
12
11
7
13
11
70
Tableau n° 2 : Evolution du nombre des requêtes
individuelles de 1986 à 1995*
Etats
Nombre de requêtes enregistrées
1982-1992
1993
1994
1995
1993-1995
Total
France
1827
399
439
471
1309
3136
Allemagne
1328
148
188
223
559
1887
Espagne
416
90
138
143
371
787
Italie
1074
142
507
554
1203
2277
Royaume-Uni
1639
205
236
413
854
2493
* Ce tableau a été établi à partir des données fournies dans
l’ouvrage de F. SUDRE ET B. PEYROT, Etat des requêtes..., Montpellier, 1993,
complétées par l’Aperçu des travaux et statistiques publié par la Commission
européenne des droits de l’Homme pour 1993, 1994 et 1995.
20
Tableau n° 3 : Contenu des arrêts
Article de la CEDH en cause
Nombre des affaires
article 3
3
article 5
7
article 6
dont § 1
dont § 2
dont § 3
20
17
2
2
article 7
2
article 8
9
article 10
2
article 11
1
article 12
1
article 13
1
article 14
2
article 18
1
article 1 P.I
3
article 2 P.IV
1
21
Débats
Arnaud de Raulin
Avez-vous un élément de fond pour dire que la France
méritait une condamnation ?
Paul Tavernier
Non. J’ai bien indiqué que la France était dans le peloton
de tête des clients de Strasbourg, donc des requêtes, et pas des condamnations.
C’est une erreur qu’on répand fréquemment, mais qui, à mon avis, est totalement
infondée. Je vous ai donné un chiffre: 35 condamnations sur 70 affaires.
Arnaud de Raulin
En ce qui concerne les condamnations des Etats, qu’est-ce
que cela peut donner ?
Paul Tavernier
Juridiquement, l’arrêt est obligatoire, mais bien sûr, il
n’y a pas de procédure d’exécution. Quand on est dans une procédure interne, on
peut demander l’exécution forcée en faisant appel à la force de police. Il n’y
a pas de force de police européenne, mais je signalerai tout de même que dans
ce cas le Comité des ministres a quand même un rôle qui n’est pas négligeable,
et si le rôle quasi-juridictionnel des ministres disparaît dans le nouveau
système du Protocole n° 11, la surveillance des arrêts subsiste, et je pense
qu’elle n’est pas inutile.
On pourrait en parler bien sûr très longuement, mais je ne
suis un spécialiste de cette question. Jean-François Flauss à Strasbourg
connaît très bien le problème, et il s’agit d’un problème très intéressant
celui de savoir quelle est la suite donnée aux arrêts. J’aurais bien voulu
avoir plus de temps pour l’aborder, mais je pense que dans ce domaine aussi, la
France est un élève assez respectueux dans la classe européenne, avec nos amis
belges notamment.
22 Un regard belge sur la jurisprudence française
de la Cour européenne des droits de l'Homme
ou
L’impartialité du “ tribunal ” : analyse critique de
l’affaire Debled contre Belgique
par
Gérard DIVE
Collaborateur scientifique auprès du Groupe
pluridisciplinaire en droits de l’Homme Université libre de Bruxelles
Prolégomènes
Comme il nous est demandé de porter un regard belge sur la
jurisprudence française de la Cour européenne des droits de l'Homme, il
semblait intéressant de saisir l’occasion pour revenir sur une matière qui a
quelque peu secoué le monde juridique et judiciaire belge et, fait
exceptionnel, l'opinion publique en-deçà et au-delà de nos frontières à la fin
de l’année 1996 : l'impartialité du tribunal ou du magistrat. Notre réflexion
sera introduite par le rappel d’un arrêt de la Cour de cassation belge rendu en
cause du juge Connerotte. Cet arrêt servira de prétexte à l'étude d'une affaire
examinée par la Cour européenne, la Belgique y étant l’Etat défendeur, dont le
problème central est l'impartialité du "tribunal" amené à statuer,
droit garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de
l'Homme. Pour affiner notre analyse, nous nous appuierons sur une jurisprudence
essentiellement belge et française de la Cour, dont plus particulièrement un
arrêt "français" sur lequel la Cour s'est prononcée à la fin de
l'année 1995.
I • Introduction
Le 14 octobre 199610, la Cour de cassation belge rappellait
dans un obiter dictum d'une grande clarté que :
"(...) l'impartialité des juges est une règle
fondamentale de l'organisation judiciaire ; (...) elle constitue, avec le
principe de l'indépendance des juges à l'égard des autres pouvoirs, le
fondement même non seulement des dispositions constitutionnelles qui règlent
l'existence du pouvoir judiciaire mais de tout Etat démocratique, (...) les
justiciables y trouvent la garantie que les juges appliqueront la loi de
manière égale. (...)"
Par cet arrêt, la Cour dessaisit le juge Connerotte chargé
de l'instruction de plusieurs dossiers de pédophilie sur base d'une requête en
suspicion légitime déposée par l'un des présumés pédophiles passé aux aveux. En
fait, le juge avait participé au repas organisé par l'ASBL Marc et Corinne à l'occasion
duquel il avait reçu un présent de l'association. Or, la soirée visait à
recueillir des fonds qui devaient être affectés à la défense d'une des victimes
de ces actes de pédophilie et, par ailleurs, le juge d'instruction avait reçu
en ses mains une constitution de partie civile de l'ASBL contre le requérant.
L'opinion publique s'est mobilisée en Belgique et même
au-delà de nos frontières - en France notamment - pour faire connaître sa
désapprobation et la profonde déception qu'a suscité cet arrêt. A cette
occasion, il nous a semblé pertinent de porter notre attention sur une certaine
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme relative à
l'impartialité et l'indépendance du magistrat, telles que prévues à l'article 6
§ 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des
libertés fondamentales.
Nous nous pencherons plus précisément sur un arrêt rendu par la Cour le 22 septembre 1994, l'affaire Debled contre Belgique11 (II). Nous examinerons la position de la Cour dans une affaire française assez semblable, l'arrêt Diennet12 (III). Nous rapellerons ensuite les règles générales dégagées par la Cour en matière d'impartialité en nous appuyant sur divers arrêts rendus ces dernières années contre la Belgique ou la France. Enfin, nous tenterons une critique de
l’argumentation de la Cour dans l’affaire Debled et
l’affaire Diennet, par un retour à l’affaire Connerotte (IV), avant de conclure
(V).
II • L’affaire Debled
10 Cass. belge, 14 octobre 1996, Journal des Procès, n° 313,
1er novembre 1996, pp. 25 et 26.
11 Affaire Debled contre Belgique ; arrêt du 22 septembre
1994, Série A, n° 292-B.
12 Affaire Diennet contre France ; arrêt du 26 septembre
1995, Série A, n° 325-A.
23
Nous examinerons d’abord les faits de l’affaire (1), puis
nous nous intéresserons aux arguments développés devant et par la Cour (2).
1 • Les faits13
Entre le 10 septembre 1982 et le 13 août 1984, le docteur
Debled, médecin urologue belge, est l'objet de quatre plaintes de patients
auprès de l'Ordre des médecins de la province du Brabant pour avoir réclamé des
honoraires qu’ils jugeaient exagérés. Après plusieurs avertissements restés
sans effets, le conseil de l'Ordre de la province du Brabant l'invite à
comparaître devant lui pour ces faits.
Dans ses conclusions déposées le 2 avril 1995, jour de
l'audience, le docteur Debled récuse notamment cinq médecins, membres du
conseil provincial, pour avoir exprimé individuellement une opinion négative
quant à son comportement, avant même la conclusion des débats contradictoires.
Par sa sentence, prononcée le même jour, le conseil
provincial rejette les demandes en récusation formées par le médecin, après
avoir constaté que des cinq médecins incriminés par le Dr Debled, quatre ne
participaient pas au siège du conseil qui devait statuer en la cause, et que le
cinquième n'y disposait que d'une voie consultative, sans pouvoir assister à la
délibération du conseil.
Au fond, le conseil provincial sanctionnait le docteur
Debled en le suspendant du droit d'exercer sa profession pendant un an. Le 11
avril suivant, le Dr Debled fait appel de cette sentence devant le conseil
d'appel d'expression française de l'Ordre des médecins. Le 3 novembre 1986, à
la veille d'une audience du conseil d'appel consacrée à sa cause, il introduit
une requête en suspicion légitime devant la Cour de cassation. Sa requête est
plus précisément dirigée contre deux des cinq membres effectifs et trois des
cinq membres suppléants du conseil d'appel au motif qu'ils étaient tous
administrateurs ou anciens administrateurs des chambres syndicales des médecins
contre les pouvoirs, la politique et les pratiques desquelles il s'était
publiquement exprimé. Il considérait que ces éléments pouvaient valablement
justifier une crainte légitime de partialité à son égard dans le chef de ces
cinq membres du conseil d'appel et alléguait que ses prises de positions
devaient avoir conduit ces cinq personnes à lui en vouloir personnellement.
Le 21 mai 1987, la Cour de cassation juge irrecevable la
requête du médecin en raison du fait que l'arrêté royal relatif à l'Ordre des
médecins14 n'institue qu'un seul conseil d'appel d'expression française et que,
dès lors, toute décision de dessaisissement équivaudrait à un déni de justice.
Le 29 septembre 1987, le conseil d'appel rend un arrêt par défaut qui rejette
les demandes en récusation formées contre certains membres de son siège au
motif que le médecin n'a pas établi devant lui la justification, en fait et en
droit, de ses demandes. Pour le reste, il suspend le Dr Debled du droit d'exercer
la médecine pour une période de trois mois.
Le docteur fait opposition et, lors de la première audience,
il récuse trois médecins membres du siège en raison des positions influentes
qu'ils occupent au sein des chambres syndicales et un quatrième dont le fils
est un des avocats de ces mêmes chambres syndicales. Par la suite il récusa
deux autres membres du siège pour des raisons similaires.
Le 15 mars 1988, le conseil d'appel prononce sa décision. Il
rejette les demandes de récusation et confirme la décision rendue
antérieurement par défaut. Les demandes de récusation sont écartées pour deux
raisons :
- soit elles n'ont pas été introduites dans les formes
légales15 ;
- soit le Dr Debled n'a produit aucune pièce prouvant
l'existence d'éléments permettant une récusation sur base de l'article 828, 11°
du Code judiciaire. Cet article prévoit que :
"Tout juge peut être récusé pour les causes ci-après :
(...) 11° s'il y a inimitié capitale entre lui et l'une des
parties ; s'il y a eu de sa part, agressions, injures ou menaces, verbalement
ou par écrit, depuis l'instance, ou dans les six mois précédant la récusation
proposée."
Le conseil de l'ordre précise que les décisions écartant
chacune des demandes de récusation ont été prises à la majorité des voix, hors
la présence de l'intéressé, mais après l'avoir entendu.
Le 18 avril 1988, le Dr Debled se pourvoit en cassation
contre cette décision. Il se fonde notamment sur la violation de l'article 6 §
1 de la Convention européenne des droits de l'Homme et du principe général de
droit consacrant
13 Nous nous limiterons ici aux faits intéressant assez
directement les problèmes d'impartialité soulevés en l'espèce. Pour plus de
détails voyez l'arrêt précité aux §§ 6 à 27.
14 Art. 12 § 1, arrêté royal du 10 novembre 1967 relatif à
l'Ordre des médecins.
15 Les deux dernières demandes de récusations n'étaient ni
signées ni datées contrairement au prescrit de l'article 42 de l'arrêté royal du
6 février 1970 règlant l'organisation et le fonctionnement des conseils de
l'Ordre des médecins.
24
l'impartialité du juge. Il motive son recours en dénonçant
le fait que si les demandes de récusations ont été repoussées par un vote
majoritaire hors la présence du membre du siège intéressé, les autres membres
qui faisaient l'objet d'une demande en récusation participaient bien aux
délibérés et aux votes quand ils n'étaient pas directement concernés.
L'arrêt de la Cour de cassation, rendu le 13 avril 1989, ne
retient pas cette argumentation. Au contraire, il soutient que :
"(...) les membres du conseil récusés n'ayant pas
participé à la décision rendue sur la récusation dirigée contre eux, le seul
fait qu'ils aient pris part aux décisions rendues sur les autres récusations
faites pour les motifs reproduits au moyen ne constitue pas une violation de la
disposition légale ni du principe général du droit visés par le
demandeur."
Le médecin a saisi la Commission européenne des droits de
l'Homme le 17 novembre 1988, alléguant notamment une violation du droit à un
tribunal impartial, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. Le 3
septembre 1991, la Commission ne retenait que ce grief, mais dans son rapport
du 16 février 1993, elle concluait unanimement à l'absence de violation de
l'article 6 § 1.
2. Argumentation et décision de la Cour européenne des
droits de l’Homme
Le raisonnement de la Cour européenne, répondant aux
arguments avancés par le requérant, présente trois volets distincts. Ce
raisonnement tient compte de la volonté de la Cour de ne pas dissocier les
problèmes d'impartialité de ceux d'indépendance du "tribunal"
considéré.
Premièrement, la Cour reproduit sa jurisprudence antérieure,
développée dans son arrêt Albert et Le Compte contre Belgique16, et relative au
mode de désignation des médecins appelés à siéger dans les conseil d'appel de
l'Ordre :
"(...) quoique élus (sic) par les conseils provinciaux,
ils n'agissent pas en qualité de représentants de l'Ordre des médecins mais à
titre personnel, tout comme les membres magistrats nommés, eux par le
Roi."
Deuxièmement, la Cour considère que l'absence de juridiction
de renvoi n'a pas pour conséquence nécessaire un manque d'impartialité ou
d'indépendance du conseil d'appel, contrairement à ce que prétend le requérant.
Enfin, elle se penche sur la façon dont le conseil d'appel a
délibéré quant aux demandes de récusation. Elle reconnaît que le fait
"que des juges participent à une décision concernant la
récusation de l'un de leurs collègues peut poser des problèmes s'ils font
eux-mêmes l'objet de pareille récusation."17
Toutefois, elle considère qu'en l'espèce il est
indispensable de tenir compte des circonstances de la cause. Elle souligne
d'abord que s'il fallait écarter de chaque décision de récusation tous les
membres du siège concernés par une demande de récusation, on aboutirait à la
"paralysie de l'ensemble du système disciplinaire"18. Ensuite, elle
s'intéresse aux arguments développés par le requérant à l'appui de ses demandes
de récusation pour conclure de la manière suivante :
"Il n'a avancé à l'égard de chacun des membres récusés
par lui que des motifs pratiquement identiques d'ordre général et abstrait,
déduits de leur appartenance aux chambres syndicales des médecins ou de leurs
prétendus liens avec celles-ci, sans faire état d'éléments concrets et
particuliers qui auraient pu révéler en leur chef l'existence d'une animosité
ou d'une hostilité personnelles à son égard. Une démarche aussi indéterminée ne
peut passer pour fondée.
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 §
1."19
III • L'affaire Diennet c. France20
Comme pour l'affaire Debled, nous nous intéresserons d'abord
aux faits (1) avant d'expliquer la décision de la Cour (2).
1 • Les faits21
Le docteur Diennet, médecin généraliste, était connu pour
prescrire des cures d'amaigrissement à certains de ses patients et d'assurer
leur suivi par l'unique biais d'une relation épistolaire. Poursuivi devant le
conseil régional de l'Ordre
16 Affaire Albert et Le Compte contre Belgique ; arrêt du 10
février 1983, Série A, n° 58, § 32.
17 Affaire Debled contre Belgique ; op. cit., § 37.
18 Affaire Debled contre Belgique ; ibidem.
19 Affaire Debled contre Belgique ; op.cit., §§ 37 et 38.
20 Affaire Diennet contre France ; arrêt du 26 septembre
1995, Série A, n° 325-A.
21 Affaire Diennet contre France ; op.cit., §§ 7 à 21.
25
des médecins de l'Ile-de-France, il est radié du tableau par
décision du 11 mars 1984 pour violation grave des règles de déontologie
professionnelle.
Ayant fait appel de la décision devant la section
disciplinaire du conseil national de l'Ordre, celui-ci substitua le 30 janvier
1985 la sanction d'interdiction d'exercer la profession de médecin pendant
trois ans à celle de radiation. Mais cette nouvelle décision fut annulée par le
Conseil d'Etat sur recours du médecin pour irrégularité de la procédure. Le
Conseil d'Etat renvoya l'affaire devant la même et unique section disciplinaire
du conseil national de l'Ordre qui confirma sa première décision le 26 avril
1989.
Le docteur Diennet se pourvut alors en cassation devant le
Conseil d'Etat notamment au motif que plusieurs membres de la section
disciplinaire qui avaient rendu la seconde décision faisaient déjà partie du
siège de la section lors de la première décision et que, dès lors, il y avait
violation du principe d'impartialité garanti à l'article 6 § 1 de la Convention
européenne des droits de l'Homme.
Le 29 octobre 1990, le Conseil d'Etat rejeta la requête y
compris le volet consacré à l'impartialité de la section disciplinaire. Le
Conseil d'Etat conteste l'application de l'article 6 § 1 de la Convention aux
juridictions disciplinaires et considère par ailleurs que l'article 11 de la
loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif
a trouvé ici sa juste application. Cette disposition prévoit que si le Conseil
d'Etat
"prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d'Etat peut, soit renvoyer l'affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l'affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie."
Dans ce cas, le Conseil d'Etat a fait application de la
première possibilité offerte par l'article 11, c'est-à-dire un renvoi devant la
même juridiction, puisqu'il n'existe qu'une seule section disciplinaire du
conseil national de l'Ordre des médecins. Il classe en outre la situation parmi
celles qui autorisent la saisine d'une même juridiction composée en partie de
la même manière que la juridiction qui a statué avant renvoi en raison de la
nature même de cette juridiction. En effet, la section disciplinaire unique du
conseil national de l'Ordre n'est composée que de huit membres effectifs et
huit membres suppléants.
Le 18 avril 1991, le docteur Diennet saisit la Commission
européenne notamment pour violation du droit du justiciable à ce que sa cause
soit entendue par un tribunal impartial, droit garanti par l'article 6 § 1 de
la Convention européenne des droits de l'Homme. La requête est déclarée
recevable par décision du 2 décembre 1992, mais la chambre plénière de la
Commission conclut, dans son rapport du 5 avril 1994, à la non-violation de
l'article 6 § 1 de la Convention sur ce point.
2 • Argumentation et décision de la Cour européenne22
Le requérant se plaint sur le plan de l'impartialité
objective de la section disciplinaire de ce que d'une part, trois juges
siégeant lors de la première décision de la section siégeaient à nouveau pour
la seconde décision et, d'autre part, à l'exception d'un paragraphe, le texte
de la décision était identique au texte de la première décision.
La Cour ne décèle pas un élément démontrant un manque
d'impartialité dans le fait qu'à peu de choses près le texte de la première et
de la seconde décision sont identiques. En effet, la section disciplinaire a eu
à connaître de faits et de questions de droit strictement identiques.
Quant au premier argument du requérant, le plus intéressant
en ce qui nous concerne, la Cour refuse de
"voir un motif de suspicion légitime dans la
circonstance que trois des sept membres de la section disciplinaire ont pris
part à la première décision."23
Son raisonnement s'appuie sur la jurisprudence qu'elle a
développée dans l'affaire Ringeisen contre Autriche24. Dans cette affaire, la
Cour affirma qu'
"on ne saurait poser en principe général découlant du
devoir d'impartialité qu'une juridiction de recours annulant une décision
administrative ou judiciaire a l'obligation de renvoyer l'affaire à une autre
autorité juridictionnelle ou à un organe autrement constitué de cette
autorité."25
22 Affaire Diennet contre France ; op.cit., §§ 26 à 46.
23 Affaire Diennet contre France ; op.cit., § 38.
24 Affaire Ringeisen contre Autriche ; arrêt du 16 juillet
1971, Série A, n° 13.
26
Elle conclut donc dans l'affaire Diennet à l'absence de
violation de l'article 6 § 1 en matière d'impartialité du "tribunal"
amené à statuer, justifiant le renvoi à une même juridiction composée d'un
siège partiellement identique en se référant à l'article 11 de la loi du 31
décembre 1987 précitée dont la ratio legis ressort de la nature particulière de
la juridiction considérée, soit la section disciplinaire du conseil national de
l'Ordre des médecins.
IV • Jurisprudence de la Cour en matière d’impartialité
Nous allons ici, d'une part, rappeler succinctement certains
principes essentiels dégagés par l'ensemble de la jurisprudence de la Cour
quant au principe d'impartialité du tribunal et, d'autre part, nous référer à
l'arrêt de la Cour dans l'affaire Diennet contre France26.
Dans l'affaire Piersack contre Belgique27, la Cour a défini
avec précision la notion d'impartialité. Elle distingue l'impartialité
subjective qui s'intéresse à ce que la juge pense en son for intérieur et
l'impartialité objective qui vise à rechercher si ce même juge offre des
"garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime."
L'affaire De Cubber contre Belgique apporte un éclairage
complémentaire sur cette seconde branche de la notion. En effet, la Cour y
précise qu'elle
"ne saurait (...) se contenter d'une optique purement
subjective ; il lui faut prendre aussi en compte des considérations de
caractère fonctionnel et organique (démarche objective). En la matière, même
les apparences peuvent revêtir de l'importance ; selon un adage anglais (...) "justice must not only be done
: it must also be seen to be done. "28 et 29
Elle se rallie ensuite à la position de la Cour de cassation
belge30 en précisant que, selon elle,
"doit se récuser tout juge dont on peut légitimement
craindre un manque d'impartialité. Il y va de la confiance que les tribunaux
d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables
(...)."31
La jurisprudence française de la Cour, en l'affaire Remli
nous rappelle que les règles d'impartialité et d'indépendance des tribunaux
"valent pour les jurés comme pour les magistrats,
professionnels ou non (...)."32
Par analogie, on peut en déduire que ces règles valent pour
tout membre du siège de ce que l'article 6 § 1 de la Convention qualifie de
"tribunal", dont, notamment, l'unique conseil d'appel d'expression
française de l'Ordre belge des médecins.
Quant à la charge de la preuve, l'arrêt rendu dans l'affaire
Albert et Le Compte contre la Belgique, qui mettait également en cause
l'impartialité des juridictions professionnelles de l'Ordre des médecins, nous
offre un précieux éclairage puisqu'à cette occasion la Cour précise que
"L'impartialité personnelle des membres d'un
"tribunal" doit en principe se présumer jusqu'à preuve du contraire
(...)"33
Il ressort de cet arrêt que le rôle du requérant en matière
de preuve est particulièrement important pour démontrer la partialité
subjective du tribunal ; quant au volet objectif, il revient à la Cour
d'examiner les faits de la cause et les règles de droit en vigueur afin de
détecter l'existence d'éléments pouvant ébranler la légitime confiance du
justiciable envers le tribunal amené à statuer.
Enfin, nous savons notamment par les arrêts rendus dans les
affaires Irlande contre Royaume-Uni34 et Klass et autres35 que la Cour peut
constater une violation de la Convention trouvant sa source dans une loi et
prononcer de ce chef un arrêt de violation du texte fondamental.
25 Affaire Ringeisen contre Autriche ; op.cit., § 97.
26 Affaire Diennet contre France, ibidem.
27 Affaire Piersack contre Belgique ; arrêt du 1er octobre
1982, Série A, n° 53, § 30.
28 Affaire De Cubber contre Belgique ; arrêt du 26 octobre
1984, Série A, n° 86, § 26.
29 On trouvera une application récente de la plupart de ces
principes dans un arrêt de 1992 rendu par la Cour en l'Affaire Sainte-Marie
contre France ; arrêt du 16 décembre 1992, Série A, n° 253-A.
30 Cass. belge, 21 février 1979, Pasicrisie, 1979, I, p.750.
31 Affaire De Cubber contre Belgique ; ibidem.
32 Affaire Remli contre France ; arrêt du 23 avril 1996, à
paraître dans le Recueil des arrêts et décisions 1996, § 46.
33 Affaire Albert et Le Compte contre Belgique ; arrêt du 10
février 1983, Série A, n° 58, § 32.
34 Affaire Irlande contre Royaume-Uni ; arrêt du 18 janvier
1978, Série A, n° 25, § 240.
35 Affaire Klass et autres contre RFA ; arrêt du 6 septembre
1978, Série A, n° 28, § 33.
27
V • Analyse de la jurisprudence de la Cour : le retour à
l’affaire Connerotte
Lorsque la Cour de cassation belge eut à se prononcer dans
l'affaire Connerotte, d'aucuns - juristes, hommes politiques, hommes de la rue
- s'adressèrent aux membres de la juridiction suprême pour qu'elle fasse un
effort de créativité. Entendons-nous bien : il s'agissait, en raison des
circonstances exceptionnelles, de réduire la portée du principe de
l'impartialité du magistrat. Il s'agissait donc, vu l'atrocité des faits, de
demander à la Cour de limiter le contenu et l'application d'un principe
fondamental de protection des droits de l'Homme dans le cadre des poursuites
judiciaires.
Doit-on parler de courage ? Ou plus simplement, doit-on se
féliciter que la Cour ait mis un point d'honneur à rappeler que c'est justement
dans des situations particulières qu'il faut appliquer avec toute la rigueur du
droit ces règles protectrices de la personne humaine.
Dans les affaires Debled et Diennet, par deux fois, la Cour invoque la spécificité de la nature de la juridiction concernée pour considérer que le principe d'impartialité n'est pas atteint. Soit parce qu'il faut admettre que des juges puissent statuer sur une demande de récusation portant sur un des leurs, alors qu'ils sont eux-mêmes l'objet d'une telle demande sur laquelle ces mêmes collègues auront immédiatement à se prononcer. Soit parce que le siège qui a à connaître pour la seconde fois d'une affaire après renvoi est en partie composé de manière identique.
Si nous devons nous rallier à la jurisprudence de la Cour
dans la première branche de l'alternative illustrée par l'affaire Diennet
contre France, sauf pour nous à critiquer le mécanisme de l'opposition dont la
conséquence est la saisine automatique du premier juge chargé de statuer pour
se prononcer à nouveau en la même cause. Toutefois, nous pensons que la Cour ne
devrait pas justifier sa position en invoquant essentiellement le prescrit de
la loi, française ici. En effet, une loi peut être contraire à la Convention
européenne et la Cour est compétente pour en faire le constat et rendre un
arrêt concluant à une telle violation. Elle devrait se baser avant tout sur le
contenu de la Convention et sur l'interprétation qu'elle en donne.
Par contre, nous serons moins enclin à suivre la Cour dans
son second raisonnement, celui qu'elle a développé dans l'affaire Debled. Outre
la référence systématique au droit belge au sujet de laquelle nous émettrons
les mêmes réserves, il nous semble que la Cour a tôt fait d'écarter le problème
de l'impartialité en soulignant que s'il fallait interdire à tous les membres
du siège de participer aux délibérés consacrés aux demandes de récusation, le
système disciplinaire serait paralysé.
En effet, la Cour doit ici se prononcer sur deux problèmes
différents d’impartialité. D’une part, l’impartialité subjective de certains
membres du conseil de l’ordre mise en doute par le requérant en raison des
liens qu’ils possèdent avec notamment les chambres syndicales contre lesquelles
il est publiquement intervenu. D’autre part, l’impartialité objective du
conseil de l’ordre lorsqu’il se prononce sur les demandes de récusation : le
siège du conseil qui rejette les demandes de récusation est composé à chaque
fois de tous ses membres, non compris celui qui est directement concerné par la
demande de récusation examinée, mais y compris les autres membres du siège qui
font l’objet d’une demande de récusation comparable. De toute évidence, si ces
autres membres visés par des demandes semblables s’étaient prononcés en faveur
de la récusation lors de l’examen de la première d’entre elles, non seulement
ils reconnaissaient leur propre partialité, puisque les demandes reposaient toutes
sur des motifs assez semblables, mais en outre ils invitaient implicitement
leurs collègues à accueillir le demande de récusation qui les concernait
personnellement, pour la même raison.
Si, comme l’indique la jurisprudence de la Cour, il
appartient au requérant d’amener des éléments de preuve suffisants pour
démontrer une allégation de partialité subjective, ce que le docteur Debled
n’aurait pas fait à suffisance aux yeux de la Cour, celle-ci semble oublier les
arrêts cités supra par lesquels elle souligne le rôle qu’elle doit jouer dans
l’examen des faits de la cause et les règles de droit en vigueur pour détecter
l’existence d’éléments pouvant ébranler la légitime confiance du justiciable
lorsque, comme en l’espèce, l’impartialité objective du “ tribunal ” est mis en
doute. La motivation de l’arrêt ne laisse pas transparaître ce travail de la
Cour in casu. Alors que, rappelons-le, la Cour précisait dans l'affaire De
Cubber contre Belgique qu’en matière d’impartialité objective,
"(...)
même les apparences peuvent revêtir de l'importance ; selon un adage anglais
(...) justice must not only be done : it must also be seen to be done."
En conséquence, nous pensons pouvoir dire que la Cour n’a pas
répondu adéquatement à la seconde question liée à l’impartialité du conseil de
l’ordre, bien qu’il soit évident pour nous que l’impartialité objective du
conseil pouvait, au regard de l’interprétation donnée à cette notion par la
Cour elle-même dans sa jurisprudence antérieure, être légitimement mise en
cause. On assiste donc ici à un retour en arrière de la Cour dans sa vision
évolutive du contenu de la Convention et de son article 6 en particulier dans
une matière, les juridictions ordinales, particulièrement délicate.
28
En effet, si l'on reconnaît à certaines professions
l'avantage de pouvoir organiser elles-mêmes le respect de leurs règles
déontologiques par la création de juridictions ordinales, ce doit être dans les
seuls buts d'assurer une meilleure application du droit et de créer une plus
grande confiance du justiciable en ce système. Or, tel n’est pas le cas ici.
VI • Conclusion
En conclusion, il serait plus conforme à la notion
d'impartialité objective dégagée par la jurisprudence antérieure de la Cour
européenne des droits de l’Homme d'exiger de la loi qu'elle prévoie qu'en de
telles circonstances le siège doit être recomposé pour statuer sur les seules
demandes de récusation. Si le nombre de juges prévu par la loi s'avère en
pratique insuffisant, la Cour devrait y voir une nouvelle contrariété avec les
exigences d'une justice respectueuse des droits de la défense et plus
précisément du droit à voir sa cause entendue par un "tribunal"
impartial. Il est vrai que le droit doit se prémunir contre une récusation à
caractère général qui paralyserait le fonctionnement du système judiciaire ou
disciplinaire, mais, de toute évidence, une telle récusation présenterait
souvent un caractère fantaisiste et la loi pourrait prévoir la possibilité pour
le siège, maintenu dans sa composition d'origine, de rejeter toute demande
"manifestement mal fondée" pour reprendre un vocabulaire si cher à la
juridiction strasbourgeoise. Mieux encore, la loi devrait envisager qu'une
telle demande soit examinée par une juridiction supérieure, telle la Cour de
cassation.
A notre tour sans doute, nous demandons à une juridiction,
la Cour européenne, qu'elle fasse preuve de créativité. Mais cette fois, c'est
avec l'assurance que si notre très modeste voix devait être entendue, la conséquence
en serait une application plus large des principes de protection des droits de
l'Homme, réduisant d'autant ce qui peut passer pour un privilège réservé aux
juridictions ordinales.
Il y a donc créativité et créativité : d’une part, celle
demandée à la Cour de cassation belge dans l’affaire Connerotte et qui aurait
abouti à l’admission d’exceptions au principe de l’impartialité des magistrats
dans certaines causes particulièrement sensibles et, d’autre part, celle que
nous espérons dans le chef de la Cour européenne pour une application plus
rigoureuse du principe d’impartialité objective. De loin, nous préférons cette
dernière.
Herbert Petzold
Je remercie M. Dive pour son exposé et j’espère que vous
n’attendez pas de moi de commenter ce qu’il a dit sur les arrêts de la Cour. Je
comprends bien ses critiques, mais je voudrais tout simplement dire que, comme
vous le savez, dans la jurisprudence de la Cour, cette garantie du tribunal
indépendant et impartial qui est l’une des garanties essentielles de l’article
6, a joué un grand rôle.
M. Dive a parfaitement bien expliqué ces deux approches que
la Cour a choisies : l’approche subjective qui ne nous a jamais posé de
problèmes et celle des apparences. M. Dive a mis l’accent sur cette question en
effet, qui était mise en lumière dès le début, dans une affaire belge de 1971,
et qui a joué un rôle considéré par certains comme exagéré. Nous avons sans
doute introduit un élément qui limite un peu trop cette question en disant
qu’il faut que les craintes subjectives soient objectivement justifiées. C’est
peut-être dans cette direction que la Cour va.
Paul Tavernier
Je me permets de remercier également Gérard Dive qui
collabore avec le CREDHO depuis plusieurs années. Il nous aide pour la
bibliographie du Bulletin d’information du CREDHO, que certains d’entre-vous
connaissent. Je tenais à le préciser et à le remercier chaleureusement.
29
L’affaire du sang contaminé devant la Cour européenne
des droits de l’Homme
par
Gilles LEBRETON
Doyen de la Faculté des Affaires internationales du Havre
Le drame de la contamination par le virus du Sida, du fait
du service public de la transfusion sanguine, de milliers d’hémophiles et de
personnes hospitalisées est l’une des plus grandes tragédies de notre époque.
Dévoilé par la presse en 1991, il a immédiatement provoqué un séisme juridique,
en suscitant une révision constitutionnelle et le vote de plusieurs lois, ainsi
que la riposte des jurisprudences pénale, civile et administrative.
La révision constitutionnelle du 27 juillet 1993 a en effet
débouché sur la création de la Cour de justice de la République, compétente
pour juger les ministres responsables (articles 68-1 et 68-2 de la
Constitution). Une loi du 31 décembre 1991 a pour sa part mis en place un fonds
de garantie, spécialement chargé d’indemniser les victimes de la transfusion,
tandis qu’une loi du 4 janvier 1993 a profondément modifié les articles L 666
et suivants du Code de la santé publique, en remplaçant notamment le CNTS
(Centre national de la transfusion sanguine), de sinistre mémoire, par l’Agence
française du sang. Dans le cadre de l’affaire Garretta, les juridictions
pénales ont quant à elles condamné à des peines de prisons les médecins
responsables de la contamination, non pour crime d’empoisonnement au sens de l’article
301 de l’ancien Code pénal36, mais pour délit de tromperie sur les qualités
substantielles d’un produit, sur le fondement de la loi du 1er août 190537. La
première chambre civile de la Cour de cassation a de son côté retenu la
responsabilité contractuelle des centres de transfusion privés, en raison de
leur manquement à leur obligation de sécurité-résultat38. Enfin, le Conseil
d'État, qui n’a pas voulu être en reste, a dégagé deux jurisprudences
nouvelles, en retenant d’une part la responsabilité sans faute des centres
publics de transfusion39, d’autre part la responsabilité de l'État pour “toute
faute” commise dans ses activités de réglementation et de contrôle du service
public de la transfusion sanguine40.
Tout semblait donc réglé. L’ampleur de la réaction juridique
des tribunaux et de l'État français paraissait rendre inutile la saisine de la
Cour européenne des droits de l’Homme.
Il n’en a malheureusement rien été. L’affaire du sang
contaminé a été portée devant la Cour à trois reprises en 1994, et à deux
reprises en 1995, après avoir fait l’objet d’un premier arrêt en 1992. Deux
problèmes juridiques ont été soulevés par ces différentes saisines : le
problème du délai raisonnable des procédures juridictionnelles (I), et le
problème du droit d’accès à un tribunal (II).
I • Le délai déraisonnable des procédures juridictionnelles
Aux termes de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’Homme, “toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…)”.
Or on sait qu’en France, comme dans d’autres pays, les
procédures juridictionnelles manifestent une fâcheuse tendance à s’éterniser.
L’affaire du sang contaminé en offre malheureusement de nouvelles
illustrations. Comme l’arrêt
36 Article qui semblait pourtant applicable, dans la mesure
où il caractérisait l’empoisonnement par l’intention d’empoisonner et non par
l’intention de tuer. Comparer avec l’article L 221-5 du Nouveau Code pénal,
entré en vigueur en 1994 (et rétroactif, étant plus doux que l’ancien article
301), qui le caractérise au contraire par l’intention de tuer.
37 Trib. corr. Paris 23/10/1992 D 1993.222 note PROTHAIS, et
CA Paris 13/7/1993 D 1994.118 notePROTHAIS.
38 Cass. 1ère civ. 12/4/1995 Martial.
39 CÉ Ass. 26/5/1995 Jouan et Consorts N’Guyen AJDA 1995.508
chron. STAHL et CHAUVAUX.
40 CÉ Ass. 9/4/1993 G. AJDA 1993.344 chron. MAUGÜE ET
TOUVET.
30
de 199241, quatre des cinq arrêts rendus en 1994-1995
constatent en effet la violation par la France de l’exigence du délai
raisonnable : il s’agit des arrêts Vallée, Karakaya, Demai, et Marlhens42.
Face à cette avalanche, l’attitude de l'État français est
d’ailleurs de plus en plus conciliante. Pugnace dans l’affaire Vallée, mais
néanmoins condamné à verser 200 000 francs au titre de la “satisfaction
équitable”, il s’en remet en effet “à la sagesse de la Cour” dans l’affaire
Karakaya, ce qui lui vaut d’être à nouveau condamné à verser 200 000 francs,
puis procède au règlement amiable des affaires Demai et Marlhens en versant 200
000 francs dans le premier cas et 150 000 francs dans le second.
Mais l’intérêt majeur de ces affaires ne tient pas à cela.
Il vient de cette constatation que la Commission et la Cour ne se contentent
pas, pour trancher les litiges en faveur des victimes de la transfusion
sanguine, d’appliquer les trois critères habituels de la durée raisonnable des
procédures juridictionnelles (A), mais qu’elles prennent aussi et surtout en
compte “ l’enjeu de la procédure ” (B).
A • Les trois critères habituels de la durée raisonnable des
procédures juridictionnelles
Les procédures juridictionnelles ont duré deux ans et trois
mois dans l’affaire Marlhens, et plus de quatre ans dans les affaires Vallée,
Karakaya, et Demai. La Commission et la Cour concluent qu’elles ont excédé le
délai raisonnable prévu par l’article 6 § 1, après avoir passé en revue les
trois critères habituellement retenus en la matière : la complexité de
l’affaire (1°), le comportement du requérant (2°), et le comportement des autorités
(3°).
1 • Complexité de l’affaire
Le gouvernement français estimait, dans sa défense, que ces
diverses affaires étaient complexes parce qu’il avait fallu attendre septembre
1991 pour qu’un rapport de l’IGASS (Inspection générale des affaires sanitaires
et sociales) confirme la réalité de la contamination par voie transfusionnelle,
et le 9 avril 1993 pour qu’un arrêt du Conseil d'État (précité note 5) précise
le fondement juridique de la responsabilité de l'État. Mais la Commission et la
Cour rejettent cette argumentation en soulignant que le principe de la
responsabilité de l'État était déjà posé, dès décembre 1991, par un jugement du
Tribunal administratif de Paris43.
Cette réponse n’est pas entièrement convaincante, car s’il
est vrai que le Tribunal administratif avait préfiguré la solution du Conseil
d'État en retenant la responsabilité pour faute simple de l'État, la Cour
administrative d’appel de Paris avait ensuite adopté une position différente,
subordonnant la responsabilité de l'État à la commission d’une faute lourde44.
Mais il est vrai que la Commission et la Cour rappellent
aussi que la responsabilité de l'État français avait également été reconnue par
l’arrêt de la Cour européenne du 31 mars 1992, précédent qui aurait dû inciter
les juridictions françaises à plus de célérité.
2 • Comportement du requérant
Dans les affaires Vallée, Demai, et Marlhens, la Commission
et la Cour constatent que le comportement des requérants est irréprochable.
Bien loin de ralentir le déroulement de leurs procédures juridictionnelles, ils
répondent en effet avec une rapidité exemplaire aux demandes des juges. Dans
l’affaire Demai, par exemple, le requérant met trois mois à fournir les
renseignements médicaux demandés par le Tribunal administratif, et seulement
dix jours à déposer un mémoire en réplique au rapport de l’expert.
Dans l’affaire Karakaya, en revanche, le requérant fait
preuve d’une certaine négligence, car un délai de cinq mois s’écoule entre sa
requête introductive d’instance et son mémoire complémentaire. Les juges
européens décident malgré tout de ne pas lui en tenir rigueur, au motif que
“comme la Commission, la Cour note que de toute manière plus de trois ans et
cinq mois se sont écoulés entre le dépôt de ce mémoire et la fin de la
procédure” (§ 37). Le pragmatisme de cette formulation cache mal un certain
embarras. En réalité, au-delà du motif invoqué, c’est très certainement
“l’enjeu de la procédure” qui explique l’indulgence de la Cour.
41 CEDH 31/3/1992 X c. France série A n° 234-C.
42 CEDH 26/4/1994 Vallée série A n° 289-A, CEDH 26/8/1994
Karakaya série A n° 289-B, CEDH 28/10/1994 Demai série A n° 289-C, CEDH
24/5/1995 Marlhens série A n° 317-A.
43 TA Paris 20/12/1991. On notera au passage le flottement
de la Commission, qui date le jugement au 20 décembre dans l’affaire Vallée et
au 18 décembre dans l’affaire Demai.
44 CAA Paris 16/6/1992 Y AJDA 1992.678 note RICHER.
31
3 • Comportement des autorités
Dans chacune des quatre affaires, la Commission et la Cour
constatent l’évidente lenteur des autorités administratives et
juridictionnelles.
Le ministre compétent manifeste en effet à chaque fois une
grande désinvolture à l’égard des requérants. Dans l’affaire Vallée, par
exemple, il met trois mois et demi à répondre au recours gracieux, et six mois
à fournir son mémoire en réponse en matière contentieuse. Ces délais sont
respectivement de trois et onze mois dans l’affaire Karakaya. Et le mémoire en
réponse se fait à nouveau attendre onze mois dans l’affaire Demai.
Le comportement des juridictions n’est malheureusement pas
moins décevant. Dans l’affaire Vallée, par exemple, il faut quatre audiences au
Tribunal administratif de Paris pour condamner enfin l'État à réparer le
préjudice causé à la victime de la transfusion : la première, qui intervient au
bout de deux ans d’attente, débouche sur un jugement avant dire droit demandant
des documents médicaux ; la deuxième n’aboutit à rien, aucun jugement n’étant
notifié au requérant ; la troisième mène à la sollicitation de l’avis du
Conseil d'État, sur le fondement de l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987
; la quatrième permet enfin de conclure à la condamnation de l'État, non sans
que cinq mois supplémentaires soient perdus entre l’adoption de l’avis du
Conseil d'État et la date de notification du jugement du Tribunal… Trois
audiences sont encore nécessaires au même Tribunal pour parvenir au même
résultat dans l’affaire Karakaya45. Deux sont suffisantes dans l’affaire Demai
; hélas, cette bonne volonté naissante est gâchée par la désinvolture de
l’expert, désigné au terme de la première audience, qui attend inexplicablement
un an avant d’examiner la victime.
Ces trois affaires jettent en définitive le discrédit sur le
caractère inquisitorial de la procédure administrative contentieuse. Comme le
soulignent en effet la Commission et la Cour, la lenteur chronique du juge
administratif est d’autant plus incompréhensible qu’il a théoriquement le
pouvoir de diriger le procès. Or en pratique force est de constater qu’il
n’utilise pas ses pouvoirs d’injonction pour presser la marche de l’instance.
Son monopole de direction se retourne alors contre les victimes qu’il était
supposé protéger…
L’affaire Marlhens est différente dans la mesure où la
victime y fait appel devant la Cour d’appel de Paris contre la décision par laquelle
la commission compétente du fonds de garantie a refusé de l’indemniser. Deux
incidents retardent ici encore l’issue du procès. Un report d’audience est dû à
la carence du bureau d’aide juridictionnelle, qui n’accorde l’aide demandée
qu’au bout de six mois. Puis lors de l’audience, le fonds réclame et obtient
une expertise qu’il aurait pu demander bien avant. La juridiction judiciaire
intervenant dans cette affaire n’est donc finalement guère plus efficace que
les juridictions administratives.
Au terme de leur examen des quatre affaires, la Commission
et la Cour peuvent donc conclure que chacun des trois critères plaide en faveur
du dépassement de la durée raisonnable des procédures juridictionnelles. Mais
compte tenu de la gravité exceptionnelle du préjudice subi par les victimes de
la transfusion, elles ne se contentent pas de cette constatation et mettent en
avant “l’enjeu de la procédure”.
B • “L’enjeu de la procédure”
Bien qu’il soit formellement incorporé par la Cour dans le
troisième critère de la durée raisonnable, c'est-à-dire dans le “comportement
des autorités”, l’enjeu de la procédure est nettement considéré par les juges
européens comme un quatrième critère. La Cour affirme en effet, dans les
affaires Vallée et Karakaya, que “l’enjeu de la procédure litigieuse revêt une
importance extrême pour le requérant, eu égard au mal incurable qui le mine et
à son espérance de vie réduite” (§ 47 de l’arrêt Vallée et § 43 de l’arrêt
Karakaya). Et elle en déduit sans ambages que “bref une diligence
exceptionnelle s’imposait en l’occurrence” (mêmes §).
Cette déduction montre à l’évidence que l’enjeu de la
procédure est même considéré comme le critère essentiel de la durée raisonnable
en la matière. Cette prééminence est logique dans la mesure où, contrairement
aux trois critères habituels, ce quatrième critère n’est pas technique mais
idéologique. L’“enjeu” qu’il met en oeuvre n’est en effet rien moins que le
respect de la dignité de la personne humaine. Certes, la Cour ne le reconnaît
pas expressément, ce qu’on peut d’ailleurs déplorer. Mais la Commission est
heureusement beaucoup plus claire, puisqu’elle affirme que “ par-delà les
questions juridiques inhérentes à toute procédure judiciaire, il y va, en
l’occurrence, du respect de la dignité humaine d’un justiciable plongé dans un
désarroi d’autant plus profond qu’il s’avère sans issue ” (§ 68 de l’avis
Vallée, § 58 de l’avis Karakaya et § 66 de l’avis Demai).
45 On notera au passage un nouveau flottement de la
Commission, qui parle dans cette affaire d’autorité “judiciaire” pour désigner
le TA de Paris.
32
La prise en considération de l’enjeu de la procédure est
finalement significative de la volonté de la Cour de répondre loyalement aux
attentes de l’opinion publique, profondément sensibilisée par la gravité du
sort des victimes du Sida. Elle ne se traduit d’ailleurs pas seulement par
l’émergence d’un quatrième critère mais permet aussi, en amont, de déroger à
l’article 26 de la Convention. Dans les affaires de 1994-1995 comme dans
l’arrêt de 1992, elle conduit en effet à admettre la recevabilité de la saisine
de la Commission, bien que les voies de recours internes n’aient pas été
épuisées. On peut voir dans ce surprenant constat une victoire des aspirations
de la conscience collective sur le strict respect du droit écrit.
Cette victoire, conforme aux vues du positivisme
sociologique46, se renouvelle lorsqu’il s’agit de trancher le problème du droit
d’accès à un tribunal.
II • Le droit d’accéder à un tribunal
Selon une jurisprudence classique, la Cour européenne estime
que l’article 6 § 1 de la Convention consacre implicitement le droit d’accéder
à un tribunal pour obtenir le règlement de tout litige d’ordre “civil” ou
“pénal”47. Le dernier des cinq arrêts rendus en 1994-1995 à propos de l’affaire
du sang contaminé, l’arrêt Bellet, concerne précisément l’étendue de ce
droit48.
Un hémophile, M. Bellet, avait été contaminé en 1983 à la
suite de plusieurs transfusions sanguines. Il intenta alors trois actions pour
obtenir réparation. 1) En 1990, il engagea la responsabilité de l'État devant
le Tribunal administratif de Paris ; mais ce dernier le débouta très
logiquement de sa requête au motif que sa séropositivité s’était révélée avant
la période d’inaction fautive de l'État, commençant en 1984. 2) En 1992, il
saisit le fonds de garantie institué par la loi du 31 décembre 1991, dont il
obtint une indemnité de 993 750 francs, qu’il accepta ; il fit donc le choix de
ne pas utiliser la voie de recours spéciale ouverte par la loi, devant la Cour
d’appel de Paris, pour contester l’offre du fonds. 3) Mais parallèlement à
cette saisine du fonds, il engagea à partir de 1991 la responsabilité de la
Fondation nationale de la transfusion sanguine devant les tribunaux
judiciaires. C’est là que le problème juridique allait surgir.
En première instance, le TGI de Paris condamne en effet la
FNTS à verser au requérant 1 500 000 francs de dommages-intérêts. Mais en
appel, un coup de théâtre se produit : la Cour d’appel de Paris infirme le
jugement au motif que l’article 47-3 de la loi de 1991 dispose que
l’indemnisation du fonds vaut “réparation intégrale” du préjudice ; M. Bellet
ayant accepté l’offre du fonds, sa requête est donc jugée irrecevable, faute
d’intérêt à agir. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation confirme
cette analyse par un arrêt du 26 janvier 1994, et précise que le droit
d’accéder à un tribunal, découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, n’a pas
été violé, “la victime ayant disposé de la faculté de saisir une juridiction
pour voir fixer l’indemnisation de son préjudice”49.
Saisies à leur tour, la Commission et la Cour européennes
concluent au contraire à la violation de ce droit, mais sur des fondements
différents : la Commission avance l’idée que l’accord réalisé entre la victime
et le fonds s’analyse en une “transaction” forcée violant l’article 6 § 1 (A),
alors que la Cour préfère élargir les contours du droit d’accéder à un tribunal
en y insérant un nouvel aspect : le droit de ne pas être trompé dans le choix
d’une action juridictionnelle (B).
A • L'hypothèse de la transaction forcée
Devant la Commission, le gouvernement français défend le
point de vue qu’une “transaction” est intervenue entre M. Bellet et le fonds de
garantie. Il en déduit donc que l’indemnité versée par ce dernier a éteint la
créance de la victime, ce qui est logique puisqu’aux termes de l’article 2044
du Code civil, la transaction est un “contrat par lequel les parties terminent
une contestation”.
Cette argumentation n’est pas dénuée d’intérêt, car la
jurisprudence européenne admet effectivement la conformité des transactions à
la Convention, sauf lorsqu’elles sont forcées, c'est-à-dire lorsque les
personnes qui les acceptent sont induites en erreur ou agissent sous la
contrainte ou sous la menace50.
46 Sur cette philosophie, cf. notre ouvrage Libertés
publiques et droits de l’Homme, A. Colin, 2ème éd. 1996, pp. 28 à 33.
47 CEDH
21/2/1975 Golder AFDI 1975.330, note PELLOUX.
48 CEDH 4/12/1995 Bellet série A n° 333-B.
49 Cass. 2ème civ. 26/1/1994 Bellet, RFDA 1994.572.
50 CEDH 27/2/1980 Deweer AFDI 1981.286, note PELLOUX : à
propos d’une menace de fermeture d’un commerce.
33
Mais dans l’affaire Bellet elle est totalement irrecevable,
car ainsi que le remarque M. Conforti, dans une opinion dissidente, ni la Cour
d’appel ni la Cour de cassation n’avaient justifié leur solution par l’idée
qu’aurait existé une transaction.
Dès lors, il est très surprenant que la Commission ait
construit tout son raisonnement sur l'hypothèse de la transaction. Ce faisant,
elle est en quelque sorte “hors sujet”. Pire : elle sombre même dans
l’incohérence en avouant d’emblée que l’intention du législateur français
n’était pas de donner à l’indemnisation du fonds un caractère de transaction,
puis en estimant néanmoins “utile d’examiner l'hypothèse” de la transaction ! À
partir de là elle avance deux arguments pour juger que cette “hypothétique”
transaction est forcée, et donc contraire à l’article 6 § 1: 1) elle repose sur
un choix illusoire, car la victime, dont l’avenir est précaire, doit choisir
entre une indemnisation immédiate ou une longue procédure juridictionnelle ; 2)
elle est ambiguë, car le droit français n’est pas clair sur la possibilité de
cumuler ou non l’indemnisation du fonds avec une réparation complémentaire.
Au bout du compte, il semble bien, comme le souligne M.
Conforti, qu’à travers ce surprenant avis la Commission ait surtout voulu
censurer l’erreur de droit interne commise par la Cour d’appel et par la Cour
de cassation, et se comporter ainsi comme une “quatrième instance”. Cet
inquiétant diagnostic vaut aussi pour la Cour européenne.
B • Le droit de ne pas être trompé dans le choix d’une
action juridictionnelle
Devant la Cour européenne, le gouvernement français renonce
sagement à brandir l’argument de la transaction. Il choisit de construire sa
défense autour d’un raisonnement beaucoup plus pertinent. Le droit d’accéder à
un tribunal n’a pas été violé, car M. Bellet a eu libre accès à plusieurs
tribunaux : au Tribunal administratif de Paris d’une part, au TGI de Paris, à
la Cour d’appel de Paris et à la Cour de cassation d’autre part. Le fait qu’il
ait finalement été débouté ne change rien à ce constat, car le droit d’accéder
à un tribunal n’implique évidemment que la possibilité de soumettre son litige
à ce dernier, et non le droit de gagner son procès. Le gouvernement français
remarque en outre que M. Bellet aurait pu également utiliser la voie de recours
spéciale ouverte par la loi de 1991, s’il avait jugé insuffisante
l’indemnisation proposée par le fonds.
Cette troublante argumentation n’a pas convaincu la Cour. Au
lieu de raisonner globalement sur l’ensemble des recours juridictionnels
ouverts, les juges européens ont limité leur examen au seul accès aux juridictions
judiciaires de droit commun. C’est là, il faut bien l’avouer, un choix
contestable dans la mesure où aucun effort n’a été consenti pour le justifier.
Dans une opinion dissidente, M. Pettiti l’a d’ailleurs dénoncé.
Ce coup d’audace accompli, la Cour en effectue aussitôt un
second en jugeant que le droit d’accéder à un tribunal a été violé dans la
mesure où M. Bellet a été victime d’un “ malentendu ” au sujet de la loi du 31
décembre 1991 (§ 37 de l’arrêt). Tout portait en effet à croire que l’indemnisation
proposée par le fonds de garantie n’excluait pas la possibilité d’obtenir des
tribunaux, tant judiciaires qu’administratifs, une réparation complémentaire :
les travaux préparatoires de la loi l’indiquaient nettement ; quant au Conseil
d'État, il l’avait clairement confirmé en ce qui concerne les tribunaux
administratifs51. En adoptant une interprétation contraire, la Cour d’appel de
Paris et la Cour de cassation ont donc modifié de façon imprévisible les termes
de l’alternative qui s’était offerte à M. Bellet. En acceptant la proposition
d’indemnisation du fonds, l’infortunée victime de la transfusion ne pouvait pas
se douter qu’elle se fermait par là même la voie de l’action en responsabilité
devant les tribunaux judiciaires. C’est en cela que réside le malentendu. La
violation de l’article 6 § 1 étant constatée, la Cour fixe donc la “
satisfaction équitable ” de M. Bellet à un million de francs.
Il est tentant de voir dans cet arrêt une condamnation implicite du système français de dualité de juridictions. Le malentendu relevé par la Cour provient en effet dans une large mesure de l’incapacité du Conseil d'État et de la Cour de cassation à accorder leurs violons. Rien ne permet cependant de
céder à cette tentation. La tonalité générale de l’arrêt Bellet
est au contraire favorable au droit français. La Cour, malgré son rappel
qu’elle “n’a pas à apprécier en soi le système français d’indemnisation”,
éprouve par exemple le besoin de lui rendre un hommage remarqué, en soulignant
que la loi de 1991 “démontre un remarquable esprit de solidarité” (§ 33 et 34
de l’arrêt).
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la Cour semble
soucieuse, bien qu’elle s’en défende, de sanctionner l’erreur de droit interne
manifestement commise par la Cour d’appel de Paris et par la Cour de cassation.
Ce faisant, elle se comporte, à l’instar de la Commission, comme un quatrième
degré de juridiction.
Mais le véritable intérêt de l’arrêt est ailleurs, dans
l’élargissement du droit d’accéder à un tribunal52. M. Pettiti l’a d’ailleurs
bien compris. En considérant qu’un malentendu peut suffire à violer ce droit,
la Cour modifie l’étendue de
51 Avis CE 15/10/1993 consorts Jézéquel et Vallée RFDA,
1994, 553 concl. FRYDMAN.
52 Les prémices de cet élargissement étaient perceptibles
dans l’arrêt CEDH 28/5/1985 Ashingdale série A n° 93.
34
ce dernier. Elle ne le conçoit plus seulement comme la
possibilité de soumettre un litige à un tribunal, mais aussi comme le droit de
ne pas être trompé dans le choix d’une action juridictionnelle53.
Faut-il s’en effrayer ? Nous ne le pensons pas. L’arrêt
Bellet nous semble en effet moins audacieux qu’on pourrait croire. Car l’extension
qu’il consacre paraît entièrement dictée par “l’enjeu de la procédure”, et ne
devrait donc pas se généraliser hors du champ des affaires de sang contaminé.
Comme le “délai raisonnable” des procédures
juridictionnelles, le droit d’accéder à un tribunal fait en définitive l’objet
d’un traitement spécifique lorsqu’est en cause la victime d’une contamination
par voie de transfusion sanguine. À sa façon, qui n’est pas exempte d’une
certaine maladresse car l’arrêt Bellet est mal rédigé, la Cour assume ainsi
l’exigence de solidarité exprimée par la société à l’endroit des malades du
Sida. Sa position ne peut qu’être approuvée si on estime, comme nous, que le
droit doit refléter les aspirations de la conscience collective.
Herbert Petzold
Je remercie le Doyen Lebreton de son exposé. Il a soulevé le
problème important de la garantie d’un procès dans un délai raisonnable dans
ces affaires douteuses. Il s’agit d’une question qui nous a beaucoup préoccupé.
M. Lebreton a mis l’accent sur l’enjeu du problème pour les personnes
concernées par le sang contaminé.
Dans toutes ces affaires la Cour commence par constater que
la question doit être jugée selon les circonstances particulières. L’affaire
Bellet est un cas particulier et spécial. Je comprends parfaitement ce que vous
avez dit à ce sujet, mais je suis heureux que vous soyez d’accord en ce qui
concerne le résultat.
53 Et non pas, comme l’affirme imprudemment M. PETTITI,
comme le droit de se tromper dans le choix d’une action juridictionnelle. Il
est vrai que ce juge estime fort curieusement que l’interprétation de la Cour
d’appel de Paris et de la Cour de cassation était bonne et prévisible.
35
L'éloignement des étrangers
et la Convention européenne des droits de l'Homme (articles
5 et 8)
affaires Nasri, Boughanemi et Amuur
par
François JULIEN-LAFERRIERE
Professeur à la Faculté Jean Monnet à Sceaux (Université
Paris-Sud),
Directeur du Centre de recherches internationales sur les
droits de l'Homme (CRIDHOM)
La conformité des mesures d'éloignement des étrangers – expulsion,
refoulement, reconduite à la frontière, voire extradition – à la Convention
européenne des droits de l'Homme a donné lieu à un nombre important de
décisions des organes de Strasbourg. Et n'oublions pas que c'est à propos de
l'expulsion d'un Italien vers la Suisse que la France a été condamnée pour la
première fois, en 1986, par la Cour.
Au cours des années 1994 à 1996 – période à laquelle est
consacré ce séminaire – trois affaires concernant la France portent sur cette
matière : d'une part, deux affaires d'expulsion, Nasri et Boughanemi ; d'autre
part, une affaire de rétention à la frontière, Amuur.
Les affaires Nasri et Boughanemi soulèvent la question
désormais classique de l'application de l'article 8 de la Convention, relatif
au respect de la vie familiale ; mais elles sont aussi l'occasion d'une
réflexion plus large sur la légiti-mité de l'expulsion de jeunes étrangers
ayant vécu la plus grande partie de leur vie dans un Etat partie à la
Convention. Quant à l'affaire Amuur, elle pose le problème des droits dont
doivent bénéficier les étrangers retenus à la frontière – terrestre, maritime
ou aérienne – en l'attente d'une décision autorisant on refusant leur entrée
sur le territoire d'un Etat partie.
On étudiera successivement les circonstances et la solution
des trois affaires avant de formuler quelques observations de portée générale
relatives à la jurisprudence de la Cour en matière de droit des étrangers.
L'affaire Nasri (arrêt du 13 juillet 1995)
1 • Les faits
M. Nasri, né en Algérie en 1960, est arrivé en France à
l'âge de quatre ans avec ses parents et ses frères et soeurs aînés. Il est le
quatrième enfant d'une fratrie de dix, dont l'un est décédé et dont six ont la
nationalité française. Il est sourd-muet de naissance.
Son infirmité l'a privé d'une scolarité normale et les
difficultés de trouver de la place dans des établissements spécialisés ont
retardé sa rééducation et l'apprentissage du langage des sourds-muets, qu'il
n'a jamais correctement connu. Il ne put être pris en charge dans un Centre
audiométrique médico-psychopédagogique qu'à l'âge de huit ans et fut renvoyé au
bout de trois ans pour brutalités. Son éducation fut donc extrêmement
chaotique, inadaptée à son état, ce qui entraîna un important retard
intellectuel, une grande difficulté à communiquer – en raison de sa mauvaise
maîtrise du langage des signes – et une forte agressivité qui va se traduire
par la délinquance et par diverses condamnations pénales : pour vols en 1977,
1981, 1982 et 1983 ; pour viol en 1986. Cette dernière infraction lui vaut une
condamnation à cinq ans de réclusion et un arrêté d'expulsion pris à son
encontre par le Ministre de l'Intérieur en août 1987.
Le Tribunal administratif de Versailles annula cet arrêté au
motif que le Ministre avait fait application d'une version de l'ordonnance du 2
novembre 1945 postérieure aux faits sur le fondement desquels l'expulsion avait
été prononcée. Mais le Conseil d'Etat, saisi par le Ministre, a annulé ce
jugement en considérant, conformément à sa
36
jurisprudence constante54, que l'expulsion ne constitue pas
une sanction mais une mesure de police exclusivement destinée à protéger
l'ordre et la sécurité publics et que, dès lors, les dispositions de la loi
modifiant l'ordonnance du 2 novembre 1945 pouvaient être appliquée dès leur
entrée en vigueur, quelle que fût la date des condamnations retenues à
l'encontre de l'étranger.
M. Nasri fut assigné à résidence au domicile de ses parents
par arrêté du Ministre de l'Intérieur "jusqu'au moment où il [aurait] la
possibilité de déférer à l'arrêté d'expulsion dont il fait l'objet".
Parallèlement, il saisit la Commission européenne des droits de l'Homme,
soutenant que son expulsion vers l'Algérie constituerait une violation des
articles 3 et 8 de la Convention, ce que la Commission admit dans son rapport
du 10 mars 1994.
Saisie par la Commission, la Cour "dit, à l'unanimité,
qu'il y aurait violation de l'article 8 de la Convention si la décision
d'expulser le requérant recevait exécution [et], par sept voix contre deux,
qu'il n'y a pas lieu d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de l'article 3 de
la Convention".
2 • L'arrêt
a • La Cour rappelle, selon une formule maintenant quasiment
systématique, "qu'il incombe aux Etats contractants d'assurer l'ordre
public, en particulier dans l'exercice de leur droit de contrôler, en vertu
d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des
engagements découlant pour eux des traités, l'entrée et le séjour des
non-nationaux, et notamment d'expulser les délinquants parmi ceux-ci".
On observera cependant que les délinquants ne représentent
pas nécessairement un danger pour l'ordre public et que si, comme l'estiment
les juridictions françaises, l'expulsion est une mesure de police et non une
sanction, l'étranger délinquant ne peut légalement être expulsé que si son
comportement laisse penser qu'il est susceptible de troubler à nouveau l'ordre
public dans le futur, et non simplement parce qu'il a troublé l'ordre public
dans le passé55.
b • La Cour se prononce ensuite sur la violation de
l'article 8 de la Convention. Elle relève que la Cour d'assises a admis les
circonstances atténuantes, que M. Nasri n'était pas l'instigateur du viol et
qu'il n'a pas récidivé depuis 1983.
Mais l'intérêt de l'arrêt vient de la prise en compte de
l'infirmité de M. Nasri, aggravée "par un analphabétisme dû notamment à
une scolarité largement déficiente". La Cour estime "que pour un
individu confronté à de tels obstacles, la famille présente une importance
toute particulière, non seulement comme milieu d'accueil mais aussi parce
qu'elle peut l'aider à ne pas sombrer dans la délinquance". Elle ajoute
que "les parents de M. Nasri sont venus s'installer en France en 1965 […]
et n'ont plus quitté le pays depuis", que "six des neuf frères et soeurs
de l'intéressé ont acquis la nationalité française", que "lui-même a
suivi en France les quelques bribes de scolarité dont il a pu bénéficier"
et qu'il "ne comprend pas l'arabe".
Par ailleurs, la Cour se prononce implicitement sur la
possibilité qu'aurait M. Nasri de mener une vie familiale dans son pays
d'origine. En énonçant que "sa famille [est] composée en majorité de
citoyens français n'ayant eux-mêmes aucune attache avec l'Algérie", elle
laisse entendre que le milieu familial ne pourrait être reconstitué dans le
pays d'origine et que la vie familiale n'est donc envisageable qu'en France.
Elle en conclut "que la décision d'expulser le requérant, si elle recevait
exécution, ne serait pas proportionnée au but légitime poursuivi", qu'elle
"méconnaîtrait le respect dû à la vie familiale et violerait donc
l'article 8".
L'affaire Boughanemi (arrêt du 24 avril 1996)
1 • Les faits
Kamel Boughanemi, ressortissant tunisien né en 1960 en
Tunisie, est arrivé en France à l'âge de huit ans avec ses parents. Il a toujours
vécu en France où huit de ses dix frères et soeurs sont nés.
54CE, sect. 20 janv. 1988, Min. Intérieur c. Elfenzi, Rec.
p. 17 ; AJDA 1988, p. 223, concl. C. VIGOUROUX ; D. 1989, somm. p. 117, obs. P.
WAQUET et F. JULIEN-LAFERRIERE.- 7 nov. 1990, Harrou, AJDA 1991 p. 49, concl.
R.ABRAHAM.- Dans le même sens : Cass. Crim. 01 févr. 1995, JCP 1995.II. 22463,
note N. GUIMEZANES.
55 C'est ce qu'a jugé le Conseil d'Etat dans son arrêt du 21
janv. 1977, Min. Intérieur c. Dridi, Rec. p. 38, AJDA 1977 p. 133, chron. M.
NAUWELAERS et L. FABIUS ; D. 1977 p. 527, note F. JULIEN-LAFERRIERE ; Gaz. Pal.
1977.1.340, concl. B. GENEVOIS : "les infractions pénales commises par un
étranger ne sauraient, à elles seules, justifier légalement une mesure
d'expulsion et ne dispensent en aucun cas l'autorité compétente d'examiner,
d'après l'ensemble des circonstances de l'affaire, si la présence de
l'intéressé sur le territoire français est de nature à constituer une menace
pour l'ordre public".
37
Il a versé dans la délinquance à l'entrée dans l'âge adulte
et a été condamné à diverses reprises : en 1981 pour vol avec effraction, en
1983 pour coups et blessures volontaires, en 1986 pour conduite sans permis et
défaut d'assurance et en 1987 pour proxénétisme aggravé.
C'est à la suite de cette dernière condamnation que le
Ministre de l'Intérieur prit à son encontre un arrêté d'expulsion qui fut
exécuté, malgré le recours formé par l'intéressé devant le Tribunal
administratif de Lyon. M. Boughanemi revint irrégulièrement en France. Son
recours contre l'arrêté d'expulsion ayant été rejeté, il saisit le Conseil
d'Etat en appel – son pourvoi fut rejeté par un arrêt du 7 décembre 1992 – et
adressa au Ministre une demande d'abrogation qui fut elle aussi rejetée en
raison "de la nature et de la gravité croissante des faits commis par
l'intéressé". Au cours de son second séjour en France, il vécut pendant un
an (de décembre 1992 à décembre 1993) en concubinage avec une Française, dont
il eut un enfant, né en juin 1993 et qu'il ne reconnut qu'en avril 1994, sa
compagne n'ayant pas souhaité qu'il le reconnaisse plus tôt. Il n'avait aucune
activité professionnelle et ne subvenait aux besoins ni de sa compagne ni de
son enfant.
M. Boughanemi fut condamné, en juillet 1994, pour infraction
à arrêté d'expulsion puis à nouveau expulsé vers la Tunisie. C'est alors qu'il
saisit la Commission européenne des droits de l'Homme qui, dans son rapport du
10 janvier 1995, conclut à la violation de l'article 8 de la Convention.
La Commission saisit la Cour qui, dans son arrêt du 24 avril
1996, "dit, par sept voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de
l'article 8 de la Convention".
2 • L'arrêt
a • Après avoir repris la formule rituelle relative au
devoir des Etats "d'assurer l'ordre public" et à leur droit
"d'expulser les [étrangers] délinquants", la Cour énonce que "sa
tâche consiste à déterminer si l'expulsion litigieuse a respecté un juste
équilibre entre […], d'une part, le droit du requérant au respect de sa vie
privée et familiale et, d'autre part, la protection de l'ordre public et la
prévention des infractions pénales".
L'arrêt relève ensuite que "le requérant a gardé la
nationalité tunisienne et n'a, semble-t-il, jamais manifesté la volonté de
devenir français". Cette remarque dénote une méconnaissance de la
législation et de la jurisprudence française en matière d'acquisition de la
nationalité. En effet, il est très probable que, si M. Boughanemi avait fait
une demande de naturalisation – seule voie qui lui était ouverte pour acquérir
la nationalité française, puisqu'il n'était pas né en France et que ses parents
étaient tous deux étrangers –, sa demande aurait été rejetée pour indignité,
compte tenu de ses antécédents pénaux56.
b • Sur le moyen tiré de l'article 8 de la Convention, la
Cour énonce tout d'abord que "les circonstances de la présente espèce
diffèrent de celles des affaires Moustaquim c. Belgique57, Beldjoudi c.
France58 et Nasri c. France59, toutes relatives à l'expulsion de délinquants
étrangers condamnés où la Cour a conclu à la violation de l'article 8". Il
est regrettable que la Cour n'explicite pas en quoi l'affaire Boughanemi
diffère des affaires Moustaquim, Beldjoudi et Nasri, alors pourtant que cette
appréciation détermine la solution de son arrêt60.
Au fond, la Cour indique qu'elle "accorde une
importance particulière au fait que l'expulsion de M. Boughanemi a été décidée
à la suite de la condamnation de celui-ci à un total de presque quatre années
d'emprisonnement ferme dont trois pour proxénétisme aggravé" et que "la
gravité de cette dernière infraction et les antécédents de l'intéressé pèsent
lourd dans la balance"61. Elle retient en outre qu'il "est
vraisemblable, comme le gouvernement le relève, qu'il a conservé avec la
Tunisie des liens autres que la seule nationalité, [que], devant la Commission,
il n'a pas prétendu ignorer l'arabe, ni avoir coupé tous les liens avec son
pays natal, ni ne pas y être retourné avant son expulsion". En
56 Dans l'affaire Nasri, la Cour ne fait pas mention de
l'absence de manifestation de la volonté, par l'intéressé, de devenir français.
On observera que, dans ce cas aussi, la naturalisation était peu vraisemblable,
non seulement en raison du passé pénal de l'intéressé, mais aussi du fait de sa
surdi-mutité, le Conseil d'Etat ayant jugé que le Gouvernement pouvait à bon
droit refuser la réintégration dans la nationalité française – laquelle obéit
aux mêmes conditions que la naturalisation – d'une personne atteinte de cécité
(CE 18 janv. 1993, Min. de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale
c. Mlle Arab, Rec. p. 14 ; AJDA 1993 p. 314, obs. F. JULIEN-LAFERRIERE.
57 Arrêt du 18 février 1991, série A n° 193.
58 Arrêt du 23 mars 1992, série A n° 534-A.
59 Arrêt du 13 juillet 1995, série A n° 320-B.
60 La formule lapidaire employée par l'arrêt semble, en
outre, quelque peu contradictoire avec l'art. 51-1 de la Convention aux termes
duquel "l'arrêt de la Cour est motivé".
61 A titre de comparaison, on signalera que M. Nasri avait
été condamné à un total de neuf ans d'emprisonnement, dont cinq ans fermes, et
que la peine prononcée pour le crime de viol était de cinq ans, dont deux avec
sursis.
38
conséquence, elle "n'estime pas que l'expulsion du
requérant était disproportionnée aux buts légitimes poursuivis" et qu'il
"n'y a pas eu violation de l'article 8".
On se bornera à observer, pour le moment, que cette
motivation – qui repose en grande partie sur des "vraisemblances" –
illustre l'adage actori incumbit probatio. Si M. Boughanemi entendait se
prévaloir de l'impossibilité de mener une vie familiale en Tunisie ou de
l'absence de tout lien avec son pays d'origine, il lui appartenait de
l'établir. A défaut d'éléments probants en ce sens, la Cour a donc ajouté foi à
l'argumentation du gouvernement, puisque celle-ci n'était pas démentie.
L'affaire Amuur (arrêt du 25 juin 1996)
1 • Les faits
Les consorts Amuur – quatre membres d'une famille somalienne
– arrivèrent à l'aéroport d'Orly, en même temps que quatorze autres
compatriotes, par un vol en provenance de Syrie, où ils avaient séjourné
pendant deux mois après avoir transité par le Kenya. L'entrée en France leur
ayant été refusée au motif que leurs passeports étaient falsifiés, ils furent
consignés à l'hôtel Arcade, dont une partie était louée par le Ministre de
l'Intérieur afin d'y retenir les étrangers non admis sur le territoire en
attendant qu'ils soient en mesure de partir vers leur pays de provenance ou
vers un pays tiers, ainsi que les demandeurs d'asile pendant l'examen de leur
demande.
Ayant invoqué les risques qu'ils couraient dans leur pays à
la suite du renversement du président Barre, ils demandèrent l'asile et furent
maintenus en rétention à l'hôtel Arcade. Ce n'est que le 24 mars – soit quinze
jours après leur arrivée – qu'ils purent bénéficier de l'assistance d'une
association humanitaire, la CIMADE, qui les mit en contact avec un avocat.
Celui-ci adressa, le 25 mars, à l'OFPRA une demande de reconnaissance de la qualité
de réfugié, qui fut rejetée le 31 mars au motif qu'ils n'avaient pas obtenu
d'autorisation provisoire de séjour en France. Il saisit également, le 26 mars,
le juge des référés du TGI de Créteil d'une demande tendant à ce qu'il soit mis
fin à la voie de fait que constituait, selon eux, leur maintien à l'hôtel
Arcade. Il saisit enfin, le 27 mars, la Commission européenne des droits de
l'Homme, dont le président indiqua, le jour même, qu'il était souhaitable que
les requérants ne soient pas renvoyés en Syrie.
Avant que le juge se soit prononcé et passant outre à
l'invitation du président de la Commission, le Ministre de l'Intérieur, par
décision du 29 mars, refusa l'entrée du territoire français aux consorts Amuur
et les renvoya en Syrie. Ce n'est que deux jours plus tard que le juge des
référés, constata "que la rétention actuellement exercée par le Ministre
de l'Intérieur […] n'est prévue par aucun texte de loi" et que, "en
l'état des textes applicables en France […], aucune réten-tion ne peut être
exercée par l'autorité administrative hors les cas prévus par l'ordonnance de
1945 dans son article 35 bis, lequel la soumet au demeurant au contrôle du juge
judiciaire". En conséquence, le juge considéra "qu'il y a privation
arbitraire de liberté pour les demandeurs", qu'il existe [donc] une voie
de fait qu'il appartient au juge des référés de faire cesser" et fit
"injonction au Ministre de l'Intérieur de remettre en liberté les
demandeurs". Cette injonction n'avait plus d'objet, les intéressés ayant
quitté l'hôtel Arcade deux jours avant le prononcé de l'ordonnance.
Dans son rapport du 10 janvier 1995, la Commission
européenne des droits de l'Homme conclut, par seize voix contre dix, à
l'inapplicabilité de l'article 5 de la Convention. Elle saisit alors la Cour
qui, par son arrêt du 25 juin 1996, "dit que l'article 5 § 1 de la
Convention s'applique en l'espèce et a été violé".
2 • L'arrêt
a • La Cour estime, en premier lieu, que le maintien des
requérants à l'hôtel Arcade a constitué une privation de liberté et rejette
l'argument du gouvernement – retenue par la Commission – selon lequel, "si
la zone de transit est fermée vers la France, elle reste ouverte vers
l'extérieur, de sorte que les requérants auraient pu repartir de leur propre
chef en Syrie où leur sécurité était garantie, compte tenu des assurances que
les autorités syriennes avaient données au gouvernement français".
Pour la Cour, "la simple possibilité pour des
demandeurs d'asile de quitter volontairement le pays où ils entendent se
réfugier ne saurait exclure une atteinte à la liberté", d'abord parce que
"le droit de quitter tout pays y compris le sien [est] garanti par le
Protocole n° 4 à la Convention" et ensuite parce que la possibilité de
quitter volontairement la zone de transit "revêt un caractère théorique si
aucun autre pays offrant une protection comparable à celle escomptée dans le
pays où l'asile est sollicité n'est disposé ou prêt à accueillir [les
demandeurs d'asile]". Cette remarque, qui est la bienvenue contredit celle
du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 25 février 199262,
62 Décision n° 92-307 DC, AJDA 1992 p. 656, chron. F.
JULIEN-LAFERRIERE ; RFDA 1992 p. 187, note B. GENEVOIS ; JDI 1992 p. 677, note
D. LOCHAK.
39
s'était fondé sur la possibilité de "quitter à tout moment la zone de transit pour toute destination située hors de France" pour estimer que "le maintien en zone de transit […] n'entraîne pas à
l'encontre de l'intéressé" un degré de contrainte sur
sa personne comparable à celui qui résulterait de son placement dans un centre
de rétention en application de l'article 35 bis de l'ordonnance [du 2 novembre
1945]".
Puis la Cour, analysant les circonstances de l'espèce,
relève que "le renvoi des intéressés en Syrie ne fut possible […] qu'à la
suite de négociations entre les autorités françaises et syriennes" et que
"les assurances de ces dernières étaient tributaires des aléas des
relations diplomatiques, eu égard au fait que la Syrie n'était pas liée par la
Convention de Genève relative au statut des réfugiés". Le gouvernement
français ne pouvait donc pas valablement reprocher a posteriori aux consorts
Amuur de ne pas être retournés spontanément en Syrie.
b • Quant à l'incompatibilité de cette privation de liberté
avec l'article 5 § 1 de la Convention, elle tient essentiellement aux
considérations suivantes : "les intéressés se trouvèrent du 9 au 29 mars
1992 dans la situation des demandeurs d'asile dont la demande n'avait pas
encore été examinée" ; cette situation n'était alors régie que par
"le décret du 27 mai 1982 [qui] ne porte pas sur le maintien d'étrangers
dans la zone internationale" mais sur l'autorité compétente pour refuser
l'entrée du territoire français à un demandeur d'asile, et par "la
circulaire, d'ailleurs non publiée, du 26 juin 1990 – seul texte visant
spécifiquement au moment des faits le maintien d'étrangers dans la zone de
transit – [qui] ne permettait [pas] au juge judiciaire de contrôler les
conditions du séjour des étrangers ni, au besoin, d'imposer à l'administration
une limite à la durée du maintien litigieux et ne prévoyait [aucun]
accompagnement juridique, humanitaire et social ni ne fixait les modalités
d'accès à une telle assistance". Aussi, pour la Cour, aucun de ces textes
ne constituait "une loi […] au sens de la jurisprudence de la Cour",
c'est-à-dire offrant "une protection adéquate et la sécurité juridique
nécessaire pour prévenir les atteintes arbitraires de la puissance publique aux
droits garantis par la Convention".
En conséquence, "le système juridique français en
vigueur à l'époque et tel qu'il a été appliqué dans la présente affaire n'a pas
garanti de manière suffisante le droit des requérants à leur liberté. Partant,
il y a eu violation de l'article 5 § 1".
Observations sur la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'Homme en matière de droit des étrangers
1 • La Cour et les demandeurs d'asile
a • L'affaire Amuur n'est pas la première dont la Cour ait
été appelée à connaître à propos du traitement réservé par les Etats membres à
des demandeurs d'asile. Elle avait déjà eu l'occasion de se prononcer sur des
mesures d'éloigne-ment de demandeurs d'asile dans les affaires Vilvarajah c.
Royaume-Uni63, d'une part, et Vijayanathan et Pusparajah c. France64, d'autre
part. Dans les deux cas, elle avait été saisie pour violation de l'article 3 de
la Convention, les requérants – demandeurs d'asile déboutés – estimant que leur
renvoi vers leur pays d'origine les exposait à des risques assimilables à des
traitements inhumains et dégradants. En revanche, l'affaire Amuur la conduit, pour
la première fois, à examiner si la rétention des demandeurs d'asile à la
frontière est constitutive d'une privation de liberté contraire aux
prescriptions de l'article 5.
C'est à la lumière de principes qui ne sont pas spécifiques
au droit d'asile que la Cour doit statuer, ni la Convention ni ses Protocoles
ne contenant aucune stipulation propre à la matière. C'est fort regrettable.
Car il est certain que la situation des demandeurs d'asile présente une
particularité dont il y a lieu de tenir compte pour apprécier si les Etats
européens, lors de l'examen de leurs demandes, respectent les droits
fondamentaux de la personne humaine.
Ces droits fondamentaux, pour le demandeur d'asile,
consistent d'abord à pouvoir présenter sa demande à une autorité compétente
susceptible de l'examiner au fond, c'est-à-dire d'apprécier s'il a besoin d'une
protection contre les risques qu'il déclare courir dans son pays. Ils
comprennent également la garantie d'avoir accès à la procédure de détermination
de la qualité de réfugié, au sens de l'article 1er de la Convention de Genève
de 195165.
63 Arrêt du 30 octobre 1991, série A n° 215
64 Arrêt du 27 août 1992, série A n° 241-B.
65 Selon cet article, "le terme réfugié s'appliquera à
[…] toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa
race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain
groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a
la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer
de la protection de ce pays". Cette stipulation implique, par sa rédaction
même – " le terme réfugié s'appliquera à toute personne qui…" – que
les Etats parties examinent effectivement si l'étranger qui revendique la
qualité de réfugié répond à la définition, donc étudient sa demande au fond.
40
b • Le droit d'asile n'étant pas de ceux que la Convention
reconnaît, ni le droit d'entrer sur le territoire d'un Etat partie pour y
demander l'asile, ni le droit à un examen au fond de la demande d'asile, ni le
droit d'accéder à la procédure de reconnaissance de la qualité de réfugié ne
sont garantis. En conséquence, leur violation n'est pas censurée. Il y a là une
lacune dans le système de Strasbourg, d'autant plus grave que les atteintes au
droit d'asile sont de plus en plus fréquentes, notamment depuis l'adoption des
Conventions de Dublin66 et de Schengen67, les Etats européens ayant tendance à
renvoyer vers les Etats tiers les demandeurs d'asile n'arrivant pas directement
de leur pays d'origine68, sans examiner le bien-fondé de leur demande.
Il semble actuellement nécessaire, compte tenu du caractère
fondamental du droit d'asile comme droit de l'Homme et du nombre élevé des
demandes d'asile, que le système de la Convention soit complété par un
Protocole relatif à l'asile. Une proposition en ce sens a été adoptée, en mai
1988, par les organisations non-gouvernementales ayant le statut d'observateur
auprès du Conseil de l'Europe. Il ne faudrait pas en rester à ce stade
embryonnaire de la procédure.
c • Dans l'arrêt Amuur, la Cour décrit longuement le régime
de la zone d'attente issu de la loi du 16 juillet 1992 – et, par conséquent,
postérieur aux faits – et semble considérer qu'il respecte les exigences de
l'article 5 de la Convention, notamment en relevant que le décret du 2 mai
199569, pris pour l'application de la loi de 1992, "accorde au délégué du
Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ou ses représentants
ainsi qu'aux associations humanitaires un accès permanent à cette zone.
Or ce décret soumet l'accès des associations à des conditions
particulièrement strictes : cet accès ne peut avoir lieu qu'entre 8h et 20h,
chaque association ne peut avoir accès à une même zone d'attente qu'une fois
par trimestre, le nombre de représentants par association est limité à cinq.
Enfin, un arrêté du Ministre de l'Intérieur du 7 décembre 1995 n'a donné
l'habilitation à accéder aux zones d'attente qu'à cinq associations70. L'accès
à la zone d'attente est donc loin d'être permanent.
Ce décalage entre l'énonciation de l'arrêt, d'une part, et
le contenu des textes applicables, d'autre part, pose le problème de la
connaissance qu'a la Cour de la législation et de la réglementation des Etats
attraits devant elle. Il semble, en l'espèce, que la présentation faite à la
Cour du décret du 2 mai 1995 n'ait pas correspondu à la réalité. Certes, il
n'en est résulté aucune conséquence directe pour les requérants, mais on peut
se demander comment l'information de la Cour pourrait être améliorée pour
éviter qu'elle ne soit induite en erreur.
2 - S'agissant de l'application de l'article 8 de la
Convention aux mesures d'éloignement des étrangers établis sur le territoire
des Etats membres du Conseil de l'Europe, les affaires Nasri et Boughanemi
appellent deux remarques.
a • L'article 8 ne garantit pas le seul droit au respect de
la vie familiale, mais également le droit au respect de la vie privée. Or la
Cour ne se place pas sur le terrain de ce dernier droit, cantonnant son examen
au premier. C'est certainement une interprétation restrictive de la portée de
l'article 8, sur laquelle il conviendrait de revenir71.
66 Convention du 15 juin 1990 relative à la détermination de
l'Etat responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des
Etats membres des Communautés européennes. Cette convention n'est pas encore en
vigueur, l'ensemble des Etats signataires ne l'ayant pas ratifiée.
67 Convention du 19 juin 1990 d'application de l'Accord de
Schengen du 14 juin 1985, relatif à la suppression graduelle des contrôles aux
frontières communes. Cette convention est entrée en vigueur le 25 mars 1995
entre l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la France, le Luxembourg, les
Pays-Bas et le Portugal. L'Italie devrait la mettre en vigueur le 1er janvier
1997.
68 C'est la théorie dite du "pays tiers
d'accueil", selon laquelle le demandeur d'asile doit présenter sa demande
au premier pays par lequel il est passé depuis son pays d'origine et qui est
susceptible de lui accorder une protection contre le refoulement vers ce pays.
Cette théorie est illustrée par la Résolution des ministres des Etats membres
des Communautés européennes responsables de l'immigration réunis à Londres les
30 nov. et 1er déc. 1992 (non publiée) et par les "accords de
réadmission" conclus par les Etats d'Europe occidentale avec les Etats
d'Europe centrale et orientale.
69 Décret n° 95-507 du 2 mai 1995, JO 4 mai.
70 JO 15 déc. 1995. Les associations habilitées sont : la
Croix-Rouge française, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour
les étrangers (Anafé), Amnesty international-section française, la Cimade et
France terre d'asile.
71 Dans son opinion dissidente sur l'arrêt Nasri, M.
MORENILLA déclare que "la démarche de la Cour, qui a qualifié
juridiquement l'expulsion de M. Nasri d'ingérence dans sa vie familiale plutôt
que dans sa vie privée, est trop formelle". Et, dans son opinion
concordante sur le même arrêt, M. WILDHABER estime que cette "façon de
voir de la Cour […] est quelque peu artificielle". La façon de voir de la
Cour, qui se fonde uniquement sur le droit au respect de la vie familiale, est
quelque peu artificielle car il y manque la composante du respect de la vie
privée.
41
L'étranger, comme toute autre personne, a une vie privée qui
peut se concevoir comme "l'ensemble du tissu social qui a de l'importance
pour l'étranger expulsé et dont la famille n'est qu'une partie"72. Aussi,
quand est invoquée une violation de l'article 8, la Cour ne devrait pas
seulement se demander si l'étranger expulsé a la possibilité de mener une vie
familiale dans son pays d'origine ou, le cas échéant, dans le pays de renvoi –
c'est-à-dire si certains membres de sa famille y vivent encore –, mais
également s'il pourra, dans ce pays, reconstituer un "tissu social",
s'il est susceptible de s'y réinsérer.
Ce qui devrait conduire la Cour à rechercher, entre autres
éléments, si l'intéressé a une connaissance suffisante de la langue de ce pays,
si le mode de vie n'y est pas différent de celui du pays dans lequel il a
jusqu'alors vécu au point qu'il ne pourrait s'y adapter, s'il ne risque pas d'y
faire l'objet de discrimination du fait qu'il a vécu à l'étranger, s'il y aura
accès au marché du travail, etc.
Certes, les requérants et leurs conseils ont, semble-t-il,
plus tendance à se réclamer du respect de la vie familiale que du respect de la
vie privée. Mais on peut penser que, s'il en est ainsi, c'est en partie parce
que la Cour n'a guère paru encline, jusqu'à présent, à retenir la seconde
notion. De plus, n'appartiendrait-il pas à la Cour, chaque fois qu'est invoqué
l'article 8, de ne pas se borner à répondre à la seule argumentation tirée de
cet article – et qui peut être fragmentaire –, mais de vérifier la conformité
de la mesure dont elle est saisie à l'ensemble de l'article 8, donc à la vie
privée ?
b • Au-delà de cette considération tirée de la vie privée, la
question de la violation de l'article 8 se pose dans des termes spécifiques
quand l'étranger qui fait l'objet d'une décision d'éloignement du territoire
est né dans le pays dont il est éloigné ou y a vécu la plus grande partie de sa
vie. Ce qui est le cas des "immigrés de la seconde génération" –
voire, maintenant, de la troisième – et de ceux qui sont arrivés pendant leur
jeunesse dans un pays européen, avec leurs parents, et qui y ont toujours vécu
depuis lors.
Dans des situations de ce type, le lien avec le pays
d'origine est extrêmement ténu ; souvent même, il est inexistant puisque limité
au seul lien de la nationalité qui n'a plus alors qu'un caractère purement
juridique. Ne devrait-on pas, alors, considérer que l'expulsion constitue en
elle-même une atteinte à la vie privée et familiale qu'aucun des objectifs
énumérés à l'article 8 § 2 de la Convention n'est susceptible de justifier, car
il y aurait toujours disproportion entre la gravité de l'atteinte et le but
poursuivi73 ?
Comme le déclarait le juge Morenilla dans son opinion
partiellement dissidente sur l'arrêt Nasri, "la mesure d'expulsion de ces
“non-ressortissants” dangereux peut s'avérer expéditive pour l'Etat qui se
débarrasse ainsi de per-sonnes considérées “indésirables”, mais elle se révèle
cruelle et inhumaine et clairement discriminatoire à l'égard des
“ressortissants” qui se trouvent dans des circonstances pareilles". Et M.
Morenilla ajoutait : "L'Etat qui, pour des raisons de convenance,
accueille les travailleurs immigrés et autorise leur résidence devient
responsable de l'éducation et de la socialisation des enfants de ces immigrés
tout comme il l'est des enfants de ses “citoyens”. En cas d'échec de cette
socialisation, dont les comportements marginaux ou délictuels sont la conséquence,
cet Etat est aussi tenu d'assurer leur réintégration sociale au lieu de les
renvoyer dans leur pays d'origine qui n'a aucune responsabilité pour ces
comportements et où les possibilités de réhabilitation dans un milieu social
étranger s'avèrent illusoires".
Cette réflexion est particulièrement intéressante en ce
qu'elle porte, notamment, sur la responsabilité respective des Etats d'accueil
et d'origine et ne se borne pas – comme on le fait d'ordinaire – à appréhender
le problème sous le seul angle des préoccupations de police et d'ordre public.
c • On peut même aller plus loin, dans la même optique, en
dissociant les pures considérations de droit – qui semblent inadaptées à un
traitement efficace et équitable de la question – des considérations de fait qui,
pour apprécier s'il y a atteinte à la vie privée ou familiale, voire s'il y a
discrimination, paraissent plus adéquates.
Expulser un étranger74 du pays dans lequel il est né ou a
vécu la plus grande partie de sa vie ne revient-il pas, en pratique, à l'expulser
de son propre pays, dès lors qu'il n'a plus d'attache – ou, du moins, plus
d'attache directe – avec le pays dont il a la nationalité et qu'on appelle son
"pays d'origine" mais qui l'est, en réalité, de moins en moins ? Le
pays
72 Opinion concordante de M. WILDHABER sur l'arrêt Nasri.
73 Ainsi, dans son opinion concordante sur l'arrêt Beldjoudi
(précité, note 5), M. MARTENS souhaitait que la Cour retienne l'atteinte à la
vie privée "quand est concerné un étranger installé de longue date, en
particulier un étranger né dans le pays auteur de la mesure
d'éloignement".
74 Au demeurant, le droit de la nationalité étant un droit
étatique, ce sont les Etats qui "fabriquent" les étrangers puisque
sont telles les personnes auxquelles il n'estime pas opportun d'attribuer sa
nationalité. Ainsi s'explique le décalage qui peut exister entre la situation
juridique des individus nés sur le territoire d'un Etat qui n'est pas celui
dont ses parents sont originaires, et leur situation de fait, qui en fait des
membres de la communauté de cet Etat.
42
de "l'immigré de la seconde génération" est-il
davantage celui dont ses parents sont originaires ou celui qui a accueilli ses
parents, où il est né, a vécu, a été scolarisé et même, le cas échéant, a
travaillé ?
Aux termes de l'article 12 § 4 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, "nul ne peut être arbitrairement
privé du droit d'entrer dans son propre pays". L'expulsion d'un
"immigré de la seconde génération" ne peut-elle pas être considérée
comme une mesure privant arbitrairement l'intéressé du droit de rentrer dans
son propre pays ? On observe, en effet, que l'article 12 du Pacte emploie
l'expression "son propre pays" et non "le pays dont il a la
nationalité"75. Il peut donc s'interpréter comme ayant entendu tenir
compte, non du lien juridique de nationalité, mais du lien effectif existant
entre l'individu et l'Etat76.
Ces réflexions ont pour seule ambition d'alimenter le débat sur une question délicate, tant juridiquement qu'humainement, et à laquelle la législation interne des Etats et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg apportent actuellement des réponses qui ne sont guère satisfaisantes, ni pour les Etats, ni pour les étrangers. Les premiers – dont la politique officielle est l'intégration des étrangers
résidant régulièrement sur leur territoire et la fermeture
des frontière aux nouveaux immigrants – n'ont pas les moyens de cette politique
et, tout en précarisant la situation des étrangers qu'ils prétendent intégrer,
laissent entrer certains de ceux qu'ils déclarent ne pas souhaiter. Les
étrangers, quant à eux, sont souvent tiraillés entre deux cultures, entre deux
patries ; ils n'appartiennent, finalement, ni à l'une ni à l'autre et ils sont
– ou, du moins ont le sentiment d'être – rejetés par l'une et par l'autre.
Il semble que le problème appelle un traitement plus concret
et plus humain, une meilleure conciliation entre les impératifs de l'ordre
public et ceux des droits de l'Homme, qui ne peut être réalisée qu'en tenant
d'abord compte des seconds et seulement à titre subsidiaire des seconds – car
si le respect des droits de l'Homme est une fin en soi, le respect de l'ordre
public n'est qu'un moyen au service de cette fin. Dans cette perspective, le
système de la Convention européenne des droits de l'Homme est un instrument
privilégié. Le souci qui nous a dicté ici est seulement de faire que cet
instrument soit le plus efficace possible.
75 Il fait de même dans son paragraphe 2 en énonçant que
"toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien".
Là encore, il n'est pas question du lien de la nationalité.
76 C'est encore le point de vue du juge MORENILLA qui, dans
son opinion partiellement dissidente sur l'arrêt Nasri, estimait, à propos des
"immigrés intégrés", que "selon les termes de l'article 12 § 4
du Pacte […], leur “propre pays” est celui où ils sont nés ou dans lequel ils
ont grandi et qui est le leur malgré les difficultés d'adaptation inhérentes à
une origine étrangère ou à l'appartenance à une culture familiale
différente", et qui concluait : "En tout cas, des considérations
d'ordre légal ou l'invocation traditionnelle de la souveraineté de l'Etat ne
peuvent aujourd'hui servir de base à un tel traitement". C'est également
la thèse que nous avions nous-même défendue, le 3 avril 1994, lors du colloque
"Familia e inmigración" (Famille et immigration), organisé à Madrid
par l'Université Pontificia Comillas et le Ministère espagnol des Affaires
sociales (actes publiés en 1995).
43
Séance de l’après-midi
Sous la présidence de M. Raymond GOY Professeur à de
l’Université de Rouen
Raymond Goy
Je remercie mon ami Paul Tavernier de m’avoir demandé de
venir ici, non pas certes parce que mon rôle me dispenserait de contribuer par
un rapport, mais bien parce que je mesure là toute son amitié et sa confiance.
M. Akandji-Kombé, maître de conférences à l’Université de Caen, va présenter
l’affaire Piermont et je dis ici toute la joie qu’a un professeur qui a
enseigné à Caen et à Rouen, de retrouver cette amitié à travers un auditoire en
partie caennais. Je vous remercie Paul Tavernier pour ces contacts que vous
contribuez à recréer entre nos Facultés de Haute-Normandie.
44
L’arrêt “Dorothée Piermont c. France”.
L’application de la CEDH dans les TOM et à l’égard des
ressortissants communautaires
par
Jean-François AKANDJI-KOMBE
Maître de Conférences à l'Université de Caen
Centre de recherche sur les Droits fondamentaux
C’est un curieux destin que celui de l’arrêt Piermont77.
Rendu le 27 avril 1995 sans fanfare par une simple chambre de la Cour
européenne des droits de l’Homme, d’ailleurs profondément divisée78, il n’en
apporte pas moins une des plus importantes contributions au développement du
droit de la CEDH.
Il faut dire que, dans cette affaire, même les faits sortent
de l'ordinaire. Mme Dorothée Piermont, de nationalité allemande et
parlementaire européen, militante écologiste et pacifiste, avait été conviée
par un groupe politique indépendantiste polynésien et par des élus locaux
néo-calédoniens, dont le Président du Front de libération nationale Kanak socialiste,
pour un séjour dans ces territoires fin février / début mars 1986. Son séjour
en Polynésie, du 24 février au 3 mars, devait coïncider avec la campagne
électorale pour les élections législatives nationale et territoriale. Invitée
dès son arrivée par les autorités de police à observer une certaine réserve en
ce qui concerne les affaires intérieures françaises, Mme Piermont participa
néanmoins à un “meeting” ainsi qu'à une marche indépendantiste et
anti-nucléaire au cours de laquelle elle prononça un discours virulent
dénonçant notamment “l'ingérence” française dans les affaires polynésiennes et
les essais nucléaires à Mururoa. Suite à cela, le Haut-Commissaire prit, le 2
mars, un arrêté prononçant son expulsion, assorti de l'interdiction de toute nouvelle
entrée sur le territoire. Cet arrêté fut notifié à l'intéressée le lendemain,
alors qu'elle était dans l'avion à destination de la Nouvelle-Calédonie. A
l'aéroport de Nouméa, Mme Piermont devait avoir de nouveaux démêlés avec la
police. Elle fut interpelée par un agent, alors qu'elle avait déjà subi le
contrôle de la police de l'air et des frontières, et fut retenue à l'aéroport.
C’est là que lui fut notifié, quelques heures plus tard, l'arrêté du
Haut-Commissaire de la République lui interdisant l'entrée sur le territoire de
la Nouvelle-Calédonie. Mme Piermont fut par conséquent embarquée dans le
premier avion venu, en partance pour Tokyo.
Il s'en est suivi une série de recours. Le tribunal
administratif de Papeete fut saisi le 15 avril 1986 par Mme Piermont aux fins
de prononcer, d'une part, un sursis à l'exécution et, d'autre part,
l'annulation de l'arrêté du Haut-Commissaire de la République de Polynésie. Il
repoussa la première requête le 8 juillet 1986, mais annula l'arrêté litigieux
par décision du 23 décembre 1986. Pour sa part, le Tribunal administratif de
Nouméa, dans un jugement daté du 24 décembre 1986, fit droit à la demande
d'annulation formulée par Mme Piermont contre l'arrêté d'expulsion de
Nouvelle-Calédonie. Ces deux décisions furent toutefois annulées par le Conseil
d'Etat, par deux arrêts rendus le 12 mai 198979, dans lesquels la Haute
juridiction administrative juge notamment que les mesures attaquées ne portent
atteinte à aucune des dispositions de la Convention ou du Protocole n° 4 invoquées
par Mme Piermont.
C'est dans ces conditions que la Commission fut saisie par
cette dernière de deux requêtes les 6 et 8 novembre 198980 dont elle ordonna la
jonction. Elle rendit son avis le 20 janvier 199481 et déféra l'affaire à la
Cour le 11 mars 1994, lui demandant de statuer sur le point de savoir si les
faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat français à
77 Cf spécialement les observations de J.-F. FLAUSS, RTDH,
1996, p. 364 et s. Il est par ailleurs rendu compte de cet arrêt dans différentes
chroniques : G. COHEN-JONATHAN : “De la Commission à la Cour EDH”, RTDE, 1995,
p. 723 et s. ; V. COUSSIRAT-COUSTERE : “La jurisprudence de la Cour EDH en
1995”, AFDI, 1995, p. 485 et s. ; J.-F. FLAUSS : “actualité de la CEDH”, AJDA,
1995, p. 719 et s. ; F. SUDRE et alii : “Chronique de la jurisprudence de la
Cour EDH”, RUDH, vol. 8, 1996, n° 1-3, p. 1 et s. Voir aussi V. BERGER,
Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 5e éd.,
1996, p. 120-124.
78 La décision sur le respect de l’article 10 de la CEDH a
été acquise à la majorité d’une voix. Voir l’opinion partiellement dissidente
des juges RYSSDAL, MATSCHER, Sir JOHN FREELAND et JUNGWIERT, annexée à l’arrêt
et qui révèle de sérieuses divergences avec la Cour.
79 AJDA, 1989, p. 711 et s, note de X. PRETOT.
80 Req. n° 15773 et 15774/89.
81 Rapport de la même date. Cf. aussi J.-F. FLAUSS :
Chronique de la CEDH, AJDA, 1994, p. 511 et s.
45
ses obligations au titre de l'article 2 du Protocole n° 4
ainsi que des articles 10 et 14 de la CEDH. La Cour va conclure, comme la
Commission avant elle, d’un côté à l’absence violation de l’article 2 du
Protocole n° 4, et de l’autre à la violation de l’article 10.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a dû résoudre, eu
égard aux moyens présentés devant elle, des problèmes juridiques ardus qui
justifient à eux seuls l’intérêt porté à cette affaire. Il s’agissait en
particulier de savoir, d’une part, si et dans quelle mesure la condition
juridique particulière de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie
peut justifier une application différenciée de la Convention et de ses
Protocoles et, d’autre part, si l’obligation de réserve politique à laquelle
sont assujettis les étrangers s’impose aussi aux ressortissants communautaires,
députés européens de surcroît.
On ne saurait assez souligner le caractère inédit, tout au
moins au regard de la jurisprudence de la Cour, des problèmes ainsi soulevés.
Leur solution passait par une interprétation de diverses dispositions plus ou
moins “oubliées” de la Convention et du Protocole n° 4. Il en va ainsi en
particulier de celles figurant à l'article 16 de la Convention82 ainsi qu’à
l'article 2 dudit Protocole83, ces articles n’ayant, semble-t-il, guère été
invoqués auparavant devant la Cour. Quant à l'article 6384, il n'a été mis en
jeu que rarement jusqu’alors et, dans tous les cas, l'interprétation qu'en ont
livré les organes de la CEDH laissait subsister de larges zones d'ombres
susceptibles d’être éclairées à l'occasion de la présente affaire.
L’arrêt est à la mesure des promesses juridiques de
l’affaire. La Cour reprend, en les amplifiant parfois, les solutions novatrices
adoptées par la Commission dans son rapport et qui vont dans le sens d’une
harmonisation, à partir du plus haut standard, du régime d’application
territoriale de la Convention, et dans celui d’une confortation de la garantie
des droits politiques. Ainsi doivent être comprises l’extrême réticence de la
juridiction européenne à faire jouer la spécificité des Territoires d’outre-mer
(TOM) dans le cadre de la Convention (I) et, à l’inverse, l’extension du champ
opératoire de la liberté d’expression qui permet d’en faire bénéficier
pleinement les ressortissants communautaires (II).
I • L’effet relatif de la spécificité des TOM
Le problème de la spécificité des TOM se posait pour
l’application aussi bien de la Convention (article 10) que du Protocole n° 4
(article 2) ; ce qui ne pouvait qu’ajouter à l’intérêt de l’espèce dans la
mesure où, en théorie, le régime d’application de ces instruments dans les TOM
n’est pas absolument identique85. L’arrêt Piermont confirme sur ce point une
tendance remarquable de la jurisprudence des organes de protection à
l’unification du régime d’application territoriale de ces instruments. En
témoigne l’interprétation neutralisante de la clause des “nécessités locales” à
laquelle se livre la Cour à propos de l’application de l’article 10.
Est en revanche, a priori, de nature à étonner le
raisonnement de la Haute juridiction en ce qui concerne l’application de
l’article 2 du Protocole n° 4, dans la mesure où il s’appuie sur l’autonomie
des règles applicables dans les TOM à l’expulsion des étrangers. Mais à y
regarder de plus près, la Cour est loin de valider une quelconque spécificité
des TOM ; sa décision sur ce dernier point ne remet par conséquent pas en cause
sa position traditionnelle minimisant l’effet des spécificités locales.
A • La neutralisation de la clause des “ nécessités locales
”
Au fond, il existe une certaine parenté entre la
Constitution du 4 octobre 1958 et la CEDH sur la question du statut des TOM. On
sait que la première définit ces territoires comme des collectivités dotées
d’une organisation particulière mais faisant partie intégrante de la République
française, une et indivisible86 ; ce dont il résulte en partie que les TOM
bénéficient du principe de spécialité législative, l’application automatique du
droit métropolitain étant exclu en ce qui les concerne, sauf exceptions. C’est
dans le même sens qu’abonde la CEDH, à travers son article 63 dont le contenu a
naguère été qualifié de “clause coloniale”. Cet article prévoit d'une part que
ladite Convention ne peut
82 E. DECAUX, “Article 16”, in L.-E. PETTITI, E. DECAUX et
P.-H. IMBERT, La Convention européenne des droits de l’Homme, commentaire
article par article (ci-après “Commentaire”), Economica, 1995, pp. 505-507.
83 J. MOURGEON, “Article 2”, in Commentaire, p. 1043 et s.
84 M. WOOD, “Article 63”, in Commentaire, p. 915 et s. Voir
aussi pour un aperçu de la jurisprudence de la Cour , D. GOMIEU, D. HARRIS, L.
ZWAAK, Law and practice of the European convention of Human rights and the
Social charter, Council of Europe publishing, 1996, p. 22-25.
85 Pour une étude approfondie de la question, voir S.
KARAGIANNIS, “L’aménagement des droits de l’Homme outre-mer : la clause des
“nécessités locales” de la Convention européenne”, RBDI, 1995, p. 224 et s.
86 Cf. J. C. MAESTRE et F. MICLO, commentaire de l’article
74 de la Constitution du 4 octobre 1958, in, F. LUCHAIRE et G. CONAC
(Directeurs), La Constitution de la République française, 2e éd., Economica,
1987, p. 1276 et s.
46
s'appliquer dans les territoires dont un Etat partie assure
les relations internationales que si cet Etat a notifié au Secrétaire général
du Conseil de l'Europe une déclaration en ce sens (§ 1). Il prévoit d'autre
part que les dispositions de la Convention y “seront appliquées en tenant
compte des nécessités locales” (§ 3).On a pu discuter sur le point de savoir si
était conforme à l’article 63 la déclaration notifiée par la France le 3 mai
1974 au moment de la ratification de la CEDH et selon laquelle cet instrument
s'appliquera “à l'ensemble du territoire de la République compte tenu, en ce
qui concerne les territoires d'outre-mer, des nécessités locales auxquelles
l'article 63, § 3 fait référence”87. En effet, formulée à propos de l'article
15 de la Convention et non conformément au § 1 de l'article 63, elle dénie de
surcroît aux TOM la qualité de territoires dont la France assurerait les
relations internationales pour affirmer l'unité et l'indivisibilité de la
République. On peut penser néanmoins que dans l'optique de la Convention, la
référence au § 3 de l'article 63 suffit à situer la déclaration dont il s'agit
parmi celles visées par le § 1 de cet article. C’est au demeurant la thèse que
fait prévaloir implicitement la Cour en l’espèce. Restait alors à déterminer si
la “réserve” énoncée par cette déclaration et la clause du § 3 de l’article 63
trouvaient à s’appliquer en l’espèce.
Selon le gouvernement français, l’ingérence dans la liberté
d’expression de Mme Piermont, constituée par la décision d’expulsion de
Polynésie, se justifiait par des nécessités locales propres à ce territoire.
Mais ce qui retient l’attention, c’est moins l’argument lui-même que la manière
dont le gouvernement l’étaye. Celui-ci rappelle d'abord la déclaration précitée
dont elle dit qu'elle a “valeur de réserve”. Il explique ensuite que les
nécessités locales mentionées dans cet acte consistent en “des particularités
indiscutables que revêtait la protection de l'ordre public dans les territoires
du Pacifique: insularité et éloignement de la métropole, mais aussi climat
politique spécialement tendu dans les années 1985-1986”88.
Tout dans ce raisonnement est de nature à exclure un
contrôle effectif de la Cour sur la réalité des nécessités locales alléguées :
le fait que le gouvernement se réfère exlusivement à la déclaration française
plutôt qu'à l'article 63 § 3 pour justifier les mesures contestées ; le fait
qu'il qualifie cette déclaration de réserve ; le fait enfin qu'il fasse reposer
les nécessités locales sur des caractéristiques naturelles (d’ordre
géographique), ce qui a pour conséquence logique non seulement d'en rendre
l'existence indiscutable, mais aussi de leur confèrer un caractère de permanence
propre à couvrir, dans ces territoires, toute limitation passée ou à venir des
droits garantis par la Convention.
On pouvait s’en douter, la Cour ne souscrit pas à ce
raisonnement. Elle ne le fait certes pas explicitement. Mais en se livrant
directement au contrôle de l'existence de nécessités locales en Polynésie, elle
signifie clairement que la déclaration française ne peut être vue comme une
réserve. Par ailleurs, en se limitant exclusivement à l'examen des
circonstances politiques locales, elle exclut implicitement mais tout aussi
clairement que des caractéristiques naturelles d'un territoire puissent fonder
des nécessités locales.
Il n'y a là rien que de très logique. En premier lieu, il
résulte de l'économie générale de l'article 63 que les déclarations que
celui-ci vise ne sont pas des réserves89. La fonction de cet article est tout
autre. Comme le précise la Cour dans l’arrêt Loïzidou, “l'article 63 concerne
la décision d'une Partie contractante d'assumer pleinement la responsabilité90,
au regard de la Convention, à raison de tous les actes des pouvoirs publics se
rapportant à un territoire dont elle assure les relations internationales”91.
C’est dire que le § 1 se borne à ouvrir aux Etats la faculté d'étendre ou non
l'application de la CEDH à certains territoires. Les effets d'une telle
déclaration ne sont par ailleurs pas laissées à la libre appréciation des Etats
parties mais réglées par la Convention elle-même (§ 3 de l'article 63). Il
s’ensuit que la notion de “nécessité locale” est un élément qu'il revient
normalement à la Commission et à la Cour d'interpréter92.
En second lieu, la notion telle qu'elle figure à l'article
63 § 3 rend logiquement inconcevable l'idée de nécessités permanentes et
structurelles. En tant qu'elle constitue un motif de légitimation de certaines
limitations aux droits et libertés garanties, la clause du paragraphe 3 de
l'article 63 appelle, à chaque fois qu’elle est invoquée, un contrôle des
organes de la CEDH qui, en l'occurrence s'effectuera sur deux plans : contrôle de
l’existence des nécessités locales d'une part, appréciation des effets de ces
nécessités sur le respect des obligations imposées par la Convention,
c'est-à-dire de la mesure dont il convient de “tenir compte” de telles
nécessités d’autre part.
87 Cf. notamment G. COHEN-JONATHAN, La Convention européenne
des droits de l’Homme, Economica, 1989, p. 96.
88 § 56 de l’arrêt.
89 Voir opinion concordante de S. KARAGIANNIS, op. cit., p.
251 et s.
90 C’est nous qui soulignons.
91 Cour EDH, arrêt Loizidou c. Turquie, exceptions
préliminaires, 23 mars 1995, Série A, n° 310, § 88.
92 Certes, tout Etat partie peut, conformément à l'article
64 de la Convention, formuler une réserve au sujet de l'article 63 ou de l'une
de ses dispositions au moment de la signature ou du dépôt des instruments de
ratification. Mais on ne peut manquer de remarquer que l'effet d'une telle
réserve serait à l’opposé de celui prescrit par la déclaration française : il
serait d’écarter la clause des nécessités locales.
47
C'est précisément la démarche que suit la Cour, illustrée
par le passage suivant de l'arrêt : “La Cour constate que les arguments avancés
par le gouvernement portent essentiellement sur le contexte politique local
tendu assorti d'une campagne électorale et mettent donc l'accent plus sur des
circonstances et situations que sur des nécessités. Une conjoncture politique,
certes délicate, mais qui pourrait aussi se rencontrer en métropole, ne suffit
pas pour interpréter la formule “nécessités locales” comme justifiant une
ingérence dans le droit garanti par l'article 10”93.
La solution est manifestement restrictive sur les deux plans
qu'abordent les juges européens.
Ceux-ci retiennent d'abord, comme dans l'affaire Tyrer c.
Royaume-Uni94, une conception étroite de la notion de “nécessités locales” qui
leur permet d'en constater l'inexistence en l'espèce. Ainsi relèvent-t-ils que
la conjoncture politique prévalant en Polynésie au moment des faits est de
l'ordre des “circonstances” et “situations” plutôt que des “nécessités”. Cette
distinction, déjà énoncée dans l'arrêt précité, aurait sans doute gagné à être
explicitée et contrebalancée par une définition positive des éléments
constitutifs des nécessités locales. Les affaires se situant sur ce terrain
étant rares, on peut regretter que la Cour n'ait pas saisi la présente occasion
pour ce faire. Même si, comme semble l'indiquer la seconde phrase de l'extrait
cité, il n'est pas généralement et absolument exclu qu'une conjoncture
politique puisse constituer la preuve de nécessités locales95, on ne sait
toujours pas à quelles conditions cela est possible. Peut-être est-ce sciemment
que la Cour se refuse à apporter plus de précisions, contribuant ainsi à
sauvegarder pour l’avenir sa marge de manoeuvre.
Dans la mesure où la Cour conclut à l'inexistence de
nécessités locales, la question de leurs effets ne pouvait se poser que sur le
plan théorique. On sait que cette question, qui se ramène à apprécier la mesure
dont il convient de “tenir compte” des nécessités locales, avait déjà été
abordée dans l'arrêt Tyrer. Il était apparu alors que de telles nécessités sont
sans effet sur l'application des dispositions énonçant des droits absolus, tel
l'article 3 de la Convention96. La solution qui ressort de l'extrait précité
(2e phrase) paraît confirmer ce qui n'était qu'implicite dans l'arrêt Tyrer, à
savoir qu'en théorie les nécessités locales peuvent justifier une ingérence
dans l'exercice d'un droit conditionnel, c’est-à-dire d’un droit auquel la
Convention admet des restrictions. La motivation n'en est pas moins surprenante
puisque la juridiction européenne exclut l'effet justificatif des nécessités,
semble-t-il, parce que la conjoncture politique qui en serait constitutive
“pourrait aussi se rencontrer en métropole”. Sur le plan technique, il n'est
pas certain que l'appréciation des données invoquées par l'Etat au regard du
critère de “localité” puisse intervenir au moment de l'examen des conséquences
juridiques à tirer des nécessités locales. Elle devrait plutôt se situer en
amont. Car ce n'est qu'à la double condition de constituer des nécessités et
d'être locales que les données invoquées par l'Etat peuvent prétendre à l'effet
prescrit par le § 3 de l'article 63.
Quoi qu'il en soit, le fait que la clause des nécessités
locales ne puisse jouer que pour les droits conditionnels permet de mieux
entrevoir les modalités de ce jeu. Il est vraissemblable que c'est au moment du
contrôle du bien-fondé de l'ingérence étatique dans la liberté protégée que la
Cour devra tenir compte des nécessités locales. Celles-ci permettraient ainsi
de faire pencher la balance de proportionnalité dans un sens plus favorable à
la mesure étatique. S'agissant spécifiquement de la liberté d'expression, la
reconnaissance de l'existence des nécessités locales devrait, comme l’ont suggéré
les juges dissidents, “aider à choisir dans quelle optique il faut examiner la
question d'une éventuelle justification au regard du § 2 de l'article 10”97.
Au total, l'interprétation restrictive de la notion de
nécessité locale que confirme l'arrêt Piermont amène à conclure que les
exigences tenant à l'application de l'article 10 ne sont, en pratique, pas
fondamentalement différentes dans les TOM de ce qu'elles sont en France
métropolitaine. On est tenté de penser que si le climat politique de l'époque
dans ces territoires, en particulier en Nouvelle-Calédonie, n'a pas été
considéré comme emportant application de la clause des nécessités locales, on
ne voit pas très bien ce qui pourrait faire pencher la balance en sens inverse.
D'autant qu’il ressort de la jurisprudence européenne relative à l’article 63
que même les coutumes locales dérogatoires aux principes de la Convention
auront peu de chance de jouer au titre de l'article 63, § 3. Se confirme ainsi
l'érosion, d'ailleurs également observable dans la jurisprudence nationale
administrative et constitutionnelle98, de cette clause qui
93 § 59 de l’arrêt.
94 Cour EDH, arrêt du 25 avril 1978, Série A, vol. 26, § 36
et s.
95 En énonçant qu' “une conjoncture politique (...) ne
suffit pas à interpréter la formule nécessités locales comme justifiant une
ingérence dans le droit garanti par l'article 10 ”, la Cour se place sur un
autre terrain : celui des conséquences juridiques des nécessités locales dont
l'existence est par conséquent considérée comme acquise.
96 § 38 de l'arrêt : Après avoir relevé que “ l'article 3
énonce une prohibition absolue ”, la Cour avait jugé que “ nulle nécessité
locale touchant au maintien de l'ordre ne saurait (...) donner à l'un des Etats
(parties), en vertu de l'article 63, § 3, le droit d'user d'une peine contraire
à l'article 3”.
97 Opinion partiellement dissidente des juges RYSSDAL et a.,
§ 3.
98 Pour la jurisprudence administrative, cf. notamment CE
Ass. 29 avril 1994, Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie,
Rec. Lebon, p. 205, conclusions M. Denis LINTON ; et 20 décembre 1995, Mme
VEDEL et M.
48
apparaît plus que jamais comme reposant sur des
considérations d'un autre temps. C’est ce qui rend d’autant plus curieux
l’invocation par ailleurs, par la Cour, de l’autonomie du droit de l’expulsion
dans les TOM.
B • L’affirmation ambiguë des la spécificité statutaire des
TOM
Si la décision de la Cour en ce qui concerne le respect de
l’article 2 du Protocole n° 499 surprend, voire déroute, c’est parce qu’elle se
situe en marge de la problématique de l’application de cet instrument dans les
territoires dont un Etat partie “assure les relations internationales” ;
problématique posée par l’article 5 du même Protocole.
Il résulte de cet article que, pour l’application du
Protocole, la spécificité des TOM peut jouer sur la base de deux dispositions
(et de deux manières) distinctes. Elle le peut d’abord en vertu du § 1 de
l’article 5, lequel stipule que “toute Haute partie contractante peut, au
moment de la signature ou de la ratification du présent Protocole ou à tout
moment par la suite, communiquer au Secrétaire général du Conseil de l'Europe
une déclaration indiquant la mesure dans laquelle100 elle s'engage à ce que les
dispositions du (...) Protocole s'appliquent à tels territoires qui sont
désignés dans ladite déclaration (...)”. Etant entendu que cette clause, dite
de “la mesure dans laquelle”, autorise les Etats parties à limiter la portée de
telle ou telle disposition du Protocole dans les territoires concernés en
formulant une, ou éventuellement plusieurs déclarations se succédant dans le
temps, et ayant valeur de réserve101. La spécificité des TOM aurait pu jouer
aussi par application de la clause des “nécessités locales” de l’article 63 § 3
de la CEDH, puisque le § 3 de l’article 5 commande de considérer les
déclarations faites conformément à cet article “comme ayant été faites
conformément au § 1 de l’article 63 de la Convention”102.
Si la Cour avait suivi cette démarche, la mesure d’expulsion de Polynésie -pour ne prendre que celle-là - n’aurait sans doute pas échappé à sa censure en tant qu’elle viole l’article 2 § 1 du Protocole n° 4 : d’une part, la déclaration notifiée par la France relativement à ce Protocole -déclaration identique à celle formulée à propos de la CEDH- ne contient aucune limitation précise à la liberté de circulation dans les TOM dont la Cour aurait pu tenir compte ; d’autre part on peut penser que la Cour serait amenée à confirmer l'interprétation restrictive qu’elle donne généralement de la clause des “nécessités locales”.
Encore faut-il, pour qu’un tel contrôle soit possible, que
la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence. Or c’est précisément cette
“qualité” que le gouvernement, suivi en cela par la Cour, dénie aux arrêtés
pris à l’encontre de Mme Piermont.
Pour le premier, aucun ces textes n’a violé l'article 2 du
Protocole n° 4. La mesure prise en Nouvelle-Calédonie étant une mesure refusant
l'entrée, n'entrerait pas dans le champ d'application de l'article 2 § 1,
lequel n'accorde le droit à la libre circulation qu'aux personnes se trouvant
“régulièrement” sur le territoire d'un Etat. S’agissant de l'arrêté d'expulsion
de Polynésie, le gouvernement a mis en avant la condition juridique spécifique
de l'archipel, territoire distinct de la métropole comme il résulte du principe
de spécialité législative et du § 4 de l’article 5 du Protocole n° 4. Il en a
conclu qu'à la suite de la notification de l'arrêté d'expulsion, Mme Piermont
ne se trouvait plus régulièrement en Polynésie.
La Cour souscrit entièrement à cette manière de voir.
S'agissant de l'arrêté pris par le Haut commissaire de la République en
Nouvelle-Calédonie, elle confirme la qualification de mesure d'interdiction
d'entrée pour en déduire que “l'intéressée ne s'est jamais trouvée
régulièrement sur le territoire, condition d'application de l'article 2 du
Protocole n° 4”. En ce qui concerne l'arrêté d'expulsion de Polynésie, la Cour
constate d'abord qu'il a été notifié à Mme Piermont alors qu'elle était sur le
point de quitter le territoire et que par conséquent, pendant son séjour sur ce
territoire elle “n'a subi (...) aucune ingérence dans l'exercice de son droit à
la libre circulation au sens de l'article 2 du Protocole n° 4”. Plus
JANNOT, Jurisclasseur - Droit administratif, janvier 1996,
p. 15. Pour la jurisprudence constitutionnelle, cf. notamment CC, décision n°
10 96-373 DC du 9 avril 1995. Pour les effets convergents des jurisprudences européenne
et nationale, cf. les observations de J.-F. FLAUSS, RTDH, 1996, p. 380 et s.
99 L'article 2 du Protocole n° 4 est ainsi libellé :
1. “Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un
Etat, a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence.
(...)
3. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres
restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la
sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions
pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d'autrui”.
100 C’est nous qui soulignons.
101 S. KARAGIANNIS, op. cit., p. 254.
102 Reste néanmoins posée la question des rapports entre ces
deux clauses qui apparaissent logiquement comme incompatibles.
49
encore, elle reprend les arguments développés par le
gouvernement français (déclaration du 3 mai 1974 combinée avec l'article 5 § 4
du Protocole) pour en déduire que “dès la notification de l'arrêté d'expulsion,
la requérante ne se trouvait plus régulièrement sur le territoire polynésien et
n'a donc pas fait l'objet à ce moment-là non plus d'une ingérence dans
l'exercice de son droit à la libre circulation”.
On a justement souligné que cette décision, en particulier
la branche qui valide la mesure d'expulsion de Polynésie, fournit “un argument
supplémentaire en faveur du particularisme des réglementations relatives à la
circulation des personnes dans les TOM”103. En effet la Cour, tout comme la
Commission avant elle104, avalise le statut constitutionnel de ces territoires
ainsi que le principe de spécialité législative qui en découle. Elle admet
ainsi l'effet autonome des décisions d'expulsion prises dans ces territoires et
en tire implicitement argument pour rejeter la requête de Mme Piermont relative
à l'article 2 du Protocole n° 4. Tout cela confirme partiellement l'analyse de
la Cour en ce qui concerne la validité de l'arrêté d'expulsion au regard de
l'article 10, au détour de laquelle la juridiction européenne accepte de
considérer la loi du 3 décembre 1848 applicable aux expulsions d'étrangers dans
les TOM comme une véritable “loi” au sens du § 2 de cet article. Il n'est pas
exagéré de déduire plus généralement de ces éléments la consécration de
l'autonomie du droit de la police des étrangers dans ces territoires105.
Mais il faut bien voir que la Cour enregistre la spécificité
statutaire des TOM plutôt qu’elle ne la valide. Il ne pouvait d’ailleurs en
être autrement dès lors que la Haute juridiction conclut à l’absence
d’ingérence dans l’exercice de la liberté garantie par l’article 2.
Le raisonnement qui aboutit à cette conclusion est en
lui-même assez remarquable en ce qu’il se fonde sur une interprétation
exceptionnellement restrictive du § 1 de cet article. “Se trouver régulièrement
sur le territoire d'un Etat” implique, selon la Cour, aussi bien la régularité
de l'entrée que celle celle du séjour. Il s’ensuit qu’une décision d'expulsion
ne s'analyse pas en une ingérence mais plutôt en un élément affectant la
régularité du séjour. Le bénéfice de la liberté de circulation est par
conséquent exclu pour la personne faisant l’objet d’une mesure de cette nature,
de même que se trouve exclu la mise en oeuvre du § 3 de l'article 2 (conditions
de validité des ingérences)106. Cette manière de voir est d’autant plus
remarquable qu’elle conduit la juridiction européenne à prendre le contre-pied
de l'analyse faite par le Conseil d’Etat et par le gouvernement français
lui-même, tout au moins au début de la procédure européenne. Pour le Conseil,
il ne faisait pas de doute que les arrêtés contestés constituaient bien des
ingérences dans la liberté de circulation de la requérante. Aussi la Haute
juridiction administrative n’a-t-elle pas hésité à en subordonner la validité
au respect des conditions posées par le § 3 de l’article 2 du Protocole n° 4.
Quant au gouvernement, comment expliquer qu’il ait jugé nécessaire, au cours de
la procédure devant la Commission, de justifier ces mesures par recours à la
clause des nécessités locales d'une part, et au regard des exigences de
l'article 2 § 3 d’autre part107, si ce n’est par la conviction que ces arrêtés
entravaient l’exercice par Mme Piermont de son droit à la libre circulation ?
Cette interprétation n’est pas motivée par la Cour, mais on
peut penser que celle-ci partage le point de vue, étonamment libéral, explicité
par la Commission. Pour cette institution, la condition posée par l'article 2 §
1 renvoie au droit interne de l'Etat et c'est aux organes de celui-ci qu'il
appartient de poser les conditions à remplir pour que la présence d'un individu
sur le territoire soit considérée comme régulière ; et cela sans possibilité de
contrôle de la part des organes de la CEDH puisque, ajoute la Commission, “la
Convention ne garantit, comme tel, aucun droit d'entrer, de résider ou de
s'établir dans un pays étranger”108.
L’interprétation restrictive de l’article 2 pose évidemment
la question de l’utilité de son paragraphe premier et, au delà, celle de la
cohérence du Protocole n° 4. En effet, peut-on encore parler de garantie
européenne de la liberté de circulation alors que les organes de la CEDH
doivent dans tous les cas s’en remettre au droit national pour en fixer le
champ d’exercice, si en particulier ces organes ne peuvent pas exercer un
contrôle minimum sur les mesures d’expulsion109? Que dire des clauses prévues ou
résultant de l’article 5 de cet instrument, sinon que la solution retenue par
la Cour leur ôte tout intérêt en ce qui concerne la liberté de circulation ? En
effet, et à titre d’exemple, un Etat peut-il encore limiter le champ
d’application de l’article 2 § 1 (en vertu de la clause de “la mesure dans
laquelle”) sans exclure purement et simplement la liberté qu’il garantit ?
103 J.-F. FLAUSS, Observations, RTDH, 1996, p. 381.
104 A ce propos, la Commission est plus explicite que la
Cour. Rapport du, §§ 41-43 et 87.
105 J.-F. FLAUSS, Observations, RTDH 1995, p. 381.
106 Dans le même sens, Commission, aff. Udayanan et
Sivakumaran c. RFA, décision du 1er déc. 1986, n° 11825-85, à propos d’un
demandeur d’asile assigné à résidence.
107 Voir en particulier le rapport de la Commission, §
36-37.
108 Rapport, § 88.
109 La Cour et la Commission ouvrent certes la possibilité
d'un tel contrôle, mais semblent la réserver à une hypothèse particulière :
celle dans laquelle l'étranger en situation régulière se verrait interdire
l'accès à une partie du territoire. Cela est implicite dans l’arrêt de la Cour
mais dit clairement dans l’avis de la Commission (§ 40).
50
Ce qui est certain c’est qu’en concluant en ce sens, la Cour
relativise forcément la portée de l’évocation qu’elle fait de l’autonomie du
droit de la police des étrangers applicable dans les TOM. Cette autonomie n’est
mise en exergue qu’en tant qu’une donnée parmi d’autres, apportant la preuve de
ce que ces territoires constituent bien des territoires distincts de la métropole
; l’objectif étant de démontrer (ou de vérifier) que Mme Piermont avait bien
été expulsée de la totalité d'un territoire et non d'une portion seulement du
territoire français. Le raisonnement eut été le même s’il s’était agi d’une
expulsion du territoire métropolitain. La Cour se serait là aussi bornée à
constater que la requérante avait été expulsée conformément aux règles
applicables spécifiquement au territoire métropolitain, sans pour autant que
l’on puisse conclure à l’existence d’un régime dérogatoire. Il résulte de tout
cela que, n’ayant pas eu à se prononcer sur le caratère justifié ou non d’une
application différenciée de l’article 2 dans les TOM, la Cour n’a pu valider de
quelque manière que ce soit la spécificité juridique de ces territoires. Il
aurait certes suffi d’un simple changement de qualification (arrêtés litigieux
= ingérence) pour que cela soit possible. Encore que dans ce cas, il est
vraisemblable que la Cour aurait plutôt opté pour une solution limitant l’effet
des particularismes locaux. On est même tenté de dire qu’il en aurait été ainsi
d’autant plus qu’il s’agissait de protéger une liberté essentielle : la liberté
d’expression.
II • L’extension du champ opératoire de la liberté
d’expression
Bien que la liberté d’expression garantie par l’article 10
de la CEDH soit qualifiée par les organes de Strasbourg de liberté
fondamentale, elle n’est pas pour autant une liberté absolue et générale. D’une
part, l’on sait que le § 2 de l’article 10 autorise des limitations à son
exercice par toute personne110. D’autre part et de manière plus spécifique,
l’article 16 de la Convention légitime les restrictions à l’activité politique
des étrangers. S'agissant des libertés garanties par les articles 10 et 11 de
la Convention, il ajoute111 par conséquent un motif supplémentaire de
limitation à ceux qui sont prévus par les § 2 desdits articles et semble par
ailleurs ménager aux Etats une marge d'appréciation a priori plus grande112.
C’est précisément l’interprétation originelle de cet article
16 que le présent arrêt remet en cause. Allant au delà du texte, la Cour
soustrait certains étrangers, les “étrangers communautaires”, à l’obligation de
réserve politique. A cette extension du champ d’application ratione personae de
l’article 10 s’ajoute celle de son champ d’application matérielle, la liberté
d’expression impliquant, selon la Cour, celle d’aller et venir.
A • L’inopposabilité de l’obligation de réserve politique
aux “étrangers communautaires”
La question était ici de savoir si les ressortissants des
Etats membres de la Communauté (de l'Union européenne), parlementaires
européens de surcroît, peuvent être considérés comme des étrangers pour
l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la CEDH et,
par conséquent, soumis à l’obligation de réserve politique imposée par
l’article 16. La réponse de la Cour, la première du genre, est négative.
Celle-ci juge que, sans “retenir l'argument tiré de l'existence d'une
citoyenneté européenne, les traités communautaires ne reconnaissant pas à
l'époque pareille citoyenneté, (...) l'appartenance de Mme Piermont à un Etat
membre de l'Union européenne et de surcroît sa qualité de parlementaire
européen ne permettent pas de lui opposer l'article 16 de la Convention,
d'autant plus que la population des TOM participe à l'élection des députés au
Parlement européen”113.
Cette solution est remarquable à la fois par
l'interprétation qu'elle donne du champ d'application de l'article 16 et par la
lecture constructive du droit communautaire qu'elle recèle.
110 S'il prévoit (§ 1) que “toute personne a droit à la
liberté d'expression”, ce droit comprenant “la liberté d'opinion et la liberté
de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y
avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière”, il
dispose aussi (§ 2) que “l'exercice de ces libertés comportant des devoirs et
des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à
l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à
la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la
protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la
divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité ou
l'impartialité du pouvoir judiciaire”. Cf. G. COHEN-JONATHAN et V.
COUSSIRAT-COUSTERE, in Commentaire..., respectivement p. 366 et s. et 409 et s.
111 Dans le même sens, cf l’opinion concordante de MM
LOUCAIDES et PELLONPÄÄ sous l’avis de la Commission. En sens inverse, cf.
l’opinion concordante de M. NORGAARD et Mme THUNE sous le même avis. Ces
derniers membres de la Commission estiment que le but de l’article 16 ne doit
pas être examiné de manière indépendante, mais dans le contexte de l’article 10
§ 2.
112 Ainsi s’explique que cet article 16 ait pu être jugé
“dangereux”. Cf. E. DECAUX, Commentaire, p. 507
113 § 64 de l’arrêt.
51
En concluant à l'inopposabilité de l'article 16 à Mme
Piermont, la Cour minore très clairement le rôle du droit national dans la
détermination de la qualité d'étranger au sens de cet article. Partant, elle
fait du concept d'étranger contenu dans l'article 16 un concept autonome. La
solution est assurément audacieuse car, sous couvert d'interprétation, c’est en
réalité à une véritable réécriture de l'article 16 que la juridiction
européenne procède114. La conception qu'elle défend ici n'a plus rien à voir
avec l'intention des rédacteurs de la Convention, lesquels étaient avant tout
“soucieux, conformément à la conception prédominante à l'époque en droit
international, d'autoriser de façon générale et illimitée, des restrictions aux
activités politiques des étrangers”115. On notera cependant que cette
conception première n'a pas purement et simplement disparu. Elle est encore
soutenue par les quatre juges dissidents116 dans l'affaire Piermont. Mais on ne
peut s'empêcher de penser qu'elle en sera dorénavant réduite à “faire de la
résistance”.
Mais doit-on s’étonner de l’audace qui conduit ainsi la Cour
à faire fi de la souveraineté des Etats parties ? La solution retenue ne
s’inscrit-elle pas dans une certaine logique de l'intégration européenne, tant
il est vrai que la dilution de la nationalité et l'érosion des conséquences
juridiques qui s’y attachent figurent parmi les effets les plus remarquables de
cette intégration ? Le mouvement est, à n’en pas douter, plus marqué dans le
cadre communautaire que dans celui de la CEDH117. Aussi n’est-ce pas un hasard
si c'est précisément le droit communautaire qui fournit ici l'argument décisif
pour écarter, dans le cadre de la Convention, les catégories créées par les
droits nationaux. Le champ d'application ratione personae de la Convention
-dans ses dispositions consacrant les libertés politiques particulièrement-
s'en trouve étendu autant que le droit communautaire peut tirer de là un
surcroît de vigueur118.
En plus de s’écarter des déterminations juridiques
nationales, la Cour crée aussi une nouvelle catégorie d'étrangers -les
étrangers communautaires- qui vient s'ajouter à celle des des étrangers
“ordinaires” ressortissants d'Etats non membres de l'Union européenne119. Seuls
ces derniers sont désormais soumis à l'obligation de réserve politique
consacrée par l'article 16.
S'agissant des ressortissants communautaires, la solution
consacrée avait, dans une certaine mesure, été annoncée dans deux affaires
récentes concernant l’expulsion d’étrangers non-communautaires par la Belgique120.
Dans les deux cas, les requérants prétendaient être victimes d'une
discrimination par rapport aux délinquants ressortissants des Etats membres de
la Communauté. Dans l’arrêt Moustaquim, la Cour répond que le “traitement
préférentiel consenti aux ressortissants des autres Etats membres des
Communautés (...) a une justification objective, la Belgique faisant partie
avec lesdits Etats d'un ordre juridique spécifique”121. Solution reprise par la
Commission dans son rapport sur l’affaire Chorfi : “en matière de police des
étrangers, le fait qu'un Etat accorde un traitement préférentiel aux
ressortissants des pays avec lesquels il poursuit une politique d'intégration
dans le cadre d'un ordre juridique comme c'est le cas des Etats membres de
l'Union européenne, ne constitue pas un traitement pouvant être qualifié de
discriminatoire, (...) puisqu'il repose sur une justification objective et
raisonnable”122.
Ce qui est nouveau dans l’arrêt Piermont ce n'est donc pas
la reconnaissance de la spécificité de l'ordre juridique communautaire, mais
plutôt le fait que la Cour anticipe sur les développements de l'intégration
communautaire pour
114 J.-F. FLAUSS parle à ce propos de “flagrant délit de
réécriture de l'article 16”. AJDA, 1995, p. 733.
115 J.-F. FLAUSS, RTDH, p. 367-368
116 Selon ceux-ci, la référence de l'article 16 aux
étrangers est “dépourvue d'ambiguïté” et, dans la mesure où elle “ne prévoit
pas expressément d'exception”, il faut dans tous les cas se reporter au droit
national pour en fixer le sens. Cf. opinion partiellement dissidente, § 5.
117 Au principe d'assimilation contenue dans la règle de la
libre circulation, étendue récemment par le Traité de Maastricht, la Cour de
justice des Communautés européennes a ajouté une jurisprudence de plus en plus
fournie, étendant aux étrangers à l'ordre communautaire le bénéfice des règles
du marché commun, et cela en dehors de toute manifestation expresse de la
volonté des Etats membres. Voir notre étude : “ Les droits des étrangers et
leur sauvegarde dans l'ordre communautaire ”, CDE, 1995, n° 3-4, p. 351 et s.
118 Ce n’est du reste pas la première fois que la
jurisprudence des organes de la Convention contribue ainsi à renforcer l’effet
du droit communautaire. Voir par ex. la décision de la Commission du 12 mai
1993, Divigsa c. Espagne (n° 20.631/92) ouvrant la possibilité, absente en
droit communautaire, de contrôler le refus du juge national à poser une
question préjudicielle à la CJCE. G. COHEN-JONATHAN : “La Commission européenne
des droits de l’Homme et le droit communautaire : quelques précédents
significatifs”, Europe, déc. 1994, pp. 3-4.
119 On peut y ajouter la catégorie émergente des étrangers “
intégrés ” qui s'inscrit dans la problématique de l'application de l'article 8
de la CEDH et de l'article 3 § 1 du Protocole n° 4. A ce propos, voir l'opinion
du juge MARTENS sous l'arrêt Beljoudi (26 mars 1992).
120 Cour EDH, Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février
1991, série A, vol. 193. Commission EDH, Chorfi c. Belgique, rapport du 21
février 1995, req. n° 21794/93. Cf. aussi G. COHEN-JONATHAN, “ De la Commission
à la Cour EDH ”, RTDE, 1995, p. 728.
121 § 49 de l’arrêt.
122 § 56 du rapport.
52
soustraire les ressortissants des Etats membres de l'Union
européenne et les députés européens de l'obligation de réserve politique posée
par l'article 16.
Il ne fait en effet pas de doute que, ni la qualité de
ressortissant d'un Etat membre des Communautés, ni celle de député européen ne
pouvaient justifier l'inopposabilité de l'article 16 à Mme Piermont. De par sa
situation, la requérante n'entrait assurément pas dans le champ d'application
de l'article 48 du traité CEE. En effet, si la liberté de circulation prévue
par l'article 48 implique bien “l'abolition de toute discrimination, fondée sur
la nationalité”, elle n'en reste pas moins strictement encadrée. D'une part,
elle est limitée aux travailleurs. D'autre part elle est finalisée en ce
qu'elle ne bénéficie qu'à ceux des travailleurs qui se déplacent pour “répondre
à des emplois effectivements offerts”. Ce n'est qu'à ces conditions, auxquelles
ne répondait pas Mme Piermont, que le ressortissant d'un autre Etat membre doit
être distingué de l'étranger. Pour le reste, notamment pour ses activités
politiques, il reste un étranger et sa condition est régie exclusivement par le
droit national, sous réserve des engagements internationaux pris par ailleurs
par l'Etat. Cette conclusion s'impose même si on se réfère au statut de député
européen de la requérante. La liberté de déplacement n'est garantie par
l’article 8, al. 1 du Protocole sur les privilèges et immunités des Communautés
européennes qu'aux députés européens “se rendant au lieu de réunion du
Parlement européen ou en revenant”, ce qui n'était manifestement pas le cas de
Mme Piermont. Enfin, à supposer même que le traité de Maastricht ait été en
vigueur au moment des faits, la pertinence juridique de la décision de la Cour
n’en prêterait pas moins à caution du point de vue du droit communautaire, car
le droit d'expression politique attaché à la citoyenneté européenne n'est pas
général au point de comporter le droit pour le ressortissant d'un autre Etat
membre de participer à une campagne politique locale alors qu'il ne réside pas
dans la localité considérée.
Ce serait cependant mal apprécier la décision de la Cour que
de la limiter aux éléments qui précèdent. La solution retenue s'imposait, dit
la Cour, “d'autant plus que la population des TOM participe à l'élection des
députés au Parlement européen”.
On notera, là aussi, le caractère audacieux de l'argument de
la Cour. Il contraste avec la timidité (et la relative orthodoxie) du point de
vue défendu par la Commission et par les juges dissidents, lesquels proposaient
de “tenir compte de l'internationalisation accrue de la politique dans le monde
contemporain et (...) de l'intérêt qu'un europarlementaire peut légitimement
porter aux affaires d'un territoire de la Communauté” pour “limiter les
restrictions à l'activité politique des étrangers autorisées par l'article
16”123. Ce qui, selon la Cour, fait des députés européens des étrangers pas
comme les autres, voire des personnes pas si étrangères que cela, c'est le lien
politique de représentation qui les unit aux populations représentées par le
biais de l'élection. Il ne pouvait y avoir affirmation plus magistrale de ce
que la Communauté, en plus d’être un ordre juridique spécifique, serait aussi
un ordre politique intégré124. Sur le plan du raisonnement, l'argument tiré du
régime représentatif permet, en dernier ressort, d'écarter toute limitation
textuelle à l'expression politique des représentants, y compris celles qui
résultent de l'article 48 du traité CE et de l'article 8 du Protocole précité.
Mais on reconnaîtra qu’en raisonnant ainsi, la Cour parfait artificiellement un
système qui n'est encore qu'ébauché.
Il résulte en tout cas de ce dernier motif que, abstraction
faite du Traité de Maastricht, si les citoyens européens doivent tous être
considérés comme bénéficiant au titre de la Convention de la liberté
d'expression politique, leur situation n'est pas absolument identique. Il
conviendrait, au vu de l'arrêt, de distinguer le représentant du simple
citoyen. Certes cette distinction est sans conséquence sur le jeu de l'article
16, lequel reste en toutes hypothèses exclu. Mais elle devrait permettre à la
Cour de moduler l'appréciation qu'elle portera, sur le fondement du § 2 de
l'article 10, sur le bien fondé des ingérences dans l’exercice de la liberté
d’expression : plus stricte à l’égard des mesures visant des parlementaires,
elle pourrait être plus libérale lorsque ces mesures affectent le simple citoyen.
Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour sur ce point est aussi importante par son caractère novateur (extension de la protection conventionnelle opérée au profit des ressortissants des Etats membres de l’Union) que par les incertitudes qu’elle engendre.
Les unes concernent la portée de la solution retenue dans le
cadre même de la Convention. Est-elle indistinctement applicable à tous les
Etats parties à la Convention, Etats non-membres de l'Union européennes y
compris ? Si, comme il est vraisemblable, la réponse à cette première question
est négative, est-il concevable que s'instaure une discrimination dans la
protection des libertés politiques assurée au titre de la Convention selon le
territoire sur lequel se trouve le prétendant à ces libertés ? Cette solution
risque à son tour de n’être qu’un pis aller. Il faudra sans doute que la Cour
tranche ce dilemne. Elle le pourra, soit en appliquant la présente
jurisprudence aux ressortissants de tous les Etats
123 Opinion dissidente, § 5.
124 On notera que la référence à l’élection permet de
surcroît de singulariser les parlementaires de l’Union européenne par rapport à
leurs homologues membres de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe.
53
parties à la Convention et non plus seulement aux
ressortissants communautaires, soit en adoptant une démarche moins audacieuse,
limitant strictement la portée des règles communautaires à ce à quoi les Etats
membres se sont engagés.
D'autres incertitudes s’attachent à l’identification des
bénéficiaires de cette jurisprudence. Certes, la Cour précise qu’il s’agit des
ressortissants communautaires. Mais le critère ainsi énoncé n’est pas toujours
pertinent en droit communautaire. Qu’en sera-t-il par exemple des
ressortissants de certains Etats tiers à l'Union qui sont, pour l'exercice de
certains droits, assimilés aux ressortissants communautaires ? On objectera que
ces personnes n'ont pas accès au statut de citoyen européen et qu'elles ne
peuvent par conséquent exercer aucune liberté politique dans l'Union. Mais
précisément, si l'on considère que raisonnement des organes de la Convention se
fonde plus sur la nature de l’ordre communautaire (ordre d'intégration) que sur
le contenu réel des droits reconnus à telles personnes dans cet ordre
juridique, on ne voit pas pourquoi ces ressortissants-là d'Etats tiers à
l'Union et à la CEDH devraient être exclus ; cela d'autant plus que ceux-ci
bénéficent de droits en vertu d'accords internationaux qui font partie
intégrante du droit communautaire125. Au demeurant, la distinction aujourd'hui
en voie de consolidation dans l'ordre communautaire, entre bénéficiaires du
droit communautaire (nationaux des Etats membres et certains “ étrangers ” y
compris) et non-bénéficiaires126, n'invite-t-elle pas à conclure en ce sens ?
Ces questions ne déboucheront sans doute pas sur des
réponses simples. On se bornera ici à observer qu’en soustrayant les
ressortissants communautaires à l’obligation de réserve politique, la Cour a
introduit le ferment d’une révolution qui est loin d’avoir épuisé ses effets.
B • L’élargissement du contenu de la liberté : de la liberté
d’expression à la liberté de circulation
L’élargissement du contenu de la liberté d’expression
s’accompagne ici de l’affirmation du caractère fondamental de cette liberté,
les deux n’étant d’ailleurs pas sans rapport.
L’affirmation du caractère fondamental de la liberté
d’expression n’a, il est vrai, rien de novateur dans la mesure où elle ne fait
que confirmer une jurisprudence constante. Pour autant, les formules utilisées
-ici à propos de la mesure d'expulsion de Polynésie- n'ont rien perdu de leur
force originelle. La liberté d'expression, rappelle la Haute juridiction,
“constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des
conditions de son progrès. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle
vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur
ou considérées comme innofensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance
et l'esprit d'ouverture sans lesquelles il n'est pas de “société
démocratique””. Et la Cour d'ajouter : “Un adversaire des positions officielles
doit pouvoir trouver sa place dans l'arène politique. Précieuse pour chacun, la
liberté d'expression l'est tout particulièrement pour un élu du peuple”127.
C’est cette affirmation qui éclaire le débat sur la liberté de circulation.
Celui-ci s'est noué en particulier à propos de la mesure
d'interdiction d'entrée sur le territoire de Nouvelle-Calédonie. Il s'agissait
de savoir si cette mesure constituait une ingérence dans l'exercice de la
liberté d'expression de la requérante. Prenant le contrepied de la thèse
soutenue par le gouvernement français et par Commission, la Cour va juger que
l'arrêté litigieux “s'analyse en une ingérence dans l'exercice du droit garanti
par l'article 10 puisque, retenue à l'aéroport, l'intéressée n'a pu entrer en
contact avec les personnalités politiques qui l'avaient invitée et exprimer ses
idées sur place”128. Ainsi est ajoutée une dimension nouvelle à la liberté
d'expression : celle-ci implique nécessairement celle d'aller et venir pour
exposer et défendre ses idées.
La solution est d’autant plus remarquable qu’en l'espèce
l’atteinte à la liberté de circulation constituait aussi un grief distinct
fondé par la requérante sur l'article 2 § 1 du Protocole n° 4, mais en tant que
tel rejeté par la Cour129.
Il s’ensuit non seulement que la garantie de la liberté de
circulation est doublement fondée, mais aussi que sa définition varie d’un
article à l’autre. Dans un cas (art. 2 du Protocole n° 4) on a affaire à une
liberté autonome, se suffisant à elle-même, tandis que dans l'autre (art. 10, §
1) il s'agirait plutôt d'une liberté finalisée qui n'est garantie qu'en tant
qu'elle constitue le support, le moyen nécessaire de l'exercice d'une autre
liberté, la liberté d'expression. En cela, la liberté de circulation tirée de
l’article 10 § 1 est matériellement plus limitée que celle garantie par
l'article 2 du Protocole
125 Cf. notre étude précitée.
126 Distinction mise en oeuvre notamment par la Commission
européenne dans sa communication sur le projet de convention sur le contrôle
des personnes lors du franchissement des frontières extérieures de l’Union
européenne. COM (93) 684 final, du 10 déc. 1993. Voir aussi E. PAYET, Les
étrangers et le droit communautaire, Mémoire de DEA, Caen, 1996.
127 § 76 de l’arrêt.
128 § 81 de l’arrêt.
129 Cf. supra.
54
n° 4. A l'inverse, elle a vocation à bénéficier d'une
protection renforcée. D'une part, elle se trouve affranchie de la condition de
régularité (de la présence sur le territoire) à laquelle l'article 2 du
Protocole n° 4 subordonne normalement sa jouissance : la liberté d’expression
s’exerçant sans considération de frontière, il en ira de même du droit de se
déplacer afin de l’exercer. D'autre part, la rigueur qui préside, dans la
jurisprudence des organes de la CEDH, à l'appréciation du bien-fondé des restrictions
apportées à l'exercice de la liberté d'expression (au regard du § 2 de
l'article 10)130 s'étendra dorénavant logiquement aux mesures restreignant la
liberté d'aller et venir.
Tout cela concourt à la représentation de l’espace européen
comme espace politique131 unifié, dans lequel le débat politique ne saurait
être limité par des considérations tenant à la nationalité des personnes, bref
par les frontières étatiques ; représentation que viennent d’ailleurs conforter
les autres éléments de l’arrêt, précédemment évoqués.
Finalement, l'arrêt Piermont a les qualités et les défauts
de tout grand arrêt. Novateur, il ouvre des perspectives stimulantes au
développement du droit de la Convention, “droit vivant” par excellence devant
s’adapter à son environnement. Mais précisément à cause de cela il ne peut
manquer de susciter des interrogations nouvelles, à l’issue parfois incertaine.
C’est dire que cet arrêt en appelle d’autres, afin de préciser les solutions
consacrées et/ou de procéder aux ajustements nécessaires. Il faut espérer que,
si l’occasion s’en présente, la Cour s’emploiera à faire oeuvre pédagogique
autant qu’à construire plus rigoureusement son arrêt ; ce qui, hélas, n’était
pas le point fort de l’arrêt Piermont.
Raymond Goy
Merci beaucoup Monsieur de nous avoir parlé d’une affaire
qui vient des antipodes, et qui nous concerne pourtant très directement. Vous
nous avez fait un exposé très riche.
M. Mouchard, Vice-président du TGI de Rouen, chargé de
l’Instruction, que nous avons déjà entendu il y a deux ans nous ne l’avons pas
oublié, va nous parler aujourd’hui de la présomption d’innocence dans l’affaire
Allenet de Ribemont.
130 Il est à signaler que dans la présente espèce la Cour
estime que les ingérences dans la liberté d'expression de l'élu “commandent de
se livrer à un contrôle des plus stricts” (§ 76). En réalité, la rigueur
annoncée du contrôle ne vaut pas également pour les trois exigences posées par
le § 2 de l'article 10. La Cour ne fait aucune difficulté pour admettre que la
mesure d'expulsion de Polynésie est prévue par la loi et qu'elle poursuit un
but légitime. En revanche, le contrôle devient plus strict lorsqu'il s'agit de
vérifier que ladite mesure est bien “nécessaire dans une société démocratique”.
Il est remarquable à cet égard qu'à aucun moment la Cour n'évoque la marge
d'appréciation de l'Etat. Sans doute en tient-elle nécessairement compte dans
le cadre du contrôle de proportionnalité auquel elle se livre, mais sans
vraiment lui donner d’effet en l’espèce. Sans nier le caractère tendu de
l'atmosphère politique dans l'archipel, la Cour relève que les propos reprochés
à la requérante avaient été prononcés au cours d'une manifestation pacifique,
qu’ils n'appelaient pas à la violence ou au désordre, et qu’enfin ils
correspondaient à des revendications exprimées localement, de sorte que la
requérante n'a fait que s'inscrire “dans le cadre d'un débat démocratique en
Polynésie”. Après avoir relevé que le gouvernement français n'a pas apporté la
preuve que ces prises de position ont causé des troubles, la Cour conclut
logiquement que la mesure litigieuse n'est pas nécéssaire dans une société
démocratique puisque “un juste équilibre n'a pas été ménagé entre, d'une part,
l'intérêt général commandant la défense de l'ordre et le respect de l'intégrité
territoriale et, d'autre part, la liberté d'expression de Mme Piermont” (§ 77
de l’arrêt).
131 Dans la présente affaire, n’était en cause que la
liberté d’expression politique. Mais il est difficilement concevable que ce qui
est ainsi affirmé pour l'expression politique ne bénéficie pas aussi aux autres
types d'expression.
55
Arrêt Allenet de Ribemont c. France
du 10 Février 1995
par
Michel MOUCHARD
Vice-Président du Tribunal de Grande instance de Rouen
chargé de l’Instruction
Le 24 décembre 1976, Jean de Broglie, député, ancien
ministre, était abattu devant l'immeuble dans lequel résidaient son conseiller
financier, Pierre de Varga et Patrick Allenet de Ribemont.
L'enquête établissait rapidement que P. de Varga et P.
Allenet de Ribemont envisageaient de devenir propriétaires d'un établissement,
"La rôtisserie de la Reine Pédauque", en le finançant par un prêt
consenti à Jean de Broglie qui en avait remis le montant à P. Allenet de
Ribemont ce dernier devait en assurer le remboursement auprès des organismes
financiers.
Une information était ouverte dans le cadre de laquelle les
services de la préfecture de police de Paris agissant sur commission rogatoire
interpellaient et placaient P. de Varga et P. Allenet de Ribemont en garde à
vue. Ils se trouvaient dans cette délicate position lorsque le 29 décembre 1976
le ministre de l'Intérieur de l'époque, Michel Poniatowski entouré du directeur
de la police judiciaire et du chef de la brigade criminelle de la préfecture de
police de Paris donnait une conférence de presse sur les problèmes de sécurité.
Tous trois ne pouvaient s'empêcher de répondre aux sollicitations des
journalistes d'autant que les services qu'ils dirigeaient semblaient connaître
un succès considérable.
Les journaux télévisés de deux chaînes diffusaient le soir
même les déclarations satisfaites des trois responsables : "le coup de
filet est complet, toutes les personnes impliquées sont maintenant
arrêtées......il y avait un prêt contracté auprès d'une banque avec la caution
de M. de Broglie" assurait le ministre, alors que ses subordonnés
précisaient que les "instigateurs de l'assassinat étaient de Varga et de
Ribemont" et que "De Varga est le personnage-clef".
L'instruction ne connaissait pas de retard en ce qui
concerne P. Allenet de Ribemont puisque, inculpé de complicité d'assassinat et
placé sous mandat de dépôt le 14 janvier 1977, il était élargi le 1er mars 1977
et bénéficiait d'un non-lieu le 21 mars 1980.
Ce n'est pas l'instance pénale qui a donné lieu à la
condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme le 10
février 1995 sur la base des art. 6 par. 1 et 2 de la Convention. La partie de
l'arrêt concernant le délai raisonnable n'apporte pas d'innovations notables et
concerne l'activité des juridictions judiciaires et administratives françaises.
Sachons toutefois que le 23 mars 1977, P. Allenet de Ribemont adressait un
recours gracieux au ministre de l'Intérieur et demandait une indemnité de dix
millions de francs en réparation du préjudice qu'il estimait avoir subi du fait
de ses déclarations.
Le Tribunal administratif, saisi en l'absence de réponse du
ministre le 20 septembre 1977 déclarait la requête irrecevable “les
déclarations faites dans l'exercice des fonctions gouvernementales échappant au
contrôle de la juridiction administrative” le 13 août 1980.
Le Conseil d'Etat saisi en appel le 15 décembre 1980
rejetait la requête le 27 mai 1983 au motif différent que "les
déclarations faites par le ministre de l'Intérieur à l'occasion d'une opération
de police judiciaire ne sont pas détachables de cette opération ....qu'il
n'appartient ainsi pas à la juridiction administrative de se prononcer sur
leurs éventuelles conséquences dommageables".
Le requérant ne connaissait pas plus de succès devant le
Tribunal de Grande instance qu'il saisissait le 29 février 1984 : si la
juridiction retenait sa compétence, elle rejetait la demande le 8 janvier 1986,
P. Allenet de Ribemont ayant été incapable de rapporter la preuve suffisante de
ce que les propos qu'il critiquait avaient bien été tenus.
56
La Cour d'appel de Paris quant à elle décidait le 16
septembre 1987 que la relation entre le préjudice allégué et les déclarations
n'étant pas établie, il était inutile de "s'arrêter à la demande tendant à
la mise au débat de la bande d'enregistrement" qu'avait formulée P.
Allenet de Ribemont. La Cour de cassation rejetait le pourvoi le 30 novembre
1988.
La Cour européenne a estimé que le délai global de onze ans
et huit mois entre le dépôt du recours gracieux qui constituait le début de la
procédure et l'arrêt de la Cour de cassation était excessif, d'autant que les
retards accumulés trouvaient pour l'essentiel leur origine dans l'inaction des
autorités nationales et notamment dans le fait que les juridictions
administratives avaient mis cinq ans et huit mois pour se déclarer
incompétentes, que des actions dilatoires telles la communication du dossier
pendant huit mois au ministère de la Culture n'avaient pas manqué et que les
autorités administratives et judiciaires n'avaient cessé de refuser d'accéder
aux demandes de P. Allenet de Ribemont tendant à la production de l'élément de
preuve.
L'arrêt du 10 février 1995 est novateur par contre en ce qui
concerne le respect de la présomption d'innocence garanti par l'art. 6 par. 2.
On connaissait essentiellement en effet des décisions de la
Cour portant sur deux domaines assez particuliers de la matière : l'existence
dans les législations nationales de présomptions de culpabilité et l'existence
de décisions judiciaires laissant penser que des personnes étaient coupables
sans que leur culpabilité ait été "légalement démontrée".
La Cour avait toléré l'existence de présomption telles que
celle édictée par l'art. 392 du Code des douanes français: "le détenteur
de marchandises de fraude est réputé responsable de la fraude"à partir du
moment où l'on ne dépasse pas les limites raisonnables, où l'on subordonne
l'existence de la présomption à la gravité de l'espèce et où les droits de la
défense sont maintenus (Salabiaku c. France du 7 octobre 1988).
Elle avait par contre précisé à plusieurs reprises qu'une
décision judiciaire violait la présomption d'innocence à partir du moment où sa
motivation laissait entendre que la personne concernée avait une part de
culpabilité alors qu'une condamnation pénale n'était pas intervenue (Adolf c.
Autriche du 26 mars 1982), notamment dans des affaires concernant le calcul des
frais de justice mis à la charge d'une personne non condamnée (Minelli c.
Suisse du 25 mars 1983) ou le refus d'indemniser pour la détention provisoire
subie une personne acquittée ou relaxée (Sekanina c. Autriche du 25 août 1983).
Elle avait par ailleurs, dans son arrêt Barbera Messegue
Jabardao c. Espagne du 6 décembre 1988, donné une définition forte et précise
de ce qu'est le respect de la présomption d'innocence par les juridictions ; il
ne peut exister que si "les membres du tribunal ne partent pas de l'idée
préconçue que le prévenu a commis l'acte incriminé, la charge de la preuve pèse
sur l'accusation et le doute profite à l'accusé....(il appartient à
l'accusation)....d'offrir des preuves suffisantes pour fonder une déclaration
de culpabilité".
Mais ce n'était pas d'une condamnation en vertu d'une
présomption de culpabilité, ou intervenue à l'issue d'une procédure pénale au
cours de laquelle n'avait pas été respectée sa présomption d'innocence, ou d'un
refus d'indemnisation motivé sur la persistance de soupçons, dont se plaignait
P. Allenet de Ribemont.
Détenu peu de temps, ayant bénéficié d'un non-lieu
relativement prompt, il estimait avoir subi un préjudice du fait du non-respect
de sa présomption d'innocence par le ministre de l'Intérieur et deux hauts
fonctionnaires de police placés sous son autorité.
Le litige soumis à la Cour était donc original et sa
solution importante du point de vue de l'applicabilité de l'art. 6 par. 2 à
l'espèce et de la définition des droits protégés par la présomption d'innocence
Le gouvernement français soutenait que les dispositions de
l'art. 6 par. 2 n'étaient pas applicables, une atteinte à la présomption
d'innocence ne pouvant pour lui résulter que d'une autorité judiciaire prenant
une décision de condamnation dont la motivation révélait que le juge
considérait la personne a priori coupable. Le principe de la présomption
d'innocence ne constituait donc pour lui qu'une garantie procédurale.
C'est un choix différent qu'a opéré la Cour.
Elle relève qu'elle a déjà par le passé constaté des
violations de l'art. 6 par. 2 dans des affaires où n'étaient pas intervenues de
déclarations de culpabilité. Ainsi dans l'affaire Minelli, les juridictions
nationales avaient-elles clôturé les poursuites en raison de la prescription et
avaient-elles relaxé l'accusé dans l'affaire Sekanina.
57
L'applicabilité avait de même été admise dans les affaires Adolf c. Autriche et Lutz Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne alors qu'aucune décision judiciaire formelle n'avait jamais déclaré la culpabilité des requérants. Elle rappelle sa jurisprudence habituelle sur la nécessité d'interpréter la Convention "de façon à garantir des droits concrets et effectifs et non théoriques et illusoires" (Artico
c. Italie du 13 mai 1980 et Soering c. R.U. du 7 juillet
1989 et Cruz Varas c. Suède du 20 mars 1991) et indique que "cela vaut
aussi pour le droit consacré par l'art. 6 par. 2".
Surtout, la Cour déclare estimer "qu'une atteinte à la
présomption d'innocence peut émaner non seulement d'un juge ou d'un tribunal
mais aussi d'autres autorités publiques". Cette position, novatrice en ce
qui concerne la Cour, avait déjà été celle de la Commission ; ainsi avait-elle
le 3 mars 1978 admis l'applicabilité dans l'affaire Petra Krause c. Suisse de
l'art. 6 par. 2 à une situation où la requérante se plaignait d'une déclaration
faite à la télévision par le Conseiller fédéral affirmant "elle a commis
des délits de droit commun, relatifs à l'usage d'explosifs, elle doit en
répondre".
D'autre part, la Cour observe que P. Allenet de Ribemont
avait bien la qualité d'accusé au sens de l'art 6 bien qu'il n'ait pas encore
été inculpé lorsque les déclarations incriminées ont été faites : il se
trouvait en effet en garde à vue, dans le cadre d'une instruction judiciaire,
et les propos tenus l'avaient été, notamment par les fonctionnaires de police
chargés de conduire les investigations opérées dans ce cadre-là ; ces propos
présentaient donc un lien direct avec elle.
La Cour avait encore à vérifier si les déclarations en
question constituaient bien une violation de la présomption d'innocence.
En effet, rappelle la Cour, l'art. 6 par. 2 "ne saurait
empêcher les autorités de renseigner le public sur les enquêtes pénales en
cours" au motif principal que la liberté d'expression est garantie par
l'art. 10 de la Convention et qu'elle "comprend celle de recevoir ou de
communiquer des informations". Elle se livre donc à une analyse du contenu
des déclarations litigieuses afin de vérifier, si livrant des informations au
public, les autorités l'ont fait avec "toute la discrétion et toute la
réserve que commande le respect de la présomption d'innocence"
Le gouvernement soutenait que les propos incriminés ne
relevaient que d'une information légitime sur les affaires pénales en cours et
ne portaient nullement atteinte à la présomption d'innocence, ne liant pas le
juge. Il voulait en voir la preuve dans le fait que le requérant n'avait été
inculpé que quinze jours après ces déclarations et qu'il avait finalement
bénéficié d'un non-lieu.
La Cour ne l'a pas suivi dans cette voie, soulignant que la
désignation du requérant faite "sans nuance ni réserve" par certains
des plus hauts responsables de la police française comme complice d'un
assassinat s'analysait comme "une déclaration de culpabilité qui, d'une
part incitait le public à croire à celle-ci et de l'autre préjugeait de
l'appréciation des faits par les juges compétents".
La mise en cause de P. Allenet de Ribemont n'aurait sûrement
pas été critiquée si elle avait été faite avec un minimum de prudence et la
jurisprudence de la Commission montre qu'une telle dénonciation peut être
rendue tolérable par les nuances et réserves qui l'accompagnent, même si elles
sont légères.
Ainsi, dans l'affaire Petra Krause c. Suisse, si le ministre
avait déclaré que la requérante avait commis des infractions, il n'avait pas
omis d'indiquer qu'elle comparaîtrait en jugement et qu'il ne savait pas quel
serait ce jugement.
Ces précisions ont suffi à faire considérer à la Commission
que sa déclaration devait être comprise comme " une information donnée par
le gouvernement sur les soupçons pesant sur la requérante et sur l'annonce du
procès qui devait avoir lieu" et ne violait pas les dispositions de l'art.
6 par. 2.
De même, dans sa décision du 6 octobre 1981 X. c. Autriche,
la Commission souligne que le texte critiqué doit être examiné dans sa totalité
; ne porte ainsi pas atteinte à la présomption d'innocence un communiqué de
presse indiquant que "le bébé aurait selon toute probabilité été tué par
sa grand-mère" s'il précise que "celle-ci nie être l'auteur du
crime" "rétablissant dans une certaine mesure l'incertitude qui est
de mise à l'égard d'une personne dont la culpabilité n'a pas été établie".
La ligne de partage entre les déclarations permises et
prohibées au sens de l'art. 6 par. 2 semble donc passer entre l'expression de
soupçons, qui doit être faite avec nuance et réserve et la déclaration de
culpabilité qui les exclut. Il s'agit d'une question de fond et les solutions
données dépendront à chaque fois de l'examen minutieux des déclarations
critiquées et des circonstances dans lesquelles elles sont intervenues. Les
organes de la Convention auront certainement dans l'avenir à trancher sur le
même thème un problème supplémentaire : on sait désormais qu'une atteinte à
l'art. 6 par. 2 peut être commise par une autre autorité qu'une juridiction ;
un requérant est-il pour autant fondé à se plaindre d'une violation de son
droit à la présomption d'innocence commise par les moyens d'information dans le
cadre d'une campagne de presse ?
58
Il semble qu'on puisse attendre une réponse positive ; en
effet, si l'on sait que les personnes physiques et morales de droit privé ne
sont pas concernées dans leurs rapports par les règles posées par la Convention
et pas responsables à ce titre devant les organes de celle-ci, que la plupart
des entreprises audiovisuelles et de presse sont dans les pays européens des
personnes morales de droit privé, il n'en reste pas moins que l'Etat peut voir
mise en cause sa responsabilité si ses organes sont à l'origine de la campagne
de presse ; de même, les Etats étant débiteurs d'obligations positives au sens
de la Convention, il peut leur être reproché de ne pas avoir pris de
dispositions pour éviter les violations dont se seraient rendus responsables
les médias.
L'arrêt Allenet de Ribemont c. France intervient à point
nommé pour apporter quelques éléments de réflexion supplémentaires dans le
débat actuel (mais récurrent) qui agite la France sur les thèmes du secret et
de l'information sur les affaires pénales.
Il démontre un souci particulier du respect de la
présomption d'innocence alors que nos débats internes et propositions de
réformes législatives qui portent sur un même point, l'information du public,
sont essentiellement orientés sur le secret de l'enquête et de l'instruction.
L'opinion dissidente du juge Mifsud Bonnici pose le problème
de l'effectivité du droit à la présomption d'innocence dans des termes qui
doivent faire réfléchir sur l'impact réel des perfectionnements législatifs
récents : l'art. 9-1 du Code civil, les ajouts à la loi de 1881 sur la liberté
de la presse, les articles 177-1 et 212-1 du Code de procédure pénale qui permettent
au juge civil d'ordonner des insertions dans les publications présentant comme
coupable la personne qui fait l'objet d'une procédure pénale, instituent une
sorte de droit de réponse différé, ou permettent au juge de faire connaître sa
décision de non-lieu, ne font-ils que permettre une réparation de l'outrage une
fois que le procès a révélé l'inanité des accusations ou garantissent-ils des
"droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires" ?
Les mesures envisagées, et qui semblent en l'état bénéficier
d'un certain consensus telles que l'institution des "porte-parole"
des juridictions, n'apparaissent pas être sans risques : ceux-ci semblent bien
aptes à constituer les "autres autorités de l'Etat" auxquelles on
pourra reprocher des violations de l'art. 6 par. 2 pour peu qu'ils ne puissent,
face aux pressions et provocations, parvenir à modérer suffisamment leur parole
; le lieu d'où parviendra celle-ci, de par la confiance qu'elle inspire pouvant
constituer une circonstance aggravante de la violation.
Les faits mêmes, objets de l'instance devant la Cour amènent
à se poser la question de l'utilité de l'art. 11 du Code de procédure pénale
qui est en fait le rappel, sous une forme différente, du secret professionnel :
on ne peut sans ironie constater que dans cette affaire, comme dans bien
d'autres, les mêmes autorités ont une vocation juridique à participer aux
poursuites judiciaires et disciplinaires intentées contre ceux qui violent le
secret et une vocation fonctionnelle, on serait tenté de dire naturelle, bien
plus forte à le trahir.
Les termes employés par les rédacteurs de l'arrêt, et
notamment l'accent mis sur la nécessité de la " nuance et de la
réserve", amènent à se demander si le respect de la présomption
d'innocence peut exister autrement que grâce à un comportement inspiré non de
la crainte des foudres de la loi mais plutôt de considérations relevant de
l'éthique.
Raymond Goy
Je vous remercie pour tout ce que vous avez dit si
généreusement, mais aussi pour la réserve dont vous témoignez dans vos propres
activités. Il y a là toute une déontologie que vous êtes bien placé pour
expliquer, nous faire partager et vivre. Au-delà de l’arrêt, vous ramenez à la
pratique, à votre vie quotidienne et il y a là quelque chose comme un véritable
témoignage.
C’est maintenant à Maître Vincent Delaporte d’intervenir. Il
fut, je le rappelle, un de nos étudiants, puis un enseignant, c’est un de nos
fidèles collègues, un ami pour beaucoup d’entre nous. Il est aujourd’hui avocat
au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Il poursuit même là sa vocation
d’internationaliste. Vous êtes par ailleurs le neveu d’un grand
internationaliste, M. Battifol, et vous avez su reprendre sinon le nom, du
moins le flambeau. Vous êtes donc tout à fait en mesure de nous parler des
problèmes qui sont soulevés aujourd’hui, et notamment de l’équité de la
procédure par l’article 6, à travers trois arrêts : Diennet, Remli et Fouquet.
59
L’équité de la procédure (article 6) affaires Diennet, Remli
et Fouquet
par
Maître Vincent DELAPORTE
Conseiller au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation
J’ai toujours beaucoup de plaisir à venir dans cette
université où j’ai appris mes premières bases juridiques. J’essayerai de ne pas
trop perdre et si possible d’en rendre le profit aux étudiants qui m’ont
succédé ici. Je dois aujourd’hui parler de l’équité dans la procédure.
C’est un sujet qu’on aborde avec un peu d’hésitation,
lorsqu’on exerce auprès des deux juridictions suprêmes, parce que la règle de
l’épuisement des recours internes fait que par nécessité lorsque l’inéquité est
constatée par la Commission, par la CEDH, c’est qu’elle n’a pas été auparavant
en aval sanctionnée ou dénoncée par les deux juridictions suprêmes qui sont
chargées de l’application de la loi par les juridictions françaises.
Dans ces conditions le commentaire des décisions de la
Commission et de la Cour européenne aboutit toujours plus ou moins directement
à certains sacrilèges vis-à-vis de nos juridictions françaises. C’est un risque
qu’il faut prendre. Je le prends aujourd’hui pour parler de trois affaires :
l’une qui intéresse la justice purement civile, c’est l’affaire Fouquet ; la
deuxième intéresse la juridiction disciplinaire, plus spécialement
administrative, c’est l’affaire Diennet dont on a déjà parlé ce matin ; et puis
la troisième, intéresse la justice pénale, c'est l’affaire Remli.
Mais si les commentaires nous amènent parfois à constater un
mauvais fonctionnement des juridictions suprêmes, ils nous conduisent aussi
parfois à mettre en doute les décisions de la CEDH.
La première affaire, c’est l’affaire Fouquet (Commission,
requête n° 20398/93, rapport du 12 octobre 1994), qui concerne une affaire
extrêmement banale, l’un de ces pourvois dont la Cour de cassation se plaint
régulièrement d’être accablée parce qu'ils ne mettent pas en discussion les
grands principes, les questions de droit, l’interprétation de la loi, toutes
ces questions nobles qui font les beaux arrêts, les grands arrêts de la Cour de
cassation ; il s'agissait de l'un de ces pourvois sans importance où un
plaideur demandait modestement à la Cour de cassation d'exercer son contrôle
disciplinaire pour garantir à chaque justiciable l'effectivité de règles de
droit dont la teneur n'est pas discutée.
Par cette mission, la Cour de cassation ne contrôle pas le
fait, elle s’en garde bien toujours, je crois, sauf quelques accidents, mais
elle s’assure que les juges du fond ont examiné le fait avec un minimum
d'attention et de cohérence, qui doit résulter de la motivation.
Le Cour de cassation exige des juges du fond qu’ils
répondent aux conclusions des parties et surtout aux conclusions de fait
puisque précisément la Cour ne peut pas elle-même contrôler le fait. Par
conséquent, il faut que les juges du fond examinent les moyens de fait
présentés par les parties. La Cour, dans ce contrôle disciplinaire, vérifie que
les juges n’ont pas dénaturé les écrits produits par les parties. Et en raison
de son rôle de juge de cassation, elle exige des juges du fond qu’ils lui
fournissent tous les éléments de fait nécessaires pour contrôler la légalité de
la décision.
Comme la Cour n’a pas accès aux faits, ceux-ci doivent lui
être fournis par les juges du fond. Si la narration des faits est insuffisante,
et si la Cour n’est pas en mesure de vérifier que les faits constatés
justifient légalement la solution retenue, elle casse en ce cas pour manque de
base légale. Mais les griefs disciplinaires sont examinés avec circonspection.
Lorsqu'on nous dit qu'un grief est disciplinaire, on laisse entendre qu'il est
mauvais et que le pourvoi risque d'être rejeté.
Alors le pourvoi Fouquet, j'y reviens, est d'une parfaite
banalité. Il s'agissait d'une collision entre une voiture et un cyclomoteur.
Le cyclomoteur était conduit justement par M. Fouquet, qui
avait demandé réparation au gardien de la voiture. La Cour d'appel avait
reconnu le droit à indemnisation du cyclomotoriste, mais réduit cette
indemnisation en déclarant que M. Fouquet, le cyclomotoriste, avait commis une
faute.
60
Pour caractériser la faute de la victime (conducteur du
cyclomoteur), la Cour d'appel s'était appuyée d'abord sur un rapport de
gendarmerie et en avait déduit qu'il roulait à une vitesse excessive. Ensuite,
par un motif qui est plus difficile à comprendre, du moins d'après la
présentation qu'en donne le moyen du pourvoi et l'arrêt de la Cour de
cassation, la Cour d'appel aurait reproché au cyclomotoriste qui se trouvait en
face de la voiture, d'avoir voulu l'éviter en se déportant sur le bas-côté.
Alors, le pourvoi contre l'arrêt développe deux griefs. Premier grief (première
branche du moyen), c'est d'abord la dénaturation du rapport de gendarmerie
parce que selon le moyen les gendarmes n'auraient pas affirmé que le
cyclomotoriste avançait à une vitesse excessive, ils auraient simplement avancé
l'hypothèse qu'il allait un peu vite. Ensuite, toujours selon le moyen (seconde
branche), il n'y avait pas de faute puisque voyant la voiture arriver en face,
le cyclomotoriste s'était déporté sur le bas-côté pour essayer de l'éviter.
Ce moyen fut rejeté par une motivation probablement
imputable à la lassitude d'un magistrat accablé de dossiers. On aurait pu en
effet, suivant les formules assez banales, dire que la Cour d'appel avait
souverainement apprécié la portée du rapport de gendarmerie qui était ambigu ;
il suffisait de déclarer que le rapport n'était ni clair, ni précis, qu'il
avait fait l'objet d'une interprétation souveraine. Mais la Cour de cassation
s'y est prise autrement, et elle a déclaré le moyen irrecevable par le motif
lapidaire ainsi formulé : "Mais attendu qu'ils résulte des productions que
dans leurs conclusions d'appel, les consorts Fouquet ont reconnu que la victime
avait commis une faute, que le moyen qui contredit l'argumentation soutenue
devant les juges du fond est irrecevable" (Cass. 2ème Civ., 4 mars 1992,
pourvoi n° 90-20.253, arrêt n° 232, non publié au Bulletin).
Ce motif provoque la stupeur des parties parce que s'il est
vrai que M. Fouquet avait admis la possibilité d'une faute, il ne l'avait fait que
dans une motivation subsidiaire. En réalité, dans ses conclusions, il
contestait principalement la faute et, subsidiairement, si la faute devait être
admise, il développait une autre argumentation. Mais la faute était bien
contestée, contrairement à ce qu'affirmait la Cour de cassation.
Faisant preuve d'une audace qui a été récompensée, M.
Fouquet a formé un recours devant la Commission européenne des droits de
l'Homme en prenant celle-ci sans doute comme un quatrième degré de juridiction,
lui demandant de censurer cet arrêt de la Cour de cassation qui avait commis
une erreur manifeste.
Evidemment, le gouvernement français n'a pas manqué de
répliquer que la Cour européenne n'était pas un organe de révision encore moins
un organe de révision des décisions des Cours suprêmes nationales, et qu'elle
ne pouvait pas corriger les erreurs de fait ou de droit. Eh bien ! la
Commission, à l'unanimité, n'a pas suivi le gouvernement français. Pour la
Commission, la Convention ne garantit pas des droits théoriques et illusoires
(on l'a déjà entendu tout à l'heure), mais des droits effectifs. Il ne
suffisait pas donc de dire abstraitement que le plaideur avait la possibilité
de faire un pourvoi ; encore fallait-il qu'il eût été entendu. Le droit d'être
entendu par un tribunal, c'est le droit de voir les observations présentées
effectivement examinées. Et l'erreur commise par la Cour de cassation était
incontestable puisque la Commission constate qu'il y avait bien eu une
contestation formelle de la faute ; par conséquent, le moyen n'était pas
contraire aux conclusions prises devant les juges du fond.
Ainsi, la Commission a été d'avis que l'intéressé n'avait
pas eu la garantie d'un procès équitable devant la Cour de cassation qui avait
commis une erreur manifeste dans l'analyse de ses conclusions d'appel. La
procédure en est restée là car, l'affaire ayant été transmise ensuite à la
Cour, une transaction est intervenue. Le gouvernement a offert une somme de
150.000 F qui a été jugée satisfactoire par le requérant (CEDH, 31 janvier
1996, JDI, 1997, p. 196, Chronique E. Decaux et P. Tavernier).
On peut se poser des questions sur la portée de la solution
rendue : jusqu'où la Commission et éventuellement la Cour pousseront-elles le
contrôle et ce qu'il faut bien appeler la révision des décisions des
juridictions nationales ? Ici, il y avait une erreur évidente ; mais
l'appréciation de l'évidence n'est pas elle-même toujours évidente et par
conséquent il y a d'autres erreurs qui pourront parfois échapper aux
juridictions. On peut aussi s'interroger sur la portée de cette décision
vis-à-vis d'erreurs de fait flagrantes mais qui ne sont actuellement pas
censurées par la Cour de cassation ; ainsi, à la différence du Conseil d'Etat
qui, lorsqu'il est juge de cassation, accepte de censurer la dénaturation des
faits, la Cour de cassation, quant à elle, s'y est toujours refusée et ne
censure la dénaturation que si elle porte sur un écrit clair et précis. Par
conséquent si une erreur colossale est commise par les juges du fond, mais ne
s'exprime pas par la dénaturation d'un écrit, il n'y a aucun moyen de faire
rétablir la réalité devant la Cour de cassation qui répondra que la
dénaturation des faits échappe à son contrôle. Je crois que dans ce cas là,
l'affaire Fouquet pourrait être invoquée à juste titre pour faire redresser la
situation.
Une autre question peut se poser. L'avis de la Commission
dans l'affaire Fouquet précise, comme d'autres décisions, que le droit au
recours, l'équité de la procédure, impliquent l'examen effectif des griefs. Or
actuellement un certain nombre d'arrêts de la Cour de cassation sont rédigés
sous la forme de ce qu'on appel l'"arrêt tampon", c'est-à-dire d'une
formule préfabriquée qui sert pour rejeter n'importe quel pourvoi, sans faire
la moindre référence aux données du
61
litige, sinon par une vague et lointaine allusion au
dispositif de la décision attaquée. Le modèle de cet "arrêt tampon"
est ainsi formulé :
"Sur le moyen unique de cassation, tel qu'il figure au
mémoire en demande et est reproduit en annexe au présent arrêt :
"Attendu que le pourvoi en cassation est une voie
extraordinaire de recours qui, selon l'article 604 du nouveau Code de procédure
civile, tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité de la
décision qu'il attaque aux règles de droit ;
"Attendu que M. P. a formé un pourvoi en cassation
contre l'arrêt qui l'a débouté de sa demande formée contre la société D. ;
"Mais attendu qu'il résulte des motifs de l'arrêt
attaqué que la Cour d'appel, qui a souverainement apprécié les éléments de fait
du litige, a tranché celui-ci conformément aux règles de droit qui lui sont
applicables ; d'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;
"Par ces motifs
"Rejette le pourvoi" (Cass. 1ère Civ., 19
novembre, pourvoi n° V/95-14.290).
Dans la mesure où cette motivation standardisée ne révèle
pas un examen effectif des moyens soulevés, on peut douter de la conformité de
ce procédé à l'équité de la procédure telle que l'entend la Commission.
On peut également exprimer les mêmes réserves vis-à-vis du
Conseil d'Etat, sur les arrêts de la Commission d'admission des pourvois en
cassation qui sont tous rédigés sur le même standard, avec cette différence que
la Commission fait un résumé des griefs mais un résumé très court, souvent
caricatural, qui se termine par l'affirmation, dépourvue de la moindre
explication, qu'"aucun de ces moyens n'est de nature à justifier
l'admission du pourvoi".
C'est évidemment une formule très elliptique qui ne révèle
pas l'examen effectif des observations des parties ; cette pratique de nos deux
juridictions suprêmes ne paraît pas répondre aux exigences de la jurisprudence
Fouquet.
La seconde affaire, c'est l'affaire Diennet (CEDH, n°
25/1994/553, série A, JDI, 1996, p. 247, obs. O. de Frouville), mais j'en
parlerai plus rapidement puisqu'elle a déjà été évoquée ce matin. Par
conséquent, je peux me borner à quelques observations. L'affaire Diennet, je
vous le rappelle, c'est l'affaire de ce médecin qui avait trouvé un moyen
simplifié d'exercer sa profession : sous forme de consultation épistolaire. Il
envoyait un imprimé comportant un questionnaire à ses clients. Les clients
remplissaient le questionnaire ; et on lui répondait par retour du courrier
assez vite en établissant une ordonnance en vue d'une cure d'amaigrissement.
Ainsi, le Docteur Diennet ne voyait jamais les patients ; il
ne procédait à aucun examen de ses patients, il ne suivait pas le traitement ni
ne le modifiait. Grâce à cette méthode d'exercice de sa profession, le docteur
Diennet avait des horaires professionnels peu contraignants, et il passait
beaucoup de temps à ses loisirs et à sa vie privée, notamment à l'étranger.
Mais le cabinet fonctionnait très bien puisque pendant qu'il était à
l'étranger, son secrétariat assurait la correspondance. C'est dans ces
conditions que lui fut infligée une radiation par le Conseil régional, sanction
allégée par la section disciplinaire du Conseil national qui lui avait
substitué une interdiction temporaire pendant trois ans. Cette première
décision avait été annulée par le Conseil d'Etat pour un motif de pure
procédure, parce que la section disciplinaire n'avait pas pris en compte un
mémoire qui avait été régulièrement déposé. L'affaire avait donc été renvoyée
devant la section disciplinaire qui, statuant à nouveau, adopta exactement la
même décision, mais cette fois-ci en prenant en considération le mémoire qui
avait été déposé.
Le docteur Diennet fit un nouveau pourvoi, qui invoquait
l'article 6 § 1 de la Convention, car la juridiction de renvoi comportait 7
membres dont 3 avaient déjà connu de l'affaire dans la précédente décision qui
avait été cassée. Et à cette occasion, le Conseil d'Etat a déclaré que
l'article 6 de la Convention européenne ne s'appliquait pas à la procédure
disciplinaire puisque celle-ci ne relevait ni de la matière pénale ni de la
matière civile. A la suite de cet arrêt du Conseil d'Etat, le docteur Diennet
saisissait la Commission en invoquant deux griefs : la non-publicité des débats
et l'impartialité du juge.
La Cour européenne a admis le grief de défaut de publicité
devant la juridiction disciplinaire mais elle a écarté le grief tiré du défaut
d'impartialité. Elle a rappelé la conception objective qui se cumule avec la
conception subjective, mais pour elle, le fait que la juridiction de renvoi ait
statué dans une formation partiellement identique ne caractérisait pas une
violation de la Convention.
62
Je ne suis pas convaincu par une telle solution : le droit à
un tribunal impartial implique que les juges, lorsqu'ils statuent, n'aient pas
précédemment connu de l'affaire et ne se soient pas déjà formé une opinion.
Comment croire à une impartialité objective quand les mêmes magistrats se sont
déjà prononcés ? Le fait qu'on revienne devant des juges dont la décision avait
déjà été annulée, implique nécessairement qu'ils avaient déjà pris parti. Dans
cette affaire, la Cour européenne me paraît s'être écartée assez nettement de
sa jurisprudence antérieure sur l'impartialité.
La troisième affaire, c'est l'affaire Remli (CEDH, 23 avril
1996, affaire 4/1995/519/593). J'avoue que dans cette affaire, je ne comprends
pas la décision de la Cour. Il s'agissait d'une affaire pénale : deux
prisonniers d'origine maghrébine étaient poursuivis devant la Cour d'Assises
pour avoir blessé mortellement un gardien en vue de s'évader. Les débats devant
la Cour d'assises avaient duré trois jours.
Le premier jour, on tire au sort les jurés ; les parties, le
ministère public et la défense, exercent leur droit de récusation. Le deuxième
jour, les débats reprennent et les avocats de la défense demandent qu'il leur
soit donné acte de propos tenus hors de la salle d'audience avant l'ouverture
de la session par l'un des jurés ; à l'appui, ils produisent une attestation
d'une personne qui se disait présente la veille et qui déclare ceci :"Je
soussigné Madame M. atteste sur l'honneur avoir assisté aux faits suivants : Je
me trouvais à la porte du tribunal vers 13 heures à côté d'un groupe de
personnes. D'après leur conversation, j'ai pu entendre par hasard qu'elles
faisaient partie du jury tiré au sort pour l'affaire Merghi et Remli. L'une
d'entre elles a ensuite laissé échapper les paroles suivantes : en plus je suis
raciste. Je ne connais pas le nom de cette personne mais je peux indiquer
qu'elle se trouvait à gauche du juré situé immédiatement à gauche du juge placé
à gauche du président. Ne pouvant me déplacer à l'audience pour confirmer les
faits en raison de l'hospitalisation récente de ma fille, mais me tenant à la
disposition de la justice si mon audition s'avère indispensable, j'ai établi la
présente attestation pour servir et valoir ce que de droit".
Ainsi, à la reprise des débats le deuxième jour, les avocats
produisent cette attestation et demandent qu'il leur soit donné acte des propos
ainsi tenus. La Cour se retire et apporte une réponse classique : nous ne
pouvons pas vous donner acte des propos que nous n'avons pas entendus. La Cour
refuse donc de donner acte des propos rapportés ; en revanche, elle ordonne
l'enregistrement des conclusions, et l'attestation produite est jointe au
procès-verbal. Voilà ce que répond la Cour d'assises. Ensuite, les débats
reprennent leur cours et le troisième jour, une condamnation à perpétuité est
prononcée contre M. Remli.
M. Remli fait un pourvoi qui est rejeté ; la Cour de
cassation approuve la Cour d'assises d'avoir refusé de donner acte de propos
qu'elle n'avait pas entendus. Ensuite, M. Remli s'est tourné vers Strasbourg ;
et la Commission puis la Cour européenne ont estimé qu'il n'y avait pas de
tribunal impartial, dès lors qu'un juré s'était déclaré raciste.
La Cour européenne déclare l'infraction à la Convention caractérisée par trois éléments : d'abord la Cour d'assises avait rejeté la requête sans examiner l'élément de preuve que constituait l'attestation ; ensuite le motif du rejet était de pure forme puisque la Cour d'assises se bornait à dire qu'elle ne pouvait pas donner acte de propos qu'elle n'avait pas entendus, la Cour européenne déclare ce motif
comme de style, sans contenu sérieux ; enfin, la Cour
européenne reproche aux juridictions françaises de n'avoir pas procédé à une
enquête ou toute autre investigation pour vérifier la réalité des propos
rapportés. Et dans ces conditions la CEDH arrive à la conclusion que M. Remli
n'a pas joui d'une garantie objective d'impartialité.
Mais sur la satisfaction équitable de l'article 50, la Cour
déclare qu'elle résultera suffisamment de la seule constatation de la violation
de l'article 6, ce qui peut paraître une satisfaction un peu platonique pour
quelqu'un qui a été condamné à perpétuité.
Je partage sur cette décision les sérieuses réserves du juge
Pettiti. Qu'est-ce que c'est qu'un donné acte ? La défense avait demandé un
donné acte de propos tenus avant l'audience. Le donné acte, c'est un constat :
les juges constatent des faits purement matériels sans en tirer de conséquences
juridiques, qui seront déduites au cours d'une autre phase de la procédure.
Il me paraît donc évident que des magistrats ne peuvent pas
donner acte de propos qu'ils n'ont pas entendus, des choses qu'ils n'ont pas
vues ou qu'ils n'ont pas personnellement constatées. Ce que pouvait faire la
Cour d'assises, c'était de donner acte du dépôt des conclusions et du dépôt de
la déclaration écrite, mais elle ne pouvait pas donner acte des propos
eux-mêmes.
Je ne vois pas ce que la Cour pouvait faire de plus ; et
comme le dit le juge Pettiti, les avocats de la défense avaient d'autres moyens
pour assurer la garantie effective de l'impartialité. La première c'était de
demander l'audition de l'auteur de l'attestation ; le président aurait pu
l'ordonner en vertu de son pouvoir discrétionnaire, mais les avocats pouvaient
eux-mêmes demander cette audition. Si la Cour n'était pas convaincue par la
seule production de l'attestation, les avocats de la défense pouvaient
également demander une enquête ou toute vérification utile. A cet égard, on ne
63
comprend pas du tout le grief de la Cour européenne
puisqu'elle reproche à la Cour d'Assises de ne pas avoir ordonné une enquête ou
toute autre mesure d'instruction, alors que la défense n'avait rien demandé.
Enfin, la défense pouvait présenter une requête aux fins de renvoi pour
suspicion légitime qui vise évidemment la juridiction entière, mais qui aurait
pu ici être présentée auprès de la Cour de cassation. La défense avait donc les
moyens d'assurer la garantie d'impartialité. Mais en aucune façon, la Cour
d'assises ne pouvait donner acte de propos qu'elle n'avait pas elle-même
entendus.
Raymond Goy
Merci Maître pour votre excellent exposé. Mme Catherine
d’Haillecourt, qui est enseignante dans cette maison, va nous parler, en
pénaliste qu’elle est, de la Convention européenne des doits de l’Homme et des
problèmes du droit pénal à travers trois affaires.
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Les affaires Acquaviva, Jamil et G.
par
Catherine d'HAILLECOURT
Maître de conférences à l'Université de Rouen
Les affaires pénales soumises à la Cour européenne portent
sur les articles 6 et 7 de la Convention. L'arrêt Acquaviva est relatif à la
durée raisonnable de la procédure, les arrêts Jamil et G. traitent du principe
de la non-rétroactivité de la loi pénale.
I • Affaire Acquaviva c. France (arrêt du 21 novembre 1995,
série A, n° 333-A)
L'arrêt Acquaviva est relatif à la durée d'une procédure d'instruction
ouverte sur plainte avec constitution de partie civile. Dans son arrêt du 21
novembre 1995, la Cour tranche deux questions :
-celle de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la
Convention à une constitution de partie civile non assortie d'une demande de
réparation,
-celle du caractère raisonnable de la durée d'une
instruction de quatre ans et quatre mois.
En droit, l'arrêt Acquaviva n'apporte aucun bouleversement à
la jurisprudence antérieure de la Cour. En fait, les motifs de l'absence de
condamnation de la France tirés des circonstances propres à l'affaire suscitent
quelques inquiétudes sur l'appréciation à venir du délai raisonnable de
l'article 6 § 1, même si la localisation en Corse d'une infraction permet
immédiatement d'imaginer des difficultés particulières de procédure.
Les faits et la procédure relatés par la Cour peuvent être
ainsi résumés :
- le 15 novembre 1987, la brigade de gendarmerie de
Vescovato est informée par un appel téléphonique de Mme R. de ce qu'une
agression vient d'être perpétrée dans la ferme qu'elle occupe avec son époux ;
les gendarmes se rendent sur les lieux et constatent le décès par balle de
l'agresseur, M. Jean-Baptiste Acquaviva, militant nationaliste en fuite ; M. R.
est placé en garde à vue et entendu jusqu'au 16 novembre à 1 h 30 ; Mme R. est
également entendue ; différents examens scientifiques et techniques sont
ordonnés par le Procureur de la République de Bastia ;
- dès le 18 novembre, les époux R. quittent la Corse,
craignant pour leur vie ; en effet, dans deux communiqués diffusés le 16
novembre, le F.L.N.C. avait présenté M. Acquaviva comme un "martyr de la
cause nationaliste", délibérément abattu par R. et le capitaine de
gendarmerie avait averti les époux R. qu'il ne pourrait pas assurer leur sécurité
;
- le 3 décembre 1987, l'enquête de gendarmerie conclut qu'il
existe des indices graves et concordants contre M. R. d'avoir porté les coups
mortels mais que cet acte paraît avoir été accompli en état de légitime défense
;
- le 11 décembre 1987, les parents de M. Acquaviva déposent
une plainte avec constitution de partie civile pour homicide volontaire contre
R. afin de connaître les circonstances du décès de leur fils et sollicitent la
reconstitution des faits ; cette plainte est suivie de réquisitions du Parquet
tendant à ce qu'il soit informé contre personne non dénommée du chef de coups
et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner
ainsi qu'à la reconstitution des faits ; de nombreux actes d'instruction sont
alors régulièrement effectués mais la reconstitution demandée par les parties
civiles et le Parquet ne le sera jamais ;
- sans relater toutes les étapes de la procédure
d'instruction, notons que de multiples "incidents" en compliquent le
déroulement : bien que placée sous scellés et surveillée, la ferme des époux R.
est partiellement détruite par explosif, les scellés sont brisés et la porte,
pièce à conviction qui portait des impacts de balles, est volée ; le juge
d'instruction saisi, appelé à d'autres fonctions, doit être remplacé ; des
voies de recours sont exercées contre les décisions des juridictions
d'instruction ; la reconstitution des faits est cependant ordonnée par la
chambre d'accusation de la Cour d'appel de Bastia, le 22 février 1989 ; fixée
au 16 janvier 1990, après organisation du transport sur les lieux des époux R.
et mise en place d'un important dispositif de sécurité, elle n'est pas
effectuée en raison de l'absence de M. R. et du capitaine de gendarmerie qui
avait mené l'enquête ainsi que du refus des époux Acquaviva d'y participer dans
de telles circonstances ; de nouveau demandée par les parties civiles et le
Parquet, la reconstitution aurait peut-être eu lieu si la procédure n'avait été
retardée par un débat opposant les parties civiles et M. R. sur le statut du
"témoin assisté"
65
bénéficiant à celui-ci ; par un arrêt du 27 novembre 1990
(B. crim. n° 407), la Chambre criminelle de la Cour de cassation décide que le
"témoin assisté" n'est pas partie à la procédure et qu'en conséquence
ses avocats ne peuvent participer aux audiences de la chambre d'accusation ;
puis, par un arrêt du 21 février 1991, cette même juridiction dessaisit la Cour
d'appel de Bastia pour cause de sûreté publique et renvoie la procédure à la
Cour d'appel de Versailles ;
- la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Versailles
décide, le 21 juin 1991, qu'il n'y a pas lieu de procéder à la reconstitution
qui ne pourrait plus s'accomplir dans des conditions satisfaisantes et qui ne
serait pas sans comporter des risques inacceptables du fait de l'insécurité
sévissant en Corse ; enfin, le 10 décembre 1991, elle rend un arrêt de non-lieu
considérant que M. R. pouvait se prévaloir du fait justificatif de la légitime
défense ; le pourvoi formé par les époux Acquaviva est, le 14 avril 1992, déclaré
irrecevable par la Chambre criminelle de la Cour de cassation pour des raisons
de procédure.
Sur la requête de la famille Acquaviva, la Commission a
conclu, par vingt-trois voix contre une, à la violation de l'article 6 § 1 de
la Convention. Au contraire, la Cour estime, à l'unanimité, que la procédure
n'a pas excédé le délai raisonnable imposé par cet article, après avoir
constaté son applicabilité, par huit voix contre une, à une constitution de
partie civile non assortie d'une demande d'indemnisation.
A • L’applicabilité de l’article 6 § 1
Aux termes de l'article 6 § 1, "Toute personne a droit
à ce que sa cause soit entendue ... dans un délai raisonnable, par un tribunal
... qui décidera ... des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil ...".
La famille Acquaviva n'ayant demandé aucune indemnité en
réparation du préjudice subi du fait du décès de M. Jean-Baptiste Acquaviva, le
gouvernement français soutenait que la procédure en cause ne concernait pas des
"droits et obligations de caractère civil". Faisant une distinction
entre constitution de partie civile "vindicative" et constitution de
partie civile "indemnitaire", quant à l'applicabilité de l'article 6
§ 1, il soulignait qu'en l'espèce, les requérants n'avaient eu "d'autre
objectif que celui de provoquer des poursuites".
Comme la Commission, la Cour déclare au contraire que
l'article 6 § 1 s'applique en l'espèce, précisant les motifs d'une solution
déjà dégagée dans l'arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992 (série A, n° 241 -
A). La Cour constate d'abord que l'action, non contestée, des requérants
"leur interdisait temporairement l'accès aux juridictions civiles pour
obtenir réparation d'un éventuel préjudice" ; elle ajoute qu'en
choisissant la voie pénale, les requérants "déclenchèrent des poursuites
judiciaires afin d'obtenir une déclaration de culpabilité, condition préalable
à toute indemnisation, et conservèrent la faculté de présenter une demande en
réparation jusque et y compris devant la juridiction de jugement" ; elle
note enfin que le "constat de légitime défense - exclusif de toute
responsabilité pénale ou civile - auquel aboutit la chambre d'accusation ...
les priva de tout droit d'agir en réparation" pour conclure que
"l'issue de la procédure fut ... déterminante aux fins de l'article 6 § 1
pour l'établissement de leur droit à réparation".
B - Le respect du délai raisonnable de l’article 6 § 1
Afin d'apprécier la célérité de la procédure, la Cour se
prononce sur la période à prendre en considération. Se référant à sa jurisprudence
constante et, entre autres, à l'arrêt Tomasi, la Cour fixe le début de la
procédure le 11 décembre 1987, date de la plainte avec constitution de partie
civile, et sa fin le 14 avril 1992, date de l'arrêt de la Cour de cassation
déclarant irrecevable le pourvoi des requérants contre la décision de non-lieu.
La procédure a donc duré quatre ans et quatre mois. Cette durée est-elle
"raisonnable" ?
Pour répondre à cette question, la Cour se réfère une
nouvelle fois à sa jurisprudence antérieure et cite en particulier les arrêts
Vernillo c. France du 20 février 1991 (série A n° 198) et Monnet c. France du
27 octobre 1993 (série A n° 273-A).
"Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure
s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères
consacrés par la jurisprudence de la Cour, notamment la complexité de
l'affaire, le comportement des parties et celui des autorités compétentes".
- La complexité de l'affaire. La Cour ne décèle aucune
difficulté de nature juridique. En revanche, elle admet que la procédure a pâti
du "climat politique régnant à l'époque en Corse" ; le départ des
témoins et le dessaisissement de la juridiction de Bastia au profit de celle de
Versailles ont entraîné "d'inévitables délais".
- Le comportement des requérants. La Cour leur reproche
d'avoir contribué à prolonger la procédure par des motifs qui n'emportent pas
la conviction. Les requérants ont exigé la présence du témoin assisté, M. R.,
lors de la reconstitution et refusé d'y participer; mais, cette reconstitution
était-elle utile en l'absence des époux R., seuls témoins des faits, et du
capitaine de gendarmerie ayant dirigé l'enquête ? Les requérants n'ont pas
répondu à une convocation du
66
juge d'instruction; certes, l'empêchement de leur avocat ne
pouvait justifier la non-comparution mais, à la suite de la Commission, on peut
douter de son incidence sur la durée de la procédure. Enfin, le reproche lié au
débat sur le statut du témoin assisté est incompréhensible. On ne peut nier que
ce débat a contribué à prolonger la procédure, ni que les requérants l'ont
provoqué en s'opposant à la présence des avocats du témoin assisté lors d'une
audience de la chambre d'accusation, mais on ne saurait oublier que la chambre
d'accusation, puis la Cour de cassation, saisie par M. R., leur ont donné
raison. Si une prétention jugée fondée par les juridictions nationales peut
ensuite être tenue pour blâmable par la Cour, le non-respect du délai
raisonnable risque d'être rarement sanctionné à l'avenir. La rigueur de la Cour
envers les requérants surprend, comparée à l'indulgence manifestée à l'égard
des autorités judiciaires.
- Le comportement des autorités judiciaires. La Cour
constate que dans les mois qui ont suivi le décès de M. Jean-Baptiste Acquaviva
les investigations nécessaires se sont succédées à un rythme régulier.
Toutefois, comme la Commission, elle relève que la reconstitution n'a été
décidée qu'un an et trois mois après les faits, pour n'être fixée que onze mois
plus tard, mais, à la différence de la Commission, elle ne conclut pas au
dépassement du délai raisonnable, considérant de nouveau le "contexte
politique" de l'affaire. Selon la Cour:
- "Si les autorités de l'Etat se doivent d'agir avec
diligence en considération particulièrement des intérêts et droits de la
défense, elles ne peuvent faire abstraction du contexte politique lorsqu'il a,
comme en l'espèce, des incidences sur le cours de l'instruction ... Pareille
hypothèse peut justifier un allongement de l'instance, l'article 6 § 1 visant
avant tout à préserver les intérêts de la défense et ceux d'une bonne
administration de la justice".
- Le "contexte politique" permet sans doute de
comprendre que onze mois aient été nécessaires pour organiser la
reconstitution, il ne justifie pas le retard pris à la décider.
En conclusion, la Cour décide: "Compte tenu des
circonstances propres à l'affaire et à la situation que connaissait la Corse à
l'époque, la procédure d'instruction prise dans son ensemble, n'a pas excédé le
délai raisonnable".
A la suite de Mme Koering-Joulin (Rev. sc. crim. 1996, p.
483 et 484), il est, au contraire, permis de se demander si la situation
politique de l'île ne faisait pas "peser sur le gouvernement français
l'obligation positive de prendre toutes mesures en vue d'assurer le
fonctionnement normal des institutions, et notamment de l'instruction
judiciaire".
Il reste à observer qu'il aura fallu quatre ans et quatre
mois aux autorités judiciaires pour décider que M. R. pouvait se prévaloir de
la légitime défense c'est à dire parvenir à la même conclusion que la
gendarmerie à l'issue d'une enquête ayant duré moins d'un mois. "Le climat
politique local" justifiait peut-être qu'une telle décision fût différée
afin d'éviter de nouvelles violences .
67
II • Affaire Jamil c. France (arrêt du 8 juin 1995, série A,
n° 317-B)
Par l'arrêt Jamil du 8 juin 1995, la Cour constate, à
l'unanimité, la violation de l'article 7 § 1 de la Convention par l'application
rétroactive d'une loi allongeant la durée de la contrainte par corps.
M. Jamil, Brésilien résidant à Marseille, est interpellé, le 4 juin 1986, à l'aéroport de Roissy alors qu'il s'apprête, en compagnie d'une autre personne, à retirer un colis contenant plus de deux kilos de cocaïne. Poursuivi pour importation en contrebande de marchandise prohibée et appartenance à une entente ou association ayant pour objet cette importation, il est condamné, le 22 juin 1987, par le Tribunal correctionnel de Bobigny à une peine d'emprisonnement de huit ans et à l'interdiction définitive du territoire français ainsi qu'à une amende douanière d'un montant de 2 091 200 francs calculé en fonction de la valeur de la cocaïne. Le tribunal ordonne, en outre, le maintien en détention jusqu'au paiement complet de cette amende, dans la limite de la contrainte par corps, fixée alors à
quatre mois. Saisie par le condamné, le ministère public et
l'administration des douanes, la Cour d'appel de Paris, par un arrêt du 5 mai
1988, confirme le jugement mais précise que la contrainte par corps s'exercera
dans les conditions nouvellement posées par la loi du 31 décembre 1987 relative
à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Selon ces dispositions nouvelles,
la durée maximale de la contrainte par corps était portée à deux ans lorsque
l'amende ou les condamnations pécuniaires excédaient 500 000 francs. M. Jamil
forme un pourvoi en cassation et invoque notamment la violation de l'article 7
de la Convention, la Cour d'appel ayant rétroactivement appliqué une loi pénale
de fond plus sévère que l'ancienne. Le 18 juillet 1989, la Cour de cassation
rejette le pourvoi de M. Jamil au motif que "la contrainte par corps est
une voie d'exécution et non une peine et que les lois de procédure telles que
celles concernant l'exécution des peines sont d'application immédiate aux
situations en cours lors de leur entrée en vigueur".
Saisie par M. Jamil, la Commission conclut, à l'unanimité, à
la violation de l'article 7 § 1 de la Convention. La même constatation est
faite par la Cour qui affirme l'applicabilité de l'article 7 § 1 à la
contrainte par corps. C'était là l'unique difficulté de l'affaire Jamil. Nul
n'a contesté que les dispositions plus sévères de la loi du 31 décembre 1987
avaient été appliquées de façon rétroactive. Seule la qualification de la
contrainte par corps a été débattue. Devait-elle être considérée comme une
"peine" au sens de l'article 7 § 1 ?
Pour répondre à cette question, la Cour se réfère à sa
jurisprudence antérieure et notamment à l'arrêt Welch c. Royaume-Uni du 9
février 1995 (série A, n° 307-A). Elle rappelle que "la qualification de
"peine" contenue dans l'article 7 § 1 possède une portée
autonome" et énumère les critères de la qualification : outre le fait que
la mesure est “ imposée à la suite d'une condamnation pour une “infraction” ”,
peuvent être estimés pertinents, "la qualification de la mesure en droit
interne, sa nature et son but, les procédures associées à son adoption et à son
exécution, ainsi que sa gravité".
En l'espèce, la Cour constate d'abord que la contrainte par
corps infligée à M. Jamil, "s'inscrivait dans un contexte de droit pénal,
celui de la répression du trafic de stupéfiants". Puis, elle procède à une
analyse du régime juridique de la mesure en droit français. Son but est de
contraindre au paiement d'une amende par "la menace d'une incarcération
sous un régime pénitentiaire". Ce régime est "plus sévère qu'en droit
commun" puisqu'il exclut "les mesures de liberté conditionnelle et de
grâce". Enfin, l'exécution de la contrainte par corps "ne libère pas
le débiteur de l'obligation de payer qui a causé son incarcération". Tous
ces éléments conduisent la Cour à décider que : "Prononcée par la
juridiction répressive et destinée à exercer un effet dissuasif, la sanction
infligée à M. Jamil pouvait aboutir à une privation de liberté de caractère
punitif ... Elle constituait donc une peine au sens de l'article 7 § 1 de la
Convention".
Ajoutons que M. Jamil n'a pas été soumis à la contrainte par
corps. Il a versé à l'administration des douanes une somme de 6 000 francs et
celle-ci a demandé au Parquet de retirer la mesure. Le gouvernement français
n'a fourni à la Cour aucune explication sur cette transaction alors que le
requérant affirmait que "l'introduction de sa requête devant les organes
de la Convention (n'était) pas étrangère à la conclusion d'un accord amiable
avec l'administration des douanes".
Le fait que le requérant ait "été dispensé de
l'obligation d'acquitter une partie importante de l'amende douanière sans pour
autant avoir eu à subir de contrainte par corps", n'empêche pas la Cour de
constater la violation de l'article 7 § 1. En revanche, l'absence de détention
au titre de la contrainte par corps est prise en considération par la Cour pour
se prononcer sur la "satisfaction équitable" demandée par le
requérant sur le fondement de l'article 50 de la Convention.
M. Jamil sollicitait une somme de 100 000 francs en
réparation du dommage moral subi en purgeant sa peine d'emprisonnement de droit
commun avec la perspective d'une prolongation de deux ans. La Cour considère
que "le constat d'une infraction à l'article 7 fournit en soi une
satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement éprouvé,
le requérant n'ayant pas subi de détention au titre de la contrainte par
corps". Seuls les 50 000 francs réclamés par M. Jamil au titre des frais
et dépens afférents aux procédures suivies devant la Cour de cassation et à
Strasbourg sont accordés par la Cour.
68
Il faut pour terminer souligner que la décision de la Cour a
été reçue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Avant cet arrêt,
la Chambre criminelle affirmait de façon constante que "la contrainte par
corps est une voie d'exécution et non une peine". Depuis 1996, elle qualifie
la contrainte par corps de "mesure à caractère pénal" (Crim. 29
février 1996 , B. crim. n° 100 ; Crim. 24 avril 1996, B. crim. n° 164).
III • Affaire G. c. France (arrêt du 27 septembre 1995,
série A, n° 325-B)
L'affaire G. invite à s'interroger sur la possibilité de
voir reconnu par la Cour européenne le principe, consacré par le droit français
et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la
rétroactivité de la loi pénale nouvelle plus douce ou rétroactivité in mitius.
M. G., inspecteur du service des permis de conduire, est
condamné par la Cour d'appel d'Angers, le 22 janvier 1987, à trois années
d'emprisonnement pour deux infractions :
-corruption passive, ayant délivré des permis de conduire
moyennant le versement d'une somme d'argent,
-attentat à la pudeur avec contrainte et abus d'autorité,
ayant imposé des relations sexuelles à une candidate "atteinte d'un léger
retard mental".
Pour retenir cette seconde infraction, la Cour d'appel
applique les dispositions d'une loi du 23 décembre 1980 postérieure à l'acte
reproché à M. G. Au moment des faits, le 14 novembre 1980, les articles 331 à
333 C.P. prévoyaient une peine de réclusion criminelle pour l'attentat à la
pudeur mais, sauf dans le cas d'une victime mineure, n'incriminaient
expressément que l'attentat à la pudeur "avec violence".
La loi du 23 décembre 1980 a, d'une part, correctionnalisé
l'attentat à la pudeur le sanctionnant d'une peine d'emprisonnement et d'amende
et, d'autre part, précisément incriminé "l'attentat à la pudeur avec
violence, contrainte ou surprise". M. G. forme un pourvoi en cassation
invoquant, parmi différents moyens, la violation du principe de la légalité commise
par la Cour d'appel en le déclarant coupable d'attentat à la pudeur alors
qu'avant l'entrée en vigueur de la loi du 23 décembre 1980, "aucune
disposition du Code pénal ne réprimait l'attentat à la pudeur commis avec
contrainte, dès lors qu'aucune violence n'avait été exercée contre la personne,
objet de cette contrainte".
Le 25 janvier 1989, la Cour de cassation rejette le pourvoi
de M. G. sans statuer sur ce moyen, la déclaration de culpabilité du chef de
corruption passive justifiant la peine prononcée. Ce motif de rejet a conduit
M. G. à invoquer deux griefs devant la Commission : le premier tiré de la
violation de l'article 7 § 1 par une condamnation prononcée pour un acte qui,
lors de son accomplissement, ne constituait pas une infraction et le second
fondé sur l'article 6 § 1, la Cour de cassation ayant méconnu son droit à un
procès équitable en rejetant son moyen pris de la violation du principe de la
légalité par application de la "théorie de la peine justifiée".
La Commission a déclaré ce second grief irrecevable et M. G.
l'ayant repris devant la Cour, celle-ci rappelle qu'elle n'est pas compétente
pour connaître d'un grief non retenu par la Commission (§ 19 et 20). Quant au
premier grief tiré de la violation de l'article 7 § 1, la Commission l'a
déclaré recevable mais non fondé, à l'unanimité. C'est également à l'unanimité
que la Cour décide qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 § 1.
Se référant à sa jurisprudence antérieure (arrêt Kokkinakis
c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A), la Cour affirme que "l'article
7 § 1 de la Convention consacre, de manière générale, le principe de la
légalité des délits et des peines et prohibe, en particulier, l'application
rétroactive de la loi pénale lorsqu'elle s'opère au détriment de l'accusé".
Or, la Cour constate que les faits reprochés à M. G. "entraient dans le
champ d'application des articles 332 et 333 anciens du Code pénal, lesquels
satisfaisaient aux exigences de prévisibilité et d'accessibilité". En
effet, il existait une jurisprudence constante et publiée de la Cour de
cassation sur la notion de violence que la loi nouvelle a simplement entérinée.
Quant à la répression, la Cour constate que les juridictions françaises ont
appliqué l'article 333 nouveau du Code pénal, qui correctionnalise l'infraction
reprochée à M. G., autrefois de nature criminelle, pour conclure que "son
application, certes rétroactive, a donc été favorable au requérant".
Les motifs de la Cour invitent à s'interroger sur
l'appréciation qu'elle aurait porté si M. G. avait été condamné à la peine
criminelle prévue par la loi en vigueur au jour de la commission de
l'infraction.
S'il est certain que l'article 7 § 1 de la Convention
interdit une application rétroactive de la loi pénale au détriment de l'accusé,
est-il permis d'ajouter qu'il impose une application rétroactive favorable à
l'accusé ? En affirmant que "l'article 7 § 1 de la Convention consacre, de
manière générale, le principe de la légalité des délits et des peines et
prohibe, en particulier, l'application rétroactive de la loi pénale lorsqu'elle
s'opère au détriment de l'accusé" (§ 24) , la Cour annonce-t-elle d'autres
applications particulières du principe général ? La question mérite d'autant
plus d'être posée
69
que la Cour constate que les faits reprochés à M. G.
entraient dans le champ d'application des dispositions anciennes et qu'ils
"tombent aussi sous le coup de la loi nouvelle" (§ 26).
Pour déduire le principe de la rétroactivité de la loi
nouvelle plus douce de l'article 7 § 1 de la Convention, il suffit de dire que
le principe de la légalité des délits et des peines impose l'existence de la
loi pénale non seulement au jour de l'infraction, mais aussi au jour du
jugement voire à celui de l'exécution de la peine et qu'en conséquence, il
interdit de sanctionner un fait qui n'est plus incriminé comme d'infliger une
peine qui n'est plus prévue ou qui dépasse le maximum fixé par la loi nouvelle.
Les arguments ne manquent pas en faveur d'une consécration
"européenne" de la rétroactivité in mitius. On peut rappeler les
arguments classiques tirés de l'intérêt individuel et de la logique (le
principe de la non-rétroactivité de la loi pénale étant destiné à protéger
l'individu contre l'arbitraire, il serait contraire au bon sens de l'appliquer
à son détriment) ou de la justice (la société n'a pas le droit de punir en
vertu d'un texte ancien qui peut être présumé inutile ou excessif puisqu'elle
l'a abrogé ou modifié). On peut citer un vieil arrêt de la Chambre criminelle
de la Cour de cassation qualifiant de "principe d'humanité", "le
principe général ...que, dans le concours de deux lois, l'une ancienne, sous
l'empire de laquelle une infraction pénale a été commise, et l'autre nouvelle,
promulguée depuis ... on doit appliquer la nouvelle loi, si elle édicte une
peine moins sévère" (Crim. 14 janvier 1876, S. 1876, I, 433). On peut
ajouter que la Cour comblerait ce qui apparaît aujourd'hui comme une lacune de
la Convention européenne comparée au Pacte international relatif aux droits
civils et politiques dont l'article 15 § 1 impose de faire bénéficier le
délinquant d'une loi nouvelle postérieure à l'infraction si elle prévoit
l'application d'une peine plus légère. On peut enfin observer que la Convention
européenne elle-même prévoit une application de la rétroactivité in mitius dans
l'article 1 du Protocole n° 6 qui ne se borne pas à proclamer l'abolition de la
peine de mort mais ajoute : "Nul ne peut être condamné à une telle peine
ni exécuté". Toutefois, l'article 2 du Protocole permet aux Etats de
prévoir la peine de mort pour des actes commis en temps de guerre ou de danger
imminent de guerre. Cette disposition invite à se demander s'il est possible à
la Cour de dégager un principe qui ne comporterait aucune limite.
Existe-t-il un principe qui ne souffre de limites ? Même
celui de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère en comporte une. En
effet, quelle que soit l'habileté des rédacteurs de la Convention, force est de
reconnaître que l'article 7 dans son paragraphe 2 déroge à la non-rétroactivité
pour permettre la répression de crimes contre l'humanité qui n'ont été
clairement définis qu'après leur commission.
S'agissant du principe de la rétroactivité in mitius, on
discute depuis longtemps de son application aux lois pénales par nature
temporaires parce qu'adoptées en considération d'une situation internationale,
sociale, économique, financière provisoire ou évolutive. L'application de
principe de la rétroactivité in mitius peut priver de telles lois de tout effet
dissuasif en présence de délinquants assez habiles pour prolonger la procédure
jusqu'à leur abrogation. La décision du Conseil constitutionnel des 19 et 20
janvier 1981 n'a pas mis fin au débat en fondant le principe sur l'article 8 de
la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 selon lequel
"la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires". Si, le plus souvent, la modification législative démontre
que les peines anciennes ne sont plus nécessaires, force est d'admettre que,
dans certaines circonstances, les nécessités de la prévention des infractions
peuvent justifier l'application du texte en vigueur au moment de leur
commission.
La consécration du principe de la rétroactivité in mitius
est sans aucun doute souhaitable. Peut-être convient-il toutefois de permettre
aux Etats d'apporter des limites à ce principe en admettant, dans des termes
comparables à ceux des articles 8 et suivants de la Convention, des dérogations
"nécessaires à la défense de l'ordre et à la prévention des
infractions". Un nouveau Protocole additionnel pourrait le prévoir,
donnant ainsi à la Cour la possibilité d'apprécier la légitimité du motif d'une
dérogation à un principe qui mérite d'être consacré par la Convention.
Raymond Goy
Je pense que si vous avez une excuse, c’est d’abord le fait
que la matière est très belle, et que l’application du droit dans le temps est
assez chère à certains des enseignants aujourd’hui présents.
M. Kornprobst, qu’on est heureux d’accueillir dans cette
maison et de saluer comme collègue tout proche, va vous parler de la douane et
du fisc devant la Cour de Strasbourg, à travers deux affaires dont il va vous
rendre compte.
70
La douane et le fisc devant la Cour de Strasbourg
par
Emmanuel KORNPROBST
Professeur à l’Université de Rouen
Introduction
Il est clair que la fiscalité n’a pas été la préoccupation
première des rédacteurs de la Convention européenne des droits de l’Homme. La
preuve en est que cette dernière ne fait pas mention de la fiscalité dans les
droits qu’elle énonce, et que la seule référence explicite qui y est faite se
trouve dans l’article 1er du Protocole additionnel qui, parmi les limitations
du droit au respect des biens, évoque “le droit que possèdent les Etats de
mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour....assurer le
paiement des impôts”.
Néanmoins, indirectement, les dispositions de la Convention
ne peuvent qu’avoir vocation à produire des effets fiscaux, tant il est vrai
que des droits fondamentaux ne peuvent connaître de frontières matérielles a
priori, et l’objet de cet exposé sera donc de montrer que certains articles :
- peuvent avoir des effets fiscaux ;
- en ont déjà ;
- devraient en avoir
I • Applicabilité de la Convention
A • Principe d’application
Parmi tous les articles de la Convention, seuls quelques-uns
sont de nature à produire des effets fiscaux. Le principal est très
certainement l’article 6 qui, dans ses trois alinéas énonce trois principes :
- le droit à un procès équitable ;
- la présomption d’innocence ;
- le respect du principe du contradictoire.
“1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal
indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des
contestations sur des droits et obligations de caractère civil, soit du
bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée
innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à être informé dans le plus
court délai...de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ,
et de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa
défense.”
Ainsi, la nécessité un procès équitable exige, notamment, le
respect du principe d’égalité des armes, laquelle implique l’obligation
d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans
des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par
rapport à adversaire.
A cet article, il faut ajouter également l’article 1er du
Premier Protocole qui précise que toute atteinte au droit des biens ne peut
être portée que pour des motifs d’intérêt général et qu’alors l’atteinte doit être
proportionnée à cet intérêt :
“Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses
biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique
et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit
international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au
droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent
nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général
ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes
“
71
Mais, cependant, en dehors de ces deux articles, rien ne
s’oppose à ce que, à occasion d’un procès fiscal, d’autres articles soient
invoqués, comme dans tout autre contentieux, comme par exemple, l’article 6 en
ce qui concerne la durée excessive d’une instance, ou encore l’article 14 sur
l’interdiction de toute discrimination entre contribuables.....
a) Un obstacle à application de l’article 6 tient au fait
qu’il n’évoque que le droit civil et le droit pénal, mais pas le droit fiscal.
Mais la Cour européenne a toujours affirmé que le champ
d’application de la Convention ne pouvait être délimité par des définitions
nationales, et devait être détaché des contextes juridiques nationaux dans
lesquels elle avait vocation à s’appliquer (cf. Dugrip et Sudre, “Du droit à un
procès équitable devant les juridictions administratives”, Revue française de
droit administratif, n° 3-4, 1990, p. 203 et s.).
Dès lors, le droit fiscal est effectivement concerné par cet
article dans la mesure où :
- l’issue du procès fiscal peut être déterminante pour des
droits et obligations de caractère civil, ne serait-ce qu’en raison des effets
des redressements fiscaux sur le patrimoine des contribuables ;
- les pénalités fiscales peuvent avoir le caractère de
peine.
b) Une limite vient, en outre, réduire le champ
d’application de la Convention dans la mesure où, en toute hypothèse, les
garanties d’un procès équitable ne peuvent concerner que les procédures
contentieuses qui se déroulent devant des structures institutionnelles ayant le
caractère de juridiction.
C’est pourquoi, aussi bien la Cour européenne que le Conseil
d’Etat et la Cour de cassation, réservent le champ d’application de cet article
aux procédures contentieuses (Crim. 28 janvier 1991 n° 90-81526 ; C.E. 18 mars
1994 ; C.E. Sect. avis 31 mars 1995 n° 164008) et non à la phase administrative
de contrôle procédures de vérification, procédure de redressement, procédure
précontentieuse). Or, une telle limitation du champ de la Convention pose un
problème certain en droit fiscal, dans la mesure où la procédure comporte tout
un ensemble de phases successives au cours desquelles le contribuable peut,
éventuellement, prendre des partis ou avoir des réactions sur lesquelles il ne
pourra pas revenir et qui se percuteront donc sur la phase judiciaire de la
procédure.
Ceci étant précisé, il convient d’examiner comment la
matière fiscale est appréhendée par la Cour européenne et les juges suprêmes
nationaux.
B • Etat de la jurisprudence récente au regard de
l’application de la Convention au droit fiscal
a • Jurisprudence fiscale de la Cour européenne
Pendant longtemps, la Cour n’a pas eu à connaître de
contentieux fiscaux, dans la mesure où la Commission européenne considérait que
tout moyen fondé sur l’article 6 ne pouvait qu’être inopérant ; mais à partir
d’une décision Darby c. Suède du 23 octobre 1990, elle a inauguré son contrôle
à l’occasion d’une affaire de différence non légitime de traitement entre
résidents.
Actuellement, il est clair qu’elle a estimé devoir donner
plein effet aux dispositions de la Convention, et en particulier à celles de
l’article 6, en matière fiscale.
Mais elle l’a fait d’une façon tout à fait particulière :
- en effet, dans la plupart des autres interventions, il était
question de décisions qui, en fait, n’avaient pas respecté les principes
énoncés par la Convention, et la Cour a sanctionné ces violations. Et, en droit
fiscal, rien ne l’empêchera de pratiquer de même, notamment sur les fondements
précités des articles 6, 14, ou encore 50 ....
- mais, en plus, en droit fiscal, la Cour s’en est prise à
certains dispositifs du CGI (Code général des impôts) ou du LPF (Livre des
procédures fiscales), considérés en tant que tels comme non compatibles avec la
Déclaration des droits de l’Homme.
Autrement dit, ce n’est pas seulement l'application qui a
été faite du droit national qui est en cause, mais ce droit lui même qui
n'assure pas aux contribuables les garanties minimales auxquelles il a droit.
Or, les deux dernières années de jurisprudence ont été particulièrement riches,
puisqu’elles nous ont permis d'avoir deux arrêts de principe relatifs, d'une
part à une contestation sur des “droits et obligations de caractère civil”
(affaire Hentrich), et d'autre part du bien-fondé d’accusations en matière
pénale (affaire Bendenoun).
1 • Contrôle de la Cour sur le fondement du respect des
“droits et obligations de caractère civil”
72
Le premier arrêt significatif remonte, en ce domaine, à un
arrêt du 26 mars 1992, Périscope c. France, par lequel elle a assimilé un droit
de “caractère civil au sens de l'article 6, le droit à indemnité pour faute de
l'administration résultant d'un traitement discriminatoire en matière
d’allégements fiscaux et de dégrèvements postaux vis-à-vis d'éditeurs
concurrents.
Ainsi, alors même qu’il s’agissait d'un contentieux
administratif, la Cour a considéré que le caractère indemnitaire du litige
suffisait à lui conférer un caractère civil : autrement dit, le caractère
administratif d'une créance ne fait pas perdre au créancier le caractère civil
de son droit.
Mais plus récemment, c’est dans l'arrêt Hentrich, du 22
septembre 1994, qu’elle a posé le principe d'applicabilité de l’article 6 à la
matière fiscale, s’agissant d’une affaire de droit de préemption de
l'administration fiscale (art. L. 18 du L.P.F.) pour considérer que ce droit
(qui va disparaître en France) avait été, en l’espèce, appliqué de façon
incompatible avec l'article 6-1 et l'article 1er du premier Protocole, d'une
part pour non-respect de l'égalité des armes et d'autre part pour défaut de
légalité et de proportionnalité de la mesure de préemption. Toutefois, cet
arrêt n’a plus qu’un caractère historique dans la mesure où il a été rendu dans
le cadre de la procédure de préemption de l'article 668 du C.G.I. (devenu L. 18
du L.P.F.) qui devrait être supprimée par la prochaine loi de finances.
Rappel des faits :
Les époux Hentrich avaient acheté un terrain à Strasbourg en
1979, mais l'administration avait mis en oeuvre son droit de préemption en
proposant de l'acquérir moyennant le prix exprimé plus 10 %. Devant le TGI, les
époux Hentrich se sont défendus en invoquant l'article 6-1 et 2 de la
Convention et l'article 1er du premier Protocole ; mais ils ont été déboutés,
le Tribunal ayant estimé d’une part que la mise en oeuvre de ce droit
n'impliquait aucune présomption de fraude et qu’il ne constituait pas une
sanction, et d'autre part que son exercice était nécessaire dans le cadre de
l'intérêt général. L’arrêt n’a été confirmé qu’en 1984 par la Cour d'appel de
Colmar, en raison de l’encombrement du rôle, et la Cour de cassation a attendu
1987 pour statuer, afin de réunir plusieurs espèces posant la même question.
En cassation, la Chambre commerciale a posé le principe de
l'obligation de motiver, mais a rejeté le pourvoi pour les mêmes raisons que
les juges du fond : “lorsque l'administration exerce son droit de préemption,
le contribuable évincé peut demander à un tribunal de se prononcer sur sa
contestation tendant à établir que les conditions d'application du texte susvisé
n’étaient pas réunies, et que le recours à cette procédure n’implique pas que
l'acquéreur évincé ait commis une infraction pénale”. Les époux Hentrich ont
donc saisi la Cour européenne.
Analyse de l'arrêt Hentrich du 22 septembre 1994 :
1. Tout d'abord, au regard de l'article 6-1 de la
Convention, la Cour rappelle qu’une des exigences du procès équitable est
l'égalité des armes qui implique obligation d'offrir à chaque partie une
possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la
placent pas dans une situation de net avantage par rapport à son adversaire.
Or, cette exigence n'est pas respectée lorsque l'administration se borne à
motiver sa décision d'exercice de ce droit en qualifiant d'insuffisant le prix
de cession déclaré dans l'acte, motivation trop sommaire et générale pour
permettre à la personne de présenter une contestation raisonnée et lorsque le
juge du fond n'a pas permis au contribuable d'établir que le prix convenu dans
l’acte correspondait bien à la valeur réelle du bien (il faut toutefois
préciser que, depuis les faits de l'espèce, la loi française a été modifiée et
prévoit que l’obligation de motiver doit être beaucoup plus importante puisque
le service doit apporter des points de comparaison).
Par ailleurs, au regard du caractère raisonnable de la durée
de la procédure, la Cour a considéré que 4 ans devant la Cour d'appel (en
raison de l'encombrement) et 3 ans devant la Cour de cassation (pour réunir des
affaire similaires) constituait un laps de temps déraisonnable au regard de
l'enjeu. Enfin, au regard de la présomption d'innocence, la Cour a considéré
que la procédure de l'article L. 18 du L.P.F. n'était pas critiquable.
Autrement dit, déjà sur ce fondement, la France ne pouvait
qu’être condamnée, mais l'essentiel se situe au niveau de l'application de
l'article 1er du premier Protocole.
II . Au regard de cet article 1er, la procédure du droit de
préemption a été condamnée sans réserves :
- tout d'abord, au regard de la légalité de l’ingérence, il
y a violation de cet article car la mesure de préemption a joué de manière
arbitraire, sélective et guère prévisible et n'a pas offert de garanties
procédurales élémentaires. Or l’ingérence n'est légale que dans la mesure où
l’exercice de ce droit n'est pas discrétionnaire et que la procédure est
équitable ;
- ensuite, au regard de la proportionnalité de l’ingérence,
la Cour rappelle qu’un juste équilibre doit régner entre la sauvegarde du droit
de propriété et les exigences de l'intérêt général, et que cette
proportionnalité doit être appréciée selon le degré de protection offert contre
l'arbitraire et au vu du risque encouru par tout acheteur d'être privé de son
bien. Or, le seul remboursement du prix payé majoré de 10 % ne suffit pas à
compenser la perte d'un bien acquis sans
73
intention frauduleuse, puisqu’il est de principe que la mise
en oeuvre de cette procédure ne suppose aucune démonstration d'intention
frauduleuse de la part des parties, mais résulte seulement d'une constatation
d'une divergence entre le prix exprimé et la valeur vénale réelle du bien.
Dans ces conditions, la victime, à qui on ne conteste pas,
dans cette procédure, le droit d'acquérir un bien pour un prix qui lui
convient, a objectivement supporté une charge spéciale et exorbitante que seule
aurait pu rendre légitime la possibilité qui lui fut refusée, de contester
utilement la mesure prise à son encontre ; il y a donc eu rupture du “juste
équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les
exigences de l'intérêt général”.
III . Restait, toutefois, la question de l'application de
l'article 50 de la Convention aux termes duquel : “Si la décision de la Cour
déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité
judiciaire ou toute autre autorité d’une partie contractante se trouve
entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la
Convention, et si le droit interne de ladite partie ne permet qu’imparfaitement
d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de
la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée un satisfaction équitable”.
En l’espèce, la Cour a donc considéré que la victime avait pu subir un
préjudice moral, mais qu’il était suffisamment compensé par le présent procès,
et surtout un préjudice matériel dont la réparation impliquait la restitution
du bien par l’Etat, ou à défaut, une indemnité calculée sur la valeur vénale
actualisée du terrain. Dans l'arrêt du 22 septembre 1994, la Cour n'a fait que
poser ces principes d'une satisfaction équitable à donner à la victime, mais
dans l'arrêt ultérieur du 3 juillet 1995, elle les a appliqués tout
naturellement aux intéressés.
2 • Contrôle de la Cour sur le fondement du “bien-fondé des
accusations pénales”
C’est en ce domaine que la Cour a le plus développé sa
jurisprudence, depuis une affaire Max von Sydow c. Suède, rapport de la
Commission du 12 mai 1987. Un grand pas a été franchi avec l'arrêt Bendenoun du
24 février 1994, qui, pour la première fois, sur une requête introduite sur le
fondement de l'article 6, a reconnu l'application de cet article aux sanctions
fiscales.
Faits : M. Bendenoun, courtier numismate, avait après
dénonciation fait objet d’un contrôle du service des douanes, lequel après
transaction avait transmis le dossier aux services fiscaux qui avaient procédé
à des redressements assortis des pénalités pour manoeuvres frauduleuses (100 %
pour I.S., 200 % pour la T.V.A.) qui furent confirmées par le juge
administratif en dépit du fait qu’en cours d'instance, une partie du dossier
s’étant égaré, l’intéressé n’avait pu avoir communication d'un certain nombre
de procès-verbaux des douanes.
M. Bendenoun a donc porté l’affaire devant la Cour
européenne, estimant que le système des pénalités qui lui avaient été infligées
ne respectait pas les garanties de l'article 6 de la Convention.
Analyse de l'arrêt : Pour fonder son action, M. Bendenoun a
donc invoqué une violation des dispositions de l'article 6-1 relatives au droit
à un procès équitable, en raison du non-respect du principe du contradictoire
et de l'égalité des armes dans le prononcé de ces sanctions.
L’intérêt de l’arrêt est double :
- d’une part, il reconnaît que les garanties de l’article 6
sont applicables aux pénalités fiscales de mauvaise foi alors même qu’elles ne
sont pas prononcées par un juge dans le cadre d'un procès, dès lors qu’elles
ont une coloration pénale, et laisse aux juges nationaux le soin d'en tirer les
conséquences au regard du droit interne ; autrement dit, en l'espèce, la Cour
renvoie à ces juges le soin d'avoir eu à apprécier l'effet qu’avait pu avoir
sur le déroulement de la procédure, la non-communication des documents dont le
requérant prétendait avoir été privé ;
- d’autre part, il valide globalement le système français
d’application de ces sanctions. Ainsi, d’une façon globale, l’arrêt reconnaît
aux pénalités fiscales pour mauvaise foi un caractère pénal dans la mesure où
elle y a reconnu le faisceau d'éléments “additionnés et combinés” dont aucun
n'est suffisant à lui seul, mais dont ensemble donne à ces sanctions un coloration
pénale :
- viser tous les citoyens en leur qualité de contribuables
et non un groupe déterminé, en leur prescrivant un certain comportement ;
- majorations visant pour l'essentiel à punir, et fondées
sur une norme de caractère général dont le but est à la fois préventif et
répressif ;
- revêtir une importance considérable.
Dès lors, bien que l'on ne se trouve pas dans le cadre d'une
procédure juridictionnelle, l'article 6 de la Convention est applicable. Ceci,
étant, la Cour n'a pas cru devoir condamner notre régime de sanctions
prononcées par l'administration dans la mesure où (point n° 46) : “eu égard au
grand nombre d'infractions du type visé à l’article 1729-1 du C.G.I., un Etat
contractant doit avoir la possibilité de confier au fisc la tâche de les
poursuivre et de les réprimer même si la majoration encourue à titre de
sanction peut être lourde. Pareil système ne se heurte pas à l’article 6 de la
74
Convention, pour autant que le contribuable puisse saisir de
toute décision, ainsi prise à son encontre, un tribunal offrant les garanties
de ce texte”.
Compatibilité de cette jurisprudence avec celle du Conseil
constitutionnel : La jurisprudence actuelle du Conseil considère que les
sanctions fiscales sont soumises au respect des principes applicables à la
matière pénale (C. Const. 30 décembre 1982, n° 155, 29 décembre 1989; n° 258,
28 décembre 1990, n° 90-285) : elle considère en effet que les prescriptions
relatives aux peines prononcées par les juridictions répressives, s’étendent à
toutes les sanctions ayant le caractère d’une punition (à l’exclusion de celles
ayant pour objet la réparation pécuniaire d'un dommage), même si le législateur
a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle.
b • Jurisprudences internes
La prévalence des normes internationales sur les normes
nationales n'est plus contestée (arrêts Jacques Vabre et Nicolo), mais toute la
question pour les articles précités de la Convention européenne est de savoir
si on doit leur reconnaître un effet direct. Or à cet égard, la position des
deux juridictions suprêmes n’a pas évoluée à la même vitesse.
1 • Jurisprudence fiscale du Conseil d'Etat
Jusqu’à une date récente, le Conseil d'Etat considérait que
l'article 6-1 était inapplicable en droit fiscal, aussi bien en ce qui concerne
le bien-fondé des impositions que la procédure de vérification, la procédure
contentieuse ou même les pénalités : cf. notamment :
- C.E. 28 septembre 1984, req. n° 41335 ;
- C.E. 9 décembre 1985, req. n° 44155 ;
- C.E. 2 juin 1989, req. n° 66604 : “le juge de l'impôt ne
statue pas en matière pénale et ne tranche pas de contestations sur des droits
et obligations de caractère civil ; dès lors, les dispositions précitées de
l'article 6-1 de la Convention ne sont pas applicables aux procédures relatives
aux taxations fiscales”.
La même solution a été retenue pour l'application de
l'article 6-2 (présomption innocence) et 6-3. Par ailleurs, tout en
reconnaissant la possibilité d’application d'autres dispositions de la
Convention ou du premier Protocole additionnel, le Conseil Etat a toujours
refusé de les appliquer positivement : cf. notamment :
- art. 1er du Protocole ;
- art. 8 (respect de la vie privée) ;
- art. 14 (sur toutes discriminations).
Mais, récemment par une série d’avis (C.E. Sect. 31 mars
1995, req. n° 164008, 164011 et 165321 : Droit fiscal 1995, n° 18-19 comm. 1006
et n° 42 ID 11484), il a reconnu “que l’article 6 était applicable aux
contestations devant les juridictions compétentes des pénalités pour manoeuvres
frauduleuses” qui, ayant le caractère d’une punition tendant à empêcher la
réitération des agissements qu’elles visent et n'ayant pas pour objet la seule
réparation pécuniaire d’un préjudice, constituent, même si le législateur a
laissé le soin de les établir et de les prononcer à l’autorité administrative,
des “accusations en matière pénale” au sens de la Convention. Autrement dit,
sans remettre en cause la possibilité pour l'administration de prononcer ces
sanctions, la contestation de celles-ci devant les tribunaux peut être fondée
sur des moyens tirés de l'article 6 de la Convention.
Ces arrêts sont intéressants dans la mesure où ne répondant
que sur la question des pénalités pour manoeuvres frauduleuses, il retiennent
en principe un champ d’application plus large que celui de la Cour européenne
puisqu’il y est fait référence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel
qui prévoit l'application des principes du droit pénal pour toutes les
pénalités qui constituent des sanctions (par opposition à celles qui ont le
caractère d’une réparation d'un préjudice pécuniaire).
La portée de cette jurisprudence est toutefois limitée dans
la mesure où, d’une part le Conseil d'Etat réaffirme sa doctrine selon laquelle
l'article 6 ne peut être invoqué que dans le cadre d'une procédure contentieuse
(et non au cours de la phase administrative d'établissement des pénalités), et
où, d’autre part, il ne peut être contesté que le droit français respecte les
principes de l'article 6 : accès à un juge indépendant statuant équitablement
en audience publique, obligation de motivation des pénalités, charge de la
preuve pour l'administration.
Toutefois, elle fonde déjà l’obligation du respect du
principe d'application immédiate de la loi moins sévère, jusqu’alors écartée
par la jurisprudence, et qu’un arrêt de la Cour administrative d'appel de Lyon
(C.A.A. 9 octobre 1996, n° 94-1768 : Droit fiscal 1996, n° 48 comm. 1436) vient
d'appliquer s’agissant de la article 1763 A du C.G.I. (amende de 100 % en cas
de non révélation du bénéficiaire de bénéfices occultes).
2 • Jurisprudence fiscale de la Cour de cassation
75
Contrairement au Conseil d'Etat, la Cour de cassation a
admis beaucoup plus tôt l’applicabilité de l’article 6 en matière fiscale, même
si cela a été en général pour considérer qu’en l’espèce il n'y avait aucune
violation de cet article ; mais surtout, tout en reconnaissant que l'article 6
n'est pas applicable aux procédures non juridictionnelles, elle retient un
champ d'application plus large que le Conseil Etat :
- Comm. 20 novembre 1990 : en matière de recouvrement de
l'impôt , s’agissant de l'impossibilité de présenter des moyens nouveaux devant
le juge de l’impôt, elle a considéré que cela ne violait pas l'article 6 ;
- Crim. 28 janvier 1991, n° 90-81526 : en matière de
procédure pénale fiscale, pour reconnaître que la C.I.F. n’étant pas un premier
degré de juridiction, les conditions dans lesquelles elle rend son avis ne
pouvaient être de nature à violer le principe du contradictoire de l'article
6-2 ou 6-3 ;
- Comm. 20 novembre 1990 et 9 février 1993 : pour
l'application de article L. 16 B du L.P.F. sur les visites domiciliaires,
considérées comme compatibles avec les dispositions : de l’article 6-2 et 6-3 ;
de l’article 8 relatif aux respect de la vie privée ;
- Comm. 12 octobre 1993, n° 90-20679 : pour l'application de
la contrainte par corps reconnue compatible avec l'article 5-1 b selon lequel
nul ne peut être privé de sa liberté, sauf si cela est fait dans le respect des
voies légales en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la
loi ;
- Cass. Plén. 14 juin 1996, n° 93-21710 : s‘agissant, pour
la taxe sur les véhicules de plus de 16 CV, de l'application d'une loi nouvelle
rétroactive entrée en vigueur en cours d'instance, dès lors qu’elle n'avait
pour objet que de valider une réglementation antérieure conforme au droit
communautaire.
II • Domaines dans lesquels la Convention pourrait produire
des effets
Ces jurisprudences de la Cour européenne apparaissent
essentielles dans la mesure où il ne peut plus être contesté que, dans les
limites que l'on a précédemment rappelées, la Convention et notamment l'article
6 produisent leurs effets sur le droit fiscal.
Elles ouvrent donc un champ d'investigation immense aux
chercheurs, dans la mesure où, en dehors du respect cas par cas des
dispositions pertinentes de la Convention, elles conduisent à s’interroger, de
lege ferenda, sur la compatibilité de telle ou telle disposition de notre droit
fiscal interne avec les principes de la Convention.
Et cette interrogation doit être menée d’abord au regard des
dispositions applicables devant les tribunaux, et aussi, compte tenu des arrêts
précités, au regard des dispositions applicables durant la phase administrative
de la procédure qui seraient susceptibles de compromettre le respect des
principes, notamment de l'article 6, devant ces tribunaux, en portant, par
avance, gravement atteinte au caractère équitable du procès.
Dès lors, à cet égard, et sans que la liste soit exhaustive,
on peut recenser un certain nombre de points sur lesquels les contribuables
pourraient raisonnablement invoquer devant les juges nationaux la supériorité
de la Convention sur la loi interne :
- exigence d'un délai raisonnable entre le prononcé d’une
sanction par l’administration et la décision définitive d‘une juridiction du
fond ;
- reconnaître un droit au silence du contribuable devant
l'administration des impôts ou des douanes, de telle sorte qu’aucune sanction
ne devrait être encourue en ce cas : cf. procédure de l'article 1763 A / art.
117 du C.G.I.;
- règle du non cumul entre sanctions fiscales pour mauvaise
foi et sanctions pénales pour fraude fiscale ;
- procédure du référé fiscal en cas de sursis de paiement et
de refus des garanties de l'article L. 279 du L.P.F. (consignation du 1/10ème)
: atteinte au principe de l’égalité des armes de l'article 6-1 et du principe
d’innocence de l’article 6-2 dès lors qu’il faut fournir une consignation exorbitante
;
- possibilité pour le juge administratif de moduler les
pénalités de mauvaise foi ou de manoeuvres frauduleuses, alors que jusque là,
elles sont reconnues applicables, elles ne peuvent être réduites par le juge du
fond (CE Sect. 8 novembre 1974 : R.J.F. 1.75 n° 17) ;
- existence des conclusions du commissaire du gouvernement
qui, si elles sont défavorables au contribuable, permettent à l’administration
de présenter ses moyens sans possibilité pour le contribuable d'y répondre ;
- droit pour l'administration de transiger qui incite le
contribuable qui sait ne pas pouvoir fournir de garanties suffisantes pour
obtenir le sursis de paiement, à ne pas avoir accès aux tribunaux pour juger de
son affaire ;
76
- obligation du respect du principe du contradictoire devant
la C.I.F., bien qu’il ne s’agisse pas d'un premier degré de juridiction (sur ce
point, la Commission européenne a déjà admis l'applicabilité de l’article 6 ;
sur la position de la Cour de cassation actuellement, cf. Crim. 28 janvier
1991, n° 90-81526 : Droit fiscal 1991, n° 21-22 comm. 1160) ;
- renversement de la charge de la preuve en cas d'avis
défavorable au contribuable du Comité de répression des abus de droit, alors
que cette commission, de 4 membres, comprend le Directeur général des impôts,
que les rapporteurs et le secrétariat sont membres de l'administration fiscale,
en violation du principe d'indépendance et d'impartialité de l’article 6 ;
- nécessité d’une judiciarisation du prononcé des pénalités
fiscales, l’administration n'ayant qu’un simple pouvoir de proposition devant
le juge ;
- ne pas sanctionner les contribuables qui n'ont pas les
moyens de se défendre (ex. contribuable qui n'est plus gérant depuis plusieurs
années et à qui on applique les dispositions de l'article L. 267 du L.P.F.
permettant de mettre à la charge des gérants les dettes fiscales de la
société).
Sur certains points, il suffirait peut-être que le juge
français fasse preuve de courage en invoquant son pouvoir de pleine juridiction
(ex. sur modulation des sanctions fiscales de mauvaise foi), sur d'autres, il
faudrait avoir recours au législateur. En tout cas, il faut espérer que la Cour
européenne ne vienne pas ouvrir la boîte de Pandore (qui a libéré toutes les
misères humaines en y laissant dedans que l'espérance).
Raymond Goy
Soyez remercié d’avoir si bien organisé votre temps et votre
propos. Je donne la parole à M. Erick Tamion, qui enseigne dans notre Faculté,
qui va traiter de l’interprétation ministérielle des traités et de l’équité de
la procédure, en commentant l’arrêt Beaumartin.
77
Affaire Beaumartin c. France. Arrêt du 24 novembre 1994
par
Erick TAMION
Docteur en droit
Membre du CREDHO
Une nouvelle fois, avec l'affaire Beaumartin, l'occasion est
donnée à la Cour européenne des droits de l'Homme de nous montrer la richesse
qu'elle peut tirer de la Convention, au service d'un idéal, celui de l'Etat de
droit. Elle le fait à partir du fameux article 6 de la Convention relatif d'une
manière générale au droit à un procès équitable, dont les arcanes ont déjà été
abondamment explorées. Mais le droit processuel, a fortiori au plan européen,
est complexe et divers. La Cour a encore sans doute beaucoup à dire pour
conforter l'Etat de droit, particulièrement en matière pénale et fiscale.
L'article 6 § 1 qui a donné lieu au plus grand nombre
d'affaires est au coeur de l'arrêt Beaumartin rendu le 24 novembre 1994 : le
droit à un procès équitable n'a pas été respecté parce que le juge national
n'hésitait pas à renvoyer l'interprétation d'un traité international au pouvoir
exécutif, plus précisément au ministre en charge des Affaires étrangères, alors
qu'il devait l'appliquer.
Par cette affaire la Cour européenne touche à un problème
particulièrement élevé de l'Etat de droit, puisqu'il concerne la séparation des
pouvoirs, le fondement principal s'il en est de l'Etat de droit (§ 7 et
suivants).
Rapidement, les faits se présentaient de la manière suivante
: la famille Beaumartin était propriétaire d'un vaste domaine agricole au
Maroc, que le gouvernement de ce pays a décidé de nationaliser en 1973. En 1974
les gouvernements marocains et français réglèrent par un protocole
l'indemnisation des nationalisations effectuées contre les intérêts de
Français. De son côté la France devait répartir auprès de ses ressortissants
l'indemnité globale et forfaitaire versée par le Maroc. En 1980 l'indemnisation
arrive, mais elle est insuffisante pour les Beaumartin étant donné que
l'interprétation qui est faite du traité ne prend pas pleinement en compte la
propriété dans le cadre d'une société civile immobilière.
En définitive, peu importe l'objet de la contestation
invoquée devant les organes de Strasbourg. Deux problèmes de droit bien
spécifiques en rapport avec la Convention sont évoqués :
- d'une part, il s'agit du délai trop long de la procédure
juridictionnelle devant le juge national. La Cour va répondre à ce moyen en
reprenant sa jurisprudence bien établie en la matière (critères de difficulté
de l'affaire, d'attitude des parties, de délais inexpliqués). L'arrêt
Beaumartin n'apportant rien de plus à la jurisprudence, il n'y a pas lieu de
développer plus longuement la question du délai raisonnable devant le juge ;
- d'autre part, c'est le problème annoncé du procès
équitable qui n'aurait pas été assuré, dans la mesure où le renvoi préjudiciel
au ministre des Affaires étrangères, opéré ici par le Conseil d'Etat pour
interprétation de la convention franco-marocaine, a été décisif pour l'issue de
l'affaire ; le ministre étant dans ce cas juge et partie (§ 29 et suivants).
La Cour relève que l'interposition de l'autorité ministérielle dans cette pratique du renvoi préjudiciel ne pouvait faire l'objet d'aucun recours.
Or, note la Cour, "seul mérite l'appellation de
tribunal au sens de l'article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de
juridiction et répondant à une série d'exigences telles que l'indépendance à l'égard
de l'exécutif comme des parties en cause" (§ 38).
Dans le principe, la Cour va plus loin que la Commission et
la demande des requérants qui avaient relevé une violation de l'article 6 au
regard de la rupture de l'égalité des armes entre les Beaumartin et le
gouvernement, ce dernier qui orientait la décision du juge.
En soulignant que le recours préjudiciel auprès du ministre
retire au Conseil d'Etat la qualité de tribunal au sens de la Convention, la
violation du droit européen paraît plus forte : ce n'est pas un simple problème
de procédure qui est
78
visé, mais un défaut qui concerne la séparation des
pouvoirs. Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 : la cause du requérant
n'ayant pas été entendue par un tribunal indépendant.
Où en sommes-nous actuellement concernant le renvoi
préjudiciel à une autorité exécutive pour interprétation d'un accord
international ?
Notons d'emblée que la technique du renvoi préjudiciel à une
juridiction indépendante reste conforme à l'article 6, tel que celui de l'article
177 du traité de la Communauté européenne fait auprès de la Cour de Luxembourg.
Par ailleurs il faut aussi relever, tel que cela est signalé dans l'arrêt, que
seule la France semblait concernée par cette pratique du renvoi préjudiciel à
l'exécutif (§ 37). Il y a lieu semble-t-il, désormais, de parler au passé étant
donné que la position des hautes juridictions françaises a évolué ces dernières
années.
Le Conseil d'Etat, dans son arrêt GISTI (Groupement
d'information et de soutien des travailleurs immigrés), rendu en assemblée
plénière le 29 juin 1990, a abandonné la pratique du renvoi préjudiciel au
ministre pour interpréter une convention dont le contenu est ambigu ou
incertain, critère qui jusqu'à cet arrêt conduisait le juge à surseoir à
statuer en attendant l'interprétation de l'exécutif par laquelle il s'estimait
lié.
Ce revirement de jurisprudence prend place incontestablement
dans le cadre de ce que l'on pourrait appeler l'émancipation du juge
administratif français face au droit international et européen (voir l'arrêt
Nicolo du 20 octobre 1989 - supériorité du traité en l'espèce communautaire sur
la loi postérieure contraire ; même affirmation avec la Convention européenne
des droits de l'Homme dans l'arrêt Charbonneau du 8 juin 1990 ; ou encore par
rapport au droit dérivé de la Communauté européenne dans l'arrêt Boisdet du 24
septembre 1990). La Cour de Strasbourg n'a pas manqué de saluer ce changement
dans l'arrêt Beaumartin.
Quant à la Cour de cassation, il y a peu encore, alors que
l'arrêt Beaumartin était rendu, sa jurisprudence maintenait une compétence
interprétative au profit du ministre. Dans un arrêt Ngo Thi Hoa de la 1ère
chambre civile du 7 février 1995, la Cour de cassation réaffirmait que les
tribunaux de l'ordre judiciaire n'ont pas, "le pouvoir d'interpréter les
traités diplomatiques lorsque cette interprétation soulève, comme en l'espèce,
des questions touchant à l'ordre international public". Sa jurisprudence
sur le renvoi préjudiciel ou non à l'autorité exécutive n'était pas à la vérité
toujours très claire, contrairement à ce que peu laisser penser cet attendu.
L'une des dernières études de qualité à s'y être intéressée est celle du
Professeur Denis Alland paru dans le troisième numéro de la Revue générale de
droit international public de 1996.
Quoiqu'il en soit la 1ère chambre civile de la Cour de
cassation a opéré un revirement et abandonné les distinguo qu'elle pouvait
faire en la matière. Depuis son arrêt Banque africaine du développement du 19
décembre 1995 elle s'est rangée au droit européen et à la jurisprudence
Beaumartin. Sa position est claire et sans ambiguïté. Elle considère,
"qu'il est de l'office du juge d'interpréter les traités internationaux
invoqués dans la cause soumise à son examen sans qu'il soit nécessaire de solliciter
l'avis d'une autorité non juridictionnelle". Le revirement apparaît
incontestable.
Reste à savoir si la chambre criminelle qui n'a pas eu
l'occasion à notre connaissance de se prononcer tout récemment sur la question
va suivre la 1ère chambre civile et la Cour européenne. En toute logique on
voit mal la chambre criminelle rester sur une position traditionnelle, elle
serait sinon la seule instance juridictionnelle en Europe à maintenir une telle
allégeance au pouvoir exécutif, alors qu'elle a en charge des questions de
droit sensibles qui nécessitent dans l'idéal de l'Etat de droit une complète
séparation des pouvoirs.
Quelles sont pour finir les conséquences de l'abandon de la
pratique du renvoi préjudiciel au ministre ? Il faut pour cela rappeler les
justifications de cette pratique.
Pour les juridictions concernées la pratique du renvoi
préjudiciel témoignait d'une certaine idée de la séparation des pouvoirs, à
savoir que le juge ne devait pas empiéter sur la souveraineté nationale qui
s'était exprimée dans le traité, ni sur l'action diplomatique des organes de
l'Etat qui en sont chargés. A cela s'ajoutaient des considérations pratiques
tel que le fait pour le ministre d'avoir accès aux travaux préparatoires des
traités ; aussi d'évaluer plus facilement la condition de réciprocité afin que
le traité soit obligatoire (condition posée par l'article 55 de la
constitution), ou encore de dialoguer avec l'Etat cocontractant pour préciser
l'interprétation du traité.
A priori les avantages de la défunte pratique semblaient
grands. En fait, il faut beaucoup relativiser et au contraire se réjouir de ce
que l'Etat de droit vient de gagner. En effet le dialogue entre les Etats
parties afin de préciser l'interprétation était plutôt rare, et l'examen des
travaux préparatoires plutôt l'occasion d'une redéfinition unilatérale d'un
certain nombre de choses. D'autre part rien n'interdit à l'heure actuelle au
juge national de solliciter par une simple demande d'avis l'interprétation
gouvernementale, dès lors qu'il ne s'estime pas lié. Enfin, si ceux qui ont
fait le traité,
79
c'est-à-dire les gouvernements des Etats parties, entendent
préciser et imposer une interprétation, ils peuvent toujours signer un
protocole dont les juges devront faire application.
Avec un certain regard optimiste on s'aperçoit donc que tout
est positif dans cette jurisprudence Beaumartin.
En dernier lieu, si l'on devait rêver un petit peu, on
pourrait très bien imaginer à partir de l'arrêt Beaumartin, l'abandon d'une
vieille tradition du droit public français, à savoir la non-justiciabilité des
actes de gouvernement. On sait que le juge administratif refuse d'examiner plus
avant ce qu'il désigne comme des "actes échappant par leur nature au
contrôle des tribunaux", c'est-à-dire des actes de gouvernement, en
particulier ceux relatifs à la conduite des relations internationales. Le juge
administratif ne se distingue-t-il pas ici comme un organe ne jouissant pas de
la plénitude de juridiction et montrant une certaine dépendance à l'égard du
pouvoir exécutif ? Bref un organe qui n'est pas une juridiction au sens de
l'article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Raymond Goy
La parole est donnée pour ce dernier exposé à M. Patrick
Fraissex, chargé de cours à l’Université du Havre, et donc notre voisin
normand. Il va traiter de la Convention européenne des droits de l’Homme et de
l’urbanisme, dans l’affaire Phocas, en une ville récemment reconstruite,
reconstruction dont quelqu’un comme moi, qui suis né à Montivilliers, était
témoin.
80
La Convention européenne des droits de l’Homme et
l’urbanisme. Affaire Phocas du 23 avril 1996
par
Patrick FRAISSEX
Chargé de cours à l’Université du Havre
Par un arrêt Phocas c. France en date du 23 avril 1996 la
Cour européenne des droits de l'Homme a conclu à la non-violation des articles
1 du Protocole additionnel n° 1 concernant le droit du requérant au respect de
ses biens et 6 paragraphe 1 de la Convention de sauvegarde des droits de
l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ratifiée par la
France en 1974132.
Cet arrêt vise tout particulièrement les restrictions au
droit de propriété résultant d'un projet d'aménagement urbain. Il concerne
aussi, mais à titre plus secondaire, le préjudice causé par la durée des
procédures engagées devant les juridictions internes.
Le premier thème (droit du requérant au respect de ses
biens) retiendra tout particulièrement notre attention alors que le second
(lenteur des procédures) ne sera qu'évoqué en fin d'intervention.
Les faits
M. Phocas a fait montre de persévérance voire d'obstination
dans l'affaire qu'il nous revient de commenter, puisque le déclenchement de la
procédure remonte à 1965.
Pour résumer les faits de l'affaire Phocas, dont les
vicissitudes et les lenteurs sont à l'aune de son intérêt, disons simplement
queM. Phocas était propriétaire d'un immeuble de 275 m2 situé à l'intersection
de deux routes sur la commune de Castelnau-le-Lez et qu'il exploitait ledit
immeuble à des fins commerciales.
Redoutant d'être exproprié à la suite de l'adoption par le
ministre des Transports le 20 mai 1960 d'un projet d'aménagement de ce
carrefour jugé dangereux,M. Phocas décida de transférer son activité commerciale
dans d'autres locaux en 1962.
L'expropriation redoutée et cause de ce transfert d'activité
n'eut finalement pas lieu etM. Phocas, soucieux de rentabiliser son immeuble
vacant, demanda alors (le 1er mars 1965) un permis de construire en vue d'y
aménager huit appartements en le surélevant de deux étages.
Par arrêté du 31 juillet 1965, le préfet de l'Hérault opposa
à cette demande un sursis à statuer dans l'attente de la publication de l'acte
portant approbation du plan directeur d'urbanisme de la commune, estimant que
le projet du requérant risquait de compromettre la réalisation de l'aménagement
du carrefour (application de l'article 18 du décret n° 58-1463 du 31 décembre
1958 : "Dans le cas où une construction est de nature à compromettre ou à
rendre plus onéreuse l'exécution du plan d'urbanisme, le préfet, par arrêté
motivé, peut décider qu'il sera sursis à statuer sur la demande ").
M. Phocas saisit en conséquence le tribunal administratif de
Montpellier d'une requête en annulation le 2 décembre 1967, puis se désista en
1972 (jugement de ce même tribunal le 16 octobre 1972).
Le plan directeur d'urbanisme de la commune qui frappait de
réserve le terrain du requérant, publié le 20 mars 1968, fut approuvé le 9
octobre 1969 et le 27 mai 1970 M. Phocas, arguant de son droit de délaissement,
demanda au directeur départemental de l'Equipement l'acquisition de sa
propriété vacante par l'Etat (article 28 du décret précité du 31 décembre 1958
: "Le propriétaire d'un terrain réservé peut demander à la collectivité ou
à l'établissement au profit duquel ce terrain a été réservé, de procéder à
l'acquisition dudit terrain avant l'expiration d'un délai de trois ans à
132 Loi n° 73-1227 du 31 décembre 1973, JO 3 janvier 1974,
p. 67.
81
compter du jour de la demande. À défaut d'accord amiable, le
prix est fixé comme en matière d'expropriation, le terrain étant considéré
comme frappé de réserve. S'il n'a pas été procédé à l'acquisition dans ledit
délai, le propriétaire reprend la libre disposition de son terrain ") : le
droit de délaissement offre ainsi la possibilité au propriétaire dont le
terrain a été frappé de réserve d'exiger son acquisition à condition toutefois
que soit respecté le délai de trois ans prévu par le texte.
Devant le silence de l'administration, M. Phocas réitéra sa
demande en 1972 (le 13 mai 1972) puis en 1973 (le 2 juin 1973).
En 1974 (le 7 novembre), le directeur départemental de
l'Equipement notifia une offre d'acquisition au requérant (140 000 F) que
celui-ci refusa en 1975 (le 20 janvier).
Le requérant saisit en octobre de la même année (le 20) le
juge de l'expropriation aux fins de fixer le prix du délaissement. Ce juge se
déclara incompétent le 19 mars 1976 au motif que le terrain n'ayant pas été
acquis par les autorités publiques dans le délai fixé par la loi (3 ans), le
requérant en avait repris la libre disposition et recouvré le droit de jouir de
sa propriété :
"Attendu que n'étant plus frappé de la servitude de
plan d'urbanisme approuvé le 9 juin 1969, n'ayant pas été acquis ni exproprié
dans les trois ans à dater du jour de la demande, conformément aux dispositions
du décret du 31 décembre 1958, le propriétaire a repris la libre disposition de
son terrain ;
Attendu qu'il ressort par ailleurs des circonstances de la
cause, notamment de la lettre de M. le maire de Castelnau du 15 mars 1976, que
le plan d'occupation des sols de la commune de Castelnau-le-Lez n'est pas à
l'heure actuelle publié ni appliqué ;
Que dans ces conditions le juge de l'expropriation ne peut
être valablement saisi de la demande d'évaluation. "
Avec cette règle du délaissement posée au dernier alinéa de
l'article 28, M. Phocas se voyait maintenu dans sa qualité de propriétaire,
rien ne s'opposant néanmoins à ce que la constructibilité des parcelles visées
soit réglementée. C'est ce qui se passa puisque le projet d'aménagement du
carrefour fut inscrit au plan d'occupation des sols de la commune.
Deux demandes supplémentaires de permis de construire furent
déposées le 17 juillet 1976 et le 10 octobre 1978. Les deux demandes furent
refusées par les autorités administratives mais le tribunal administratif de
Montpellier annula le second arrêté municipal de refus en 1980 (le 7 février),
faute pour le maire d'avoir notifié sa décision négative dans le délai légal de
deux mois. Le permis de construire était ainsi tacitement et rétroactivement
accordé à compter du 12 décembre 1978 (date du second arrêté municipal de
refus), en application de l'article L 111-8 dernier alinéa du Code de
l'urbanisme ("À l'expiration du délai de validité du sursis à statuer -
deux ans - , une décision doit, sur simple confirmation par l'intéressé de sa
demande, être prise par "l'autorité compétente" chargée de la
délivrance de l'autorisation, dans le délai de deux mois suivant cette
confirmation. Cette confirmation peut intervenir au plus tard deux mois après
l'expiration du délai de validité du sursis à statuer. Une décision définitive
doit alors être prise par l'autorité compétente pour la délivrance de
l'autorisation, dans un délai de deux mois suivant cette confirmation. À défaut
de notification de la décision dans ce dernier délai, l'autorisation est
considérée comme accordée dans les termes où elle avait été demandée" ).
Cette rétroactivité fut toutefois annulée par l'intervention
de la procédure d'expropriation qualifiée d'urgente.
Le 7 mars 1980, le préfet de l'Hérault entreprit en effet de
lancer l'expropriation de l'immeuble vacant et prescrivit à cet égard une
enquête publique (le 14 avril). L'expropriation fut donc entamée vingt ans
après le lancement du projet par le ministre.
Par arrêté du 26 septembre 1980, il déclara l'utilité
publique ainsi que le caractère urgent du projet d'aménagement du carrefour. La
procédure aboutit (arrêté de cessibilité du 23 février 1981 et ordonnance
d'expropriation en date du 22 avril 1981) et le requérant se vit attribuer une
indemnité d'expropriation fixée par jugement du juge de l'expropriation de
l'Hérault en date du 19 juin 1981 et augmentée sur appel devant la chambre des
expropriations de l'Hérault le 22 janvier 1982 (394.440 francs).
Estimant que la lenteur de la procédure administrative lui
avait causé un préjudice certain, M. Phocas se retourna une nouvelle fois
devant le juge afin d'obtenir réparation dudit dommage. Le tribunal
administratif de Montpellier (le 3 juin 1986) lui alloua 10.000 francs de
dommages-intérêts en remboursement des frais supportés pour la constitution du
dossier de permis de construire illégalement refusé par le maire (il s'agissait
essentiellement des honoraires de l'architecte) :
82
"Considérant que le requérant ne saurait être indemnisé
pour l'augmentation du coût de la construction alors même qu'il n'a jamais
construit ni pour la perte, purement éventuelle, des logements, pas plus
d'ailleurs que pour les frais qu'il a dû engager en raison de son installation
au marché d'intérêt national de Montpellier et qui sont sans lien avec la
décision illégale ;
Considérant, toutefois, que le requérant a inutilement
engagé des frais pour la constitution du dossier de permis qui lui a été
illégalement retiré et notamment des honoraires d'architecte ; qu'il sera fait
une juste appréciation de l'ensemble de ces frais en les fixant, au cas de
l'espèce, à la somme de 10.000 F ; qu'il y a lieu dès lors de condamner l'Etat
à payer (au requérant) la somme de 10.000 F tous intérêts confondus à la date
du présent jugement ".
Le requérant saisit pour finir le Conseil d'Etat de cette
décision qui la rejeta le 25 mai 1990 :
"Considérant, il est vrai, que le requérant avait
obtenu le 12 décembre 1978 un permis de construire qui lui a été illégalement
retiré ; que si cette irrégularité est constitutive d'une faute de nature à
engager la responsabilité de l'Etat, le requérant n'apporte au soutien de ses
conclusions aucun élément de fait permettant de retenir les préjudices écartés
par le tribunal administratif comme purement éventuels et résultant du manque à
gagner subi du fait de l'impossibilité où s'est trouvé le requérant de procéder
aux ravaux d'extension de son immeuble ; qu'il ne résulte pas de l'instruction
que le tribunal administratif ait fait une inexacte appréciation des
circonstances de l'affaire en fixant à 10.000 F le montant de l'indemnité mise
à la charge de l'Etat ".
Enfin, le 12 décembre 1990, le requérant saisit le tribunal
administratif de Montpellier d'une nouvelle demande en réparation sur le
fondement de la rupture du principe d'égalité devant les charges publiques
(demande d'indemnisation pour les pertes de revenus immobiliers et celles liées
au transfert de son fonds de commerce résultant des décisions administratives
successives de refus du permis de construire et d'expropriation : rejet le 4
novembre 1992). La Cour administrative d'appel de Bordeaux confirma ce dernier
jugement le 9 mars 1995 ("M. Phocas ne saurait être indemnisé pour le coût
d'une construction qui n'a jamais été réalisée...S'agissant de la perte des
revenus qu'il escomptait tirer de la location des futurs logements, il
n'apporte, au soutien de sa demande chiffrée, aucun élément de fait tendant en
particulier à l'état d'avancement du projet d'extension et à ses moyens de
financement, qui permettrait d'établir le caractère certain et direct du
préjudice ").
La Cour condamna l'intéressé à payer au département de
l'Hérault 3.000 francs au titre de l'article L 8-1 du Code des tribunaux
administratifs et des Cours administratives d'appel (frais exposés par le
département et non compris dans les dépens).
M. Phocas, toujours aussi tenace, s'était retourné entre
temps vers la Commission européenne des droits de l'Homme (le 19 novembre
1990), qui retint sa requête le 29 novembre 1993. Cette instance, après avoir
déclaré la requête recevable s'est mise à la disposition des parties en vue de
parvenir à un règlement amiable de l'affaire (consultations avec les parties
entre le 20 décembre 1993 et le 2 février 1994, date du refus d'un règlement
amiable par le gouvernement défendeur) conformément à l'article 28 paragraphe 1
b) de la Convention. Faute d'avoir obtenu un règlement amiable, la Commission
adopta à l'unanimité le 4 juillet 1994 un rapport concluant à la violation de
l'article 1 du Protocole n° 1. L'affaire fut alors portée devant la Cour le 9
septembre 1994.
Après ce rappel, certes un peu long, des faits de l'espèce
(mais trente années de procédure ne se résument pas facilement), il convient
désormais d'examiner par le menu la question principale de l'ingérence dans les
biens du requérant.
Trois questions méritent de retenir notre attention et elles
conditionneront notre présentation :
• Laquelle des trois règles posées par l'article 1 du
Protocole n° 1 est applicable en l'espèce ?
• Y-a-t-il eu ingérence dans les droits du requérant ?
• Cette ingérence était-elle proportionnelle à l'intérêt
général ?
A • Laquelle des trois règles posées par l'article 1 du
Protocole n° 1 est applicable en l'espèce ?
Article 1 du Protocole n° 1 :
"Toute personne physique ou morale a droit au respect
de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité
publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du
droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au
droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent
nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général
ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes
".
83
L'article 1 de ce Protocole protège un droit de l'Homme de
nature économique (à savoir le droit au respect des biens) dont la Cour estime
qu'il "garantit en substance le droit de propriété " (Marckx du 13
juin 1979, paragraphe 63).
Luigi Condorelli133 avance à ce sujet que la notion de
propriété visée par la Cour bénéfice d'une acception très extensive à telle
enseigne que "l'on s'achemine sans doute vers la notion bien plus large de
-patrimoine-, à savoir l'ensemble des intérêts découlant de rapports à contenu
économique qu'une personne a pu effectivement et licitement acquérir "
(propriété sur les biens tant matériels qu'immatériels, tant meubles
qu'immeubles, mais aussi les droits réels comme les servitudes ou l'emphytéose,
les droits de créances notamment envers l'Etat).
"Cet article, qui garantit en substance le droit de
propriété, contient trois normes distinctes " dont l'agencement a été fixé
par une jurisprudence constante de la Cour (par exemple, affaire les Saints
Monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, paragraphe 56) :
- "la première, qui s'exprime dans la première phrase
du premier alinéa et revêt un caractère d'ordre public, énonce le principe
général du respect de la propriété ;
- la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même
alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ;
- quant à la troisième, consignée dans le second alinéa,
elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer
l'usage des biens conformément à l'intérêt général en mettant en vigueur les
lois qu'ils jugent nécessaires à cette fin ".
"Elles ne sont pas pour autant dépourvues de rapport
entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers
d'atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la
lumière du principe consacré par la première ".
La Cour s'assure à l'ordinaire de l'applicabilité des deux
dernières de ces normes avant de se prononcer sur l'observation de la première
(Sporrong et Lönnroth du 24 septembre 1981, paragraphe 61).
Pour le gouvernement français comme pour la Commission et la
Cour, le litige relève de la première phrase du premier alinéa de l'article 1
qui selon la jurisprudence de la Cour "revêt un caractère général et
énonce le principe du respect de la propriété ":
Comme l'énonce la Cour, le requérant ne se plaint pas d'une
privation de son immeuble au sens de la seconde phrase du premier alinéa de
l'article 1 du Protocole n° 1, ni de mesures spécifiques en ayant restreint
l'usage au sens du second alinéa, mais bien d'une atteinte à son droit de
propriété résultant de l'attitude générale des autorités nationales.
B • Y-a-t-il eu ingérence dans les droits du requérant ?
La Cour reconnaît l'ingérence causée par les mesures
affectant l'immeuble mais note la controverse relative à la durée de ladite
ingérence.
Le requérant soutient que l'atteinte a débuté en 1962 (date
du transfert de son activité vers d'autres locaux en raison de l'expropriation
qu'il pensait imminente) pour s'achever le 22 janvier 1982 (date à laquelle la
chambre des expropriations du département de l'Hérault a fixé en appel son
indemnité d'expropriation).
Le gouvernement insiste dans son mémoire sur le fait que la
Commission ne peut examiner les faits antérieurs au 3 mai 1974, date de
l'entrée en vigueur du Protocole additionnel n° 1 en France134. Il considère à
cet égard que les décisions successives de refus du permis de construire ou de
sursis à statuer ne sauraient être regardées comme ayant engendré une situation
continue. Dès lors, tous les faits antérieurs à 1974 ne sauraient être retenus
et la violation continue des droits du requérant ne saurait être acceptée (pour
le représentant du gouvernement français il y a violation continue
"lorsque par exemple une législation ou une réglementation incompatible
avec la Convention préexistait à l'entrée en vigueur de celle-ci et a continué
à produire ses effets au-delà de cette date ").
Or selon cette partie, il n'y a pas eu continuité de la
réglementation en vigueur puisque se sont successivement appliqués à la
propriété de M. Phocas le plan d'urbanisme directeur de la commune de
Castelnau-le-Lez, le règlement
133 Commentaire de l'article 1 du premier Protocole
additionnel, La Convention européenne des droits de l'Homme, Commentaire
article par article, sous la direction de L.E. PETTITI ; E. DECAUX et P.-H.
IMBERT, Economica , 1995, p 975.
134 Décret présidentiel n° 74-360, JO 4 mai 1974, pp. 4750
et s.
84
national d'urbanisme qui s'applique en l'absence de document
local et enfin, le plan d'occupation des sols de la commune.
Dans ces conditions, les faits antérieurs au 3 mai 1974
échappent à la compétence ratione temporis de la Cour.
En conséquence, le point de départ de cette ingérence ne
saurait être antérieur au 31 juillet 1965 (date à laquelle l'intéressé s'est vu
opposer un sursis à statuer à sa première demande de permis de construire) pour
s'achever au milieu de l'année 1973 (date à laquelle le juge de l'expropriation
aurait fixé le prix du délaissement si M. Phocas l'avait saisi dans les délais
légaux).
Par ailleurs, le gouvernement argue du fait que la
Convention et chacun de ses Protocoles additionnels ne régissent, pour chaque
Etat contractant, que les faits postérieurs à leur entrée en vigueur. Il s'agit
d'une conséquence du principe de non rétroactivité des traités, principe
général du droit international consacré par l'article 28 de la Convention de
Vienne.
La Commission pour sa part, estime qu'il convient de
procéder à une évaluation globale de ces mesures et procédures et de leurs
effets sur la situation du requérant à partir du 3 mai 1974.
Pour le délégué de la Commission, les faits forment un tout
ne pouvant être séparés les uns des autres et illustrant la volonté de l'Etat
français à anéantir les droits immobiliers de M. Phocas : la Commission
considère que les événements ayant affecté la jouissance des biens du requérant
avant le 3 mai 1974 peuvent aussi être pris en compte pour la simple raison
qu'ils ont affecté la situation du requérant après le 3 mai 1974.
Avant 1974, la propriété du requérant fit l'objet de mesures
interdisant non seulement d'en jouir normalement (pas de possibilité de le
vendre ou de l'aménager) mais également d'en connaître l'avenir (sort de
l'immeuble). Après 1974, ces atteintes perdurèrent.
La Commission conclut alors que l'ensemble de ces actes
constitue une ingérence continue dans le droit de propriété du requérant.
La Cour, quant à elle, constate qu'à partir du 31 juillet
1965 (jour où le préfet de l'Hérault a décidé de surseoir à statuer sur la
demande de permis de construire) et jusqu'au 22 janvier 1982 (date du jugement
de la chambre des expropriations de l'Hérault fixant définitivement l'indemnité
d'expropriation), le projet de carrefour constitua un obstacle à l'aménagement
de l'immeuble du requérant sans que celui-ci en fut compensé.
C • Cette ingérence était-elle proportionnelle à l'intérêt
général ?
Il s'agit de rechercher en l'occurrence si cette ingérence
était justifiée ou si elle a enfreint le droit au respect des biens de M.
Phocas.
La Cour s'attache dans cette situation à vérifier si un
juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la
communauté et l'impératif de la sauvegarde des droits du requérant comme dans
son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, paragraphe 69.
Selon cette jurisprudence, les Etats jouissent d'une grande marge
d'appréciation pour mener leur politique urbanistique puisqu'il s'agit d'un
"domaine complexe et difficile " (paragraphe 69) : l'Etat est
appréhendé comme le seul maître du jugement concernant la nécessité d'édicter
une loi restreignant l'usage des biens mais l'Etat ne saurait pour autant
prendre une mesure "manifestement dépourvue de base raisonnable",
dont le caractère est apprécié par les organes de la Convention.
À cet égard la Cour est amenée à ne pouvoir juger autrement
qu'en équité puisqu'en fait "le préjudice subi comporte des éléments ...
dont aucun ne se prête à un calcul exact " (Sporrong et Lönnroth du 18
décembre 1984, paragraphe 32).
L'article 1 s'applique donc dans des domaines où les Etats
préfèrent intervenir sans renoncer à leur liberté d'action dans la mesure où il
s'agit de "questions politiques, économiques et sociales sur lesquelles de
profondes divergences d'opinion peuvent raisonnablement régner dans un Etat
démocratique " (James du 21 février 1986, paragraphe 46).
De jure les limitations au pouvoir discrétionnaire de l'Etat
en cause s'avèrent réduites dans le cadre de cet article.
Dans une affaire récente Agrotexim Hellas S.A.et autres c.
Grèce (rapport de la Commission du 10 mars 1994, paragraphe 75), la Commission
admet même que le fait pour la municipalité d'Athènes de prendre soin de rendre
publique suffisamment à l'avance son intention de procéder à l'expropriation de
terrains, pouvait revêtir en lui-même un
85
caractère d'utilité publique dans la mesure où cette
publicité "pouvait contribuer au débat public sur l'urbanisme de la ville
“.
De surcroît, la Cour affirme que les Etats se trouvent en
principe mieux placés que le juge international pour déterminer ce qu'est
l'intérêt général et ce qu'est d'intérêt général (arrêt Handyside du 7 décembre
1976, paragraphe 48).
Les projets d'aménagement, notamment les voies de
circulation, font l'objet d'une programmation à long terme s'expliquant par une
réalisation progressive en fonction de l'urgence et des financements
disponibles. Or, une telle programmation étalée dans le temps risque de faire
peser sur certains propriétaires des charges excessives violant de la sorte le
principe d'égalité devant les charges publiques (d'où l'existence en France du
droit de délaissement).
M. Phocas souligne qu'il a fallu vingt-sept ans pour
réaliser un projet d'aménagement urbain et s'interroge en l'espèce sur la
réalité de son utilité publique.
La Commission constate que l'ingérence avait pour objectif
principal de protéger la réalisation du futur plan d'aménagement de la commune
(par la création d'un carrefour) et estime que les mesures incriminées visaient
un intérêt général. Elle relève toutefois qu'à deux reprises, par le jugement
du tribunal administratif de Montpellier en date du 19 mars 1976 et par l'arrêt
du Conseil d'Etat en date du 19 mai 1983, les juridictions compétentes ont
constaté, rétroactivement, le droit du requérant à disposer librement de sa
propriété mais que l'effet pratique de ses décisions a été nul en raison
d'autres mesures attentatoires à sa propriété.
Le gouvernement, pour sa part, reconnaît que les
réglementations successives qui ont été la base des refus d'autorisation de
construire ont constitué une ingérence dans le droit du requérant à user librement
de son bien. Mais il expose aussi que ces mesures, prévues par les dispositions
spécifiques du Code de l'urbanisme, constituaient un élément d'une opération
d'aménagement d'un carrefour, dont le caractère d'utilité publique ne saurait
être contesté. Il admet que la propriété de M. Phocas a été gelée pendant une
longue période mais relève cependant que seule la constructibilité du terrain
en cause a été affectée par la réglementation.
Dans le plan d'urbanisme de la ville, l'intégralité des
parcelles du requérant était affectée par les travaux de voirie nécessaires à
l'aménagement du carrefour. Ce document comportait de plus une emprise du
domaine public pour l'aménagement du carrefour sur une fraction de la propriété
du requérant et incluait le reste dans une zone non aedificandi (servitude
d'inconstructibilité) qui ne rend pas le bien inutilisable mais qui empêche de
modifier le bâtiment : la servitude grevant l'immeuble affectait certes sa
constructibilité et la possibilité pour le requérant de percevoir des revenus
locatifs après les travaux qu'il projetait, mais le requérant conservait la
possibilité de louer l'immeuble en l'état.
Le requérant pouvait continuer d'exploiter son immeuble
commercial selon un usage conforme à sa destination. Or, cet immeuble est
demeuré vacant de 1962 jusqu'à la date de son expropriation en 1981, ce qui
interdit au requérant de prétendre avoir fait l'objet d'une expropriation de
fait.
Le gouvernement en conclut ainsi que les restrictions aux
biens du requérant doivent être examinées à la lumière de la norme de la
"réglementation de l'usage des biens" énoncée au second alinéa de
l'article 1 du Protocole n° 1.
La Cour suit sur ce point la Commission et le gouvernement :
elle tient pour établi que ladite ingérence répondait aux exigences de
l'intérêt général.
Restait à savoir si un juste équilibre (air balance) avait
été maintenu (théorie du "bilan") puisque l'article 1 impose de
vérifier "si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de
l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des
droits fondamentaux de l'individu " (arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède
du 23 septembre 1982 ou arrêt Poiss du 23 avril 1987, paragraphe 117), étant
précisé que pour la Cour "inhérent à l'ensemble de la Convention, le souci
d'assurer un tel équilibre se reflète aussi dans la structure de l'article 1
" (affaire linguistique belge 23 juillet 1968 paragraphe 5)
La Commission ne méconnaît pas l'intérêt qu'avaient les
autorités communale et préfectorale d'élaborer et de préserver le plan
d'aménagement de la commune par la création d'un carrefour pour la circulation.
Et si le requérant a finalement obtenu gain de cause dans la procédure
(obtention d'un permis de construire), les actes des autorités l'ont empêché de
tirer avantage des décisions des juridictions afin de jouir de ses biens. Si
les juridictions compétentes ont constaté rétroactivement le droit du requérant
à disposer librement de sa propriété (jugement du Tribunal administratif de
Montpellier du 19 mars 1976 et arrêt du Conseil d'Etat du 19 mai 1983), l'effet
pratique de ces décisions a été nul en raison d'autres mesures attentatoires à
sa propriété.
86
En conséquence, les actes des autorités et juridictions ont
rendu pendant une très longue période le droit de propriété du requérant si
instable qu'un juste équilibre n'a pas été maintenu entre les intérêts publics
de la communauté et les intérêts privés du requérant, entre les exigences de l'intérêt
général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits
fondamentaux de l'individu : pour la Commission, il y a eu violation de la
première phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole n° 1.
En ce qui concerne la proportionnalité de l'ingérence (ou
plus exactement la non disproportionnalité puisqu'il s'agit en réalité de
vérifier que la mesure en cause est non disproportionnée par rapport au but
visé selon l'arrêt James précité), le gouvernement rappelle que le Code de
l'urbanisme écarte toute indemnisation des servitudes d'urbanisme. Le requérant
ne saurait dès lors soutenir qu'il a subi une "charge spéciale et
exorbitante" du fait de l'inscription de son immeuble dans une zone
frappée d'une telle servitude.
Pour la Cour, diverses entraves à la pleine jouissance de la
propriété du requérant s'observent en consacrant de la sorte une situation en
principe incompatible avec le juste équilibre commandé par l'article 1.
Toutefois, elle reconnaît que le droit applicable à l'époque des faits offrait
un remède au requérant de nature à lui assurer une jouissance de ses biens : en
l'occurrence la procédure de délaissement lui permettant d'obtenir
l'acquisition de l'immeuble par les autorités publiques dans les trois ans à
compter de sa demande.
La Cour affirme qu'on ne peut parler de privation lorsque
"bien qu'il ait perdu de sa substance, le droit en cause n'a pas disparu
" car pour classer une mesure parmi celles de "privation" des
biens, ce qui compte n'est pas sa qualification juridique mais l'effet pratique
qui en découle pour le particulier : il doit s'agir de mesures frappant tous
les attributs du droit individuel concerné et rompant in toto la relation qui
liait le bien objet du droit à la personne titulaire de ce droit (nationalisation,
expropriation, confiscation).
En l'espèce, la Cour conclut à l'échec de cette procédure,
échec imputable au requérant.
Article 6 paragraphe 1 :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal
indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ".
La question posée consiste à se demander s'il y a eu
violation de cet article en raison de la durée des procédures devant les
juridictions administratives.
Le gouvernement soutient que le requérant n'aurait saisi la
Commission de ce grief que tardivement : le requérant l'aurait formulé pour la
première fois dans son mémoire ampliatif daté du 30 décembre 1992, soit après
l'expiration du délai de six mois prévu à l'article 26 de la Convention. Le
requérant disposait d'une possibilité légale d'abréger les délais
d'indemnisation, possibilité qu'il a omis d'utiliser pour les procédures de
droits interne. S'applique alors l'arrêt précité de la Cour Katte Klitsche de
la Grange du 27 octobre 1994 (paragraphe 46) dans lequel elle conclut à
l'absence de violation de l'article 1 du Protocole n° 1 dès lors que le
requérant a omis d'utiliser les moyens d'accélérer la procédure (variété de
Nemo auditur).
La Commission rappelle que c'est à elle qu'il appartient de
décider de la qualification à donner aux faits et a déclaré ce grief recevable.
La Commission n'a par contre pas été saisie d'un grief tiré d'une prétendue
partialité des juges tel que visé dans le mémoire du requérant.
La Cour statue sur ce point en estimant que si la durée de
la phase amiable préalable relative au délaissement prête à critique, celle-ci
est pour l'essentiel imputable au comportement du requérant. En revanche, les
procédures conduites devant les juridictions de l'expropriation se déroulèrent
selon elle avec rapidité. Concernant la durée des procédures engagées devant le
tribunal administratif de Montpellier, elle apprécie les circonstances de la
cause, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant
et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé
(Terranova c. Italie du 4 décembre 1995 paragraphe 20 ; Allenet de Ribemont c.
France du 10 février 1995 paragraphe 47).
La Cour observe à cet égard que la procédure présentait une
certaine complexité puisqu'elle avait trait à la responsabilité de l'Etat et
constate que le principal retard est à mettre à la charge du requérant
("Il ne ressort pas des éléments du dossier que M. Phocas ait fait preuve
d'une diligence particulière pour voir accélérer la procédure ").
Raymond Goy
87
Je prends acte de votre rapidité à l’un et à l’autre, je
pense qu’elle sera compensée par des questions qui peuvent maintenant s’ouvrir
sur l’ensemble des exposés qui ont été faits cet après-midi.
88
Débats
Paul Tavernier
J’ai été très intéressé par les exposés de cet après-midi,
notamment par les perspectives entrouvertes par M. Kornprobst qui dessinent un
nouveau droit fiscal à la lumière de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Ceci dit, l’intervention ultérieure de M. Fraissex m’a suggéré une réflexion à
propos de l’affaire Sporrong et Lönnroth qu’il a citée : on avait pensé un peu
rapidement qu’il y avait un nouveau domaine du droit, celui de l’urbanisme, qui
serait concerné par la Convention européenne des droits de l’Homme. Finalement,
le bilan est assez faible pour le moment en ce qui concerne l’application de la
Convention en matière d’urbanisme. Mais, les choses ont tout de même évolué. Il
y a une affaire, actuellement pendante, qui intéressera le droit de
l’urbanisme, sur la base de l’article 10 de la Convention européenne des droits
de l’Homme.
Malgré tout, des développements sont possibles, mais les
juristes sont souvent enthousiasmés par quelques décisions qui semblent
présenter des ouvertures et qui restent sans lendemain. Raymond Goy le sait
bien en matière d’environnement, puisqu’il a commenté une affaire relative au
bruit135.
Raymond Goy
Il y a eu quatre affaires...
Paul Tavernier
Mais en définitive les décisions finales ont été très
décevantes.
Raymond Goy
Par rapport à la Commission, qui ouvrait beaucoup de portes.
Paul Tavernier
Donc, effectivement, les choses cheminent lentement à
Strasbourg.
Raymond Goy
C’est vrai pour le contentieux de l’urbanisme français, mais
est-ce que d’autres pays n’ont pas une jurisprudence plus riche ?
Paul Tavernier
Effectivement, il y a des affaires grecques, notamment dans
lesquelles les problèmes d’urbanisme, d’expropriation ou de procédure, n’étant
pas clairs au regard de la Convention européenne, ont été mis en examen et on a
abouti à des condamnations du gouvernement grec. Il y a eu des procédures
britanniques aussi, irlandaises, etc.
Je crois tout de même que le bilan en matière du droit
d’urbanisme est faible. Ceci dit, cela n’enlève rien à la remarque de M.
Kornprobst, parce que si j’ai bien compris, les fiscalistes français commencent
à prendre conscience de l’existence du problème, et commencent à repenser le
système fiscal en fonction de la Convention..
Emmanuel Kornprobst
Oui. Devant les tribunaux, on est toujours à l’affût des
moyens nouveaux face à l’administration. Maintenant, il est bien acquis que
tout ce qui ressort du droit communautaire, notamment en matière de TVA, est
immédiatement applicable à la France compte tenu de la jurisprudence du Conseil
d’Etat.
Donc sur ce point, il n’y a plus de problème sur la
prévalence du droit communautaire sur le droit français, et on constate de plus
en plus l’impact des moyens tirés de la Convention.
135 Raymond GOY, “ Le bruit des aéronefs devant la
Commission et la Cour européenne des droits de l’Homme ”, Revue juridique de
l’environnement, 1987, pp. 475-484.
89
Deux arrêts de la Cour, qu’on a eu à exposer, sont très
caractéristiques de cette obligation que les tribunaux vont avoir, lorsqu’ils
sont saisis d’un moyen de ce type, de statuer dessus. A force de taper sur le
clou, il y a un moment où il finit par rentrer, et on le voit d’ailleurs dans
la position du Conseil d’Etat, qui pendant très longtemps estimait
systématiquement que l’article 6 n’était pas applicable. Etant donné les moyens
qui lui étaient présentés avec les arrêts de la Cour européenne, avec ceux de
la Cour de cassation, etc., il y a un moment où il a été obligé de lâcher les
vannes et de prendre position dans les avis que je vous ai cités.
Je pense que l’administration fiscale est extrêmement
attentive à cette jurisprudence, et qu’elle a le souci, dans un esprit
communautaire et européen, de ne pas trop résister à ses décisions, même si
elle n’est pas obligée de les appliquer, et à des jurisprudences qui lui sont
contraires.
Ce qui s’est passé sur le droit de préemption, à mon avis,
est très caractéristique. L’administration est condamnée et on supprime tout
simplement le droit...
François Julien-Laferrière
Sur l’application de l’article 6, Paul Tavernier a rebondi
sur ce qui a été dit auparavant et j’aimerais rebondir sur le rebondissement !
Je suis très frappé par les difficultés que soulève la définition
du champ d’application de l’article 6, dans le double cadre de notre système de
dualité de juridiction et de l’importance du contentieux administratif. Il me
paraît extrêmement choquant que, dans certaines matières, le droit au procès
équitable soit considéré comme un luxe, ce qui signifie que ces matières ne
constituent pas des préoccupations pour la Convention. Je sais bien que la
jurisprudence administrative est relativement souple puisque, par exemple, la
matière pénale peut entrer dans le champ d’application de l’article 6. Mais je
vois, par exemple - excusez ma monomanie - que tout un pan du droit des
étrangers échappe à l’article 6 alors qu’il me semble qu’une mesure
administrative privative de la liberté individuelle est au moins aussi grave
que le prononcé d’une amende fiscale. Je ne vois pas ce qui justifie la
différence de traitement.
N’estimez-vous pas, les uns et les autres, qu’un amendement
de l’article 6 serait bienvenu, sous la forme d’un Protocole à la Convention
qui supprimerait le petit bout de phrase mentionnant les “droits et obligations
de caractère civil” et la “matière pénale” et donnerait ainsi toute sa valeur
au système de la Convention. D’autant plus qu’il me semble, à la limite, que
l’article 6 actuel est en contradiction avec l’article 13 : comment, en effet,
peut-il y avoir recours effectif si le procès est inéquitable ?
Emmanuel Kornprobst
Je peux modestement apporter un élément de réponse. Je pense
qu’effectivement tout le problème est dans le contenu de l’article 6. Mais, je
crois qu’il appartient à la Cour de l’interpréter comme elle le souhaite, parce
que lorsqu’on dit droits et obligations de caractère civil, après tout le
problème des étrangers soulève celui de leur patrimoine français. Si on les
expulse, il y a bien une incidence en matière fiscale.
De même qu’en cette matière, on a considéré qu’à partir du
moment où il y a implication de droits et obligations de caractère civil, c’est
une partie de leur patrimoine qui est amputé, et par conséquent, on entre bien
dans le champ de l’article 6. Donc, l’étranger expulsé, après tout, c’est tout
son patrimoine français qui est remis en cause à mon sens, et il suffirait de
peu d’efforts pour considérer que l’étranger est concerné par cette
disposition.
François Julien-Laferrière
Encore faudrait-il faire un effort... Je voudrais donner un
autre exemple, celui du contentieux de la détermination de la qualité de
réfugié. Ce contentieux est très important - la Commission des recours des
réfugiés est la première juridiction administrative française quant au volume
des affaires traitées. Il me semble que le statut de réfugié est un état qui se
substitue à celui que l’intéressé a perdu du fait que son Etat d’origine ne lui
accorde plus sa protection. Le contentieux de la détermination de la qualité de
réfugié paraît donc devoir se rattacher au contentieux de l’état des personnes,
donc à une contestation relative à des droits civils. Pourtant la Cour
européenne estime le contraire. Pour elle, le contentieux de la qualité de
réfugié ne soulève pas de contestations à caractère civil. Cela me paraît une
interprétation tout de même bien peu large de cette notion.
Là encore, un effort pourrait être fait, mais je ne suis pas
convaincu que - tant que l’article 6 conservera sa rédaction actuelle qui
limite son champ d’application aux contestations de droits à caractère civil et
aux accusations en matière pénale - il sera possible de donner l’impulsion vers
une généralisation des obligations imposées par le principe du droit équitable.
90
Paul Tavernier
Finalement, vous avez tous les deux mis l’accent sur
l’importance des procédures préalables, et sur les procédures purement
administratives. Mais un problème un peu analogue s’est posé dans le droit
communautaire avec la procédure de concurrence, procédure qui est d’abord
administrative. Dans ces cas également, les droits de la défense ont été mis en
avant, et la Cour de Justice de Luxembourg a pu reconnaître certains droits,
alors que si elle avait été amenée à appliquer l’article 6, elle aurait
peut-être considéré que ces droits n’entraient pas dans le champ d’application
de l’article 6.
Il est vrai qu’il faudrait sans doute proposer une réforme
de l’article 6, qui serait un Protocole n° 12 ou n° 13, ce qui simplifierait
les choses. En l’état actuel, cela permet aux professeurs de droit d’écrire sur
la distinction entre droit public et droit privé.
Par ailleurs, je voudrais poser une question, puisqu’on y a
fait allusion à propos de la dualité de juridictions. Dans l’affaire Bellet,
c’était cela qui était en arrière-plan. La Cour ne s’est pas trop aventurée
dans ce domaine, mais il me semble qu’on peut en tirer quelques enseignements.
Gilles Lebreton
Oui, effectivement, en arrière-plan de l’affaire Bellet, il
y a une contradiction entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, qui
interprètent différemment la loi de 1991. Le Conseil d’Etat estime que la loi
de 1991 qui institue un système d’indemnisation, n’exclut pas l’action en
responsabilité, alors que la Cour de cassation estime le contraire.
Même si la Cour n’a pas osé parler directement de ce
problème, parce que c’est un élément de haute politique, cette contradiction a
été évoquée pour montrer qu’il y avait de bonnes raisons de penser que M.
Bellet avait été trompé sur l’étendue de ses droits.
Cela étant, je crois qu’il faut rester lucide dans cette
affaire. Il n’y a pas d’attaque frontale du système français de dualité de
juridictions. Et d’ailleurs, il ne peut y en avoir, parce que la Cour, dans ce
cas, sortirait de son rôle en portant une appréciation sur le système
juridictionnel français, indépendamment de la solution de fond à donner au
litige.
Personnellement, enfin, je ne veux pas faire de critiques
sur le système de la dualité de juridictions, que j’approuve.
Raymond Goy
En d’autres termes, la Cour est particulièrement attentive à
l’égard des juridictions qui sont finalement les plus rassurantes. Elle est
beaucoup plus large, ou moins exigeante, à l’égard des procédures qui n’ont pas
été juridictionnalisées et qui s’avèrent plus ou moins rassurantes.
Par ailleurs, les territoires d’outre-mer ont été évoqués
tout à l’heure puisqu’un arrêt portait sur un territoire d’outre-mer, et
l’exposé a été conçu sous le signe de l’outremer. Est-ce qu’on peut concevoir
que le département d’outre-mer fasse l’objet d’une conclusion comparable ? Avec
le principe de l’assimilation, est-ce qu’on peut considérer que les département
d’outre-mer comportent certaines spécificités qui justifieraient la
jurisprudence évoquée ce matin, et tout à l’heure ?
Jean-François Akandji-Kombé
Je ne crois pas, personnellement, que les solutions dégagées
dans l’arrêt Piermont à propos des TOM soient applicables aux départements
d’Outre-Mer. Cela parce que la Constitution française différencie bien ces deux
sortes de collectivités quant à leur statut et au régime juridique qui
l’accompagne et que le droit de la CEDH fait la même distinction que le droit
constitutionnel français. Cela me semble vrai aussi bien pour la solution
relative à l’application de l’article 10 que pour celle qui a trait à
l’application de l’article 2 du Protocole n° 4.
S’agissant tout d’abord de l’article 10. D’une part, je
rappelle que pour justifier la restriction de la liberté de circulation de Mme
Piermont, le gouvernement français invoque la déclaration de 1974. Or cette
déclaration qui autorise l’application de la clause des nécessités locales ne
mentionne expressément que les TOM, à l’exclusion des DOM, ce qui, encore une
fois se justifie parfaitement au regard du droit constitutionnel. D’autre part,
le raisonnement de la Cour ne vise que les TOM en tant qu’ils constituent au
sens de la Convention des territoires dont la France assure les relations
internationales. Les DOM n’ont pas cette qualité. Cela étant, au fond, la
décision de la Cour réduit la distance qui sépare
91
les TOM des DOM. Parce que en neutralisant le jeu des
nécessités locales pour les TOM, elle rapproche le régime d’application de la
Convention dans ces derniers de celui qui prévaut dans les DOM, c’est-à-dire du
régime de droit commun.
Examinons maintenant la question sous l’angle de la solution
donnée au problème de l’application du Protocole n° 4. Il est vrai que la Cour
estime que les TOM sont des territoires distincts. Mais pour ce faire, elle
s’appuie, sans le dire explicitement, sur le statut constitutionnel dérogatoire
de ces collectivités ; précisément sur l’autonomie du droit applicable à
l’expulsion des étrangers, laquelle découle directement du principe d’autonomie
législative des TOM. Il est vraisemblable que la Cour aboutirait à la
conclusion inverse en ce qui concerne les DOM, étant donné, comme vous
l’indiquez dans votre question, que ceux-ci sont unis à la métropole par le
principe d’assimilation. Un ressortissant communautaire exclu d’un DOM serait
exclu d’une partie du territoire de l’Etat français au sens de la Convention.
Il y aurait donc ingérence dans la liberté de circulation garantie par le
Protocole n° 4. En conséquence, la Cour pourrait se livrer à un plein contrôle
du bien-fondé de la mesure d’expulsion au regard des critères du paragraphe 3
de l’article 2 de ce Protocole.
Pour finir, je dirai que le régime d’application de la
Convention et des Protocoles dans les DOM est le régime de droit commun, celui
qui s’applique au territoire de tout Etat membre. Les TOM relèvent encore d’un
régime dérogatoire, qui s’en va s’étiolant, mais qui n’a pas encore disparu.
Raymond Goy
Merci beaucoup, d’autres questions restent à poser
peut-être, mais le temps nous manque. Il reste alors à Paul Tavernier de nous
dire le mot de la fin.
Paul Tavernier
Je vous remercie d’être venus si nombreux.
Raymond Goy
Le mot de l’après fin, c’est pour vous remercier et vous
féliciter ainsi que chacun des intervenants.
Paul Tavernier
Merci à tous les intervenants ainsi qu’à ceux qui sont à la
tribune, à ceux qui ont pris la parole durant cette Journée et tout
spécialement à M. Petzold qui nous a fait l’honneur de venir jusqu’ici. Merci
et peut-être à une prochaine fois...
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