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CENTRE DE RECHERCHES ET D’ETUDES SUR LES DROITS DE L’HOMME ET LE DROIT HUMANITAIRE

CENTRE DE RECHERCHES ET D’ETUDES SUR LES DROITS DE L’HOMME

ET LE DROIT HUMANITAIRE

- CREDHO -

LA FRANCE ET LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME

La jurisprudence de 1994 à 1996

(présentation, commentaires et débats)

CAHIERS DU CREDHO N° 3

 

Ouverture

Paul TAVERNIER

Professeur à l’Université de Paris-Sud, Directeur du CREDHO

Et Patrick COURBE

Professeur à l’Université de Rouen, Directeur de l’Ecole doctorale de droit de Normandie

Séance du matin: sous la présidence de M. Herbert PETZOLD Greffier de la Cour européenne des droits de l'Homme

La réforme du Protocole n° 11 et les incidences qu’elle aura pour la nouvelle Cour et pour l’ensemble du système de contrôle de la Convention, y compris en droit national

Herbert PETZOLD

Débats

Aperçu sur le contentieux français à Strasbourg

Paul TAVERNIER

Débats

Un regard belge sur la jurisprudence française de la Cour européenne des droits de l’Homme ou l’impartialité du “ tribunal ”: analyse critique de l’affaire Debled c. Belgique

Gérard DIVE

Collaborateur scientifique du groupe pluridisciplinaire en droits de l’Homme, Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles

L’affaire du sang contaminé devant la Cour européenne des droits de l’Homme

Gilles LEBRETON

Doyen de la Faculté des Affaires internationales du Havre

L'éloignement des étrangers et la Convention européenne des droits de l’Homme (articles 5 et 8) affaires Nasri, Boughanemi et Amuur

François JULIEN-LAFERRIERE

Professeur à la Faculté Jean Monnet à Sceaux (Université Paris-Sud),

Directeur du Centre de recherches internationales sur les droits de l'Homme (CRIDHOM)

3

Séance de l’après-midi: sous la présidence de Raymond GOY Professeur à l’Université de Rouen

L’arrêt “Dorothée Piermont c. France”. L’application de la CEDH dans les TOM et à l’égard des ressortissants communautaires

Jean-François AKANDJI-KOMBE

Maître de Conférences à l'Université de Caen, Centre de recherche sur les Droits fondamentaux

Arrêt Allenet de Ribemont c. France du 10 Février 1995

Michel MOUCHARD

Vice-Président du Tribunal de Grande instance de Rouen chargé de l’Instruction

L’équité de la procédure (article 6): affaires Diennet, Remli et Fouquet

Maître Vincent DELAPORTE Conseiller au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation

Les affaires Acquaviva, Jamil et G. Catherine d'HAILLECOURT Maître de conférences à l'Université de Rouen La douane et le fisc devant la Cour de Strasbourg

Emmanuel KORNPROBST

Professeur à l’Université de Rouen

Affaire Beaumartin c. France. Arrêt du 24 novembre 1994

Erick TAMION

Docteur en droit, Membre du CREDHO

La Convention européenne des droits de l’Homme et l’urbanisme. Affaire Phocas du 23 avril 1996

Patrick FRAISSEX

Chargé de cours à l’Université du Havre

Avant-propos

Le présent Cahier du CREDHO reproduit les Actes du Troisième Séminaire sur la France et la Cour européenne des droits de l’Homme qui s’est tenu à Rouen le 11 novembre 1996 sous la présidence de M. Herbert PETZOLD, greffier de la Cour de Strasbourg. Afin d’assurer la continuité avec les deux précédents séminaires, la période couverte portait sur la jurisprudence de 1994 à 1996. Le nombre des arrêts et la richesse des matières nous ont incité à consacrer encore une journée entière à l’étude de cette jurisprudence et à réserver une place significative aux débats. Ceux-ci ont été intégralement retranscrits et on pourra constater qu’ils ont été animés et ont soulevé d’importantes questions. Le rapport introductif de M. PETZOLD sur la réforme fondamentale du Protocole n° 11, à laquelle il a été étroitement associé, a donné des éléments d’information et d’analyses très utiles et a suscité une discussion révélatrice des divergences qui existent dans l’appréhension de l’avenir de la Cour. Cette discussion sera certainement poursuivie dans d’autres enceintes et la réflexion mérite d’être approfondie sur des points qui n’ont été qu’effleurés.

Les arrêts rendus de 1994 à 1996 concernant la France ne présentent pas tous le même intérêt, mais les intervenants se sont attachés à souligner l’apport de chaque arrêt à l’édification d’une jurisprudence, dont certains aspects peuvent être critiqués, mais qui constitue un ensemble impressionnant, qui s’enrichit sans cesse et qui évolue dans des directions contradictoires. A cet égard, la contribution de la France au contentieux de Strasbourg est loin d’être négligeable. Un des enseignements qui est apparu de ce Séminaire a été la place désormais prise par la Convention européenne des droits de l’Homme dans le domaine du droit fiscal. Certes le droit français doit de plus en plus s’adapter aux exigences du droit européen, qu’il s’agisse du droit de Bruxelles ou de celui de Strasbourg. Cette adaptation peut être douloureuse, notamment lorsqu’elle touche des secteurs proches de la souveraineté, mais elle est indispensable car un système juridique qui n’évolue pas est condamné à se scléroser et à dépérir. Elle est, d’autre part, particulièrement justifiée lorsqu’il s’agit d’assurer une meilleure protection des droits de l’Homme qui, en pénétrant désormais toutes les branches du droit, apparaissent de plus en plus comme des droits fondamentaux. Les travaux du CREDHO trouvent ainsi leur justification, dans la mesure où ils contribuent, même modestement, à cette prise de conscience.

Les Actes du Troisième Séminaire sur la France et la Cour européenne des droits de l’Homme sont publiés à la veille du Quatrième Séminaire qui apportera certainement un éclairage nouveau et complémentaire sur une jurisprudence destinée à servir de fondement et de source d’inspiration pour la nouvelle Cour de Strasbourg. Celle-ci aura la lourde tâche d’assurer en dernier ressort la protection des droits de l’Homme du IIIème millénaire dans une Europe aux frontières élargies jusqu’à Vladivostok.

Paul Tavernier

Novembre 1997

5

Liste récapitulative des arrêts rendus depuis 1986 par la Cour européenne des droits de l’Homme dans les affaires mettant en cause la France

1 • N° 111, 18 décembre 1986, BOZANO

2 • N° 124-F, 2 décembre 1987, BOZANO (art. 50)

3 • N° 141-A, 7 octobre 1988, SALABIAKU

4 • N° 141-B, 11 octobre 1988, WOUKAM MOUDEFO

5 • N° 162, 24 octobre 1989, H. c. France

6 • N° 176-A, 24 avril 1990, KRUSLIN

7 • N° 176-B, 24 avril 1990, HUVIG

8 • N° 176-C, 26 avril 1990, CLERC

9 • N° 191, 19 décembre 1990, DELTA

10 • N° 191-B, 23 janvier 1991, DJEROUD

11 • N° 198, 20 février 1991, VERNILLO

12 • N° 200, 19 MARS 1991, CARDOT

13 • N° 207, 26 juin 1991, LETELLIER

14 • N° 218, 27 novembre 1991, KEMMACHE

15 • N° 232-A, 27 février 1992, Soc. STENUIT

16 • N° 232-B, 27 février 1992, BIROU

17 • N° 232-C, 25 mars 1992, B. c. France

18 • N° 234-A, 26 mars 1992, BELDJOUDI

19 • N° 234-B, 26 mars 1992, Editions PERISCOPE

20 • N° 236, 31 mars 1992, X. c. France

21 • N° 240, 26 juin 1992, DROZD et JANOUSEK

22 • N° 241-A, 27 août 1992, TOMASI

23 • N° 241-B, 27 août 1992, VIJAYANATHAN et PUSPARAJAH

24 • N° 243, 25 septembre 1992, PHAM-HOANG

25 • N° 253-A, 16 décembre 1992, SAINTE-MARIE

26 • N° 253-B, 16 décembre 1992, DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE

27 • N° 256-A, 25 février 1993, FUNKE

28 • N° 256-B, 25 février 1993, CREMIEUX

29 • N° 256-C, 25 février 1993, MIAILHE

30 • N° 256-D, 25 février 1993, DOBBERTIN

31 • N° 261-A, 22 juin 1993, MELIN

32 • N° 261-B, 20 septembre 1993, PARDO

33 • N° 261-C, 20 septembre 1993, SAIDI

34 • N° 270-B, 2 novembre 1993, KEMMACHE (art. 50)

36 • N° 273-A, 27 octobre 1993, MONNET

36 • N° 273-B, 23 novembre 1993, NAVARRA

37 • N° 277-B, 23 novembre 1993, A. c. France

38 • N° 284, 24 février 1994, BENDENOUN

40 • N° 289, 26 avril 1994, VALLEE

41 • N° 289-B, 26 août 1994, KARAKAYA

42 • N° 299-C, 28 octobre 1994, DEMAI

43 • N° 296-A, 22 septembre 1994, HENTRICH

44 • N° 296-B, 24 novembre 1994, BEAUMARTIN

45 • N° 296-C, 24 novembre 1994, KEMMACHE (n° 3)

6

46 • N° 308, 10 févrieer 1995, ALLENET DE RIBEMONT

47 • N° 311, 22 mars 1995, QUINN

48 • N° 314, 27 avril 1995, PIERMONT

49 • N° 317, 24 mai 1995, MARLHENS

50 • N° 317-B, 8 juin 1995, JAMIL

51 • N° 320-B, 13 juillet 1995, NASRI

52 • N° 320-C, 13 juillet 1995, MORGANTI

53 • N° 322, 3 juillet 1995, HENTRICH (art. 50)

54 • N° 325-A, 26 septembre 1995, DIENNET

55 • N° 325-B, 27 septembre 1995, GRAGNIC

56 • N° 325-C, 24 octobre 1995, IRIBARNE PEREZ

57 • N° 333-A, 21 novembre 1995, ACQUAVIVA

58 • N° 333-B, 4 décembre 1995, BELLET

59 • N° 96-1, 31 janvier 1996, FOUQUET

60 • N° 96-17, 23 avril 1996, PHOCAS

61 • N° 96-18, 23 avril 1996, REMLI

62 • N° 96-19, 24 avril 1996, BOUGHANEMI

63 • N° 96-25, 25 juin 1996, AMUUR

64 • N° 96-26, 10 juillet 1996, PARDO (demande en révision de l’arrêt du 20 septembre 1993)

65 • N° 96-27, 7 août 1996, ALLENET DE RIBEMONT (interprétation de l’arrêt du 10 février 1995)

66 • N° 96-32, 7 août 1996, HAMER

67 • N° 96-40, 26 septembre 1996, MIAILHE (n° 2)

68 • N° 96-45, 23 octobre 1996, LEVAGES PRESTATIONS SERVICES

69 • N° 96-48, 24 octobre 1996, GUILLOT

70 • N° 96-49, 15 novembre 1996, CANTONI

71 • N° 96-65, 17 décembre 1996, VACHER

72 • N° 96-66, 17 décembre 1996, DUCLOS

Evolution du nombre des arrêts rendus par la CEDH, depuis 1986 et concernant la France

8

Liste des arrêts rendus de 1994 à 1996 et concernant la France

1994

1) A-284 = BENDENOUN c.France

Arrêt du 24 février 1994 : article 6 § 1 (matière fiscale et matière pénale)

2) A - 289 = VALLEE c. France

Arrêt du 26 avril 1994 : article 6 § 1 (durée de la procédure ; hémophile contaminé par le virus du sida)

3) A-289-B = KARAKAYA c. France

Arrêt du 26 août 1994 : article 6 § 1 (durée de la procédure, hémophile contaminé par le virus du sida)

4) A-289-C= DEMAI c.France

Arrêt du 28 octobre 1994 : article 6 (durée de la procédure, hémophile contaminé par le virus du sida)

5) A-296-A = HENTRICH c. France

Arrêt du 22 septembre 1994 : article 6 § 1 (préemption fiscale)

6) A-296-B = BEAUMARTIN c. France

Arrêt du 24 novembre 1994 : article 6 (interprétation ministérielle des traités)

7) A-296-C = KEMMACHE c. France (n°3)

Arrêt du 24 novembre 1994 : article 5 § 1 (maintien en détention)

1995

1) A-308 = ALLENET DE RIBEMONT c. France

Arrêt du 10 février 1995 : article 6 § 2 (présomption d’innocence)

2) A-311 = QUINN c. France

Arrêt du 22 mars 1995 : article 5 (détention)

3) A-314 = PIERMONT c. France

Arrêt du 27 avril 1995 : article 2 Protocole n° 4 (liberté de circulation d’un parlementaire européen)

4) A-317 = MARLHENS c. France

Arrêt du 24 mai 1995 : article 6 § 1 (durée de la procédure d’un malade contaminé par le sida)

5) A-317-B = JAMIL c. France

Arrêt du 8 juin1995 : article 7 (contrainte par corps et allongement rétroactif de la durée)

6) A-320-B = NASRI c. France

Arrêt du 13 juillet 1995 : article 8 (expulsion d’un étranger)

7) A-320-C = MORGANTI c. France

9

Arrêt du 13 juillet 1995 : article 32 § 1 (saisine tardive de la Cour)

8) A-322 = HENTRICH c. France (art. 50)

Arrêt du 3 juillet 1995 : cf. arrêt du 22 septembre 1994

9) A-325-A = DIENNET c. France

Arrêt du 26 septembre 1995 : article 6 § 1 (impartialité d’une juridiction disciplinaire)

10)A-325-B = GRAGNIC c. France

Arrêt du 27 septembre 1995 : article 7 (rétroactivité in mitius )

11) A-325-C = IRIBARNE PEREZ c. France

Arrêt du 24 octobre 1995 : article 5 § 4, (détention en France d’un condamné en Andorre)

12) A-333-A = ACQUAVIVA c. France

Arrêt du 21 novembre 1995: article 6 § 1 (constitution de partie civile)

13) A-333-B = BELLET c. France

Arrêt du 4 décembre 1995: article 6 § 1 (accès à un tribunal - malade contaminé par le virus du sida)

1996

1) FOUQUET c. France

Arrêt du 31 janvier 1996 : article 6 § 1 (erreur de fait imputée à la Cour de cassation)

2) REMLI c. France

Arrêt du 23 avril 1996: article 6 (propos racistes tenus par un juré)

3) PHOCAS c. France

Arrêt du 23 avril 1996: article 1er du Protocole I (restrictions au droit de propriété résultant d’un projet d’aménagement urbain)

4) BOUGHANEMI c. France

Arrêt du 24 avril 1996: article 8 (expulsion d’un étranger intégré)

5) AMUUR c. France

Arrêt du 25 juin 1996: article 5 § 1 (demandeur d’asile dans la zone internationale d’un aéroport)

6) PARDO c. France (demande en révision de l’arrêt du 20 septembre 1993)

Arrêt du 10 juillet 1996: demande en révision d’un arrêt antérieur présenté par la Commission

7) ALLENET de RIBEMONT c. France (interprétation de l’arrêt du 10 février 1995)

Arrêt du 7 août 1996

8) HAMER c. France

Arrêt du 7 août 1996 : article 6 (durée de la procédure pénale - requérante partie civile)

9) MIAILHE (n° 2) c. France

Arrêt du 26 septembre 1996: article 6 § 1 (accès d’un contribuable à des documents détenus par l’administration fiscale)

10) LEVAGES PRESTATIONS SERVICES c. France

Arrêt du 23 octobre 1996: article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal ; irrecevabilité d’un pourvoi en cassation pour non-production d’un arrêt avant dire droit de la Cour d’appel)

11) GUILLOT c. France

Arrêt du 24 octobre 1996: article 8 (ingérence des autorités publiques dans l’exercice du choix du prénom d’un enfant par ses parents)

10

Ouverture

par

Paul Tavernier

Professeur à l’Université de Paris-Sud, Directeur du CREDHO

et

Patrick Courbe

Professeur à l’Université de Rouen, Directeur de l’Ecole doctorale de droit de Normandie

Paul Tavernier

Avec ce colloque consacré à la jurisprudence de la CEDH, nous reprenons une habitude qui s’était instaurée à la Faculté de droit de Rouen dans le cadre du CREDHO, puisqu’il y avait déjà eu deux séminaires portant sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg concernant la France: le premier portait sur les arrêts de 1992 et le deuxième sur les arrêts de 1993. Ces deux séminaires ont fait l’objet d’une publication dans les Cahiers du CREDHO. L’année suivante il y a eu une interruption de cette coutume, puisque nous avions tenu un colloque à l’occasion des 35 ans de la Cour de Strasbourg, colloque qui a été publié par les Editions Bruylant.

Je suis très heureux de recevoir l’actuel greffier de la CEDH. Comme vous le savez, les greffiers des juridictions internationales ont un rôle très important, capital je pense, et c’est particulièrement le cas pour la Cour de Strasbourg. Je voudrais le remercier tout spécialement d’être venu jusqu’à Rouen. Nous avons des relations finalement assez suivies, non seulement avec le Conseil de l’Europe, mais avec la Cour de Strasbourg, puisque déjà l’ancien greffier, qui malheureusement nous a quitté, était venu à Rouen à plusieurs occasions, et notamment lors du dernier colloque sur: Quelle Europe pour les droits de l’Homme ? où il était intervenu d’ailleurs fort brillamment, un peu d’ailleurs sur le sujet que vous allez débattre. Vincent Berger est venu également à plusieurs reprises.

Il y a donc des relations entre le CREDHO et la Cour, et j’espère qu’elles se poursuivront, y compris dans ma nouvelle Faculté, puisque maintenant je suis en poste à Paris-Sud. Avec le Conseil de l’Europe, d’une manière générale, avec M. Imbert en particulier, Directeur des droits de l’Homme, nous avons des relations fidèles.

Patrick Courbe

Je peux donc vous confirmer effectivement que le doyen Sassier regrette vivement de n’être pas là ce matin. Il se fait soigner à l’heure actuelle à la suite d’une mauvaise chute.

Je dois également excuser l’absence de notre collègue, le doyen Patrice Gélard, Maire-adjoint du Havre, Conseiller général, et surtout Sénateur de la Seine maritime, qui aurait souhaité vivement participer à nos travaux, mais les activités que je viens de citer vous démontrent qu’il est extrêmement pris et qu’il n’a pu finalement se libérer.

Je remercie surtout, je serai très chaleureux à cet égard, Paul Tavernier pour le travail inlassable qu’il a accompli, et, je l’espère, qu’il continuera d’accomplir à Rouen dans le cadre du CREDHO, parce que ce Centre de recherches, qui est un Centre très connu aujourd’hui, a des activités nombreuses, des publications. Ce Centre de recherches, c’est lui qui l’a mis sur pied, qui l’a développé par les contacts personnels, par une énergie qu’il a toujours su déployer. Je dois dire que la renommée, si petite soit-elle de la Faculté de droit de Rouen à l’extérieur de la Normandie, et notamment à l’extérieur de nos frontières, tient en grande partie aux travaux qu’il a su mener à bien. Cela étant, le doyen devait faire un propos introductif, je n’en ai pas préparé. Je ne vais donc pas me permettre d’improviser, surtout en présence de M. Petzold qui va nous entretenir d’un sujet extrêmement important sur la réforme du Protocole n° 11. Je vais donc lui laisser immédiatement la parole.

Paul Tavernier

J’ajouterai juste un point d’information. M. Petzold a accepté de venir ici et de nous parler du Protocole n° 11 qu’il connaît très bien. Il a été à l’origine lointaine du Protocole, puisqu’il avait proposé un projet de réforme qui avait

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été publié1, et qui bien sûr a évolué au fil du temps en fonction d’impératifs politiques, et je pense également techniques. Il va nous l’exposer, et je l’en remercie tout particulièrement.

1 Herbert PETZOLD et Jonathan L. SHARPE, “ Profile of the future European Court of Human Rights ”, in : Mélanges Wiarda, Köln : Carl Heymanns Verlag, 1988, pp. 471-509.

12

Séance du matin

Sous la présidence de M. Herbert Petzold Greffier de la Cour européenne des droits de l'Homme

La réforme du Protocole n° 11 et les incidences qu’elle aura pour la nouvelle Cour et pour l’ensemble du système de contrôle de la Convention, y compris en droit national

par

Herbert PETZOLD

Greffier de la Cour européenne des droits de l’Homme

(résumé de la communication de M. Petzold* )

M. Petzold a rappelé que le Protocole n° 11 ouvert à la signature le 11 mai 1994 est l’aboutissement d’un très long processus qu’on peut faire remonter à l’année 1984, soit une dizaine d’années. Il convient notamment de mentionner les propositions de la Suisse formulées dès 1985 (rapport à la première Conférence ministérielle européenne sur les droits de l’Homme tenue à Vienne les 19 et 20 mars 1985). A l’époque ce dont on parlait était une fusion des deux organes créés par la Convention de Rome de 1950: la Commission et la Cour européenne des droits de l’Homme (cf. Olivier Jacot-Guillarmod, éd., La fusion de la Commission et de la Cour européennes des droits de l’Homme , Kehl: Ed. Engel, 1987, 245 p.). Le Protocole n° 11 crée aujourd’hui, il faut le souligner, une nouvelle Cour, entièrement différente des deux organes précédents.

Actuellement, les 34 Etats parties ont signé le Protocole, mais il manque encore dix ratifications, notamment celles de la Turquie et de l’Italie. On envisage néanmoins que tous les obstacles pourront être levés d’ici le mois de juin 1997 et que le Protocole n° 11 pourrait entrer en vigueur à la mi 19982.

Les raisons qui ont motivé l’adoption de la réforme sont bien connues. Le nombre toujours croissant de requêtes et, comme conséquence, la longueur des procédures à Strasbourg (en moyenne 4-5 ans) qui est difficilement compatible avec l’article 6 de la CEDH, l’adhésion massive de nouveaux Etats à la suite de la chute du Mur de Berlin et de l’effondrement du communisme et celles qui sont d’ores et déjà prévisibles, rendaient inévitable un profond changement du système de contrôle de la Convention.

Outre les caractères essentiels de la réforme, souvent mentionnés, à savoir l’établissement d’une Cour unique et permanente, il convient de souligner quelques points et tout d’abord la professionnalisation du système qui reposait jusqu’à présent sur des juges et des commissaires qui

ne pouvaient consacrer qu’une partie de leur temps à régler les affaires relatives aux violations alléguées de la Convention portées devant les organes de Strasbourg. Par ailleurs, les auteurs du Protocole ont voulu instaurer une juridiction à un seul degré afin de simplifier et d’accélérer l’actuelle procédure qui comporte deux phases successives devant la Commission, puis devant la Cour.

Toutefois, la mise en place de la nouvelle Cour va poser quelques problèmes et soulèvera certainement quelques difficultés. Toutes les affaires pendantes devant l’actuelle Cour au moment de l’entrée en vigueur du Protocole (probablement une centaine environ) seront transmises à la grande chambre de la Cour qui est composée de dix-sept

*Pour des raisons indépendantes de notre volonté, le rapport de M. PETZOLD n’a pas pu être reproduit ici. Un résumé est présenté ci-dessous en attendant une publication complète qui devrait intervenir ultérieurement.

2 L’Italie a ratifié le Protocole n° 11 avant le sommet du Conseil de l’Europe, au mois d’octobre 1997, ce qui permettra son entrée en vigueur le 1er novembre 1998.

13

juges (nouvel article 27). Cette disposition, prévue à l’article 5 § 5 du Protocole, risque fort d’hypothéquer l’avenir immédiat de la nouvelle Cour en surchargeant son rôle dès sa naissance.

En ce qui concerne le recours individuel, il est prévu désormais à l’article 34 nouveau qui supprime le système actuel des déclarations d’acceptation de la compétence de la Commission (article 25) et de la juridiction de la Cour (article 46). Les Etats ne peuvent plus y échapper, sauf à dénoncer la Convention elle-même.

La composition de la Cour sera régie par le nouvel article 20 qui prévoit que “ la Cour se compose d’un nombre de juges égal à celui des Hautes Parties Contractantes ” alors que l’actuel article 38 se réfère aux membres du Conseil de l’Europe. Le nouvel article 24, sur la révocation, n’a pas d’équivalent actuellement. Il stipule qu’ “ un juge ne peut être relevé de ses fonctions que si les autres juges décident, à la majorité des deux-tiers, qu’il a cessé de répondre aux conditions requises. L’article 25 relatif au Greffe et référendaires contient plusieurs innovations. Le Greffe n’était prévu, jusqu’ici, que dans le Règlement de la Cour et un véritable système de référendaires n’existe pas aujourd’hui.

Selon l’article 27 nouveau, la Cour siègera en comité de trois juges, en chambres de sept juges ou en grande chambre de dix-sept juges.

Deux dispositions ont retenu particulièrement l’attention des commentateurs et ont suscité bien des critiques: l’article 30 relatif au dessaisissement d’une chambre en faveur de la grande chambre et l’article 43 relatif au renvoi devant la grande chambre, c’est-à-dire la procédure de réexamen. Le nouvel article 30 ouvre une possibilité, mais n’oblige pas une chambre à se dessaisir en cas de risque de divergence de jurisprudence avec une autre chambre, mais elle le fera sans doute. Par ailleurs, les parties ont la possibilité de s’opposer au dessaisissement, ce qui peut entraîner des manoeuvres dilatoires. Quant à l’article 43, il est au coeur du compromis politique qui sous-tend l’ensemble du

Protocole n° 11. La procédure de réexamen ne constitue pas formellement un appel. Elle devrait rester une procédure exceptionnelle.

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Débats

Me Vincent Delaporte

Vous avez fait un rapprochement et présenté la Cour Suprême américaine comme le modèle en quelques sorte vers lequel devrait tendre la Cour européenne. Mais ceci me paraît absolument impossible, c’est la négation même de toute idée de droit et de justice.

Ce qui caractérise la Cour Suprême américaine, c’est une règle fondamentale, sans laquelle elle n’existerait pas, c’est la sélection discrétionnaire des affaires. La Cour Suprême est évidemment connue, mais elle rend une douzaine d’arrêts par an, les arrêts vedettes, ce qui veut dire qu’à côté de ces affaires, il y en a un grand nombre qui sont rejetées sans motif, de façon discrétionnaire.

Ceci me paraît absolument incompatible avec toute idée de justice, parce que le refus discrétionnaire ne signifie pas du tout que la demande du requérant n’est pas fondée. La Cour suprême dit simplement: “ votre affaire ne m’intéresse pas et celle de votre voisin qui est exactement similaire m’intéressera peut-être ”, ou “ dans deux ans la même affaire m’intéressera: je l’examinerai alors ”. Ce pouvoir discrétionnaire que s’octroie le juge d’accueillir une affaire afin de l’examiner ou de l’écarter, me paraît absolument incompatible avec les principes fondamentaux de la Convention européenne.

Herbert Petzold

Je sais, Maître, que je suis sur un terrain miné si nous parlons de cette idée. Comme je le disais, ce n’est pas quelque chose qui se fera dans un avenir proche. Mais, encore une fois, je vous demande vraiment de réaliser où nous en seront demain avec notre système inflationniste et nous devons donc trouver une réponse. Nous avons aujourd’hui déjà près de cinq milles requêtes, et lorsque la Russie fera partie du système nous en aurons beaucoup plus, et encore plus avec l’adhésion d’autres Etats, nous en aurons dix mille , vingt mille ou plus. Que pourrons-nous faire ? Il faut trouver un moyen pour résoudre ce problème. Il ne s’agit pas en ce qui concerne les USA, d’un système arbitraire, il s’agit d’un système discrétionnaire. Bien entendu, la Cour suprême américaine choisit les affaires qu’elle traite et celles qu’elle ne traite pas. Je ne suis pas sûr que nous allons très précisément dans la direction américaine, mais à première vue, il me semble que cette idée, la voie de la Cour suprême des Etats-Unis, reste à étudier, à examiner. Nous devons voir si nous pouvons l’accepter. Il semble peut-être un peu prématuré, maintenant, avant même que la réforme du Protocole n° 11 soit lancée, de parler d’une réforme future, mais il faut commercer à y penser

Fabien Piettino (élève-avocat, CFPA)

Je vais tout d’abord réagir à ce qui vient d’être dit parce qu’on pourrait imaginer un système comme celui de la Cour de cassation où, lorsqu’il y aurait une contradiction entre deux chambres de la CEDH, on saisirait, par la voie du président, une assemblée plénière, sorte de chambre qui statuerait sur cette contradiction. On connaît les décisions de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation rendues sur pourvoi et saisine du premier Président.

Ensuite, je voudrais vous demander si le Protocole 11 permettrait une meilleure organisation au niveau de ce que les auteurs ont appelé les marchandages politiques qu’il y avait jusqu’à présent au sein de la CEDH, étant donné que lorsque le Comité des ministres était saisi, les Etats parties n’avaient pas pour obligation de saisir la CEDH, et que les décisions rendues par le Comité des ministres ne pouvait pas faire l’objet d’une exécution forcée. On peut dire qu’il y avait ainsi un marchandage entre les Etats parties qui n’assuraient pas complètement les droits de l’Homme et leur respect.

Herbert Petzold

En ce qui concerne cette deuxième question, les faits sont les suivants. Actuellement il y a un choix : une affaire, une fois la procédure terminée devant la Commission, peut aller devant la Cour, ou elle peut rester devant le Comité des ministres, c’est-à-dire lorsque la Commission a adopté son rapport sur l’article 31. Cela signifie que lorsque la Commission a accepté la requête, et qu’elle a présenté son rapport sur l’affaire, il y a possibilité d’aller devant la Cour, dans les cas suivants : soit c’est l’Etat lui-même qui le demande, soit c’est la Commission ; si la Commission ou l’Etat ne portent pas l’affaire, il y a possiblité pour le requérant de le faire en ce qui concerne les Etats qui ont accepté le Protocole n° 9. Si personne ne le fait, l’affaire reste au Comité des ministres. C’est ce dernier qui décide.

15

La Commission porte toutes les affaires devant la Cour, dans la mesure où elle estime qu’il y a violation de la Convention, et lorsque l’Etat concerné s’oppose à cette contestation, mais aussi lorsqu’elle estime qu’il y a un problème important qui se pose et qui exige une décision judiciaire, par exemple pour permettre aux juridictions nationales de suivre une ligne d’interprétation de la Convention.

Au contraire, nous sommes heureux d’avoir affaire au Comité des ministres aujourd’hui, par exemple pour les affaires concernant le problème de la durée excessive des procédures judiciaires internes dont beaucoup concernent l’Italie. Nous avons des centaines de telles requêtes actuellement devant la Commission. Les affaires ne sont pas portées devant la Cour si le gouvernement en cause accepte l’avis de la Commission que le Comité des ministres ratifie. Nous sommes donc assez satisfaits que ces affaires ne viennent pas à la Cour.

Mais l’Italie a accepté maintenant le Protocole n° 9, le requérant individuel peut venir à la Cour avec son affaire. Beaucoup y viennent, mais la Cour (il y a un comité de trois juges pour statuer) a jusqu’ici rejeté toutes ces affaires.

Le Comité des ministres fait donc un travail très utile à l’heure actuelle. Il n’en a pas été toujours ainsi. Il y a en effet eu des décisions où, en fait, le Comité des ministres n’avait pas statué parce qu’il n’arrivait pas à une conclusion sur l’affaire qui s’était ainsi terminé, après quelques années de procédure, sans décision sur le fond.

En ce qui concerne votre première question, nous sommes tout à fait d’accord. Si nous avons un conflit entre deux chambres, il faut pouvoir aller devant la grande chambre. Le président de la Cour a insisté pour que nous ayons cette possibilité qui est maintenant prévue.

16

Aperçu sur le contentieux français à Strasbourg

par

Paul TAVERNIER

Professeur à l’Université de Paris-Sud, Directeur du CREDHO

Mon intervention porte sur la jurisprudence française de Strasbourg, c’est-à-dire sur les arrêts de la Cour de Strasbourg dans les affaires intéressant la France. M. Petzold serait d’ailleurs tout à fait qualifié également pour intervenir dans cette perspective, puisqu’il a participé à la première affaire française, l’affaire Bozano en 1986.

C’est une jurisprudence qu’il connaît bien, mais qui s’est beaucoup développée depuis lors, puisque nous en sommes à 70 arrêts avec les derniers arrêts qui ont été rendus au mois d’octobre 1996. Il s’agit donc d’un contentieux important. Le dernier arrêt concerne un problème qui n’est sans doute pas capital, celui du choix du prénom de Fleur de Marie refusé par les agents de l’Etat civil. Je ne connais pas encore le texte de la décision de la Cour parce qu’il ne m’est pas encore parvenu. Mais les questions de ce type peuvent intéresser les spécialistes de droit civil.

La Cour rend en moyenne une dizaine d’arrêts intéressant la France : en 1994, il y en avait 7, en 1995, 13 et pour 1996, nous en sommes déjà à 11, il y aura peut-être encore un ou deux arrêts avant la fin de l’année (voir tableau n° 1). Le contentieux français qui parvient à la Cour ne représente qu’une part limitée du contentieux français devant les organes de Strasbourg. Pour la dernière année complète, soit 1995, il y a eu 471 requêtes enregistrées à la Commission, et au total, depuis 1982, 3136 requêtes ont été enregistrées jusqu’en 1995. C’est un chiffre assez considérable, mais qui est comparable à d’autres pays, notamment au Royaume-Uni et à l’Italie (voir tableau n° 2).

L’Italie est en effet un fournisseur important du contentieux de la Commission et de la Cour, mais la France se place finalement dans le peloton de tête pour les “ clients ” du système de Strasbourg. En plus des 70 arrêts rendus depuis 1986, il y a aussi des affaires pendantes, environ une quinzaine, dont certaines promettent d’être intéressantes.

Une des dernières affaires dont la Cour a été saisie concerne la procédure devant le Conseil constitutionnel français, à propos, il est vrai, du contentieux électoral. C’est l’affaire Jean-Pierre Pierre-Bloch qui a été portée devant la Cour. Je rappellerai que ce contentieux a subi des sorts différents, puisqu’il y avait d’autres recours, notamment de Jack Lang, qui s’est désisté, et de M.Estrosi dont le recours a été déclaré irrecevable. On relève ainsi toute la panoplie des solutions possibles. La réponse de la Cour de Strasbourg sera certainement intéressante, ainsi que la réaction du Conseil constitutionnel.

Le contentieux français à Strasbourg porte sur des affaires très diverses, et parfois importantes : cela explique que les milieux juridiques ne peuvent plus ignorer la Convention européenne, et d’ailleurs, en général, ils ne l’ignorent pas. C’est vrai pour les magistrats, notamment à Rouen, qui ont toujours été très sensibles aux problèmes posés par la jurisprudence de Strasbourg ; c’est vrai pour les avocats, bien sûr, puisque ce sont eux qui conseillent les requérants, et c’est vrai aussi pour les universitaires qui prennent de plus en plus en compte ce système dans leurs recherches et leurs enseignements.

Comme M. Petzold l’a exposé, les réformes en cours exigent une mise à jour permanente, et c’est un peu ce que nous essayons de faire dans le cadre de ces rencontres. Je n’oublierai pas l’opinion publique et le milieu associatif qui défendent les droits de l’Homme et les droits des individus et qui ont intérêt bien sûr à connaître les mécanismes de Strasbourg. La jurisprudence est donc importante quantitativement, mais aussi qualitativement par les solutions qu’elle propose.

On peut également donner quelques indications sur l’origine des recours en ce qui concerne la France : sur les 70 arrêts rendus depuis l’affaire Bozano, 3 résultaient d’affaires portées par le gouvernement français seul : il s’agit des affaires Pardo, Monnet et Morganti ; deux autres affaires ont été portées devant la Cour par le gouvernement et la Commission : affaires Tomasi et Nasri. Cela veut dire que tout le reste du contentieux résulte de la saisine de la Cour par la Commission, puisque la France, il faut le rappeler, n’a pas ratifié le Protocole n° 9. En revanche, elle a ratifié le Protocole n° 11.

17

Les choses vont évoluer, mais pour le moment le contentieux français devant la Cour de Strasbourg provient en grande partie d’une saisine de la Commission. Il faut saluer à nouveau l’importance du rôle de la Commission. M. Petzold y a fait encore allusion à propos des affaires italiennes à l’instant ; ceci dit, la situation française n’est pas différente de la situation des autres pays.

La Commission a vraiment un rôle prépondérant dans le fonctionnement des organes de Strasbourg, au moins actuellement pour ce qui est de la saisine de la Cour. En ce qui concerne le résultat des affaires : sur 70 arrêts, la France a été condamnée pour violation d’au moins un des droits reconnus dans la Convention dans 35 affaires. Le décompte n’est pas facile à établir, mais en partant des statistiques figurant dans l’ouvrage très pratique de Frédéric Sudre sur l’état des requêtes déposées devant la Commission de Strasbourg, je dirais qu’il y avait eu 15 condamnations jusqu’en 19923. En complétant avec les éléments que j’ai pu réunir, on arrive à 35 violations, soit 35 sur 70.

Je crois que ces chiffres sont significatifs et doivent être soulignés parce qu’on entend dire parfois que la France a été condamnée systématiquement à Strasbourg. Cela me paraît tout à fait inexact. Elle a été condamnée, c’est vrai, mais je pense que si on faisait les mêmes statistiques pour les autres Etats, on s’apercevrait que la France n’a pas été plus condamnée que l’Allemagne, la Belgique ou l’Italie a fortiori.

Quant aux décisions de non-violation : j’en décompte 16 environ. Dans 16 affaires, la Cour a reconnu que la France n’avait pas violé les dispositions qui étaient invoquées par le requérant. Si l’on ne retrouve pas le compte, c’est parce que les affaires peuvent se régler de différentes façons4.

Il y a des règlements amiables, et leur nombre devant la Cour n’a pas été négligeable. On en a relevé 9 sur 70. Dans deux cas, les exceptions préliminaires du gouvernement ont été acceptées : là aussi il n’y a pas eu de condamnation. Dans un cas, il y a eu désistement. Pour certaines affaires récentes, on ne peut pas les classer dans les catégories violation ou non violation puisque l’une concerne une

demande de révision d’un arrêt précédent et a été acceptée : l’affaire Pardo, et l’autre a trait à l’interprétation d’un arrêt précédent (affaire Allenet de Ribemont).

Je signalerai enfin un cas assez particulier : l’affaire Morganti, la Cour a déclaré le recours tardif, donc irrecevable. C’était le gouvernement français qui avait saisi la Cour, et pour une question de quelques heures seulement, le recours a été déclaré irrecevable, ce qui montre le souci de rigueur procédurale de la Cour, mais aussi qu’il faudrait que les instances gouvernementales et judiciaires connaissent mieux les règles de Strasbourg pour éviter pareille mésaventure.

En ce qui concerne le contenu des arrêts, les affaires françaises portent essentiellement sur les articles 5 et 6. On ne sera pas surpris, puisque cela correspond à la tendance générale du contentieux devant la Cour de Strasbourg. J’ai relevé 7 affaires concernant l’article 5 et une vingtaine concernant l’article 6, dont une grande partie porte sur l’article 6 § 1, notamment sur la durée de la procédure, mais pas uniquement sur ce point (voir tableau n° 3).

D’autres articles ont fait l’objet d’affaires devant la Cour de Strasbourg : l’article 3 qui est évidemment très important puisqu’il s’agit de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants ; l’article 7 aussi, et cela mérite d’être souligné, puisqu’il semblait avoir été oublié ces dernières années, au moins devant la Cour. Il y a eu récemment une série d’affaires, anglaises mais aussi françaises : l’une concernant la rétroactivité in mitius, ce qui est intéressant dans la mesure où celle-ci n’était pas prévue expressément dans l’article 7, contrairement aux dispositions du Pacte des Nations-Unies, et une autre affaire portant sur le décompte de la peine et la rétroactivité.

L’article 8 était invoqué dans environ 9 affaires, notamment les affaires d’écoutes téléphoniques, mais aussi des affaires relatives à l’éloignement des étrangers. Deux affaires concernent l’article 10 ; une affaire porte sur l’article 11, et d’autres affaires sont relatives au Protocole n° 1 (trois affaires).

Je constate quelques absences, notamment les articles 2 et 4, et surtout l’article 9, qui est pourtant très important puisqu’il concerne la liberté d’opinion et de religion, question qui est de plus en plus soulevée devant les organes de Strasbourg, notamment en ce qui concerne certains pays. Cette absence m’a rappelé la situation qui existait avant l’acceptation du recours individuel devant la Commission, donc la période entre la ratification de la France en 1974 et1981. Cela n’a pas empêché qu’il y ait eu beaucoup de décisions de tribunaux français portant sur l’article 9 : c’était le problème de l’objection de conscience, problème un peu oublié à l’heure actuelle, d’autant plus que bientôt il n’y aura

3 Frédéric SUDRE et Bénédicte PEYROT, Etat des requêtes introduites contre la France devant la Commission européenne des droits de l’Homme(2 octobre 1982-31 décembre 1992), Montpellier : IDEDH, 1993, notamment pp. 22 et 23.

4 Dans deux affaires la Cour a rendu un deuxième arrêt sur l’application de l’article 50. Celui-ci n’est pas compté comme un arrêt de condamnation

18

plus de service national et il n’y aura donc plus besoin d’objection de conscience; le problème aura tout simplement disparu.

Cet exemple montre bien l’importance de la pénétration de la Convention dans le système français, à la fois législatif et judiciaire. Même s’il n’y a pas de contentieux à Strasbourg, il peut y avoir un contentieux national.

Je terminerai en donnant très brièvement des indications sur les affaires en cours (une quinzaine) : 5 concernent l’éloignement des étrangers, dont une est susceptible d’être très intéressante puisqu’elle concerne l’expulsion envisagée d’un Colombien qui avait été condamné pour trafic de drogue, mais qui s’est finalement très bien réinséré en France, et qui craint beaucoup pour sa vie si on le renvoie en Colombie, au risque de subir la vengeance des trafiquants de drogue. D’autres affaires portent sur les articles 5, 6 et 7 (imprécision de la définition du médicament) et une sur l’annulation d’une ordonnance d’expropriation (article 1er du Protocole n° 1). Les affaires sont donc très variées, et certaines auront probablement des incidences importantes sur le fonctionnement du système juridique français.

J’aurais eu beaucoup de choses à dire sur l’exécution des arrêts prononcés à Strasbourg : la France les a en général appliqués. L’affaire des écoutes téléphoniques (arrêts Kruslin et Huvig)5 a entraîné l’adoption d’une loi ; l’affaire des transsexuels a amené un changement de jurisprudence (affaire B.)6. Maître Delaporte connaît bien l’affaire Poitrimol, dont il nous avait parlé à la Session de 19947. Elle a suscité des résistances jusqu’à présent de la part de la Cour de cassation qui n’a pas modifié sa jurisprudence. Dans d’autres cas, au contraire, la Cour de cassation a prévenu une éventuelle condamnation : elle a tenu compte pour l’interprétation des traités internationaux d’une décision de la Cour européenne concernant la juridiction administrative (affaire Beaumartin)8. De même, les juridictions administratives ont opéré un revirement de jurisprudence quant à l’applicabilité de la Convention européenne des droits de l’Homme aux procédures disciplinaires ordinales, à la suite de l’arrêt Diennet9.

Il faut donc porter un regard lucide sur ce contentieux. La France mérite dans certains cas une condamnation, mais je pense que dans l’ensemble, elle a appliqué avec une certaine bonne volonté les dispositions de la Convention et s’est soumise relativement de bonne grâce aux décisions de Strasbourg. On aura l’occasion d’en reparler probablement à propos du contentieux sur le Sida avec l’exposé du doyen Lebreton.

5 Arrêts n° 176-A et B du 24 avril 1990.

6 Arrêt n° 232-C du 25 mars 1992. Voir F. DURY-GHERRAK, “ L’affaire B. c. France (transsexuels) ”, Cahiers du CREDHO, n° 1, 1994, pp. 61-80. Pour un autre exemple de changement de jurisprudence, voir les observations de C. d’HAILLECOURT à propos de l’affaire Jamil, infra.

7 Arrêt n° 277-A du 23 novembre 1993. Voir V. DELAPORTE, “ L’affaire Poitrimol c. France ”, Cahiers du CREDHO, n° 2, 1994, pp. 43-62.

8 Voir Erick TAMION, infra.

9 Arrêt n° 325-A du 26 septembre 1995. Voir infra, V. DELAPORTE, “ L’équité de la procédure (article 6), affaires Diennet, Remli et Fouquet et J. F. FLAUSS, “ Actualité de la Convention européenne des

droits de l’Homme ”, Actualité juridique. Droit administratif, mai 1996, pp. 378-379. Voir aussi M. LASCOMBE et D. VION, “ Revirement de jurisprudence. Applicabilité de la CEDH à la procédure disciplinaire ordinale ”. Observations sous CE 14 février 1996, JCP, 3/7, 1996, J.22669.

19

Tableau n° 1 : Nombre des arrêts de la CEDH concernant la France

1986

1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

incomplet

Total

1

1

2

2

4

6

12

11

7

13

11

70

Tableau n° 2 : Evolution du nombre des requêtes individuelles de 1986 à 1995*

Etats

Nombre de requêtes enregistrées

1982-1992

1993

1994

1995

1993-1995

Total

France

1827

399

439

471

1309

3136

Allemagne

1328

148

188

223

559

1887

Espagne

416

90

138

143

371

787

Italie

1074

142

507

554

1203

2277

Royaume-Uni

1639

205

236

413

854

2493

* Ce tableau a été établi à partir des données fournies dans l’ouvrage de F. SUDRE ET B. PEYROT, Etat des requêtes..., Montpellier, 1993, complétées par l’Aperçu des travaux et statistiques publié par la Commission européenne des droits de l’Homme pour 1993, 1994 et 1995.

20

Tableau n° 3 : Contenu des arrêts

Article de la CEDH en cause

Nombre des affaires

article 3

3

article 5

7

article 6

dont § 1

dont § 2

dont § 3

20

17

2

2

article 7

2

article 8

9

article 10

2

article 11

1

article 12

1

article 13

1

article 14

2

article 18

1

article 1 P.I

3

article 2 P.IV

1

21

Débats

Arnaud de Raulin

Avez-vous un élément de fond pour dire que la France méritait une condamnation ?

Paul Tavernier

Non. J’ai bien indiqué que la France était dans le peloton de tête des clients de Strasbourg, donc des requêtes, et pas des condamnations. C’est une erreur qu’on répand fréquemment, mais qui, à mon avis, est totalement infondée. Je vous ai donné un chiffre: 35 condamnations sur 70 affaires.

Arnaud de Raulin

En ce qui concerne les condamnations des Etats, qu’est-ce que cela peut donner ?

Paul Tavernier

Juridiquement, l’arrêt est obligatoire, mais bien sûr, il n’y a pas de procédure d’exécution. Quand on est dans une procédure interne, on peut demander l’exécution forcée en faisant appel à la force de police. Il n’y a pas de force de police européenne, mais je signalerai tout de même que dans ce cas le Comité des ministres a quand même un rôle qui n’est pas négligeable, et si le rôle quasi-juridictionnel des ministres disparaît dans le nouveau système du Protocole n° 11, la surveillance des arrêts subsiste, et je pense qu’elle n’est pas inutile.

On pourrait en parler bien sûr très longuement, mais je ne suis un spécialiste de cette question. Jean-François Flauss à Strasbourg connaît très bien le problème, et il s’agit d’un problème très intéressant celui de savoir quelle est la suite donnée aux arrêts. J’aurais bien voulu avoir plus de temps pour l’aborder, mais je pense que dans ce domaine aussi, la France est un élève assez respectueux dans la classe européenne, avec nos amis belges notamment.

22 Un regard belge sur la jurisprudence française

de la Cour européenne des droits de l'Homme

ou

L’impartialité du “ tribunal ” : analyse critique de l’affaire Debled contre Belgique

par

Gérard DIVE

Collaborateur scientifique auprès du Groupe pluridisciplinaire en droits de l’Homme Université libre de Bruxelles

Prolégomènes

Comme il nous est demandé de porter un regard belge sur la jurisprudence française de la Cour européenne des droits de l'Homme, il semblait intéressant de saisir l’occasion pour revenir sur une matière qui a quelque peu secoué le monde juridique et judiciaire belge et, fait exceptionnel, l'opinion publique en-deçà et au-delà de nos frontières à la fin de l’année 1996 : l'impartialité du tribunal ou du magistrat. Notre réflexion sera introduite par le rappel d’un arrêt de la Cour de cassation belge rendu en cause du juge Connerotte. Cet arrêt servira de prétexte à l'étude d'une affaire examinée par la Cour européenne, la Belgique y étant l’Etat défendeur, dont le problème central est l'impartialité du "tribunal" amené à statuer, droit garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Pour affiner notre analyse, nous nous appuierons sur une jurisprudence essentiellement belge et française de la Cour, dont plus particulièrement un arrêt "français" sur lequel la Cour s'est prononcée à la fin de l'année 1995.

I • Introduction

Le 14 octobre 199610, la Cour de cassation belge rappellait dans un obiter dictum d'une grande clarté que :

"(...) l'impartialité des juges est une règle fondamentale de l'organisation judiciaire ; (...) elle constitue, avec le principe de l'indépendance des juges à l'égard des autres pouvoirs, le fondement même non seulement des dispositions constitutionnelles qui règlent l'existence du pouvoir judiciaire mais de tout Etat démocratique, (...) les justiciables y trouvent la garantie que les juges appliqueront la loi de manière égale. (...)"

Par cet arrêt, la Cour dessaisit le juge Connerotte chargé de l'instruction de plusieurs dossiers de pédophilie sur base d'une requête en suspicion légitime déposée par l'un des présumés pédophiles passé aux aveux. En fait, le juge avait participé au repas organisé par l'ASBL Marc et Corinne à l'occasion duquel il avait reçu un présent de l'association. Or, la soirée visait à recueillir des fonds qui devaient être affectés à la défense d'une des victimes de ces actes de pédophilie et, par ailleurs, le juge d'instruction avait reçu en ses mains une constitution de partie civile de l'ASBL contre le requérant.

L'opinion publique s'est mobilisée en Belgique et même au-delà de nos frontières - en France notamment - pour faire connaître sa désapprobation et la profonde déception qu'a suscité cet arrêt. A cette occasion, il nous a semblé pertinent de porter notre attention sur une certaine jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme relative à l'impartialité et l'indépendance du magistrat, telles que prévues à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.

Nous nous pencherons plus précisément sur un arrêt rendu par la Cour le 22 septembre 1994, l'affaire Debled contre Belgique11 (II). Nous examinerons la position de la Cour dans une affaire française assez semblable, l'arrêt Diennet12 (III). Nous rapellerons ensuite les règles générales dégagées par la Cour en matière d'impartialité en nous appuyant sur divers arrêts rendus ces dernières années contre la Belgique ou la France. Enfin, nous tenterons une critique de

l’argumentation de la Cour dans l’affaire Debled et l’affaire Diennet, par un retour à l’affaire Connerotte (IV), avant de conclure (V).

II • L’affaire Debled

10 Cass. belge, 14 octobre 1996, Journal des Procès, n° 313, 1er novembre 1996, pp. 25 et 26.

11 Affaire Debled contre Belgique ; arrêt du 22 septembre 1994, Série A, n° 292-B.

12 Affaire Diennet contre France ; arrêt du 26 septembre 1995, Série A, n° 325-A.

23

Nous examinerons d’abord les faits de l’affaire (1), puis nous nous intéresserons aux arguments développés devant et par la Cour (2).

1 • Les faits13

Entre le 10 septembre 1982 et le 13 août 1984, le docteur Debled, médecin urologue belge, est l'objet de quatre plaintes de patients auprès de l'Ordre des médecins de la province du Brabant pour avoir réclamé des honoraires qu’ils jugeaient exagérés. Après plusieurs avertissements restés sans effets, le conseil de l'Ordre de la province du Brabant l'invite à comparaître devant lui pour ces faits.

Dans ses conclusions déposées le 2 avril 1995, jour de l'audience, le docteur Debled récuse notamment cinq médecins, membres du conseil provincial, pour avoir exprimé individuellement une opinion négative quant à son comportement, avant même la conclusion des débats contradictoires.

Par sa sentence, prononcée le même jour, le conseil provincial rejette les demandes en récusation formées par le médecin, après avoir constaté que des cinq médecins incriminés par le Dr Debled, quatre ne participaient pas au siège du conseil qui devait statuer en la cause, et que le cinquième n'y disposait que d'une voie consultative, sans pouvoir assister à la délibération du conseil.

Au fond, le conseil provincial sanctionnait le docteur Debled en le suspendant du droit d'exercer sa profession pendant un an. Le 11 avril suivant, le Dr Debled fait appel de cette sentence devant le conseil d'appel d'expression française de l'Ordre des médecins. Le 3 novembre 1986, à la veille d'une audience du conseil d'appel consacrée à sa cause, il introduit une requête en suspicion légitime devant la Cour de cassation. Sa requête est plus précisément dirigée contre deux des cinq membres effectifs et trois des cinq membres suppléants du conseil d'appel au motif qu'ils étaient tous administrateurs ou anciens administrateurs des chambres syndicales des médecins contre les pouvoirs, la politique et les pratiques desquelles il s'était publiquement exprimé. Il considérait que ces éléments pouvaient valablement justifier une crainte légitime de partialité à son égard dans le chef de ces cinq membres du conseil d'appel et alléguait que ses prises de positions devaient avoir conduit ces cinq personnes à lui en vouloir personnellement.

Le 21 mai 1987, la Cour de cassation juge irrecevable la requête du médecin en raison du fait que l'arrêté royal relatif à l'Ordre des médecins14 n'institue qu'un seul conseil d'appel d'expression française et que, dès lors, toute décision de dessaisissement équivaudrait à un déni de justice. Le 29 septembre 1987, le conseil d'appel rend un arrêt par défaut qui rejette les demandes en récusation formées contre certains membres de son siège au motif que le médecin n'a pas établi devant lui la justification, en fait et en droit, de ses demandes. Pour le reste, il suspend le Dr Debled du droit d'exercer la médecine pour une période de trois mois.

Le docteur fait opposition et, lors de la première audience, il récuse trois médecins membres du siège en raison des positions influentes qu'ils occupent au sein des chambres syndicales et un quatrième dont le fils est un des avocats de ces mêmes chambres syndicales. Par la suite il récusa deux autres membres du siège pour des raisons similaires.

Le 15 mars 1988, le conseil d'appel prononce sa décision. Il rejette les demandes de récusation et confirme la décision rendue antérieurement par défaut. Les demandes de récusation sont écartées pour deux raisons :

- soit elles n'ont pas été introduites dans les formes légales15 ;

- soit le Dr Debled n'a produit aucune pièce prouvant l'existence d'éléments permettant une récusation sur base de l'article 828, 11° du Code judiciaire. Cet article prévoit que :

"Tout juge peut être récusé pour les causes ci-après :

(...) 11° s'il y a inimitié capitale entre lui et l'une des parties ; s'il y a eu de sa part, agressions, injures ou menaces, verbalement ou par écrit, depuis l'instance, ou dans les six mois précédant la récusation proposée."

Le conseil de l'ordre précise que les décisions écartant chacune des demandes de récusation ont été prises à la majorité des voix, hors la présence de l'intéressé, mais après l'avoir entendu.

Le 18 avril 1988, le Dr Debled se pourvoit en cassation contre cette décision. Il se fonde notamment sur la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme et du principe général de droit consacrant

13 Nous nous limiterons ici aux faits intéressant assez directement les problèmes d'impartialité soulevés en l'espèce. Pour plus de détails voyez l'arrêt précité aux §§ 6 à 27.

14 Art. 12 § 1, arrêté royal du 10 novembre 1967 relatif à l'Ordre des médecins.

15 Les deux dernières demandes de récusations n'étaient ni signées ni datées contrairement au prescrit de l'article 42 de l'arrêté royal du 6 février 1970 règlant l'organisation et le fonctionnement des conseils de l'Ordre des médecins.

24

l'impartialité du juge. Il motive son recours en dénonçant le fait que si les demandes de récusations ont été repoussées par un vote majoritaire hors la présence du membre du siège intéressé, les autres membres qui faisaient l'objet d'une demande en récusation participaient bien aux délibérés et aux votes quand ils n'étaient pas directement concernés.

L'arrêt de la Cour de cassation, rendu le 13 avril 1989, ne retient pas cette argumentation. Au contraire, il soutient que :

"(...) les membres du conseil récusés n'ayant pas participé à la décision rendue sur la récusation dirigée contre eux, le seul fait qu'ils aient pris part aux décisions rendues sur les autres récusations faites pour les motifs reproduits au moyen ne constitue pas une violation de la disposition légale ni du principe général du droit visés par le demandeur."

Le médecin a saisi la Commission européenne des droits de l'Homme le 17 novembre 1988, alléguant notamment une violation du droit à un tribunal impartial, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. Le 3 septembre 1991, la Commission ne retenait que ce grief, mais dans son rapport du 16 février 1993, elle concluait unanimement à l'absence de violation de l'article 6 § 1.

2. Argumentation et décision de la Cour européenne des droits de l’Homme

Le raisonnement de la Cour européenne, répondant aux arguments avancés par le requérant, présente trois volets distincts. Ce raisonnement tient compte de la volonté de la Cour de ne pas dissocier les problèmes d'impartialité de ceux d'indépendance du "tribunal" considéré.

Premièrement, la Cour reproduit sa jurisprudence antérieure, développée dans son arrêt Albert et Le Compte contre Belgique16, et relative au mode de désignation des médecins appelés à siéger dans les conseil d'appel de l'Ordre :

"(...) quoique élus (sic) par les conseils provinciaux, ils n'agissent pas en qualité de représentants de l'Ordre des médecins mais à titre personnel, tout comme les membres magistrats nommés, eux par le Roi."

Deuxièmement, la Cour considère que l'absence de juridiction de renvoi n'a pas pour conséquence nécessaire un manque d'impartialité ou d'indépendance du conseil d'appel, contrairement à ce que prétend le requérant.

Enfin, elle se penche sur la façon dont le conseil d'appel a délibéré quant aux demandes de récusation. Elle reconnaît que le fait

"que des juges participent à une décision concernant la récusation de l'un de leurs collègues peut poser des problèmes s'ils font eux-mêmes l'objet de pareille récusation."17

Toutefois, elle considère qu'en l'espèce il est indispensable de tenir compte des circonstances de la cause. Elle souligne d'abord que s'il fallait écarter de chaque décision de récusation tous les membres du siège concernés par une demande de récusation, on aboutirait à la "paralysie de l'ensemble du système disciplinaire"18. Ensuite, elle s'intéresse aux arguments développés par le requérant à l'appui de ses demandes de récusation pour conclure de la manière suivante :

"Il n'a avancé à l'égard de chacun des membres récusés par lui que des motifs pratiquement identiques d'ordre général et abstrait, déduits de leur appartenance aux chambres syndicales des médecins ou de leurs prétendus liens avec celles-ci, sans faire état d'éléments concrets et particuliers qui auraient pu révéler en leur chef l'existence d'une animosité ou d'une hostilité personnelles à son égard. Une démarche aussi indéterminée ne peut passer pour fondée.

Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1."19

III • L'affaire Diennet c. France20

Comme pour l'affaire Debled, nous nous intéresserons d'abord aux faits (1) avant d'expliquer la décision de la Cour (2).

1 • Les faits21

Le docteur Diennet, médecin généraliste, était connu pour prescrire des cures d'amaigrissement à certains de ses patients et d'assurer leur suivi par l'unique biais d'une relation épistolaire. Poursuivi devant le conseil régional de l'Ordre

16 Affaire Albert et Le Compte contre Belgique ; arrêt du 10 février 1983, Série A, n° 58, § 32.

17 Affaire Debled contre Belgique ; op. cit., § 37.

18 Affaire Debled contre Belgique ; ibidem.

19 Affaire Debled contre Belgique ; op.cit., §§ 37 et 38.

20 Affaire Diennet contre France ; arrêt du 26 septembre 1995, Série A, n° 325-A.

21 Affaire Diennet contre France ; op.cit., §§ 7 à 21.

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des médecins de l'Ile-de-France, il est radié du tableau par décision du 11 mars 1984 pour violation grave des règles de déontologie professionnelle.

Ayant fait appel de la décision devant la section disciplinaire du conseil national de l'Ordre, celui-ci substitua le 30 janvier 1985 la sanction d'interdiction d'exercer la profession de médecin pendant trois ans à celle de radiation. Mais cette nouvelle décision fut annulée par le Conseil d'Etat sur recours du médecin pour irrégularité de la procédure. Le Conseil d'Etat renvoya l'affaire devant la même et unique section disciplinaire du conseil national de l'Ordre qui confirma sa première décision le 26 avril 1989.

Le docteur Diennet se pourvut alors en cassation devant le Conseil d'Etat notamment au motif que plusieurs membres de la section disciplinaire qui avaient rendu la seconde décision faisaient déjà partie du siège de la section lors de la première décision et que, dès lors, il y avait violation du principe d'impartialité garanti à l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme.

Le 29 octobre 1990, le Conseil d'Etat rejeta la requête y compris le volet consacré à l'impartialité de la section disciplinaire. Le Conseil d'Etat conteste l'application de l'article 6 § 1 de la Convention aux juridictions disciplinaires et considère par ailleurs que l'article 11 de la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif a trouvé ici sa juste application. Cette disposition prévoit que si le Conseil d'Etat

"prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d'Etat peut, soit renvoyer l'affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l'affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie."

Dans ce cas, le Conseil d'Etat a fait application de la première possibilité offerte par l'article 11, c'est-à-dire un renvoi devant la même juridiction, puisqu'il n'existe qu'une seule section disciplinaire du conseil national de l'Ordre des médecins. Il classe en outre la situation parmi celles qui autorisent la saisine d'une même juridiction composée en partie de la même manière que la juridiction qui a statué avant renvoi en raison de la nature même de cette juridiction. En effet, la section disciplinaire unique du conseil national de l'Ordre n'est composée que de huit membres effectifs et huit membres suppléants.

Le 18 avril 1991, le docteur Diennet saisit la Commission européenne notamment pour violation du droit du justiciable à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial, droit garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme. La requête est déclarée recevable par décision du 2 décembre 1992, mais la chambre plénière de la Commission conclut, dans son rapport du 5 avril 1994, à la non-violation de l'article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

2 • Argumentation et décision de la Cour européenne22

Le requérant se plaint sur le plan de l'impartialité objective de la section disciplinaire de ce que d'une part, trois juges siégeant lors de la première décision de la section siégeaient à nouveau pour la seconde décision et, d'autre part, à l'exception d'un paragraphe, le texte de la décision était identique au texte de la première décision.

La Cour ne décèle pas un élément démontrant un manque d'impartialité dans le fait qu'à peu de choses près le texte de la première et de la seconde décision sont identiques. En effet, la section disciplinaire a eu à connaître de faits et de questions de droit strictement identiques.

Quant au premier argument du requérant, le plus intéressant en ce qui nous concerne, la Cour refuse de

"voir un motif de suspicion légitime dans la circonstance que trois des sept membres de la section disciplinaire ont pris part à la première décision."23

Son raisonnement s'appuie sur la jurisprudence qu'elle a développée dans l'affaire Ringeisen contre Autriche24. Dans cette affaire, la Cour affirma qu'

"on ne saurait poser en principe général découlant du devoir d'impartialité qu'une juridiction de recours annulant une décision administrative ou judiciaire a l'obligation de renvoyer l'affaire à une autre autorité juridictionnelle ou à un organe autrement constitué de cette autorité."25

22 Affaire Diennet contre France ; op.cit., §§ 26 à 46.

23 Affaire Diennet contre France ; op.cit., § 38.

24 Affaire Ringeisen contre Autriche ; arrêt du 16 juillet 1971, Série A, n° 13.

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Elle conclut donc dans l'affaire Diennet à l'absence de violation de l'article 6 § 1 en matière d'impartialité du "tribunal" amené à statuer, justifiant le renvoi à une même juridiction composée d'un siège partiellement identique en se référant à l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987 précitée dont la ratio legis ressort de la nature particulière de la juridiction considérée, soit la section disciplinaire du conseil national de l'Ordre des médecins.

IV • Jurisprudence de la Cour en matière d’impartialité

Nous allons ici, d'une part, rappeler succinctement certains principes essentiels dégagés par l'ensemble de la jurisprudence de la Cour quant au principe d'impartialité du tribunal et, d'autre part, nous référer à l'arrêt de la Cour dans l'affaire Diennet contre France26.

Dans l'affaire Piersack contre Belgique27, la Cour a défini avec précision la notion d'impartialité. Elle distingue l'impartialité subjective qui s'intéresse à ce que la juge pense en son for intérieur et l'impartialité objective qui vise à rechercher si ce même juge offre des "garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime."

L'affaire De Cubber contre Belgique apporte un éclairage complémentaire sur cette seconde branche de la notion. En effet, la Cour y précise qu'elle

"ne saurait (...) se contenter d'une optique purement subjective ; il lui faut prendre aussi en compte des considérations de caractère fonctionnel et organique (démarche objective). En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance ; selon un adage anglais (...) "justice must not only be done : it must also be seen to be done. "28 et 29

Elle se rallie ensuite à la position de la Cour de cassation belge30 en précisant que, selon elle,

"doit se récuser tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d'impartialité. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables (...)."31

La jurisprudence française de la Cour, en l'affaire Remli nous rappelle que les règles d'impartialité et d'indépendance des tribunaux

"valent pour les jurés comme pour les magistrats, professionnels ou non (...)."32

Par analogie, on peut en déduire que ces règles valent pour tout membre du siège de ce que l'article 6 § 1 de la Convention qualifie de "tribunal", dont, notamment, l'unique conseil d'appel d'expression française de l'Ordre belge des médecins.

Quant à la charge de la preuve, l'arrêt rendu dans l'affaire Albert et Le Compte contre la Belgique, qui mettait également en cause l'impartialité des juridictions professionnelles de l'Ordre des médecins, nous offre un précieux éclairage puisqu'à cette occasion la Cour précise que

"L'impartialité personnelle des membres d'un "tribunal" doit en principe se présumer jusqu'à preuve du contraire (...)"33

Il ressort de cet arrêt que le rôle du requérant en matière de preuve est particulièrement important pour démontrer la partialité subjective du tribunal ; quant au volet objectif, il revient à la Cour d'examiner les faits de la cause et les règles de droit en vigueur afin de détecter l'existence d'éléments pouvant ébranler la légitime confiance du justiciable envers le tribunal amené à statuer.

Enfin, nous savons notamment par les arrêts rendus dans les affaires Irlande contre Royaume-Uni34 et Klass et autres35 que la Cour peut constater une violation de la Convention trouvant sa source dans une loi et prononcer de ce chef un arrêt de violation du texte fondamental.

25 Affaire Ringeisen contre Autriche ; op.cit., § 97.

26 Affaire Diennet contre France, ibidem.

27 Affaire Piersack contre Belgique ; arrêt du 1er octobre 1982, Série A, n° 53, § 30.

28 Affaire De Cubber contre Belgique ; arrêt du 26 octobre 1984, Série A, n° 86, § 26.

29 On trouvera une application récente de la plupart de ces principes dans un arrêt de 1992 rendu par la Cour en l'Affaire Sainte-Marie contre France ; arrêt du 16 décembre 1992, Série A, n° 253-A.

30 Cass. belge, 21 février 1979, Pasicrisie, 1979, I, p.750.

31 Affaire De Cubber contre Belgique ; ibidem.

32 Affaire Remli contre France ; arrêt du 23 avril 1996, à paraître dans le Recueil des arrêts et décisions 1996, § 46.

33 Affaire Albert et Le Compte contre Belgique ; arrêt du 10 février 1983, Série A, n° 58, § 32.

34 Affaire Irlande contre Royaume-Uni ; arrêt du 18 janvier 1978, Série A, n° 25, § 240.

35 Affaire Klass et autres contre RFA ; arrêt du 6 septembre 1978, Série A, n° 28, § 33.

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V • Analyse de la jurisprudence de la Cour : le retour à l’affaire Connerotte

Lorsque la Cour de cassation belge eut à se prononcer dans l'affaire Connerotte, d'aucuns - juristes, hommes politiques, hommes de la rue - s'adressèrent aux membres de la juridiction suprême pour qu'elle fasse un effort de créativité. Entendons-nous bien : il s'agissait, en raison des circonstances exceptionnelles, de réduire la portée du principe de l'impartialité du magistrat. Il s'agissait donc, vu l'atrocité des faits, de demander à la Cour de limiter le contenu et l'application d'un principe fondamental de protection des droits de l'Homme dans le cadre des poursuites judiciaires.

Doit-on parler de courage ? Ou plus simplement, doit-on se féliciter que la Cour ait mis un point d'honneur à rappeler que c'est justement dans des situations particulières qu'il faut appliquer avec toute la rigueur du droit ces règles protectrices de la personne humaine.

Dans les affaires Debled et Diennet, par deux fois, la Cour invoque la spécificité de la nature de la juridiction concernée pour considérer que le principe d'impartialité n'est pas atteint. Soit parce qu'il faut admettre que des juges puissent statuer sur une demande de récusation portant sur un des leurs, alors qu'ils sont eux-mêmes l'objet d'une telle demande sur laquelle ces mêmes collègues auront immédiatement à se prononcer. Soit parce que le siège qui a à connaître pour la seconde fois d'une affaire après renvoi est en partie composé de manière identique.

Si nous devons nous rallier à la jurisprudence de la Cour dans la première branche de l'alternative illustrée par l'affaire Diennet contre France, sauf pour nous à critiquer le mécanisme de l'opposition dont la conséquence est la saisine automatique du premier juge chargé de statuer pour se prononcer à nouveau en la même cause. Toutefois, nous pensons que la Cour ne devrait pas justifier sa position en invoquant essentiellement le prescrit de la loi, française ici. En effet, une loi peut être contraire à la Convention européenne et la Cour est compétente pour en faire le constat et rendre un arrêt concluant à une telle violation. Elle devrait se baser avant tout sur le contenu de la Convention et sur l'interprétation qu'elle en donne.

Par contre, nous serons moins enclin à suivre la Cour dans son second raisonnement, celui qu'elle a développé dans l'affaire Debled. Outre la référence systématique au droit belge au sujet de laquelle nous émettrons les mêmes réserves, il nous semble que la Cour a tôt fait d'écarter le problème de l'impartialité en soulignant que s'il fallait interdire à tous les membres du siège de participer aux délibérés consacrés aux demandes de récusation, le système disciplinaire serait paralysé.

En effet, la Cour doit ici se prononcer sur deux problèmes différents d’impartialité. D’une part, l’impartialité subjective de certains membres du conseil de l’ordre mise en doute par le requérant en raison des liens qu’ils possèdent avec notamment les chambres syndicales contre lesquelles il est publiquement intervenu. D’autre part, l’impartialité objective du conseil de l’ordre lorsqu’il se prononce sur les demandes de récusation : le siège du conseil qui rejette les demandes de récusation est composé à chaque fois de tous ses membres, non compris celui qui est directement concerné par la demande de récusation examinée, mais y compris les autres membres du siège qui font l’objet d’une demande de récusation comparable. De toute évidence, si ces autres membres visés par des demandes semblables s’étaient prononcés en faveur de la récusation lors de l’examen de la première d’entre elles, non seulement ils reconnaissaient leur propre partialité, puisque les demandes reposaient toutes sur des motifs assez semblables, mais en outre ils invitaient implicitement leurs collègues à accueillir le demande de récusation qui les concernait personnellement, pour la même raison.

Si, comme l’indique la jurisprudence de la Cour, il appartient au requérant d’amener des éléments de preuve suffisants pour démontrer une allégation de partialité subjective, ce que le docteur Debled n’aurait pas fait à suffisance aux yeux de la Cour, celle-ci semble oublier les arrêts cités supra par lesquels elle souligne le rôle qu’elle doit jouer dans l’examen des faits de la cause et les règles de droit en vigueur pour détecter l’existence d’éléments pouvant ébranler la légitime confiance du justiciable lorsque, comme en l’espèce, l’impartialité objective du “ tribunal ” est mis en doute. La motivation de l’arrêt ne laisse pas transparaître ce travail de la Cour in casu. Alors que, rappelons-le, la Cour précisait dans l'affaire De Cubber contre Belgique qu’en matière d’impartialité objective,

"(...) même les apparences peuvent revêtir de l'importance ; selon un adage anglais (...) justice must not only be done : it must also be seen to be done."

En conséquence, nous pensons pouvoir dire que la Cour n’a pas répondu adéquatement à la seconde question liée à l’impartialité du conseil de l’ordre, bien qu’il soit évident pour nous que l’impartialité objective du conseil pouvait, au regard de l’interprétation donnée à cette notion par la Cour elle-même dans sa jurisprudence antérieure, être légitimement mise en cause. On assiste donc ici à un retour en arrière de la Cour dans sa vision évolutive du contenu de la Convention et de son article 6 en particulier dans une matière, les juridictions ordinales, particulièrement délicate.

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En effet, si l'on reconnaît à certaines professions l'avantage de pouvoir organiser elles-mêmes le respect de leurs règles déontologiques par la création de juridictions ordinales, ce doit être dans les seuls buts d'assurer une meilleure application du droit et de créer une plus grande confiance du justiciable en ce système. Or, tel n’est pas le cas ici.

VI • Conclusion

En conclusion, il serait plus conforme à la notion d'impartialité objective dégagée par la jurisprudence antérieure de la Cour européenne des droits de l’Homme d'exiger de la loi qu'elle prévoie qu'en de telles circonstances le siège doit être recomposé pour statuer sur les seules demandes de récusation. Si le nombre de juges prévu par la loi s'avère en pratique insuffisant, la Cour devrait y voir une nouvelle contrariété avec les exigences d'une justice respectueuse des droits de la défense et plus précisément du droit à voir sa cause entendue par un "tribunal" impartial. Il est vrai que le droit doit se prémunir contre une récusation à caractère général qui paralyserait le fonctionnement du système judiciaire ou disciplinaire, mais, de toute évidence, une telle récusation présenterait souvent un caractère fantaisiste et la loi pourrait prévoir la possibilité pour le siège, maintenu dans sa composition d'origine, de rejeter toute demande "manifestement mal fondée" pour reprendre un vocabulaire si cher à la juridiction strasbourgeoise. Mieux encore, la loi devrait envisager qu'une telle demande soit examinée par une juridiction supérieure, telle la Cour de cassation.

A notre tour sans doute, nous demandons à une juridiction, la Cour européenne, qu'elle fasse preuve de créativité. Mais cette fois, c'est avec l'assurance que si notre très modeste voix devait être entendue, la conséquence en serait une application plus large des principes de protection des droits de l'Homme, réduisant d'autant ce qui peut passer pour un privilège réservé aux juridictions ordinales.

Il y a donc créativité et créativité : d’une part, celle demandée à la Cour de cassation belge dans l’affaire Connerotte et qui aurait abouti à l’admission d’exceptions au principe de l’impartialité des magistrats dans certaines causes particulièrement sensibles et, d’autre part, celle que nous espérons dans le chef de la Cour européenne pour une application plus rigoureuse du principe d’impartialité objective. De loin, nous préférons cette dernière.

Herbert Petzold

Je remercie M. Dive pour son exposé et j’espère que vous n’attendez pas de moi de commenter ce qu’il a dit sur les arrêts de la Cour. Je comprends bien ses critiques, mais je voudrais tout simplement dire que, comme vous le savez, dans la jurisprudence de la Cour, cette garantie du tribunal indépendant et impartial qui est l’une des garanties essentielles de l’article 6, a joué un grand rôle.

M. Dive a parfaitement bien expliqué ces deux approches que la Cour a choisies : l’approche subjective qui ne nous a jamais posé de problèmes et celle des apparences. M. Dive a mis l’accent sur cette question en effet, qui était mise en lumière dès le début, dans une affaire belge de 1971, et qui a joué un rôle considéré par certains comme exagéré. Nous avons sans doute introduit un élément qui limite un peu trop cette question en disant qu’il faut que les craintes subjectives soient objectivement justifiées. C’est peut-être dans cette direction que la Cour va.

Paul Tavernier

Je me permets de remercier également Gérard Dive qui collabore avec le CREDHO depuis plusieurs années. Il nous aide pour la bibliographie du Bulletin d’information du CREDHO, que certains d’entre-vous connaissent. Je tenais à le préciser et à le remercier chaleureusement.

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L’affaire du sang contaminé devant la Cour européenne

des droits de l’Homme

par

Gilles LEBRETON

Doyen de la Faculté des Affaires internationales du Havre

Le drame de la contamination par le virus du Sida, du fait du service public de la transfusion sanguine, de milliers d’hémophiles et de personnes hospitalisées est l’une des plus grandes tragédies de notre époque. Dévoilé par la presse en 1991, il a immédiatement provoqué un séisme juridique, en suscitant une révision constitutionnelle et le vote de plusieurs lois, ainsi que la riposte des jurisprudences pénale, civile et administrative.

La révision constitutionnelle du 27 juillet 1993 a en effet débouché sur la création de la Cour de justice de la République, compétente pour juger les ministres responsables (articles 68-1 et 68-2 de la Constitution). Une loi du 31 décembre 1991 a pour sa part mis en place un fonds de garantie, spécialement chargé d’indemniser les victimes de la transfusion, tandis qu’une loi du 4 janvier 1993 a profondément modifié les articles L 666 et suivants du Code de la santé publique, en remplaçant notamment le CNTS (Centre national de la transfusion sanguine), de sinistre mémoire, par l’Agence française du sang. Dans le cadre de l’affaire Garretta, les juridictions pénales ont quant à elles condamné à des peines de prisons les médecins responsables de la contamination, non pour crime d’empoisonnement au sens de l’article 301 de l’ancien Code pénal36, mais pour délit de tromperie sur les qualités substantielles d’un produit, sur le fondement de la loi du 1er août 190537. La première chambre civile de la Cour de cassation a de son côté retenu la responsabilité contractuelle des centres de transfusion privés, en raison de leur manquement à leur obligation de sécurité-résultat38. Enfin, le Conseil d'État, qui n’a pas voulu être en reste, a dégagé deux jurisprudences nouvelles, en retenant d’une part la responsabilité sans faute des centres publics de transfusion39, d’autre part la responsabilité de l'État pour “toute faute” commise dans ses activités de réglementation et de contrôle du service public de la transfusion sanguine40.

Tout semblait donc réglé. L’ampleur de la réaction juridique des tribunaux et de l'État français paraissait rendre inutile la saisine de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Il n’en a malheureusement rien été. L’affaire du sang contaminé a été portée devant la Cour à trois reprises en 1994, et à deux reprises en 1995, après avoir fait l’objet d’un premier arrêt en 1992. Deux problèmes juridiques ont été soulevés par ces différentes saisines : le problème du délai raisonnable des procédures juridictionnelles (I), et le problème du droit d’accès à un tribunal (II).

I • Le délai déraisonnable des procédures juridictionnelles

Aux termes de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, “toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…)”.

Or on sait qu’en France, comme dans d’autres pays, les procédures juridictionnelles manifestent une fâcheuse tendance à s’éterniser. L’affaire du sang contaminé en offre malheureusement de nouvelles illustrations. Comme l’arrêt

36 Article qui semblait pourtant applicable, dans la mesure où il caractérisait l’empoisonnement par l’intention d’empoisonner et non par l’intention de tuer. Comparer avec l’article L 221-5 du Nouveau Code pénal, entré en vigueur en 1994 (et rétroactif, étant plus doux que l’ancien article 301), qui le caractérise au contraire par l’intention de tuer.

37 Trib. corr. Paris 23/10/1992 D 1993.222 note PROTHAIS, et CA Paris 13/7/1993 D 1994.118 notePROTHAIS.

38 Cass. 1ère civ. 12/4/1995 Martial.

39 CÉ Ass. 26/5/1995 Jouan et Consorts N’Guyen AJDA 1995.508 chron. STAHL et CHAUVAUX.

40 CÉ Ass. 9/4/1993 G. AJDA 1993.344 chron. MAUGÜE ET TOUVET.

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de 199241, quatre des cinq arrêts rendus en 1994-1995 constatent en effet la violation par la France de l’exigence du délai raisonnable : il s’agit des arrêts Vallée, Karakaya, Demai, et Marlhens42.

Face à cette avalanche, l’attitude de l'État français est d’ailleurs de plus en plus conciliante. Pugnace dans l’affaire Vallée, mais néanmoins condamné à verser 200 000 francs au titre de la “satisfaction équitable”, il s’en remet en effet “à la sagesse de la Cour” dans l’affaire Karakaya, ce qui lui vaut d’être à nouveau condamné à verser 200 000 francs, puis procède au règlement amiable des affaires Demai et Marlhens en versant 200 000 francs dans le premier cas et 150 000 francs dans le second.

Mais l’intérêt majeur de ces affaires ne tient pas à cela. Il vient de cette constatation que la Commission et la Cour ne se contentent pas, pour trancher les litiges en faveur des victimes de la transfusion sanguine, d’appliquer les trois critères habituels de la durée raisonnable des procédures juridictionnelles (A), mais qu’elles prennent aussi et surtout en compte “ l’enjeu de la procédure ” (B).

A • Les trois critères habituels de la durée raisonnable des procédures juridictionnelles

Les procédures juridictionnelles ont duré deux ans et trois mois dans l’affaire Marlhens, et plus de quatre ans dans les affaires Vallée, Karakaya, et Demai. La Commission et la Cour concluent qu’elles ont excédé le délai raisonnable prévu par l’article 6 § 1, après avoir passé en revue les trois critères habituellement retenus en la matière : la complexité de l’affaire (1°), le comportement du requérant (2°), et le comportement des autorités (3°).

1 • Complexité de l’affaire

Le gouvernement français estimait, dans sa défense, que ces diverses affaires étaient complexes parce qu’il avait fallu attendre septembre 1991 pour qu’un rapport de l’IGASS (Inspection générale des affaires sanitaires et sociales) confirme la réalité de la contamination par voie transfusionnelle, et le 9 avril 1993 pour qu’un arrêt du Conseil d'État (précité note 5) précise le fondement juridique de la responsabilité de l'État. Mais la Commission et la Cour rejettent cette argumentation en soulignant que le principe de la responsabilité de l'État était déjà posé, dès décembre 1991, par un jugement du Tribunal administratif de Paris43.

Cette réponse n’est pas entièrement convaincante, car s’il est vrai que le Tribunal administratif avait préfiguré la solution du Conseil d'État en retenant la responsabilité pour faute simple de l'État, la Cour administrative d’appel de Paris avait ensuite adopté une position différente, subordonnant la responsabilité de l'État à la commission d’une faute lourde44.

Mais il est vrai que la Commission et la Cour rappellent aussi que la responsabilité de l'État français avait également été reconnue par l’arrêt de la Cour européenne du 31 mars 1992, précédent qui aurait dû inciter les juridictions françaises à plus de célérité.

2 • Comportement du requérant

Dans les affaires Vallée, Demai, et Marlhens, la Commission et la Cour constatent que le comportement des requérants est irréprochable. Bien loin de ralentir le déroulement de leurs procédures juridictionnelles, ils répondent en effet avec une rapidité exemplaire aux demandes des juges. Dans l’affaire Demai, par exemple, le requérant met trois mois à fournir les renseignements médicaux demandés par le Tribunal administratif, et seulement dix jours à déposer un mémoire en réplique au rapport de l’expert.

Dans l’affaire Karakaya, en revanche, le requérant fait preuve d’une certaine négligence, car un délai de cinq mois s’écoule entre sa requête introductive d’instance et son mémoire complémentaire. Les juges européens décident malgré tout de ne pas lui en tenir rigueur, au motif que “comme la Commission, la Cour note que de toute manière plus de trois ans et cinq mois se sont écoulés entre le dépôt de ce mémoire et la fin de la procédure” (§ 37). Le pragmatisme de cette formulation cache mal un certain embarras. En réalité, au-delà du motif invoqué, c’est très certainement “l’enjeu de la procédure” qui explique l’indulgence de la Cour.

41 CEDH 31/3/1992 X c. France série A n° 234-C.

42 CEDH 26/4/1994 Vallée série A n° 289-A, CEDH 26/8/1994 Karakaya série A n° 289-B, CEDH 28/10/1994 Demai série A n° 289-C, CEDH 24/5/1995 Marlhens série A n° 317-A.

43 TA Paris 20/12/1991. On notera au passage le flottement de la Commission, qui date le jugement au 20 décembre dans l’affaire Vallée et au 18 décembre dans l’affaire Demai.

44 CAA Paris 16/6/1992 Y AJDA 1992.678 note RICHER.

31

3 • Comportement des autorités

Dans chacune des quatre affaires, la Commission et la Cour constatent l’évidente lenteur des autorités administratives et juridictionnelles.

Le ministre compétent manifeste en effet à chaque fois une grande désinvolture à l’égard des requérants. Dans l’affaire Vallée, par exemple, il met trois mois et demi à répondre au recours gracieux, et six mois à fournir son mémoire en réponse en matière contentieuse. Ces délais sont respectivement de trois et onze mois dans l’affaire Karakaya. Et le mémoire en réponse se fait à nouveau attendre onze mois dans l’affaire Demai.

Le comportement des juridictions n’est malheureusement pas moins décevant. Dans l’affaire Vallée, par exemple, il faut quatre audiences au Tribunal administratif de Paris pour condamner enfin l'État à réparer le préjudice causé à la victime de la transfusion : la première, qui intervient au bout de deux ans d’attente, débouche sur un jugement avant dire droit demandant des documents médicaux ; la deuxième n’aboutit à rien, aucun jugement n’étant notifié au requérant ; la troisième mène à la sollicitation de l’avis du Conseil d'État, sur le fondement de l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 ; la quatrième permet enfin de conclure à la condamnation de l'État, non sans que cinq mois supplémentaires soient perdus entre l’adoption de l’avis du Conseil d'État et la date de notification du jugement du Tribunal… Trois audiences sont encore nécessaires au même Tribunal pour parvenir au même résultat dans l’affaire Karakaya45. Deux sont suffisantes dans l’affaire Demai ; hélas, cette bonne volonté naissante est gâchée par la désinvolture de l’expert, désigné au terme de la première audience, qui attend inexplicablement un an avant d’examiner la victime.

Ces trois affaires jettent en définitive le discrédit sur le caractère inquisitorial de la procédure administrative contentieuse. Comme le soulignent en effet la Commission et la Cour, la lenteur chronique du juge administratif est d’autant plus incompréhensible qu’il a théoriquement le pouvoir de diriger le procès. Or en pratique force est de constater qu’il n’utilise pas ses pouvoirs d’injonction pour presser la marche de l’instance. Son monopole de direction se retourne alors contre les victimes qu’il était supposé protéger…

L’affaire Marlhens est différente dans la mesure où la victime y fait appel devant la Cour d’appel de Paris contre la décision par laquelle la commission compétente du fonds de garantie a refusé de l’indemniser. Deux incidents retardent ici encore l’issue du procès. Un report d’audience est dû à la carence du bureau d’aide juridictionnelle, qui n’accorde l’aide demandée qu’au bout de six mois. Puis lors de l’audience, le fonds réclame et obtient une expertise qu’il aurait pu demander bien avant. La juridiction judiciaire intervenant dans cette affaire n’est donc finalement guère plus efficace que les juridictions administratives.

Au terme de leur examen des quatre affaires, la Commission et la Cour peuvent donc conclure que chacun des trois critères plaide en faveur du dépassement de la durée raisonnable des procédures juridictionnelles. Mais compte tenu de la gravité exceptionnelle du préjudice subi par les victimes de la transfusion, elles ne se contentent pas de cette constatation et mettent en avant “l’enjeu de la procédure”.

B • “L’enjeu de la procédure”

Bien qu’il soit formellement incorporé par la Cour dans le troisième critère de la durée raisonnable, c'est-à-dire dans le “comportement des autorités”, l’enjeu de la procédure est nettement considéré par les juges européens comme un quatrième critère. La Cour affirme en effet, dans les affaires Vallée et Karakaya, que “l’enjeu de la procédure litigieuse revêt une importance extrême pour le requérant, eu égard au mal incurable qui le mine et à son espérance de vie réduite” (§ 47 de l’arrêt Vallée et § 43 de l’arrêt Karakaya). Et elle en déduit sans ambages que “bref une diligence exceptionnelle s’imposait en l’occurrence” (mêmes §).

Cette déduction montre à l’évidence que l’enjeu de la procédure est même considéré comme le critère essentiel de la durée raisonnable en la matière. Cette prééminence est logique dans la mesure où, contrairement aux trois critères habituels, ce quatrième critère n’est pas technique mais idéologique. L’“enjeu” qu’il met en oeuvre n’est en effet rien moins que le respect de la dignité de la personne humaine. Certes, la Cour ne le reconnaît pas expressément, ce qu’on peut d’ailleurs déplorer. Mais la Commission est heureusement beaucoup plus claire, puisqu’elle affirme que “ par-delà les questions juridiques inhérentes à toute procédure judiciaire, il y va, en l’occurrence, du respect de la dignité humaine d’un justiciable plongé dans un désarroi d’autant plus profond qu’il s’avère sans issue ” (§ 68 de l’avis Vallée, § 58 de l’avis Karakaya et § 66 de l’avis Demai).

45 On notera au passage un nouveau flottement de la Commission, qui parle dans cette affaire d’autorité “judiciaire” pour désigner le TA de Paris.

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La prise en considération de l’enjeu de la procédure est finalement significative de la volonté de la Cour de répondre loyalement aux attentes de l’opinion publique, profondément sensibilisée par la gravité du sort des victimes du Sida. Elle ne se traduit d’ailleurs pas seulement par l’émergence d’un quatrième critère mais permet aussi, en amont, de déroger à l’article 26 de la Convention. Dans les affaires de 1994-1995 comme dans l’arrêt de 1992, elle conduit en effet à admettre la recevabilité de la saisine de la Commission, bien que les voies de recours internes n’aient pas été épuisées. On peut voir dans ce surprenant constat une victoire des aspirations de la conscience collective sur le strict respect du droit écrit.

Cette victoire, conforme aux vues du positivisme sociologique46, se renouvelle lorsqu’il s’agit de trancher le problème du droit d’accès à un tribunal.

II • Le droit d’accéder à un tribunal

Selon une jurisprudence classique, la Cour européenne estime que l’article 6 § 1 de la Convention consacre implicitement le droit d’accéder à un tribunal pour obtenir le règlement de tout litige d’ordre “civil” ou “pénal”47. Le dernier des cinq arrêts rendus en 1994-1995 à propos de l’affaire du sang contaminé, l’arrêt Bellet, concerne précisément l’étendue de ce droit48.

Un hémophile, M. Bellet, avait été contaminé en 1983 à la suite de plusieurs transfusions sanguines. Il intenta alors trois actions pour obtenir réparation. 1) En 1990, il engagea la responsabilité de l'État devant le Tribunal administratif de Paris ; mais ce dernier le débouta très logiquement de sa requête au motif que sa séropositivité s’était révélée avant la période d’inaction fautive de l'État, commençant en 1984. 2) En 1992, il saisit le fonds de garantie institué par la loi du 31 décembre 1991, dont il obtint une indemnité de 993 750 francs, qu’il accepta ; il fit donc le choix de ne pas utiliser la voie de recours spéciale ouverte par la loi, devant la Cour d’appel de Paris, pour contester l’offre du fonds. 3) Mais parallèlement à cette saisine du fonds, il engagea à partir de 1991 la responsabilité de la Fondation nationale de la transfusion sanguine devant les tribunaux judiciaires. C’est là que le problème juridique allait surgir.

En première instance, le TGI de Paris condamne en effet la FNTS à verser au requérant 1 500 000 francs de dommages-intérêts. Mais en appel, un coup de théâtre se produit : la Cour d’appel de Paris infirme le jugement au motif que l’article 47-3 de la loi de 1991 dispose que l’indemnisation du fonds vaut “réparation intégrale” du préjudice ; M. Bellet ayant accepté l’offre du fonds, sa requête est donc jugée irrecevable, faute d’intérêt à agir. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation confirme cette analyse par un arrêt du 26 janvier 1994, et précise que le droit d’accéder à un tribunal, découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, n’a pas été violé, “la victime ayant disposé de la faculté de saisir une juridiction pour voir fixer l’indemnisation de son préjudice”49.

Saisies à leur tour, la Commission et la Cour européennes concluent au contraire à la violation de ce droit, mais sur des fondements différents : la Commission avance l’idée que l’accord réalisé entre la victime et le fonds s’analyse en une “transaction” forcée violant l’article 6 § 1 (A), alors que la Cour préfère élargir les contours du droit d’accéder à un tribunal en y insérant un nouvel aspect : le droit de ne pas être trompé dans le choix d’une action juridictionnelle (B).

A • L'hypothèse de la transaction forcée

Devant la Commission, le gouvernement français défend le point de vue qu’une “transaction” est intervenue entre M. Bellet et le fonds de garantie. Il en déduit donc que l’indemnité versée par ce dernier a éteint la créance de la victime, ce qui est logique puisqu’aux termes de l’article 2044 du Code civil, la transaction est un “contrat par lequel les parties terminent une contestation”.

Cette argumentation n’est pas dénuée d’intérêt, car la jurisprudence européenne admet effectivement la conformité des transactions à la Convention, sauf lorsqu’elles sont forcées, c'est-à-dire lorsque les personnes qui les acceptent sont induites en erreur ou agissent sous la contrainte ou sous la menace50.

46 Sur cette philosophie, cf. notre ouvrage Libertés publiques et droits de l’Homme, A. Colin, 2ème éd. 1996, pp. 28 à 33.

47 CEDH 21/2/1975 Golder AFDI 1975.330, note PELLOUX.

48 CEDH 4/12/1995 Bellet série A n° 333-B.

49 Cass. 2ème civ. 26/1/1994 Bellet, RFDA 1994.572.

50 CEDH 27/2/1980 Deweer AFDI 1981.286, note PELLOUX : à propos d’une menace de fermeture d’un commerce.

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Mais dans l’affaire Bellet elle est totalement irrecevable, car ainsi que le remarque M. Conforti, dans une opinion dissidente, ni la Cour d’appel ni la Cour de cassation n’avaient justifié leur solution par l’idée qu’aurait existé une transaction.

Dès lors, il est très surprenant que la Commission ait construit tout son raisonnement sur l'hypothèse de la transaction. Ce faisant, elle est en quelque sorte “hors sujet”. Pire : elle sombre même dans l’incohérence en avouant d’emblée que l’intention du législateur français n’était pas de donner à l’indemnisation du fonds un caractère de transaction, puis en estimant néanmoins “utile d’examiner l'hypothèse” de la transaction ! À partir de là elle avance deux arguments pour juger que cette “hypothétique” transaction est forcée, et donc contraire à l’article 6 § 1: 1) elle repose sur un choix illusoire, car la victime, dont l’avenir est précaire, doit choisir entre une indemnisation immédiate ou une longue procédure juridictionnelle ; 2) elle est ambiguë, car le droit français n’est pas clair sur la possibilité de cumuler ou non l’indemnisation du fonds avec une réparation complémentaire.

Au bout du compte, il semble bien, comme le souligne M. Conforti, qu’à travers ce surprenant avis la Commission ait surtout voulu censurer l’erreur de droit interne commise par la Cour d’appel et par la Cour de cassation, et se comporter ainsi comme une “quatrième instance”. Cet inquiétant diagnostic vaut aussi pour la Cour européenne.

B • Le droit de ne pas être trompé dans le choix d’une action juridictionnelle

Devant la Cour européenne, le gouvernement français renonce sagement à brandir l’argument de la transaction. Il choisit de construire sa défense autour d’un raisonnement beaucoup plus pertinent. Le droit d’accéder à un tribunal n’a pas été violé, car M. Bellet a eu libre accès à plusieurs tribunaux : au Tribunal administratif de Paris d’une part, au TGI de Paris, à la Cour d’appel de Paris et à la Cour de cassation d’autre part. Le fait qu’il ait finalement été débouté ne change rien à ce constat, car le droit d’accéder à un tribunal n’implique évidemment que la possibilité de soumettre son litige à ce dernier, et non le droit de gagner son procès. Le gouvernement français remarque en outre que M. Bellet aurait pu également utiliser la voie de recours spéciale ouverte par la loi de 1991, s’il avait jugé insuffisante l’indemnisation proposée par le fonds.

Cette troublante argumentation n’a pas convaincu la Cour. Au lieu de raisonner globalement sur l’ensemble des recours juridictionnels ouverts, les juges européens ont limité leur examen au seul accès aux juridictions judiciaires de droit commun. C’est là, il faut bien l’avouer, un choix contestable dans la mesure où aucun effort n’a été consenti pour le justifier. Dans une opinion dissidente, M. Pettiti l’a d’ailleurs dénoncé.

Ce coup d’audace accompli, la Cour en effectue aussitôt un second en jugeant que le droit d’accéder à un tribunal a été violé dans la mesure où M. Bellet a été victime d’un “ malentendu ” au sujet de la loi du 31 décembre 1991 (§ 37 de l’arrêt). Tout portait en effet à croire que l’indemnisation proposée par le fonds de garantie n’excluait pas la possibilité d’obtenir des tribunaux, tant judiciaires qu’administratifs, une réparation complémentaire : les travaux préparatoires de la loi l’indiquaient nettement ; quant au Conseil d'État, il l’avait clairement confirmé en ce qui concerne les tribunaux administratifs51. En adoptant une interprétation contraire, la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation ont donc modifié de façon imprévisible les termes de l’alternative qui s’était offerte à M. Bellet. En acceptant la proposition d’indemnisation du fonds, l’infortunée victime de la transfusion ne pouvait pas se douter qu’elle se fermait par là même la voie de l’action en responsabilité devant les tribunaux judiciaires. C’est en cela que réside le malentendu. La violation de l’article 6 § 1 étant constatée, la Cour fixe donc la “ satisfaction équitable ” de M. Bellet à un million de francs.

Il est tentant de voir dans cet arrêt une condamnation implicite du système français de dualité de juridictions. Le malentendu relevé par la Cour provient en effet dans une large mesure de l’incapacité du Conseil d'État et de la Cour de cassation à accorder leurs violons. Rien ne permet cependant de

céder à cette tentation. La tonalité générale de l’arrêt Bellet est au contraire favorable au droit français. La Cour, malgré son rappel qu’elle “n’a pas à apprécier en soi le système français d’indemnisation”, éprouve par exemple le besoin de lui rendre un hommage remarqué, en soulignant que la loi de 1991 “démontre un remarquable esprit de solidarité” (§ 33 et 34 de l’arrêt).

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la Cour semble soucieuse, bien qu’elle s’en défende, de sanctionner l’erreur de droit interne manifestement commise par la Cour d’appel de Paris et par la Cour de cassation. Ce faisant, elle se comporte, à l’instar de la Commission, comme un quatrième degré de juridiction.

Mais le véritable intérêt de l’arrêt est ailleurs, dans l’élargissement du droit d’accéder à un tribunal52. M. Pettiti l’a d’ailleurs bien compris. En considérant qu’un malentendu peut suffire à violer ce droit, la Cour modifie l’étendue de

51 Avis CE 15/10/1993 consorts Jézéquel et Vallée RFDA, 1994, 553 concl. FRYDMAN.

52 Les prémices de cet élargissement étaient perceptibles dans l’arrêt CEDH 28/5/1985 Ashingdale série A n° 93.

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ce dernier. Elle ne le conçoit plus seulement comme la possibilité de soumettre un litige à un tribunal, mais aussi comme le droit de ne pas être trompé dans le choix d’une action juridictionnelle53.

Faut-il s’en effrayer ? Nous ne le pensons pas. L’arrêt Bellet nous semble en effet moins audacieux qu’on pourrait croire. Car l’extension qu’il consacre paraît entièrement dictée par “l’enjeu de la procédure”, et ne devrait donc pas se généraliser hors du champ des affaires de sang contaminé.

Comme le “délai raisonnable” des procédures juridictionnelles, le droit d’accéder à un tribunal fait en définitive l’objet d’un traitement spécifique lorsqu’est en cause la victime d’une contamination par voie de transfusion sanguine. À sa façon, qui n’est pas exempte d’une certaine maladresse car l’arrêt Bellet est mal rédigé, la Cour assume ainsi l’exigence de solidarité exprimée par la société à l’endroit des malades du Sida. Sa position ne peut qu’être approuvée si on estime, comme nous, que le droit doit refléter les aspirations de la conscience collective.

Herbert Petzold

Je remercie le Doyen Lebreton de son exposé. Il a soulevé le problème important de la garantie d’un procès dans un délai raisonnable dans ces affaires douteuses. Il s’agit d’une question qui nous a beaucoup préoccupé. M. Lebreton a mis l’accent sur l’enjeu du problème pour les personnes concernées par le sang contaminé.

Dans toutes ces affaires la Cour commence par constater que la question doit être jugée selon les circonstances particulières. L’affaire Bellet est un cas particulier et spécial. Je comprends parfaitement ce que vous avez dit à ce sujet, mais je suis heureux que vous soyez d’accord en ce qui concerne le résultat.

53 Et non pas, comme l’affirme imprudemment M. PETTITI, comme le droit de se tromper dans le choix d’une action juridictionnelle. Il est vrai que ce juge estime fort curieusement que l’interprétation de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation était bonne et prévisible.

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L'éloignement des étrangers

et la Convention européenne des droits de l'Homme (articles 5 et 8)

affaires Nasri, Boughanemi et Amuur

par

François JULIEN-LAFERRIERE

Professeur à la Faculté Jean Monnet à Sceaux (Université Paris-Sud),

Directeur du Centre de recherches internationales sur les droits de l'Homme (CRIDHOM)

La conformité des mesures d'éloignement des étrangers – expulsion, refoulement, reconduite à la frontière, voire extradition – à la Convention européenne des droits de l'Homme a donné lieu à un nombre important de décisions des organes de Strasbourg. Et n'oublions pas que c'est à propos de l'expulsion d'un Italien vers la Suisse que la France a été condamnée pour la première fois, en 1986, par la Cour.

Au cours des années 1994 à 1996 – période à laquelle est consacré ce séminaire – trois affaires concernant la France portent sur cette matière : d'une part, deux affaires d'expulsion, Nasri et Boughanemi ; d'autre part, une affaire de rétention à la frontière, Amuur.

Les affaires Nasri et Boughanemi soulèvent la question désormais classique de l'application de l'article 8 de la Convention, relatif au respect de la vie familiale ; mais elles sont aussi l'occasion d'une réflexion plus large sur la légiti-mité de l'expulsion de jeunes étrangers ayant vécu la plus grande partie de leur vie dans un Etat partie à la Convention. Quant à l'affaire Amuur, elle pose le problème des droits dont doivent bénéficier les étrangers retenus à la frontière – terrestre, maritime ou aérienne – en l'attente d'une décision autorisant on refusant leur entrée sur le territoire d'un Etat partie.

On étudiera successivement les circonstances et la solution des trois affaires avant de formuler quelques observations de portée générale relatives à la jurisprudence de la Cour en matière de droit des étrangers.

L'affaire Nasri (arrêt du 13 juillet 1995)

1 • Les faits

M. Nasri, né en Algérie en 1960, est arrivé en France à l'âge de quatre ans avec ses parents et ses frères et soeurs aînés. Il est le quatrième enfant d'une fratrie de dix, dont l'un est décédé et dont six ont la nationalité française. Il est sourd-muet de naissance.

Son infirmité l'a privé d'une scolarité normale et les difficultés de trouver de la place dans des établissements spécialisés ont retardé sa rééducation et l'apprentissage du langage des sourds-muets, qu'il n'a jamais correctement connu. Il ne put être pris en charge dans un Centre audiométrique médico-psychopédagogique qu'à l'âge de huit ans et fut renvoyé au bout de trois ans pour brutalités. Son éducation fut donc extrêmement chaotique, inadaptée à son état, ce qui entraîna un important retard intellectuel, une grande difficulté à communiquer – en raison de sa mauvaise maîtrise du langage des signes – et une forte agressivité qui va se traduire par la délinquance et par diverses condamnations pénales : pour vols en 1977, 1981, 1982 et 1983 ; pour viol en 1986. Cette dernière infraction lui vaut une condamnation à cinq ans de réclusion et un arrêté d'expulsion pris à son encontre par le Ministre de l'Intérieur en août 1987.

Le Tribunal administratif de Versailles annula cet arrêté au motif que le Ministre avait fait application d'une version de l'ordonnance du 2 novembre 1945 postérieure aux faits sur le fondement desquels l'expulsion avait été prononcée. Mais le Conseil d'Etat, saisi par le Ministre, a annulé ce jugement en considérant, conformément à sa

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jurisprudence constante54, que l'expulsion ne constitue pas une sanction mais une mesure de police exclusivement destinée à protéger l'ordre et la sécurité publics et que, dès lors, les dispositions de la loi modifiant l'ordonnance du 2 novembre 1945 pouvaient être appliquée dès leur entrée en vigueur, quelle que fût la date des condamnations retenues à l'encontre de l'étranger.

M. Nasri fut assigné à résidence au domicile de ses parents par arrêté du Ministre de l'Intérieur "jusqu'au moment où il [aurait] la possibilité de déférer à l'arrêté d'expulsion dont il fait l'objet". Parallèlement, il saisit la Commission européenne des droits de l'Homme, soutenant que son expulsion vers l'Algérie constituerait une violation des articles 3 et 8 de la Convention, ce que la Commission admit dans son rapport du 10 mars 1994.

Saisie par la Commission, la Cour "dit, à l'unanimité, qu'il y aurait violation de l'article 8 de la Convention si la décision d'expulser le requérant recevait exécution [et], par sept voix contre deux, qu'il n'y a pas lieu d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de l'article 3 de la Convention".

2 • L'arrêt

a • La Cour rappelle, selon une formule maintenant quasiment systématique, "qu'il incombe aux Etats contractants d'assurer l'ordre public, en particulier dans l'exercice de leur droit de contrôler, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l'entrée et le séjour des non-nationaux, et notamment d'expulser les délinquants parmi ceux-ci".

On observera cependant que les délinquants ne représentent pas nécessairement un danger pour l'ordre public et que si, comme l'estiment les juridictions françaises, l'expulsion est une mesure de police et non une sanction, l'étranger délinquant ne peut légalement être expulsé que si son comportement laisse penser qu'il est susceptible de troubler à nouveau l'ordre public dans le futur, et non simplement parce qu'il a troublé l'ordre public dans le passé55.

b • La Cour se prononce ensuite sur la violation de l'article 8 de la Convention. Elle relève que la Cour d'assises a admis les circonstances atténuantes, que M. Nasri n'était pas l'instigateur du viol et qu'il n'a pas récidivé depuis 1983.

Mais l'intérêt de l'arrêt vient de la prise en compte de l'infirmité de M. Nasri, aggravée "par un analphabétisme dû notamment à une scolarité largement déficiente". La Cour estime "que pour un individu confronté à de tels obstacles, la famille présente une importance toute particulière, non seulement comme milieu d'accueil mais aussi parce qu'elle peut l'aider à ne pas sombrer dans la délinquance". Elle ajoute que "les parents de M. Nasri sont venus s'installer en France en 1965 […] et n'ont plus quitté le pays depuis", que "six des neuf frères et soeurs de l'intéressé ont acquis la nationalité française", que "lui-même a suivi en France les quelques bribes de scolarité dont il a pu bénéficier" et qu'il "ne comprend pas l'arabe".

Par ailleurs, la Cour se prononce implicitement sur la possibilité qu'aurait M. Nasri de mener une vie familiale dans son pays d'origine. En énonçant que "sa famille [est] composée en majorité de citoyens français n'ayant eux-mêmes aucune attache avec l'Algérie", elle laisse entendre que le milieu familial ne pourrait être reconstitué dans le pays d'origine et que la vie familiale n'est donc envisageable qu'en France. Elle en conclut "que la décision d'expulser le requérant, si elle recevait exécution, ne serait pas proportionnée au but légitime poursuivi", qu'elle "méconnaîtrait le respect dû à la vie familiale et violerait donc l'article 8".

L'affaire Boughanemi (arrêt du 24 avril 1996)

1 • Les faits

Kamel Boughanemi, ressortissant tunisien né en 1960 en Tunisie, est arrivé en France à l'âge de huit ans avec ses parents. Il a toujours vécu en France où huit de ses dix frères et soeurs sont nés.

54CE, sect. 20 janv. 1988, Min. Intérieur c. Elfenzi, Rec. p. 17 ; AJDA 1988, p. 223, concl. C. VIGOUROUX ; D. 1989, somm. p. 117, obs. P. WAQUET et F. JULIEN-LAFERRIERE.- 7 nov. 1990, Harrou, AJDA 1991 p. 49, concl. R.ABRAHAM.- Dans le même sens : Cass. Crim. 01 févr. 1995, JCP 1995.II. 22463, note N. GUIMEZANES.

55 C'est ce qu'a jugé le Conseil d'Etat dans son arrêt du 21 janv. 1977, Min. Intérieur c. Dridi, Rec. p. 38, AJDA 1977 p. 133, chron. M. NAUWELAERS et L. FABIUS ; D. 1977 p. 527, note F. JULIEN-LAFERRIERE ; Gaz. Pal. 1977.1.340, concl. B. GENEVOIS : "les infractions pénales commises par un étranger ne sauraient, à elles seules, justifier légalement une mesure d'expulsion et ne dispensent en aucun cas l'autorité compétente d'examiner, d'après l'ensemble des circonstances de l'affaire, si la présence de l'intéressé sur le territoire français est de nature à constituer une menace pour l'ordre public".

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Il a versé dans la délinquance à l'entrée dans l'âge adulte et a été condamné à diverses reprises : en 1981 pour vol avec effraction, en 1983 pour coups et blessures volontaires, en 1986 pour conduite sans permis et défaut d'assurance et en 1987 pour proxénétisme aggravé.

C'est à la suite de cette dernière condamnation que le Ministre de l'Intérieur prit à son encontre un arrêté d'expulsion qui fut exécuté, malgré le recours formé par l'intéressé devant le Tribunal administratif de Lyon. M. Boughanemi revint irrégulièrement en France. Son recours contre l'arrêté d'expulsion ayant été rejeté, il saisit le Conseil d'Etat en appel – son pourvoi fut rejeté par un arrêt du 7 décembre 1992 – et adressa au Ministre une demande d'abrogation qui fut elle aussi rejetée en raison "de la nature et de la gravité croissante des faits commis par l'intéressé". Au cours de son second séjour en France, il vécut pendant un an (de décembre 1992 à décembre 1993) en concubinage avec une Française, dont il eut un enfant, né en juin 1993 et qu'il ne reconnut qu'en avril 1994, sa compagne n'ayant pas souhaité qu'il le reconnaisse plus tôt. Il n'avait aucune activité professionnelle et ne subvenait aux besoins ni de sa compagne ni de son enfant.

M. Boughanemi fut condamné, en juillet 1994, pour infraction à arrêté d'expulsion puis à nouveau expulsé vers la Tunisie. C'est alors qu'il saisit la Commission européenne des droits de l'Homme qui, dans son rapport du 10 janvier 1995, conclut à la violation de l'article 8 de la Convention.

La Commission saisit la Cour qui, dans son arrêt du 24 avril 1996, "dit, par sept voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention".

2 • L'arrêt

a • Après avoir repris la formule rituelle relative au devoir des Etats "d'assurer l'ordre public" et à leur droit "d'expulser les [étrangers] délinquants", la Cour énonce que "sa tâche consiste à déterminer si l'expulsion litigieuse a respecté un juste équilibre entre […], d'une part, le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale et, d'autre part, la protection de l'ordre public et la prévention des infractions pénales".

L'arrêt relève ensuite que "le requérant a gardé la nationalité tunisienne et n'a, semble-t-il, jamais manifesté la volonté de devenir français". Cette remarque dénote une méconnaissance de la législation et de la jurisprudence française en matière d'acquisition de la nationalité. En effet, il est très probable que, si M. Boughanemi avait fait une demande de naturalisation – seule voie qui lui était ouverte pour acquérir la nationalité française, puisqu'il n'était pas né en France et que ses parents étaient tous deux étrangers –, sa demande aurait été rejetée pour indignité, compte tenu de ses antécédents pénaux56.

b • Sur le moyen tiré de l'article 8 de la Convention, la Cour énonce tout d'abord que "les circonstances de la présente espèce diffèrent de celles des affaires Moustaquim c. Belgique57, Beldjoudi c. France58 et Nasri c. France59, toutes relatives à l'expulsion de délinquants étrangers condamnés où la Cour a conclu à la violation de l'article 8". Il est regrettable que la Cour n'explicite pas en quoi l'affaire Boughanemi diffère des affaires Moustaquim, Beldjoudi et Nasri, alors pourtant que cette appréciation détermine la solution de son arrêt60.

Au fond, la Cour indique qu'elle "accorde une importance particulière au fait que l'expulsion de M. Boughanemi a été décidée à la suite de la condamnation de celui-ci à un total de presque quatre années d'emprisonnement ferme dont trois pour proxénétisme aggravé" et que "la gravité de cette dernière infraction et les antécédents de l'intéressé pèsent lourd dans la balance"61. Elle retient en outre qu'il "est vraisemblable, comme le gouvernement le relève, qu'il a conservé avec la Tunisie des liens autres que la seule nationalité, [que], devant la Commission, il n'a pas prétendu ignorer l'arabe, ni avoir coupé tous les liens avec son pays natal, ni ne pas y être retourné avant son expulsion". En

56 Dans l'affaire Nasri, la Cour ne fait pas mention de l'absence de manifestation de la volonté, par l'intéressé, de devenir français. On observera que, dans ce cas aussi, la naturalisation était peu vraisemblable, non seulement en raison du passé pénal de l'intéressé, mais aussi du fait de sa surdi-mutité, le Conseil d'Etat ayant jugé que le Gouvernement pouvait à bon droit refuser la réintégration dans la nationalité française – laquelle obéit aux mêmes conditions que la naturalisation – d'une personne atteinte de cécité (CE 18 janv. 1993, Min. de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale c. Mlle Arab, Rec. p. 14 ; AJDA 1993 p. 314, obs. F. JULIEN-LAFERRIERE.

57 Arrêt du 18 février 1991, série A n° 193.

58 Arrêt du 23 mars 1992, série A n° 534-A.

59 Arrêt du 13 juillet 1995, série A n° 320-B.

60 La formule lapidaire employée par l'arrêt semble, en outre, quelque peu contradictoire avec l'art. 51-1 de la Convention aux termes duquel "l'arrêt de la Cour est motivé".

61 A titre de comparaison, on signalera que M. Nasri avait été condamné à un total de neuf ans d'emprisonnement, dont cinq ans fermes, et que la peine prononcée pour le crime de viol était de cinq ans, dont deux avec sursis.

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conséquence, elle "n'estime pas que l'expulsion du requérant était disproportionnée aux buts légitimes poursuivis" et qu'il "n'y a pas eu violation de l'article 8".

On se bornera à observer, pour le moment, que cette motivation – qui repose en grande partie sur des "vraisemblances" – illustre l'adage actori incumbit probatio. Si M. Boughanemi entendait se prévaloir de l'impossibilité de mener une vie familiale en Tunisie ou de l'absence de tout lien avec son pays d'origine, il lui appartenait de l'établir. A défaut d'éléments probants en ce sens, la Cour a donc ajouté foi à l'argumentation du gouvernement, puisque celle-ci n'était pas démentie.

L'affaire Amuur (arrêt du 25 juin 1996)

1 • Les faits

Les consorts Amuur – quatre membres d'une famille somalienne – arrivèrent à l'aéroport d'Orly, en même temps que quatorze autres compatriotes, par un vol en provenance de Syrie, où ils avaient séjourné pendant deux mois après avoir transité par le Kenya. L'entrée en France leur ayant été refusée au motif que leurs passeports étaient falsifiés, ils furent consignés à l'hôtel Arcade, dont une partie était louée par le Ministre de l'Intérieur afin d'y retenir les étrangers non admis sur le territoire en attendant qu'ils soient en mesure de partir vers leur pays de provenance ou vers un pays tiers, ainsi que les demandeurs d'asile pendant l'examen de leur demande.

Ayant invoqué les risques qu'ils couraient dans leur pays à la suite du renversement du président Barre, ils demandèrent l'asile et furent maintenus en rétention à l'hôtel Arcade. Ce n'est que le 24 mars – soit quinze jours après leur arrivée – qu'ils purent bénéficier de l'assistance d'une association humanitaire, la CIMADE, qui les mit en contact avec un avocat. Celui-ci adressa, le 25 mars, à l'OFPRA une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié, qui fut rejetée le 31 mars au motif qu'ils n'avaient pas obtenu d'autorisation provisoire de séjour en France. Il saisit également, le 26 mars, le juge des référés du TGI de Créteil d'une demande tendant à ce qu'il soit mis fin à la voie de fait que constituait, selon eux, leur maintien à l'hôtel Arcade. Il saisit enfin, le 27 mars, la Commission européenne des droits de l'Homme, dont le président indiqua, le jour même, qu'il était souhaitable que les requérants ne soient pas renvoyés en Syrie.

Avant que le juge se soit prononcé et passant outre à l'invitation du président de la Commission, le Ministre de l'Intérieur, par décision du 29 mars, refusa l'entrée du territoire français aux consorts Amuur et les renvoya en Syrie. Ce n'est que deux jours plus tard que le juge des référés, constata "que la rétention actuellement exercée par le Ministre de l'Intérieur […] n'est prévue par aucun texte de loi" et que, "en l'état des textes applicables en France […], aucune réten-tion ne peut être exercée par l'autorité administrative hors les cas prévus par l'ordonnance de 1945 dans son article 35 bis, lequel la soumet au demeurant au contrôle du juge judiciaire". En conséquence, le juge considéra "qu'il y a privation arbitraire de liberté pour les demandeurs", qu'il existe [donc] une voie de fait qu'il appartient au juge des référés de faire cesser" et fit "injonction au Ministre de l'Intérieur de remettre en liberté les demandeurs". Cette injonction n'avait plus d'objet, les intéressés ayant quitté l'hôtel Arcade deux jours avant le prononcé de l'ordonnance.

Dans son rapport du 10 janvier 1995, la Commission européenne des droits de l'Homme conclut, par seize voix contre dix, à l'inapplicabilité de l'article 5 de la Convention. Elle saisit alors la Cour qui, par son arrêt du 25 juin 1996, "dit que l'article 5 § 1 de la Convention s'applique en l'espèce et a été violé".

2 • L'arrêt

a • La Cour estime, en premier lieu, que le maintien des requérants à l'hôtel Arcade a constitué une privation de liberté et rejette l'argument du gouvernement – retenue par la Commission – selon lequel, "si la zone de transit est fermée vers la France, elle reste ouverte vers l'extérieur, de sorte que les requérants auraient pu repartir de leur propre chef en Syrie où leur sécurité était garantie, compte tenu des assurances que les autorités syriennes avaient données au gouvernement français".

Pour la Cour, "la simple possibilité pour des demandeurs d'asile de quitter volontairement le pays où ils entendent se réfugier ne saurait exclure une atteinte à la liberté", d'abord parce que "le droit de quitter tout pays y compris le sien [est] garanti par le Protocole n° 4 à la Convention" et ensuite parce que la possibilité de quitter volontairement la zone de transit "revêt un caractère théorique si aucun autre pays offrant une protection comparable à celle escomptée dans le pays où l'asile est sollicité n'est disposé ou prêt à accueillir [les demandeurs d'asile]". Cette remarque, qui est la bienvenue contredit celle du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 25 février 199262,

62 Décision n° 92-307 DC, AJDA 1992 p. 656, chron. F. JULIEN-LAFERRIERE ; RFDA 1992 p. 187, note B. GENEVOIS ; JDI 1992 p. 677, note D. LOCHAK.

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s'était fondé sur la possibilité de "quitter à tout moment la zone de transit pour toute destination située hors de France" pour estimer que "le maintien en zone de transit […] n'entraîne pas à

l'encontre de l'intéressé" un degré de contrainte sur sa personne comparable à celui qui résulterait de son placement dans un centre de rétention en application de l'article 35 bis de l'ordonnance [du 2 novembre 1945]".

Puis la Cour, analysant les circonstances de l'espèce, relève que "le renvoi des intéressés en Syrie ne fut possible […] qu'à la suite de négociations entre les autorités françaises et syriennes" et que "les assurances de ces dernières étaient tributaires des aléas des relations diplomatiques, eu égard au fait que la Syrie n'était pas liée par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés". Le gouvernement français ne pouvait donc pas valablement reprocher a posteriori aux consorts Amuur de ne pas être retournés spontanément en Syrie.

b • Quant à l'incompatibilité de cette privation de liberté avec l'article 5 § 1 de la Convention, elle tient essentiellement aux considérations suivantes : "les intéressés se trouvèrent du 9 au 29 mars 1992 dans la situation des demandeurs d'asile dont la demande n'avait pas encore été examinée" ; cette situation n'était alors régie que par "le décret du 27 mai 1982 [qui] ne porte pas sur le maintien d'étrangers dans la zone internationale" mais sur l'autorité compétente pour refuser l'entrée du territoire français à un demandeur d'asile, et par "la circulaire, d'ailleurs non publiée, du 26 juin 1990 – seul texte visant spécifiquement au moment des faits le maintien d'étrangers dans la zone de transit – [qui] ne permettait [pas] au juge judiciaire de contrôler les conditions du séjour des étrangers ni, au besoin, d'imposer à l'administration une limite à la durée du maintien litigieux et ne prévoyait [aucun] accompagnement juridique, humanitaire et social ni ne fixait les modalités d'accès à une telle assistance". Aussi, pour la Cour, aucun de ces textes ne constituait "une loi […] au sens de la jurisprudence de la Cour", c'est-à-dire offrant "une protection adéquate et la sécurité juridique nécessaire pour prévenir les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention".

En conséquence, "le système juridique français en vigueur à l'époque et tel qu'il a été appliqué dans la présente affaire n'a pas garanti de manière suffisante le droit des requérants à leur liberté. Partant, il y a eu violation de l'article 5 § 1".

Observations sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme en matière de droit des étrangers

1 • La Cour et les demandeurs d'asile

a • L'affaire Amuur n'est pas la première dont la Cour ait été appelée à connaître à propos du traitement réservé par les Etats membres à des demandeurs d'asile. Elle avait déjà eu l'occasion de se prononcer sur des mesures d'éloigne-ment de demandeurs d'asile dans les affaires Vilvarajah c. Royaume-Uni63, d'une part, et Vijayanathan et Pusparajah c. France64, d'autre part. Dans les deux cas, elle avait été saisie pour violation de l'article 3 de la Convention, les requérants – demandeurs d'asile déboutés – estimant que leur renvoi vers leur pays d'origine les exposait à des risques assimilables à des traitements inhumains et dégradants. En revanche, l'affaire Amuur la conduit, pour la première fois, à examiner si la rétention des demandeurs d'asile à la frontière est constitutive d'une privation de liberté contraire aux prescriptions de l'article 5.

C'est à la lumière de principes qui ne sont pas spécifiques au droit d'asile que la Cour doit statuer, ni la Convention ni ses Protocoles ne contenant aucune stipulation propre à la matière. C'est fort regrettable. Car il est certain que la situation des demandeurs d'asile présente une particularité dont il y a lieu de tenir compte pour apprécier si les Etats européens, lors de l'examen de leurs demandes, respectent les droits fondamentaux de la personne humaine.

Ces droits fondamentaux, pour le demandeur d'asile, consistent d'abord à pouvoir présenter sa demande à une autorité compétente susceptible de l'examiner au fond, c'est-à-dire d'apprécier s'il a besoin d'une protection contre les risques qu'il déclare courir dans son pays. Ils comprennent également la garantie d'avoir accès à la procédure de détermination de la qualité de réfugié, au sens de l'article 1er de la Convention de Genève de 195165.

63 Arrêt du 30 octobre 1991, série A n° 215

64 Arrêt du 27 août 1992, série A n° 241-B.

65 Selon cet article, "le terme réfugié s'appliquera à […] toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". Cette stipulation implique, par sa rédaction même – " le terme réfugié s'appliquera à toute personne qui…" – que les Etats parties examinent effectivement si l'étranger qui revendique la qualité de réfugié répond à la définition, donc étudient sa demande au fond.

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b • Le droit d'asile n'étant pas de ceux que la Convention reconnaît, ni le droit d'entrer sur le territoire d'un Etat partie pour y demander l'asile, ni le droit à un examen au fond de la demande d'asile, ni le droit d'accéder à la procédure de reconnaissance de la qualité de réfugié ne sont garantis. En conséquence, leur violation n'est pas censurée. Il y a là une lacune dans le système de Strasbourg, d'autant plus grave que les atteintes au droit d'asile sont de plus en plus fréquentes, notamment depuis l'adoption des Conventions de Dublin66 et de Schengen67, les Etats européens ayant tendance à renvoyer vers les Etats tiers les demandeurs d'asile n'arrivant pas directement de leur pays d'origine68, sans examiner le bien-fondé de leur demande.

Il semble actuellement nécessaire, compte tenu du caractère fondamental du droit d'asile comme droit de l'Homme et du nombre élevé des demandes d'asile, que le système de la Convention soit complété par un Protocole relatif à l'asile. Une proposition en ce sens a été adoptée, en mai 1988, par les organisations non-gouvernementales ayant le statut d'observateur auprès du Conseil de l'Europe. Il ne faudrait pas en rester à ce stade embryonnaire de la procédure.

c • Dans l'arrêt Amuur, la Cour décrit longuement le régime de la zone d'attente issu de la loi du 16 juillet 1992 – et, par conséquent, postérieur aux faits – et semble considérer qu'il respecte les exigences de l'article 5 de la Convention, notamment en relevant que le décret du 2 mai 199569, pris pour l'application de la loi de 1992, "accorde au délégué du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ou ses représentants ainsi qu'aux associations humanitaires un accès permanent à cette zone.

Or ce décret soumet l'accès des associations à des conditions particulièrement strictes : cet accès ne peut avoir lieu qu'entre 8h et 20h, chaque association ne peut avoir accès à une même zone d'attente qu'une fois par trimestre, le nombre de représentants par association est limité à cinq. Enfin, un arrêté du Ministre de l'Intérieur du 7 décembre 1995 n'a donné l'habilitation à accéder aux zones d'attente qu'à cinq associations70. L'accès à la zone d'attente est donc loin d'être permanent.

Ce décalage entre l'énonciation de l'arrêt, d'une part, et le contenu des textes applicables, d'autre part, pose le problème de la connaissance qu'a la Cour de la législation et de la réglementation des Etats attraits devant elle. Il semble, en l'espèce, que la présentation faite à la Cour du décret du 2 mai 1995 n'ait pas correspondu à la réalité. Certes, il n'en est résulté aucune conséquence directe pour les requérants, mais on peut se demander comment l'information de la Cour pourrait être améliorée pour éviter qu'elle ne soit induite en erreur.

2 - S'agissant de l'application de l'article 8 de la Convention aux mesures d'éloignement des étrangers établis sur le territoire des Etats membres du Conseil de l'Europe, les affaires Nasri et Boughanemi appellent deux remarques.

a • L'article 8 ne garantit pas le seul droit au respect de la vie familiale, mais également le droit au respect de la vie privée. Or la Cour ne se place pas sur le terrain de ce dernier droit, cantonnant son examen au premier. C'est certainement une interprétation restrictive de la portée de l'article 8, sur laquelle il conviendrait de revenir71.

66 Convention du 15 juin 1990 relative à la détermination de l'Etat responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres des Communautés européennes. Cette convention n'est pas encore en vigueur, l'ensemble des Etats signataires ne l'ayant pas ratifiée.

67 Convention du 19 juin 1990 d'application de l'Accord de Schengen du 14 juin 1985, relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes. Cette convention est entrée en vigueur le 25 mars 1995 entre l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. L'Italie devrait la mettre en vigueur le 1er janvier 1997.

68 C'est la théorie dite du "pays tiers d'accueil", selon laquelle le demandeur d'asile doit présenter sa demande au premier pays par lequel il est passé depuis son pays d'origine et qui est susceptible de lui accorder une protection contre le refoulement vers ce pays. Cette théorie est illustrée par la Résolution des ministres des Etats membres des Communautés européennes responsables de l'immigration réunis à Londres les 30 nov. et 1er déc. 1992 (non publiée) et par les "accords de réadmission" conclus par les Etats d'Europe occidentale avec les Etats d'Europe centrale et orientale.

69 Décret n° 95-507 du 2 mai 1995, JO 4 mai.

70 JO 15 déc. 1995. Les associations habilitées sont : la Croix-Rouge française, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), Amnesty international-section française, la Cimade et France terre d'asile.

71 Dans son opinion dissidente sur l'arrêt Nasri, M. MORENILLA déclare que "la démarche de la Cour, qui a qualifié juridiquement l'expulsion de M. Nasri d'ingérence dans sa vie familiale plutôt que dans sa vie privée, est trop formelle". Et, dans son opinion concordante sur le même arrêt, M. WILDHABER estime que cette "façon de voir de la Cour […] est quelque peu artificielle". La façon de voir de la Cour, qui se fonde uniquement sur le droit au respect de la vie familiale, est quelque peu artificielle car il y manque la composante du respect de la vie privée.

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L'étranger, comme toute autre personne, a une vie privée qui peut se concevoir comme "l'ensemble du tissu social qui a de l'importance pour l'étranger expulsé et dont la famille n'est qu'une partie"72. Aussi, quand est invoquée une violation de l'article 8, la Cour ne devrait pas seulement se demander si l'étranger expulsé a la possibilité de mener une vie familiale dans son pays d'origine ou, le cas échéant, dans le pays de renvoi – c'est-à-dire si certains membres de sa famille y vivent encore –, mais également s'il pourra, dans ce pays, reconstituer un "tissu social", s'il est susceptible de s'y réinsérer.

Ce qui devrait conduire la Cour à rechercher, entre autres éléments, si l'intéressé a une connaissance suffisante de la langue de ce pays, si le mode de vie n'y est pas différent de celui du pays dans lequel il a jusqu'alors vécu au point qu'il ne pourrait s'y adapter, s'il ne risque pas d'y faire l'objet de discrimination du fait qu'il a vécu à l'étranger, s'il y aura accès au marché du travail, etc.

Certes, les requérants et leurs conseils ont, semble-t-il, plus tendance à se réclamer du respect de la vie familiale que du respect de la vie privée. Mais on peut penser que, s'il en est ainsi, c'est en partie parce que la Cour n'a guère paru encline, jusqu'à présent, à retenir la seconde notion. De plus, n'appartiendrait-il pas à la Cour, chaque fois qu'est invoqué l'article 8, de ne pas se borner à répondre à la seule argumentation tirée de cet article – et qui peut être fragmentaire –, mais de vérifier la conformité de la mesure dont elle est saisie à l'ensemble de l'article 8, donc à la vie privée ?

b • Au-delà de cette considération tirée de la vie privée, la question de la violation de l'article 8 se pose dans des termes spécifiques quand l'étranger qui fait l'objet d'une décision d'éloignement du territoire est né dans le pays dont il est éloigné ou y a vécu la plus grande partie de sa vie. Ce qui est le cas des "immigrés de la seconde génération" – voire, maintenant, de la troisième – et de ceux qui sont arrivés pendant leur jeunesse dans un pays européen, avec leurs parents, et qui y ont toujours vécu depuis lors.

Dans des situations de ce type, le lien avec le pays d'origine est extrêmement ténu ; souvent même, il est inexistant puisque limité au seul lien de la nationalité qui n'a plus alors qu'un caractère purement juridique. Ne devrait-on pas, alors, considérer que l'expulsion constitue en elle-même une atteinte à la vie privée et familiale qu'aucun des objectifs énumérés à l'article 8 § 2 de la Convention n'est susceptible de justifier, car il y aurait toujours disproportion entre la gravité de l'atteinte et le but poursuivi73 ?

Comme le déclarait le juge Morenilla dans son opinion partiellement dissidente sur l'arrêt Nasri, "la mesure d'expulsion de ces “non-ressortissants” dangereux peut s'avérer expéditive pour l'Etat qui se débarrasse ainsi de per-sonnes considérées “indésirables”, mais elle se révèle cruelle et inhumaine et clairement discriminatoire à l'égard des “ressortissants” qui se trouvent dans des circonstances pareilles". Et M. Morenilla ajoutait : "L'Etat qui, pour des raisons de convenance, accueille les travailleurs immigrés et autorise leur résidence devient responsable de l'éducation et de la socialisation des enfants de ces immigrés tout comme il l'est des enfants de ses “citoyens”. En cas d'échec de cette socialisation, dont les comportements marginaux ou délictuels sont la conséquence, cet Etat est aussi tenu d'assurer leur réintégration sociale au lieu de les renvoyer dans leur pays d'origine qui n'a aucune responsabilité pour ces comportements et où les possibilités de réhabilitation dans un milieu social étranger s'avèrent illusoires".

Cette réflexion est particulièrement intéressante en ce qu'elle porte, notamment, sur la responsabilité respective des Etats d'accueil et d'origine et ne se borne pas – comme on le fait d'ordinaire – à appréhender le problème sous le seul angle des préoccupations de police et d'ordre public.

c • On peut même aller plus loin, dans la même optique, en dissociant les pures considérations de droit – qui semblent inadaptées à un traitement efficace et équitable de la question – des considérations de fait qui, pour apprécier s'il y a atteinte à la vie privée ou familiale, voire s'il y a discrimination, paraissent plus adéquates.

Expulser un étranger74 du pays dans lequel il est né ou a vécu la plus grande partie de sa vie ne revient-il pas, en pratique, à l'expulser de son propre pays, dès lors qu'il n'a plus d'attache – ou, du moins, plus d'attache directe – avec le pays dont il a la nationalité et qu'on appelle son "pays d'origine" mais qui l'est, en réalité, de moins en moins ? Le pays

72 Opinion concordante de M. WILDHABER sur l'arrêt Nasri.

73 Ainsi, dans son opinion concordante sur l'arrêt Beldjoudi (précité, note 5), M. MARTENS souhaitait que la Cour retienne l'atteinte à la vie privée "quand est concerné un étranger installé de longue date, en particulier un étranger né dans le pays auteur de la mesure d'éloignement".

74 Au demeurant, le droit de la nationalité étant un droit étatique, ce sont les Etats qui "fabriquent" les étrangers puisque sont telles les personnes auxquelles il n'estime pas opportun d'attribuer sa nationalité. Ainsi s'explique le décalage qui peut exister entre la situation juridique des individus nés sur le territoire d'un Etat qui n'est pas celui dont ses parents sont originaires, et leur situation de fait, qui en fait des membres de la communauté de cet Etat.

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de "l'immigré de la seconde génération" est-il davantage celui dont ses parents sont originaires ou celui qui a accueilli ses parents, où il est né, a vécu, a été scolarisé et même, le cas échéant, a travaillé ?

Aux termes de l'article 12 § 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, "nul ne peut être arbitrairement privé du droit d'entrer dans son propre pays". L'expulsion d'un "immigré de la seconde génération" ne peut-elle pas être considérée comme une mesure privant arbitrairement l'intéressé du droit de rentrer dans son propre pays ? On observe, en effet, que l'article 12 du Pacte emploie l'expression "son propre pays" et non "le pays dont il a la nationalité"75. Il peut donc s'interpréter comme ayant entendu tenir compte, non du lien juridique de nationalité, mais du lien effectif existant entre l'individu et l'Etat76.

Ces réflexions ont pour seule ambition d'alimenter le débat sur une question délicate, tant juridiquement qu'humainement, et à laquelle la législation interne des Etats et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg apportent actuellement des réponses qui ne sont guère satisfaisantes, ni pour les Etats, ni pour les étrangers. Les premiers – dont la politique officielle est l'intégration des étrangers

résidant régulièrement sur leur territoire et la fermeture des frontière aux nouveaux immigrants – n'ont pas les moyens de cette politique et, tout en précarisant la situation des étrangers qu'ils prétendent intégrer, laissent entrer certains de ceux qu'ils déclarent ne pas souhaiter. Les étrangers, quant à eux, sont souvent tiraillés entre deux cultures, entre deux patries ; ils n'appartiennent, finalement, ni à l'une ni à l'autre et ils sont – ou, du moins ont le sentiment d'être – rejetés par l'une et par l'autre.

Il semble que le problème appelle un traitement plus concret et plus humain, une meilleure conciliation entre les impératifs de l'ordre public et ceux des droits de l'Homme, qui ne peut être réalisée qu'en tenant d'abord compte des seconds et seulement à titre subsidiaire des seconds – car si le respect des droits de l'Homme est une fin en soi, le respect de l'ordre public n'est qu'un moyen au service de cette fin. Dans cette perspective, le système de la Convention européenne des droits de l'Homme est un instrument privilégié. Le souci qui nous a dicté ici est seulement de faire que cet instrument soit le plus efficace possible.

75 Il fait de même dans son paragraphe 2 en énonçant que "toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien". Là encore, il n'est pas question du lien de la nationalité.

76 C'est encore le point de vue du juge MORENILLA qui, dans son opinion partiellement dissidente sur l'arrêt Nasri, estimait, à propos des "immigrés intégrés", que "selon les termes de l'article 12 § 4 du Pacte […], leur “propre pays” est celui où ils sont nés ou dans lequel ils ont grandi et qui est le leur malgré les difficultés d'adaptation inhérentes à une origine étrangère ou à l'appartenance à une culture familiale différente", et qui concluait : "En tout cas, des considérations d'ordre légal ou l'invocation traditionnelle de la souveraineté de l'Etat ne peuvent aujourd'hui servir de base à un tel traitement". C'est également la thèse que nous avions nous-même défendue, le 3 avril 1994, lors du colloque "Familia e inmigración" (Famille et immigration), organisé à Madrid par l'Université Pontificia Comillas et le Ministère espagnol des Affaires sociales (actes publiés en 1995).

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Séance de l’après-midi

Sous la présidence de M. Raymond GOY Professeur à de l’Université de Rouen

Raymond Goy

Je remercie mon ami Paul Tavernier de m’avoir demandé de venir ici, non pas certes parce que mon rôle me dispenserait de contribuer par un rapport, mais bien parce que je mesure là toute son amitié et sa confiance. M. Akandji-Kombé, maître de conférences à l’Université de Caen, va présenter l’affaire Piermont et je dis ici toute la joie qu’a un professeur qui a enseigné à Caen et à Rouen, de retrouver cette amitié à travers un auditoire en partie caennais. Je vous remercie Paul Tavernier pour ces contacts que vous contribuez à recréer entre nos Facultés de Haute-Normandie.

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L’arrêt “Dorothée Piermont c. France”.

L’application de la CEDH dans les TOM et à l’égard des ressortissants communautaires

par

Jean-François AKANDJI-KOMBE

Maître de Conférences à l'Université de Caen

Centre de recherche sur les Droits fondamentaux

C’est un curieux destin que celui de l’arrêt Piermont77. Rendu le 27 avril 1995 sans fanfare par une simple chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme, d’ailleurs profondément divisée78, il n’en apporte pas moins une des plus importantes contributions au développement du droit de la CEDH.

Il faut dire que, dans cette affaire, même les faits sortent de l'ordinaire. Mme Dorothée Piermont, de nationalité allemande et parlementaire européen, militante écologiste et pacifiste, avait été conviée par un groupe politique indépendantiste polynésien et par des élus locaux néo-calédoniens, dont le Président du Front de libération nationale Kanak socialiste, pour un séjour dans ces territoires fin février / début mars 1986. Son séjour en Polynésie, du 24 février au 3 mars, devait coïncider avec la campagne électorale pour les élections législatives nationale et territoriale. Invitée dès son arrivée par les autorités de police à observer une certaine réserve en ce qui concerne les affaires intérieures françaises, Mme Piermont participa néanmoins à un “meeting” ainsi qu'à une marche indépendantiste et anti-nucléaire au cours de laquelle elle prononça un discours virulent dénonçant notamment “l'ingérence” française dans les affaires polynésiennes et les essais nucléaires à Mururoa. Suite à cela, le Haut-Commissaire prit, le 2 mars, un arrêté prononçant son expulsion, assorti de l'interdiction de toute nouvelle entrée sur le territoire. Cet arrêté fut notifié à l'intéressée le lendemain, alors qu'elle était dans l'avion à destination de la Nouvelle-Calédonie. A l'aéroport de Nouméa, Mme Piermont devait avoir de nouveaux démêlés avec la police. Elle fut interpelée par un agent, alors qu'elle avait déjà subi le contrôle de la police de l'air et des frontières, et fut retenue à l'aéroport. C’est là que lui fut notifié, quelques heures plus tard, l'arrêté du Haut-Commissaire de la République lui interdisant l'entrée sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Mme Piermont fut par conséquent embarquée dans le premier avion venu, en partance pour Tokyo.

Il s'en est suivi une série de recours. Le tribunal administratif de Papeete fut saisi le 15 avril 1986 par Mme Piermont aux fins de prononcer, d'une part, un sursis à l'exécution et, d'autre part, l'annulation de l'arrêté du Haut-Commissaire de la République de Polynésie. Il repoussa la première requête le 8 juillet 1986, mais annula l'arrêté litigieux par décision du 23 décembre 1986. Pour sa part, le Tribunal administratif de Nouméa, dans un jugement daté du 24 décembre 1986, fit droit à la demande d'annulation formulée par Mme Piermont contre l'arrêté d'expulsion de Nouvelle-Calédonie. Ces deux décisions furent toutefois annulées par le Conseil d'Etat, par deux arrêts rendus le 12 mai 198979, dans lesquels la Haute juridiction administrative juge notamment que les mesures attaquées ne portent atteinte à aucune des dispositions de la Convention ou du Protocole n° 4 invoquées par Mme Piermont.

C'est dans ces conditions que la Commission fut saisie par cette dernière de deux requêtes les 6 et 8 novembre 198980 dont elle ordonna la jonction. Elle rendit son avis le 20 janvier 199481 et déféra l'affaire à la Cour le 11 mars 1994, lui demandant de statuer sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat français à

77 Cf spécialement les observations de J.-F. FLAUSS, RTDH, 1996, p. 364 et s. Il est par ailleurs rendu compte de cet arrêt dans différentes chroniques : G. COHEN-JONATHAN : “De la Commission à la Cour EDH”, RTDE, 1995, p. 723 et s. ; V. COUSSIRAT-COUSTERE : “La jurisprudence de la Cour EDH en 1995”, AFDI, 1995, p. 485 et s. ; J.-F. FLAUSS : “actualité de la CEDH”, AJDA, 1995, p. 719 et s. ; F. SUDRE et alii : “Chronique de la jurisprudence de la Cour EDH”, RUDH, vol. 8, 1996, n° 1-3, p. 1 et s. Voir aussi V. BERGER, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 5e éd., 1996, p. 120-124.

78 La décision sur le respect de l’article 10 de la CEDH a été acquise à la majorité d’une voix. Voir l’opinion partiellement dissidente des juges RYSSDAL, MATSCHER, Sir JOHN FREELAND et JUNGWIERT, annexée à l’arrêt et qui révèle de sérieuses divergences avec la Cour.

79 AJDA, 1989, p. 711 et s, note de X. PRETOT.

80 Req. n° 15773 et 15774/89.

81 Rapport de la même date. Cf. aussi J.-F. FLAUSS : Chronique de la CEDH, AJDA, 1994, p. 511 et s.

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ses obligations au titre de l'article 2 du Protocole n° 4 ainsi que des articles 10 et 14 de la CEDH. La Cour va conclure, comme la Commission avant elle, d’un côté à l’absence violation de l’article 2 du Protocole n° 4, et de l’autre à la violation de l’article 10.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a dû résoudre, eu égard aux moyens présentés devant elle, des problèmes juridiques ardus qui justifient à eux seuls l’intérêt porté à cette affaire. Il s’agissait en particulier de savoir, d’une part, si et dans quelle mesure la condition juridique particulière de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie peut justifier une application différenciée de la Convention et de ses Protocoles et, d’autre part, si l’obligation de réserve politique à laquelle sont assujettis les étrangers s’impose aussi aux ressortissants communautaires, députés européens de surcroît.

On ne saurait assez souligner le caractère inédit, tout au moins au regard de la jurisprudence de la Cour, des problèmes ainsi soulevés. Leur solution passait par une interprétation de diverses dispositions plus ou moins “oubliées” de la Convention et du Protocole n° 4. Il en va ainsi en particulier de celles figurant à l'article 16 de la Convention82 ainsi qu’à l'article 2 dudit Protocole83, ces articles n’ayant, semble-t-il, guère été invoqués auparavant devant la Cour. Quant à l'article 6384, il n'a été mis en jeu que rarement jusqu’alors et, dans tous les cas, l'interprétation qu'en ont livré les organes de la CEDH laissait subsister de larges zones d'ombres susceptibles d’être éclairées à l'occasion de la présente affaire.

L’arrêt est à la mesure des promesses juridiques de l’affaire. La Cour reprend, en les amplifiant parfois, les solutions novatrices adoptées par la Commission dans son rapport et qui vont dans le sens d’une harmonisation, à partir du plus haut standard, du régime d’application territoriale de la Convention, et dans celui d’une confortation de la garantie des droits politiques. Ainsi doivent être comprises l’extrême réticence de la juridiction européenne à faire jouer la spécificité des Territoires d’outre-mer (TOM) dans le cadre de la Convention (I) et, à l’inverse, l’extension du champ opératoire de la liberté d’expression qui permet d’en faire bénéficier pleinement les ressortissants communautaires (II).

I • L’effet relatif de la spécificité des TOM

Le problème de la spécificité des TOM se posait pour l’application aussi bien de la Convention (article 10) que du Protocole n° 4 (article 2) ; ce qui ne pouvait qu’ajouter à l’intérêt de l’espèce dans la mesure où, en théorie, le régime d’application de ces instruments dans les TOM n’est pas absolument identique85. L’arrêt Piermont confirme sur ce point une tendance remarquable de la jurisprudence des organes de protection à l’unification du régime d’application territoriale de ces instruments. En témoigne l’interprétation neutralisante de la clause des “nécessités locales” à laquelle se livre la Cour à propos de l’application de l’article 10.

Est en revanche, a priori, de nature à étonner le raisonnement de la Haute juridiction en ce qui concerne l’application de l’article 2 du Protocole n° 4, dans la mesure où il s’appuie sur l’autonomie des règles applicables dans les TOM à l’expulsion des étrangers. Mais à y regarder de plus près, la Cour est loin de valider une quelconque spécificité des TOM ; sa décision sur ce dernier point ne remet par conséquent pas en cause sa position traditionnelle minimisant l’effet des spécificités locales.

A • La neutralisation de la clause des “ nécessités locales ”

Au fond, il existe une certaine parenté entre la Constitution du 4 octobre 1958 et la CEDH sur la question du statut des TOM. On sait que la première définit ces territoires comme des collectivités dotées d’une organisation particulière mais faisant partie intégrante de la République française, une et indivisible86 ; ce dont il résulte en partie que les TOM bénéficient du principe de spécialité législative, l’application automatique du droit métropolitain étant exclu en ce qui les concerne, sauf exceptions. C’est dans le même sens qu’abonde la CEDH, à travers son article 63 dont le contenu a naguère été qualifié de “clause coloniale”. Cet article prévoit d'une part que ladite Convention ne peut

82 E. DECAUX, “Article 16”, in L.-E. PETTITI, E. DECAUX et P.-H. IMBERT, La Convention européenne des droits de l’Homme, commentaire article par article (ci-après “Commentaire”), Economica, 1995, pp. 505-507.

83 J. MOURGEON, “Article 2”, in Commentaire, p. 1043 et s.

84 M. WOOD, “Article 63”, in Commentaire, p. 915 et s. Voir aussi pour un aperçu de la jurisprudence de la Cour , D. GOMIEU, D. HARRIS, L. ZWAAK, Law and practice of the European convention of Human rights and the Social charter, Council of Europe publishing, 1996, p. 22-25.

85 Pour une étude approfondie de la question, voir S. KARAGIANNIS, “L’aménagement des droits de l’Homme outre-mer : la clause des “nécessités locales” de la Convention européenne”, RBDI, 1995, p. 224 et s.

86 Cf. J. C. MAESTRE et F. MICLO, commentaire de l’article 74 de la Constitution du 4 octobre 1958, in, F. LUCHAIRE et G. CONAC (Directeurs), La Constitution de la République française, 2e éd., Economica, 1987, p. 1276 et s.

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s'appliquer dans les territoires dont un Etat partie assure les relations internationales que si cet Etat a notifié au Secrétaire général du Conseil de l'Europe une déclaration en ce sens (§ 1). Il prévoit d'autre part que les dispositions de la Convention y “seront appliquées en tenant compte des nécessités locales” (§ 3).On a pu discuter sur le point de savoir si était conforme à l’article 63 la déclaration notifiée par la France le 3 mai 1974 au moment de la ratification de la CEDH et selon laquelle cet instrument s'appliquera “à l'ensemble du territoire de la République compte tenu, en ce qui concerne les territoires d'outre-mer, des nécessités locales auxquelles l'article 63, § 3 fait référence”87. En effet, formulée à propos de l'article 15 de la Convention et non conformément au § 1 de l'article 63, elle dénie de surcroît aux TOM la qualité de territoires dont la France assurerait les relations internationales pour affirmer l'unité et l'indivisibilité de la République. On peut penser néanmoins que dans l'optique de la Convention, la référence au § 3 de l'article 63 suffit à situer la déclaration dont il s'agit parmi celles visées par le § 1 de cet article. C’est au demeurant la thèse que fait prévaloir implicitement la Cour en l’espèce. Restait alors à déterminer si la “réserve” énoncée par cette déclaration et la clause du § 3 de l’article 63 trouvaient à s’appliquer en l’espèce.

Selon le gouvernement français, l’ingérence dans la liberté d’expression de Mme Piermont, constituée par la décision d’expulsion de Polynésie, se justifiait par des nécessités locales propres à ce territoire. Mais ce qui retient l’attention, c’est moins l’argument lui-même que la manière dont le gouvernement l’étaye. Celui-ci rappelle d'abord la déclaration précitée dont elle dit qu'elle a “valeur de réserve”. Il explique ensuite que les nécessités locales mentionées dans cet acte consistent en “des particularités indiscutables que revêtait la protection de l'ordre public dans les territoires du Pacifique: insularité et éloignement de la métropole, mais aussi climat politique spécialement tendu dans les années 1985-1986”88.

Tout dans ce raisonnement est de nature à exclure un contrôle effectif de la Cour sur la réalité des nécessités locales alléguées : le fait que le gouvernement se réfère exlusivement à la déclaration française plutôt qu'à l'article 63 § 3 pour justifier les mesures contestées ; le fait qu'il qualifie cette déclaration de réserve ; le fait enfin qu'il fasse reposer les nécessités locales sur des caractéristiques naturelles (d’ordre géographique), ce qui a pour conséquence logique non seulement d'en rendre l'existence indiscutable, mais aussi de leur confèrer un caractère de permanence propre à couvrir, dans ces territoires, toute limitation passée ou à venir des droits garantis par la Convention.

On pouvait s’en douter, la Cour ne souscrit pas à ce raisonnement. Elle ne le fait certes pas explicitement. Mais en se livrant directement au contrôle de l'existence de nécessités locales en Polynésie, elle signifie clairement que la déclaration française ne peut être vue comme une réserve. Par ailleurs, en se limitant exclusivement à l'examen des circonstances politiques locales, elle exclut implicitement mais tout aussi clairement que des caractéristiques naturelles d'un territoire puissent fonder des nécessités locales.

Il n'y a là rien que de très logique. En premier lieu, il résulte de l'économie générale de l'article 63 que les déclarations que celui-ci vise ne sont pas des réserves89. La fonction de cet article est tout autre. Comme le précise la Cour dans l’arrêt Loïzidou, “l'article 63 concerne la décision d'une Partie contractante d'assumer pleinement la responsabilité90, au regard de la Convention, à raison de tous les actes des pouvoirs publics se rapportant à un territoire dont elle assure les relations internationales”91. C’est dire que le § 1 se borne à ouvrir aux Etats la faculté d'étendre ou non l'application de la CEDH à certains territoires. Les effets d'une telle déclaration ne sont par ailleurs pas laissées à la libre appréciation des Etats parties mais réglées par la Convention elle-même (§ 3 de l'article 63). Il s’ensuit que la notion de “nécessité locale” est un élément qu'il revient normalement à la Commission et à la Cour d'interpréter92.

En second lieu, la notion telle qu'elle figure à l'article 63 § 3 rend logiquement inconcevable l'idée de nécessités permanentes et structurelles. En tant qu'elle constitue un motif de légitimation de certaines limitations aux droits et libertés garanties, la clause du paragraphe 3 de l'article 63 appelle, à chaque fois qu’elle est invoquée, un contrôle des organes de la CEDH qui, en l'occurrence s'effectuera sur deux plans : contrôle de l’existence des nécessités locales d'une part, appréciation des effets de ces nécessités sur le respect des obligations imposées par la Convention, c'est-à-dire de la mesure dont il convient de “tenir compte” de telles nécessités d’autre part.

87 Cf. notamment G. COHEN-JONATHAN, La Convention européenne des droits de l’Homme, Economica, 1989, p. 96.

88 § 56 de l’arrêt.

89 Voir opinion concordante de S. KARAGIANNIS, op. cit., p. 251 et s.

90 C’est nous qui soulignons.

91 Cour EDH, arrêt Loizidou c. Turquie, exceptions préliminaires, 23 mars 1995, Série A, n° 310, § 88.

92 Certes, tout Etat partie peut, conformément à l'article 64 de la Convention, formuler une réserve au sujet de l'article 63 ou de l'une de ses dispositions au moment de la signature ou du dépôt des instruments de ratification. Mais on ne peut manquer de remarquer que l'effet d'une telle réserve serait à l’opposé de celui prescrit par la déclaration française : il serait d’écarter la clause des nécessités locales.

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C'est précisément la démarche que suit la Cour, illustrée par le passage suivant de l'arrêt : “La Cour constate que les arguments avancés par le gouvernement portent essentiellement sur le contexte politique local tendu assorti d'une campagne électorale et mettent donc l'accent plus sur des circonstances et situations que sur des nécessités. Une conjoncture politique, certes délicate, mais qui pourrait aussi se rencontrer en métropole, ne suffit pas pour interpréter la formule “nécessités locales” comme justifiant une ingérence dans le droit garanti par l'article 10”93.

La solution est manifestement restrictive sur les deux plans qu'abordent les juges européens.

Ceux-ci retiennent d'abord, comme dans l'affaire Tyrer c. Royaume-Uni94, une conception étroite de la notion de “nécessités locales” qui leur permet d'en constater l'inexistence en l'espèce. Ainsi relèvent-t-ils que la conjoncture politique prévalant en Polynésie au moment des faits est de l'ordre des “circonstances” et “situations” plutôt que des “nécessités”. Cette distinction, déjà énoncée dans l'arrêt précité, aurait sans doute gagné à être explicitée et contrebalancée par une définition positive des éléments constitutifs des nécessités locales. Les affaires se situant sur ce terrain étant rares, on peut regretter que la Cour n'ait pas saisi la présente occasion pour ce faire. Même si, comme semble l'indiquer la seconde phrase de l'extrait cité, il n'est pas généralement et absolument exclu qu'une conjoncture politique puisse constituer la preuve de nécessités locales95, on ne sait toujours pas à quelles conditions cela est possible. Peut-être est-ce sciemment que la Cour se refuse à apporter plus de précisions, contribuant ainsi à sauvegarder pour l’avenir sa marge de manoeuvre.

Dans la mesure où la Cour conclut à l'inexistence de nécessités locales, la question de leurs effets ne pouvait se poser que sur le plan théorique. On sait que cette question, qui se ramène à apprécier la mesure dont il convient de “tenir compte” des nécessités locales, avait déjà été abordée dans l'arrêt Tyrer. Il était apparu alors que de telles nécessités sont sans effet sur l'application des dispositions énonçant des droits absolus, tel l'article 3 de la Convention96. La solution qui ressort de l'extrait précité (2e phrase) paraît confirmer ce qui n'était qu'implicite dans l'arrêt Tyrer, à savoir qu'en théorie les nécessités locales peuvent justifier une ingérence dans l'exercice d'un droit conditionnel, c’est-à-dire d’un droit auquel la Convention admet des restrictions. La motivation n'en est pas moins surprenante puisque la juridiction européenne exclut l'effet justificatif des nécessités, semble-t-il, parce que la conjoncture politique qui en serait constitutive “pourrait aussi se rencontrer en métropole”. Sur le plan technique, il n'est pas certain que l'appréciation des données invoquées par l'Etat au regard du critère de “localité” puisse intervenir au moment de l'examen des conséquences juridiques à tirer des nécessités locales. Elle devrait plutôt se situer en amont. Car ce n'est qu'à la double condition de constituer des nécessités et d'être locales que les données invoquées par l'Etat peuvent prétendre à l'effet prescrit par le § 3 de l'article 63.

Quoi qu'il en soit, le fait que la clause des nécessités locales ne puisse jouer que pour les droits conditionnels permet de mieux entrevoir les modalités de ce jeu. Il est vraissemblable que c'est au moment du contrôle du bien-fondé de l'ingérence étatique dans la liberté protégée que la Cour devra tenir compte des nécessités locales. Celles-ci permettraient ainsi de faire pencher la balance de proportionnalité dans un sens plus favorable à la mesure étatique. S'agissant spécifiquement de la liberté d'expression, la reconnaissance de l'existence des nécessités locales devrait, comme l’ont suggéré les juges dissidents, “aider à choisir dans quelle optique il faut examiner la question d'une éventuelle justification au regard du § 2 de l'article 10”97.

Au total, l'interprétation restrictive de la notion de nécessité locale que confirme l'arrêt Piermont amène à conclure que les exigences tenant à l'application de l'article 10 ne sont, en pratique, pas fondamentalement différentes dans les TOM de ce qu'elles sont en France métropolitaine. On est tenté de penser que si le climat politique de l'époque dans ces territoires, en particulier en Nouvelle-Calédonie, n'a pas été considéré comme emportant application de la clause des nécessités locales, on ne voit pas très bien ce qui pourrait faire pencher la balance en sens inverse. D'autant qu’il ressort de la jurisprudence européenne relative à l’article 63 que même les coutumes locales dérogatoires aux principes de la Convention auront peu de chance de jouer au titre de l'article 63, § 3. Se confirme ainsi l'érosion, d'ailleurs également observable dans la jurisprudence nationale administrative et constitutionnelle98, de cette clause qui

93 § 59 de l’arrêt.

94 Cour EDH, arrêt du 25 avril 1978, Série A, vol. 26, § 36 et s.

95 En énonçant qu' “une conjoncture politique (...) ne suffit pas à interpréter la formule nécessités locales comme justifiant une ingérence dans le droit garanti par l'article 10 ”, la Cour se place sur un autre terrain : celui des conséquences juridiques des nécessités locales dont l'existence est par conséquent considérée comme acquise.

96 § 38 de l'arrêt : Après avoir relevé que “ l'article 3 énonce une prohibition absolue ”, la Cour avait jugé que “ nulle nécessité locale touchant au maintien de l'ordre ne saurait (...) donner à l'un des Etats (parties), en vertu de l'article 63, § 3, le droit d'user d'une peine contraire à l'article 3”.

97 Opinion partiellement dissidente des juges RYSSDAL et a., § 3.

98 Pour la jurisprudence administrative, cf. notamment CE Ass. 29 avril 1994, Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, Rec. Lebon, p. 205, conclusions M. Denis LINTON ; et 20 décembre 1995, Mme VEDEL et M.

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apparaît plus que jamais comme reposant sur des considérations d'un autre temps. C’est ce qui rend d’autant plus curieux l’invocation par ailleurs, par la Cour, de l’autonomie du droit de l’expulsion dans les TOM.

B • L’affirmation ambiguë des la spécificité statutaire des TOM

Si la décision de la Cour en ce qui concerne le respect de l’article 2 du Protocole n° 499 surprend, voire déroute, c’est parce qu’elle se situe en marge de la problématique de l’application de cet instrument dans les territoires dont un Etat partie “assure les relations internationales” ; problématique posée par l’article 5 du même Protocole.

Il résulte de cet article que, pour l’application du Protocole, la spécificité des TOM peut jouer sur la base de deux dispositions (et de deux manières) distinctes. Elle le peut d’abord en vertu du § 1 de l’article 5, lequel stipule que “toute Haute partie contractante peut, au moment de la signature ou de la ratification du présent Protocole ou à tout moment par la suite, communiquer au Secrétaire général du Conseil de l'Europe une déclaration indiquant la mesure dans laquelle100 elle s'engage à ce que les dispositions du (...) Protocole s'appliquent à tels territoires qui sont désignés dans ladite déclaration (...)”. Etant entendu que cette clause, dite de “la mesure dans laquelle”, autorise les Etats parties à limiter la portée de telle ou telle disposition du Protocole dans les territoires concernés en formulant une, ou éventuellement plusieurs déclarations se succédant dans le temps, et ayant valeur de réserve101. La spécificité des TOM aurait pu jouer aussi par application de la clause des “nécessités locales” de l’article 63 § 3 de la CEDH, puisque le § 3 de l’article 5 commande de considérer les déclarations faites conformément à cet article “comme ayant été faites conformément au § 1 de l’article 63 de la Convention”102.

Si la Cour avait suivi cette démarche, la mesure d’expulsion de Polynésie -pour ne prendre que celle-là - n’aurait sans doute pas échappé à sa censure en tant qu’elle viole l’article 2 § 1 du Protocole n° 4 : d’une part, la déclaration notifiée par la France relativement à ce Protocole -déclaration identique à celle formulée à propos de la CEDH- ne contient aucune limitation précise à la liberté de circulation dans les TOM dont la Cour aurait pu tenir compte ; d’autre part on peut penser que la Cour serait amenée à confirmer l'interprétation restrictive qu’elle donne généralement de la clause des “nécessités locales”.

Encore faut-il, pour qu’un tel contrôle soit possible, que la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence. Or c’est précisément cette “qualité” que le gouvernement, suivi en cela par la Cour, dénie aux arrêtés pris à l’encontre de Mme Piermont.

Pour le premier, aucun ces textes n’a violé l'article 2 du Protocole n° 4. La mesure prise en Nouvelle-Calédonie étant une mesure refusant l'entrée, n'entrerait pas dans le champ d'application de l'article 2 § 1, lequel n'accorde le droit à la libre circulation qu'aux personnes se trouvant “régulièrement” sur le territoire d'un Etat. S’agissant de l'arrêté d'expulsion de Polynésie, le gouvernement a mis en avant la condition juridique spécifique de l'archipel, territoire distinct de la métropole comme il résulte du principe de spécialité législative et du § 4 de l’article 5 du Protocole n° 4. Il en a conclu qu'à la suite de la notification de l'arrêté d'expulsion, Mme Piermont ne se trouvait plus régulièrement en Polynésie.

La Cour souscrit entièrement à cette manière de voir. S'agissant de l'arrêté pris par le Haut commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, elle confirme la qualification de mesure d'interdiction d'entrée pour en déduire que “l'intéressée ne s'est jamais trouvée régulièrement sur le territoire, condition d'application de l'article 2 du Protocole n° 4”. En ce qui concerne l'arrêté d'expulsion de Polynésie, la Cour constate d'abord qu'il a été notifié à Mme Piermont alors qu'elle était sur le point de quitter le territoire et que par conséquent, pendant son séjour sur ce territoire elle “n'a subi (...) aucune ingérence dans l'exercice de son droit à la libre circulation au sens de l'article 2 du Protocole n° 4”. Plus

JANNOT, Jurisclasseur - Droit administratif, janvier 1996, p. 15. Pour la jurisprudence constitutionnelle, cf. notamment CC, décision n° 10 96-373 DC du 9 avril 1995. Pour les effets convergents des jurisprudences européenne et nationale, cf. les observations de J.-F. FLAUSS, RTDH, 1996, p. 380 et s.

99 L'article 2 du Protocole n° 4 est ainsi libellé :

1. “Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un Etat, a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence. (...)

3. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui”.

100 C’est nous qui soulignons.

101 S. KARAGIANNIS, op. cit., p. 254.

102 Reste néanmoins posée la question des rapports entre ces deux clauses qui apparaissent logiquement comme incompatibles.

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encore, elle reprend les arguments développés par le gouvernement français (déclaration du 3 mai 1974 combinée avec l'article 5 § 4 du Protocole) pour en déduire que “dès la notification de l'arrêté d'expulsion, la requérante ne se trouvait plus régulièrement sur le territoire polynésien et n'a donc pas fait l'objet à ce moment-là non plus d'une ingérence dans l'exercice de son droit à la libre circulation”.

On a justement souligné que cette décision, en particulier la branche qui valide la mesure d'expulsion de Polynésie, fournit “un argument supplémentaire en faveur du particularisme des réglementations relatives à la circulation des personnes dans les TOM”103. En effet la Cour, tout comme la Commission avant elle104, avalise le statut constitutionnel de ces territoires ainsi que le principe de spécialité législative qui en découle. Elle admet ainsi l'effet autonome des décisions d'expulsion prises dans ces territoires et en tire implicitement argument pour rejeter la requête de Mme Piermont relative à l'article 2 du Protocole n° 4. Tout cela confirme partiellement l'analyse de la Cour en ce qui concerne la validité de l'arrêté d'expulsion au regard de l'article 10, au détour de laquelle la juridiction européenne accepte de considérer la loi du 3 décembre 1848 applicable aux expulsions d'étrangers dans les TOM comme une véritable “loi” au sens du § 2 de cet article. Il n'est pas exagéré de déduire plus généralement de ces éléments la consécration de l'autonomie du droit de la police des étrangers dans ces territoires105.

Mais il faut bien voir que la Cour enregistre la spécificité statutaire des TOM plutôt qu’elle ne la valide. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement dès lors que la Haute juridiction conclut à l’absence d’ingérence dans l’exercice de la liberté garantie par l’article 2.

Le raisonnement qui aboutit à cette conclusion est en lui-même assez remarquable en ce qu’il se fonde sur une interprétation exceptionnellement restrictive du § 1 de cet article. “Se trouver régulièrement sur le territoire d'un Etat” implique, selon la Cour, aussi bien la régularité de l'entrée que celle celle du séjour. Il s’ensuit qu’une décision d'expulsion ne s'analyse pas en une ingérence mais plutôt en un élément affectant la régularité du séjour. Le bénéfice de la liberté de circulation est par conséquent exclu pour la personne faisant l’objet d’une mesure de cette nature, de même que se trouve exclu la mise en oeuvre du § 3 de l'article 2 (conditions de validité des ingérences)106. Cette manière de voir est d’autant plus remarquable qu’elle conduit la juridiction européenne à prendre le contre-pied de l'analyse faite par le Conseil d’Etat et par le gouvernement français lui-même, tout au moins au début de la procédure européenne. Pour le Conseil, il ne faisait pas de doute que les arrêtés contestés constituaient bien des ingérences dans la liberté de circulation de la requérante. Aussi la Haute juridiction administrative n’a-t-elle pas hésité à en subordonner la validité au respect des conditions posées par le § 3 de l’article 2 du Protocole n° 4. Quant au gouvernement, comment expliquer qu’il ait jugé nécessaire, au cours de la procédure devant la Commission, de justifier ces mesures par recours à la clause des nécessités locales d'une part, et au regard des exigences de l'article 2 § 3 d’autre part107, si ce n’est par la conviction que ces arrêtés entravaient l’exercice par Mme Piermont de son droit à la libre circulation ?

Cette interprétation n’est pas motivée par la Cour, mais on peut penser que celle-ci partage le point de vue, étonamment libéral, explicité par la Commission. Pour cette institution, la condition posée par l'article 2 § 1 renvoie au droit interne de l'Etat et c'est aux organes de celui-ci qu'il appartient de poser les conditions à remplir pour que la présence d'un individu sur le territoire soit considérée comme régulière ; et cela sans possibilité de contrôle de la part des organes de la CEDH puisque, ajoute la Commission, “la Convention ne garantit, comme tel, aucun droit d'entrer, de résider ou de s'établir dans un pays étranger”108.

L’interprétation restrictive de l’article 2 pose évidemment la question de l’utilité de son paragraphe premier et, au delà, celle de la cohérence du Protocole n° 4. En effet, peut-on encore parler de garantie européenne de la liberté de circulation alors que les organes de la CEDH doivent dans tous les cas s’en remettre au droit national pour en fixer le champ d’exercice, si en particulier ces organes ne peuvent pas exercer un contrôle minimum sur les mesures d’expulsion109? Que dire des clauses prévues ou résultant de l’article 5 de cet instrument, sinon que la solution retenue par la Cour leur ôte tout intérêt en ce qui concerne la liberté de circulation ? En effet, et à titre d’exemple, un Etat peut-il encore limiter le champ d’application de l’article 2 § 1 (en vertu de la clause de “la mesure dans laquelle”) sans exclure purement et simplement la liberté qu’il garantit ?

103 J.-F. FLAUSS, Observations, RTDH, 1996, p. 381.

104 A ce propos, la Commission est plus explicite que la Cour. Rapport du, §§ 41-43 et 87.

105 J.-F. FLAUSS, Observations, RTDH 1995, p. 381.

106 Dans le même sens, Commission, aff. Udayanan et Sivakumaran c. RFA, décision du 1er déc. 1986, n° 11825-85, à propos d’un demandeur d’asile assigné à résidence.

107 Voir en particulier le rapport de la Commission, § 36-37.

108 Rapport, § 88.

109 La Cour et la Commission ouvrent certes la possibilité d'un tel contrôle, mais semblent la réserver à une hypothèse particulière : celle dans laquelle l'étranger en situation régulière se verrait interdire l'accès à une partie du territoire. Cela est implicite dans l’arrêt de la Cour mais dit clairement dans l’avis de la Commission (§ 40).

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Ce qui est certain c’est qu’en concluant en ce sens, la Cour relativise forcément la portée de l’évocation qu’elle fait de l’autonomie du droit de la police des étrangers applicable dans les TOM. Cette autonomie n’est mise en exergue qu’en tant qu’une donnée parmi d’autres, apportant la preuve de ce que ces territoires constituent bien des territoires distincts de la métropole ; l’objectif étant de démontrer (ou de vérifier) que Mme Piermont avait bien été expulsée de la totalité d'un territoire et non d'une portion seulement du territoire français. Le raisonnement eut été le même s’il s’était agi d’une expulsion du territoire métropolitain. La Cour se serait là aussi bornée à constater que la requérante avait été expulsée conformément aux règles applicables spécifiquement au territoire métropolitain, sans pour autant que l’on puisse conclure à l’existence d’un régime dérogatoire. Il résulte de tout cela que, n’ayant pas eu à se prononcer sur le caratère justifié ou non d’une application différenciée de l’article 2 dans les TOM, la Cour n’a pu valider de quelque manière que ce soit la spécificité juridique de ces territoires. Il aurait certes suffi d’un simple changement de qualification (arrêtés litigieux = ingérence) pour que cela soit possible. Encore que dans ce cas, il est vraisemblable que la Cour aurait plutôt opté pour une solution limitant l’effet des particularismes locaux. On est même tenté de dire qu’il en aurait été ainsi d’autant plus qu’il s’agissait de protéger une liberté essentielle : la liberté d’expression.

II • L’extension du champ opératoire de la liberté d’expression

Bien que la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la CEDH soit qualifiée par les organes de Strasbourg de liberté fondamentale, elle n’est pas pour autant une liberté absolue et générale. D’une part, l’on sait que le § 2 de l’article 10 autorise des limitations à son exercice par toute personne110. D’autre part et de manière plus spécifique, l’article 16 de la Convention légitime les restrictions à l’activité politique des étrangers. S'agissant des libertés garanties par les articles 10 et 11 de la Convention, il ajoute111 par conséquent un motif supplémentaire de limitation à ceux qui sont prévus par les § 2 desdits articles et semble par ailleurs ménager aux Etats une marge d'appréciation a priori plus grande112.

C’est précisément l’interprétation originelle de cet article 16 que le présent arrêt remet en cause. Allant au delà du texte, la Cour soustrait certains étrangers, les “étrangers communautaires”, à l’obligation de réserve politique. A cette extension du champ d’application ratione personae de l’article 10 s’ajoute celle de son champ d’application matérielle, la liberté d’expression impliquant, selon la Cour, celle d’aller et venir.

A • L’inopposabilité de l’obligation de réserve politique aux “étrangers communautaires”

La question était ici de savoir si les ressortissants des Etats membres de la Communauté (de l'Union européenne), parlementaires européens de surcroît, peuvent être considérés comme des étrangers pour l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la CEDH et, par conséquent, soumis à l’obligation de réserve politique imposée par l’article 16. La réponse de la Cour, la première du genre, est négative. Celle-ci juge que, sans “retenir l'argument tiré de l'existence d'une citoyenneté européenne, les traités communautaires ne reconnaissant pas à l'époque pareille citoyenneté, (...) l'appartenance de Mme Piermont à un Etat membre de l'Union européenne et de surcroît sa qualité de parlementaire européen ne permettent pas de lui opposer l'article 16 de la Convention, d'autant plus que la population des TOM participe à l'élection des députés au Parlement européen”113.

Cette solution est remarquable à la fois par l'interprétation qu'elle donne du champ d'application de l'article 16 et par la lecture constructive du droit communautaire qu'elle recèle.

110 S'il prévoit (§ 1) que “toute personne a droit à la liberté d'expression”, ce droit comprenant “la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière”, il dispose aussi (§ 2) que “l'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité ou l'impartialité du pouvoir judiciaire”. Cf. G. COHEN-JONATHAN et V. COUSSIRAT-COUSTERE, in Commentaire..., respectivement p. 366 et s. et 409 et s.

111 Dans le même sens, cf l’opinion concordante de MM LOUCAIDES et PELLONPÄÄ sous l’avis de la Commission. En sens inverse, cf. l’opinion concordante de M. NORGAARD et Mme THUNE sous le même avis. Ces derniers membres de la Commission estiment que le but de l’article 16 ne doit pas être examiné de manière indépendante, mais dans le contexte de l’article 10 § 2.

112 Ainsi s’explique que cet article 16 ait pu être jugé “dangereux”. Cf. E. DECAUX, Commentaire, p. 507

113 § 64 de l’arrêt.

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En concluant à l'inopposabilité de l'article 16 à Mme Piermont, la Cour minore très clairement le rôle du droit national dans la détermination de la qualité d'étranger au sens de cet article. Partant, elle fait du concept d'étranger contenu dans l'article 16 un concept autonome. La solution est assurément audacieuse car, sous couvert d'interprétation, c’est en réalité à une véritable réécriture de l'article 16 que la juridiction européenne procède114. La conception qu'elle défend ici n'a plus rien à voir avec l'intention des rédacteurs de la Convention, lesquels étaient avant tout “soucieux, conformément à la conception prédominante à l'époque en droit international, d'autoriser de façon générale et illimitée, des restrictions aux activités politiques des étrangers”115. On notera cependant que cette conception première n'a pas purement et simplement disparu. Elle est encore soutenue par les quatre juges dissidents116 dans l'affaire Piermont. Mais on ne peut s'empêcher de penser qu'elle en sera dorénavant réduite à “faire de la résistance”.

Mais doit-on s’étonner de l’audace qui conduit ainsi la Cour à faire fi de la souveraineté des Etats parties ? La solution retenue ne s’inscrit-elle pas dans une certaine logique de l'intégration européenne, tant il est vrai que la dilution de la nationalité et l'érosion des conséquences juridiques qui s’y attachent figurent parmi les effets les plus remarquables de cette intégration ? Le mouvement est, à n’en pas douter, plus marqué dans le cadre communautaire que dans celui de la CEDH117. Aussi n’est-ce pas un hasard si c'est précisément le droit communautaire qui fournit ici l'argument décisif pour écarter, dans le cadre de la Convention, les catégories créées par les droits nationaux. Le champ d'application ratione personae de la Convention -dans ses dispositions consacrant les libertés politiques particulièrement- s'en trouve étendu autant que le droit communautaire peut tirer de là un surcroît de vigueur118.

En plus de s’écarter des déterminations juridiques nationales, la Cour crée aussi une nouvelle catégorie d'étrangers -les étrangers communautaires- qui vient s'ajouter à celle des des étrangers “ordinaires” ressortissants d'Etats non membres de l'Union européenne119. Seuls ces derniers sont désormais soumis à l'obligation de réserve politique consacrée par l'article 16.

S'agissant des ressortissants communautaires, la solution consacrée avait, dans une certaine mesure, été annoncée dans deux affaires récentes concernant l’expulsion d’étrangers non-communautaires par la Belgique120. Dans les deux cas, les requérants prétendaient être victimes d'une discrimination par rapport aux délinquants ressortissants des Etats membres de la Communauté. Dans l’arrêt Moustaquim, la Cour répond que le “traitement préférentiel consenti aux ressortissants des autres Etats membres des Communautés (...) a une justification objective, la Belgique faisant partie avec lesdits Etats d'un ordre juridique spécifique”121. Solution reprise par la Commission dans son rapport sur l’affaire Chorfi : “en matière de police des étrangers, le fait qu'un Etat accorde un traitement préférentiel aux ressortissants des pays avec lesquels il poursuit une politique d'intégration dans le cadre d'un ordre juridique comme c'est le cas des Etats membres de l'Union européenne, ne constitue pas un traitement pouvant être qualifié de discriminatoire, (...) puisqu'il repose sur une justification objective et raisonnable”122.

Ce qui est nouveau dans l’arrêt Piermont ce n'est donc pas la reconnaissance de la spécificité de l'ordre juridique communautaire, mais plutôt le fait que la Cour anticipe sur les développements de l'intégration communautaire pour

114 J.-F. FLAUSS parle à ce propos de “flagrant délit de réécriture de l'article 16”. AJDA, 1995, p. 733.

115 J.-F. FLAUSS, RTDH, p. 367-368

116 Selon ceux-ci, la référence de l'article 16 aux étrangers est “dépourvue d'ambiguïté” et, dans la mesure où elle “ne prévoit pas expressément d'exception”, il faut dans tous les cas se reporter au droit national pour en fixer le sens. Cf. opinion partiellement dissidente, § 5.

117 Au principe d'assimilation contenue dans la règle de la libre circulation, étendue récemment par le Traité de Maastricht, la Cour de justice des Communautés européennes a ajouté une jurisprudence de plus en plus fournie, étendant aux étrangers à l'ordre communautaire le bénéfice des règles du marché commun, et cela en dehors de toute manifestation expresse de la volonté des Etats membres. Voir notre étude : “ Les droits des étrangers et leur sauvegarde dans l'ordre communautaire ”, CDE, 1995, n° 3-4, p. 351 et s.

118 Ce n’est du reste pas la première fois que la jurisprudence des organes de la Convention contribue ainsi à renforcer l’effet du droit communautaire. Voir par ex. la décision de la Commission du 12 mai 1993, Divigsa c. Espagne (n° 20.631/92) ouvrant la possibilité, absente en droit communautaire, de contrôler le refus du juge national à poser une question préjudicielle à la CJCE. G. COHEN-JONATHAN : “La Commission européenne des droits de l’Homme et le droit communautaire : quelques précédents significatifs”, Europe, déc. 1994, pp. 3-4.

119 On peut y ajouter la catégorie émergente des étrangers “ intégrés ” qui s'inscrit dans la problématique de l'application de l'article 8 de la CEDH et de l'article 3 § 1 du Protocole n° 4. A ce propos, voir l'opinion du juge MARTENS sous l'arrêt Beljoudi (26 mars 1992).

120 Cour EDH, Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A, vol. 193. Commission EDH, Chorfi c. Belgique, rapport du 21 février 1995, req. n° 21794/93. Cf. aussi G. COHEN-JONATHAN, “ De la Commission à la Cour EDH ”, RTDE, 1995, p. 728.

121 § 49 de l’arrêt.

122 § 56 du rapport.

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soustraire les ressortissants des Etats membres de l'Union européenne et les députés européens de l'obligation de réserve politique posée par l'article 16.

Il ne fait en effet pas de doute que, ni la qualité de ressortissant d'un Etat membre des Communautés, ni celle de député européen ne pouvaient justifier l'inopposabilité de l'article 16 à Mme Piermont. De par sa situation, la requérante n'entrait assurément pas dans le champ d'application de l'article 48 du traité CEE. En effet, si la liberté de circulation prévue par l'article 48 implique bien “l'abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité”, elle n'en reste pas moins strictement encadrée. D'une part, elle est limitée aux travailleurs. D'autre part elle est finalisée en ce qu'elle ne bénéficie qu'à ceux des travailleurs qui se déplacent pour “répondre à des emplois effectivements offerts”. Ce n'est qu'à ces conditions, auxquelles ne répondait pas Mme Piermont, que le ressortissant d'un autre Etat membre doit être distingué de l'étranger. Pour le reste, notamment pour ses activités politiques, il reste un étranger et sa condition est régie exclusivement par le droit national, sous réserve des engagements internationaux pris par ailleurs par l'Etat. Cette conclusion s'impose même si on se réfère au statut de député européen de la requérante. La liberté de déplacement n'est garantie par l’article 8, al. 1 du Protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes qu'aux députés européens “se rendant au lieu de réunion du Parlement européen ou en revenant”, ce qui n'était manifestement pas le cas de Mme Piermont. Enfin, à supposer même que le traité de Maastricht ait été en vigueur au moment des faits, la pertinence juridique de la décision de la Cour n’en prêterait pas moins à caution du point de vue du droit communautaire, car le droit d'expression politique attaché à la citoyenneté européenne n'est pas général au point de comporter le droit pour le ressortissant d'un autre Etat membre de participer à une campagne politique locale alors qu'il ne réside pas dans la localité considérée.

Ce serait cependant mal apprécier la décision de la Cour que de la limiter aux éléments qui précèdent. La solution retenue s'imposait, dit la Cour, “d'autant plus que la population des TOM participe à l'élection des députés au Parlement européen”.

On notera, là aussi, le caractère audacieux de l'argument de la Cour. Il contraste avec la timidité (et la relative orthodoxie) du point de vue défendu par la Commission et par les juges dissidents, lesquels proposaient de “tenir compte de l'internationalisation accrue de la politique dans le monde contemporain et (...) de l'intérêt qu'un europarlementaire peut légitimement porter aux affaires d'un territoire de la Communauté” pour “limiter les restrictions à l'activité politique des étrangers autorisées par l'article 16”123. Ce qui, selon la Cour, fait des députés européens des étrangers pas comme les autres, voire des personnes pas si étrangères que cela, c'est le lien politique de représentation qui les unit aux populations représentées par le biais de l'élection. Il ne pouvait y avoir affirmation plus magistrale de ce que la Communauté, en plus d’être un ordre juridique spécifique, serait aussi un ordre politique intégré124. Sur le plan du raisonnement, l'argument tiré du régime représentatif permet, en dernier ressort, d'écarter toute limitation textuelle à l'expression politique des représentants, y compris celles qui résultent de l'article 48 du traité CE et de l'article 8 du Protocole précité. Mais on reconnaîtra qu’en raisonnant ainsi, la Cour parfait artificiellement un système qui n'est encore qu'ébauché.

Il résulte en tout cas de ce dernier motif que, abstraction faite du Traité de Maastricht, si les citoyens européens doivent tous être considérés comme bénéficiant au titre de la Convention de la liberté d'expression politique, leur situation n'est pas absolument identique. Il conviendrait, au vu de l'arrêt, de distinguer le représentant du simple citoyen. Certes cette distinction est sans conséquence sur le jeu de l'article 16, lequel reste en toutes hypothèses exclu. Mais elle devrait permettre à la Cour de moduler l'appréciation qu'elle portera, sur le fondement du § 2 de l'article 10, sur le bien fondé des ingérences dans l’exercice de la liberté d’expression : plus stricte à l’égard des mesures visant des parlementaires, elle pourrait être plus libérale lorsque ces mesures affectent le simple citoyen.

Quoi qu'il en soit, la décision de la Cour sur ce point est aussi importante par son caractère novateur (extension de la protection conventionnelle opérée au profit des ressortissants des Etats membres de l’Union) que par les incertitudes qu’elle engendre.

Les unes concernent la portée de la solution retenue dans le cadre même de la Convention. Est-elle indistinctement applicable à tous les Etats parties à la Convention, Etats non-membres de l'Union européennes y compris ? Si, comme il est vraisemblable, la réponse à cette première question est négative, est-il concevable que s'instaure une discrimination dans la protection des libertés politiques assurée au titre de la Convention selon le territoire sur lequel se trouve le prétendant à ces libertés ? Cette solution risque à son tour de n’être qu’un pis aller. Il faudra sans doute que la Cour tranche ce dilemne. Elle le pourra, soit en appliquant la présente jurisprudence aux ressortissants de tous les Etats

123 Opinion dissidente, § 5.

124 On notera que la référence à l’élection permet de surcroît de singulariser les parlementaires de l’Union européenne par rapport à leurs homologues membres de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe.

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parties à la Convention et non plus seulement aux ressortissants communautaires, soit en adoptant une démarche moins audacieuse, limitant strictement la portée des règles communautaires à ce à quoi les Etats membres se sont engagés.

D'autres incertitudes s’attachent à l’identification des bénéficiaires de cette jurisprudence. Certes, la Cour précise qu’il s’agit des ressortissants communautaires. Mais le critère ainsi énoncé n’est pas toujours pertinent en droit communautaire. Qu’en sera-t-il par exemple des ressortissants de certains Etats tiers à l'Union qui sont, pour l'exercice de certains droits, assimilés aux ressortissants communautaires ? On objectera que ces personnes n'ont pas accès au statut de citoyen européen et qu'elles ne peuvent par conséquent exercer aucune liberté politique dans l'Union. Mais précisément, si l'on considère que raisonnement des organes de la Convention se fonde plus sur la nature de l’ordre communautaire (ordre d'intégration) que sur le contenu réel des droits reconnus à telles personnes dans cet ordre juridique, on ne voit pas pourquoi ces ressortissants-là d'Etats tiers à l'Union et à la CEDH devraient être exclus ; cela d'autant plus que ceux-ci bénéficent de droits en vertu d'accords internationaux qui font partie intégrante du droit communautaire125. Au demeurant, la distinction aujourd'hui en voie de consolidation dans l'ordre communautaire, entre bénéficiaires du droit communautaire (nationaux des Etats membres et certains “ étrangers ” y compris) et non-bénéficiaires126, n'invite-t-elle pas à conclure en ce sens ?

Ces questions ne déboucheront sans doute pas sur des réponses simples. On se bornera ici à observer qu’en soustrayant les ressortissants communautaires à l’obligation de réserve politique, la Cour a introduit le ferment d’une révolution qui est loin d’avoir épuisé ses effets.

B • L’élargissement du contenu de la liberté : de la liberté d’expression à la liberté de circulation

L’élargissement du contenu de la liberté d’expression s’accompagne ici de l’affirmation du caractère fondamental de cette liberté, les deux n’étant d’ailleurs pas sans rapport.

L’affirmation du caractère fondamental de la liberté d’expression n’a, il est vrai, rien de novateur dans la mesure où elle ne fait que confirmer une jurisprudence constante. Pour autant, les formules utilisées -ici à propos de la mesure d'expulsion de Polynésie- n'ont rien perdu de leur force originelle. La liberté d'expression, rappelle la Haute juridiction, “constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions de son progrès. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme innofensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquelles il n'est pas de “société démocratique””. Et la Cour d'ajouter : “Un adversaire des positions officielles doit pouvoir trouver sa place dans l'arène politique. Précieuse pour chacun, la liberté d'expression l'est tout particulièrement pour un élu du peuple”127. C’est cette affirmation qui éclaire le débat sur la liberté de circulation.

Celui-ci s'est noué en particulier à propos de la mesure d'interdiction d'entrée sur le territoire de Nouvelle-Calédonie. Il s'agissait de savoir si cette mesure constituait une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression de la requérante. Prenant le contrepied de la thèse soutenue par le gouvernement français et par Commission, la Cour va juger que l'arrêté litigieux “s'analyse en une ingérence dans l'exercice du droit garanti par l'article 10 puisque, retenue à l'aéroport, l'intéressée n'a pu entrer en contact avec les personnalités politiques qui l'avaient invitée et exprimer ses idées sur place”128. Ainsi est ajoutée une dimension nouvelle à la liberté d'expression : celle-ci implique nécessairement celle d'aller et venir pour exposer et défendre ses idées.

La solution est d’autant plus remarquable qu’en l'espèce l’atteinte à la liberté de circulation constituait aussi un grief distinct fondé par la requérante sur l'article 2 § 1 du Protocole n° 4, mais en tant que tel rejeté par la Cour129.

Il s’ensuit non seulement que la garantie de la liberté de circulation est doublement fondée, mais aussi que sa définition varie d’un article à l’autre. Dans un cas (art. 2 du Protocole n° 4) on a affaire à une liberté autonome, se suffisant à elle-même, tandis que dans l'autre (art. 10, § 1) il s'agirait plutôt d'une liberté finalisée qui n'est garantie qu'en tant qu'elle constitue le support, le moyen nécessaire de l'exercice d'une autre liberté, la liberté d'expression. En cela, la liberté de circulation tirée de l’article 10 § 1 est matériellement plus limitée que celle garantie par l'article 2 du Protocole

125 Cf. notre étude précitée.

126 Distinction mise en oeuvre notamment par la Commission européenne dans sa communication sur le projet de convention sur le contrôle des personnes lors du franchissement des frontières extérieures de l’Union européenne. COM (93) 684 final, du 10 déc. 1993. Voir aussi E. PAYET, Les étrangers et le droit communautaire, Mémoire de DEA, Caen, 1996.

127 § 76 de l’arrêt.

128 § 81 de l’arrêt.

129 Cf. supra.

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n° 4. A l'inverse, elle a vocation à bénéficier d'une protection renforcée. D'une part, elle se trouve affranchie de la condition de régularité (de la présence sur le territoire) à laquelle l'article 2 du Protocole n° 4 subordonne normalement sa jouissance : la liberté d’expression s’exerçant sans considération de frontière, il en ira de même du droit de se déplacer afin de l’exercer. D'autre part, la rigueur qui préside, dans la jurisprudence des organes de la CEDH, à l'appréciation du bien-fondé des restrictions apportées à l'exercice de la liberté d'expression (au regard du § 2 de l'article 10)130 s'étendra dorénavant logiquement aux mesures restreignant la liberté d'aller et venir.

Tout cela concourt à la représentation de l’espace européen comme espace politique131 unifié, dans lequel le débat politique ne saurait être limité par des considérations tenant à la nationalité des personnes, bref par les frontières étatiques ; représentation que viennent d’ailleurs conforter les autres éléments de l’arrêt, précédemment évoqués.

Finalement, l'arrêt Piermont a les qualités et les défauts de tout grand arrêt. Novateur, il ouvre des perspectives stimulantes au développement du droit de la Convention, “droit vivant” par excellence devant s’adapter à son environnement. Mais précisément à cause de cela il ne peut manquer de susciter des interrogations nouvelles, à l’issue parfois incertaine. C’est dire que cet arrêt en appelle d’autres, afin de préciser les solutions consacrées et/ou de procéder aux ajustements nécessaires. Il faut espérer que, si l’occasion s’en présente, la Cour s’emploiera à faire oeuvre pédagogique autant qu’à construire plus rigoureusement son arrêt ; ce qui, hélas, n’était pas le point fort de l’arrêt Piermont.

Raymond Goy

Merci beaucoup Monsieur de nous avoir parlé d’une affaire qui vient des antipodes, et qui nous concerne pourtant très directement. Vous nous avez fait un exposé très riche.

M. Mouchard, Vice-président du TGI de Rouen, chargé de l’Instruction, que nous avons déjà entendu il y a deux ans nous ne l’avons pas oublié, va nous parler aujourd’hui de la présomption d’innocence dans l’affaire Allenet de Ribemont.

130 Il est à signaler que dans la présente espèce la Cour estime que les ingérences dans la liberté d'expression de l'élu “commandent de se livrer à un contrôle des plus stricts” (§ 76). En réalité, la rigueur annoncée du contrôle ne vaut pas également pour les trois exigences posées par le § 2 de l'article 10. La Cour ne fait aucune difficulté pour admettre que la mesure d'expulsion de Polynésie est prévue par la loi et qu'elle poursuit un but légitime. En revanche, le contrôle devient plus strict lorsqu'il s'agit de vérifier que ladite mesure est bien “nécessaire dans une société démocratique”. Il est remarquable à cet égard qu'à aucun moment la Cour n'évoque la marge d'appréciation de l'Etat. Sans doute en tient-elle nécessairement compte dans le cadre du contrôle de proportionnalité auquel elle se livre, mais sans vraiment lui donner d’effet en l’espèce. Sans nier le caractère tendu de l'atmosphère politique dans l'archipel, la Cour relève que les propos reprochés à la requérante avaient été prononcés au cours d'une manifestation pacifique, qu’ils n'appelaient pas à la violence ou au désordre, et qu’enfin ils correspondaient à des revendications exprimées localement, de sorte que la requérante n'a fait que s'inscrire “dans le cadre d'un débat démocratique en Polynésie”. Après avoir relevé que le gouvernement français n'a pas apporté la preuve que ces prises de position ont causé des troubles, la Cour conclut logiquement que la mesure litigieuse n'est pas nécéssaire dans une société démocratique puisque “un juste équilibre n'a pas été ménagé entre, d'une part, l'intérêt général commandant la défense de l'ordre et le respect de l'intégrité territoriale et, d'autre part, la liberté d'expression de Mme Piermont” (§ 77 de l’arrêt).

131 Dans la présente affaire, n’était en cause que la liberté d’expression politique. Mais il est difficilement concevable que ce qui est ainsi affirmé pour l'expression politique ne bénéficie pas aussi aux autres types d'expression.

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Arrêt Allenet de Ribemont c. France

du 10 Février 1995

par

Michel MOUCHARD

Vice-Président du Tribunal de Grande instance de Rouen chargé de l’Instruction

Le 24 décembre 1976, Jean de Broglie, député, ancien ministre, était abattu devant l'immeuble dans lequel résidaient son conseiller financier, Pierre de Varga et Patrick Allenet de Ribemont.

L'enquête établissait rapidement que P. de Varga et P. Allenet de Ribemont envisageaient de devenir propriétaires d'un établissement, "La rôtisserie de la Reine Pédauque", en le finançant par un prêt consenti à Jean de Broglie qui en avait remis le montant à P. Allenet de Ribemont ce dernier devait en assurer le remboursement auprès des organismes financiers.

Une information était ouverte dans le cadre de laquelle les services de la préfecture de police de Paris agissant sur commission rogatoire interpellaient et placaient P. de Varga et P. Allenet de Ribemont en garde à vue. Ils se trouvaient dans cette délicate position lorsque le 29 décembre 1976 le ministre de l'Intérieur de l'époque, Michel Poniatowski entouré du directeur de la police judiciaire et du chef de la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris donnait une conférence de presse sur les problèmes de sécurité. Tous trois ne pouvaient s'empêcher de répondre aux sollicitations des journalistes d'autant que les services qu'ils dirigeaient semblaient connaître un succès considérable.

Les journaux télévisés de deux chaînes diffusaient le soir même les déclarations satisfaites des trois responsables : "le coup de filet est complet, toutes les personnes impliquées sont maintenant arrêtées......il y avait un prêt contracté auprès d'une banque avec la caution de M. de Broglie" assurait le ministre, alors que ses subordonnés précisaient que les "instigateurs de l'assassinat étaient de Varga et de Ribemont" et que "De Varga est le personnage-clef".

L'instruction ne connaissait pas de retard en ce qui concerne P. Allenet de Ribemont puisque, inculpé de complicité d'assassinat et placé sous mandat de dépôt le 14 janvier 1977, il était élargi le 1er mars 1977 et bénéficiait d'un non-lieu le 21 mars 1980.

Ce n'est pas l'instance pénale qui a donné lieu à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme le 10 février 1995 sur la base des art. 6 par. 1 et 2 de la Convention. La partie de l'arrêt concernant le délai raisonnable n'apporte pas d'innovations notables et concerne l'activité des juridictions judiciaires et administratives françaises. Sachons toutefois que le 23 mars 1977, P. Allenet de Ribemont adressait un recours gracieux au ministre de l'Intérieur et demandait une indemnité de dix millions de francs en réparation du préjudice qu'il estimait avoir subi du fait de ses déclarations.

Le Tribunal administratif, saisi en l'absence de réponse du ministre le 20 septembre 1977 déclarait la requête irrecevable “les déclarations faites dans l'exercice des fonctions gouvernementales échappant au contrôle de la juridiction administrative” le 13 août 1980.

Le Conseil d'Etat saisi en appel le 15 décembre 1980 rejetait la requête le 27 mai 1983 au motif différent que "les déclarations faites par le ministre de l'Intérieur à l'occasion d'une opération de police judiciaire ne sont pas détachables de cette opération ....qu'il n'appartient ainsi pas à la juridiction administrative de se prononcer sur leurs éventuelles conséquences dommageables".

Le requérant ne connaissait pas plus de succès devant le Tribunal de Grande instance qu'il saisissait le 29 février 1984 : si la juridiction retenait sa compétence, elle rejetait la demande le 8 janvier 1986, P. Allenet de Ribemont ayant été incapable de rapporter la preuve suffisante de ce que les propos qu'il critiquait avaient bien été tenus.

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La Cour d'appel de Paris quant à elle décidait le 16 septembre 1987 que la relation entre le préjudice allégué et les déclarations n'étant pas établie, il était inutile de "s'arrêter à la demande tendant à la mise au débat de la bande d'enregistrement" qu'avait formulée P. Allenet de Ribemont. La Cour de cassation rejetait le pourvoi le 30 novembre 1988.

La Cour européenne a estimé que le délai global de onze ans et huit mois entre le dépôt du recours gracieux qui constituait le début de la procédure et l'arrêt de la Cour de cassation était excessif, d'autant que les retards accumulés trouvaient pour l'essentiel leur origine dans l'inaction des autorités nationales et notamment dans le fait que les juridictions administratives avaient mis cinq ans et huit mois pour se déclarer incompétentes, que des actions dilatoires telles la communication du dossier pendant huit mois au ministère de la Culture n'avaient pas manqué et que les autorités administratives et judiciaires n'avaient cessé de refuser d'accéder aux demandes de P. Allenet de Ribemont tendant à la production de l'élément de preuve.

L'arrêt du 10 février 1995 est novateur par contre en ce qui concerne le respect de la présomption d'innocence garanti par l'art. 6 par. 2.

On connaissait essentiellement en effet des décisions de la Cour portant sur deux domaines assez particuliers de la matière : l'existence dans les législations nationales de présomptions de culpabilité et l'existence de décisions judiciaires laissant penser que des personnes étaient coupables sans que leur culpabilité ait été "légalement démontrée".

La Cour avait toléré l'existence de présomption telles que celle édictée par l'art. 392 du Code des douanes français: "le détenteur de marchandises de fraude est réputé responsable de la fraude"à partir du moment où l'on ne dépasse pas les limites raisonnables, où l'on subordonne l'existence de la présomption à la gravité de l'espèce et où les droits de la défense sont maintenus (Salabiaku c. France du 7 octobre 1988).

Elle avait par contre précisé à plusieurs reprises qu'une décision judiciaire violait la présomption d'innocence à partir du moment où sa motivation laissait entendre que la personne concernée avait une part de culpabilité alors qu'une condamnation pénale n'était pas intervenue (Adolf c. Autriche du 26 mars 1982), notamment dans des affaires concernant le calcul des frais de justice mis à la charge d'une personne non condamnée (Minelli c. Suisse du 25 mars 1983) ou le refus d'indemniser pour la détention provisoire subie une personne acquittée ou relaxée (Sekanina c. Autriche du 25 août 1983).

Elle avait par ailleurs, dans son arrêt Barbera Messegue Jabardao c. Espagne du 6 décembre 1988, donné une définition forte et précise de ce qu'est le respect de la présomption d'innocence par les juridictions ; il ne peut exister que si "les membres du tribunal ne partent pas de l'idée préconçue que le prévenu a commis l'acte incriminé, la charge de la preuve pèse sur l'accusation et le doute profite à l'accusé....(il appartient à l'accusation)....d'offrir des preuves suffisantes pour fonder une déclaration de culpabilité".

Mais ce n'était pas d'une condamnation en vertu d'une présomption de culpabilité, ou intervenue à l'issue d'une procédure pénale au cours de laquelle n'avait pas été respectée sa présomption d'innocence, ou d'un refus d'indemnisation motivé sur la persistance de soupçons, dont se plaignait P. Allenet de Ribemont.

Détenu peu de temps, ayant bénéficié d'un non-lieu relativement prompt, il estimait avoir subi un préjudice du fait du non-respect de sa présomption d'innocence par le ministre de l'Intérieur et deux hauts fonctionnaires de police placés sous son autorité.

Le litige soumis à la Cour était donc original et sa solution importante du point de vue de l'applicabilité de l'art. 6 par. 2 à l'espèce et de la définition des droits protégés par la présomption d'innocence

Le gouvernement français soutenait que les dispositions de l'art. 6 par. 2 n'étaient pas applicables, une atteinte à la présomption d'innocence ne pouvant pour lui résulter que d'une autorité judiciaire prenant une décision de condamnation dont la motivation révélait que le juge considérait la personne a priori coupable. Le principe de la présomption d'innocence ne constituait donc pour lui qu'une garantie procédurale.

C'est un choix différent qu'a opéré la Cour.

Elle relève qu'elle a déjà par le passé constaté des violations de l'art. 6 par. 2 dans des affaires où n'étaient pas intervenues de déclarations de culpabilité. Ainsi dans l'affaire Minelli, les juridictions nationales avaient-elles clôturé les poursuites en raison de la prescription et avaient-elles relaxé l'accusé dans l'affaire Sekanina.

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L'applicabilité avait de même été admise dans les affaires Adolf c. Autriche et Lutz Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne alors qu'aucune décision judiciaire formelle n'avait jamais déclaré la culpabilité des requérants. Elle rappelle sa jurisprudence habituelle sur la nécessité d'interpréter la Convention "de façon à garantir des droits concrets et effectifs et non théoriques et illusoires" (Artico

c. Italie du 13 mai 1980 et Soering c. R.U. du 7 juillet 1989 et Cruz Varas c. Suède du 20 mars 1991) et indique que "cela vaut aussi pour le droit consacré par l'art. 6 par. 2".

Surtout, la Cour déclare estimer "qu'une atteinte à la présomption d'innocence peut émaner non seulement d'un juge ou d'un tribunal mais aussi d'autres autorités publiques". Cette position, novatrice en ce qui concerne la Cour, avait déjà été celle de la Commission ; ainsi avait-elle le 3 mars 1978 admis l'applicabilité dans l'affaire Petra Krause c. Suisse de l'art. 6 par. 2 à une situation où la requérante se plaignait d'une déclaration faite à la télévision par le Conseiller fédéral affirmant "elle a commis des délits de droit commun, relatifs à l'usage d'explosifs, elle doit en répondre".

D'autre part, la Cour observe que P. Allenet de Ribemont avait bien la qualité d'accusé au sens de l'art 6 bien qu'il n'ait pas encore été inculpé lorsque les déclarations incriminées ont été faites : il se trouvait en effet en garde à vue, dans le cadre d'une instruction judiciaire, et les propos tenus l'avaient été, notamment par les fonctionnaires de police chargés de conduire les investigations opérées dans ce cadre-là ; ces propos présentaient donc un lien direct avec elle.

La Cour avait encore à vérifier si les déclarations en question constituaient bien une violation de la présomption d'innocence.

En effet, rappelle la Cour, l'art. 6 par. 2 "ne saurait empêcher les autorités de renseigner le public sur les enquêtes pénales en cours" au motif principal que la liberté d'expression est garantie par l'art. 10 de la Convention et qu'elle "comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations". Elle se livre donc à une analyse du contenu des déclarations litigieuses afin de vérifier, si livrant des informations au public, les autorités l'ont fait avec "toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d'innocence"

Le gouvernement soutenait que les propos incriminés ne relevaient que d'une information légitime sur les affaires pénales en cours et ne portaient nullement atteinte à la présomption d'innocence, ne liant pas le juge. Il voulait en voir la preuve dans le fait que le requérant n'avait été inculpé que quinze jours après ces déclarations et qu'il avait finalement bénéficié d'un non-lieu.

La Cour ne l'a pas suivi dans cette voie, soulignant que la désignation du requérant faite "sans nuance ni réserve" par certains des plus hauts responsables de la police française comme complice d'un assassinat s'analysait comme "une déclaration de culpabilité qui, d'une part incitait le public à croire à celle-ci et de l'autre préjugeait de l'appréciation des faits par les juges compétents".

La mise en cause de P. Allenet de Ribemont n'aurait sûrement pas été critiquée si elle avait été faite avec un minimum de prudence et la jurisprudence de la Commission montre qu'une telle dénonciation peut être rendue tolérable par les nuances et réserves qui l'accompagnent, même si elles sont légères.

Ainsi, dans l'affaire Petra Krause c. Suisse, si le ministre avait déclaré que la requérante avait commis des infractions, il n'avait pas omis d'indiquer qu'elle comparaîtrait en jugement et qu'il ne savait pas quel serait ce jugement.

Ces précisions ont suffi à faire considérer à la Commission que sa déclaration devait être comprise comme " une information donnée par le gouvernement sur les soupçons pesant sur la requérante et sur l'annonce du procès qui devait avoir lieu" et ne violait pas les dispositions de l'art. 6 par. 2.

De même, dans sa décision du 6 octobre 1981 X. c. Autriche, la Commission souligne que le texte critiqué doit être examiné dans sa totalité ; ne porte ainsi pas atteinte à la présomption d'innocence un communiqué de presse indiquant que "le bébé aurait selon toute probabilité été tué par sa grand-mère" s'il précise que "celle-ci nie être l'auteur du crime" "rétablissant dans une certaine mesure l'incertitude qui est de mise à l'égard d'une personne dont la culpabilité n'a pas été établie".

La ligne de partage entre les déclarations permises et prohibées au sens de l'art. 6 par. 2 semble donc passer entre l'expression de soupçons, qui doit être faite avec nuance et réserve et la déclaration de culpabilité qui les exclut. Il s'agit d'une question de fond et les solutions données dépendront à chaque fois de l'examen minutieux des déclarations critiquées et des circonstances dans lesquelles elles sont intervenues. Les organes de la Convention auront certainement dans l'avenir à trancher sur le même thème un problème supplémentaire : on sait désormais qu'une atteinte à l'art. 6 par. 2 peut être commise par une autre autorité qu'une juridiction ; un requérant est-il pour autant fondé à se plaindre d'une violation de son droit à la présomption d'innocence commise par les moyens d'information dans le cadre d'une campagne de presse ?

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Il semble qu'on puisse attendre une réponse positive ; en effet, si l'on sait que les personnes physiques et morales de droit privé ne sont pas concernées dans leurs rapports par les règles posées par la Convention et pas responsables à ce titre devant les organes de celle-ci, que la plupart des entreprises audiovisuelles et de presse sont dans les pays européens des personnes morales de droit privé, il n'en reste pas moins que l'Etat peut voir mise en cause sa responsabilité si ses organes sont à l'origine de la campagne de presse ; de même, les Etats étant débiteurs d'obligations positives au sens de la Convention, il peut leur être reproché de ne pas avoir pris de dispositions pour éviter les violations dont se seraient rendus responsables les médias.

L'arrêt Allenet de Ribemont c. France intervient à point nommé pour apporter quelques éléments de réflexion supplémentaires dans le débat actuel (mais récurrent) qui agite la France sur les thèmes du secret et de l'information sur les affaires pénales.

Il démontre un souci particulier du respect de la présomption d'innocence alors que nos débats internes et propositions de réformes législatives qui portent sur un même point, l'information du public, sont essentiellement orientés sur le secret de l'enquête et de l'instruction.

L'opinion dissidente du juge Mifsud Bonnici pose le problème de l'effectivité du droit à la présomption d'innocence dans des termes qui doivent faire réfléchir sur l'impact réel des perfectionnements législatifs récents : l'art. 9-1 du Code civil, les ajouts à la loi de 1881 sur la liberté de la presse, les articles 177-1 et 212-1 du Code de procédure pénale qui permettent au juge civil d'ordonner des insertions dans les publications présentant comme coupable la personne qui fait l'objet d'une procédure pénale, instituent une sorte de droit de réponse différé, ou permettent au juge de faire connaître sa décision de non-lieu, ne font-ils que permettre une réparation de l'outrage une fois que le procès a révélé l'inanité des accusations ou garantissent-ils des "droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires" ?

Les mesures envisagées, et qui semblent en l'état bénéficier d'un certain consensus telles que l'institution des "porte-parole" des juridictions, n'apparaissent pas être sans risques : ceux-ci semblent bien aptes à constituer les "autres autorités de l'Etat" auxquelles on pourra reprocher des violations de l'art. 6 par. 2 pour peu qu'ils ne puissent, face aux pressions et provocations, parvenir à modérer suffisamment leur parole ; le lieu d'où parviendra celle-ci, de par la confiance qu'elle inspire pouvant constituer une circonstance aggravante de la violation.

Les faits mêmes, objets de l'instance devant la Cour amènent à se poser la question de l'utilité de l'art. 11 du Code de procédure pénale qui est en fait le rappel, sous une forme différente, du secret professionnel : on ne peut sans ironie constater que dans cette affaire, comme dans bien d'autres, les mêmes autorités ont une vocation juridique à participer aux poursuites judiciaires et disciplinaires intentées contre ceux qui violent le secret et une vocation fonctionnelle, on serait tenté de dire naturelle, bien plus forte à le trahir.

Les termes employés par les rédacteurs de l'arrêt, et notamment l'accent mis sur la nécessité de la " nuance et de la réserve", amènent à se demander si le respect de la présomption d'innocence peut exister autrement que grâce à un comportement inspiré non de la crainte des foudres de la loi mais plutôt de considérations relevant de l'éthique.

Raymond Goy

Je vous remercie pour tout ce que vous avez dit si généreusement, mais aussi pour la réserve dont vous témoignez dans vos propres activités. Il y a là toute une déontologie que vous êtes bien placé pour expliquer, nous faire partager et vivre. Au-delà de l’arrêt, vous ramenez à la pratique, à votre vie quotidienne et il y a là quelque chose comme un véritable témoignage.

C’est maintenant à Maître Vincent Delaporte d’intervenir. Il fut, je le rappelle, un de nos étudiants, puis un enseignant, c’est un de nos fidèles collègues, un ami pour beaucoup d’entre nous. Il est aujourd’hui avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Il poursuit même là sa vocation d’internationaliste. Vous êtes par ailleurs le neveu d’un grand internationaliste, M. Battifol, et vous avez su reprendre sinon le nom, du moins le flambeau. Vous êtes donc tout à fait en mesure de nous parler des problèmes qui sont soulevés aujourd’hui, et notamment de l’équité de la procédure par l’article 6, à travers trois arrêts : Diennet, Remli et Fouquet.

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L’équité de la procédure (article 6) affaires Diennet, Remli et Fouquet

par

Maître Vincent DELAPORTE

Conseiller au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation

J’ai toujours beaucoup de plaisir à venir dans cette université où j’ai appris mes premières bases juridiques. J’essayerai de ne pas trop perdre et si possible d’en rendre le profit aux étudiants qui m’ont succédé ici. Je dois aujourd’hui parler de l’équité dans la procédure.

C’est un sujet qu’on aborde avec un peu d’hésitation, lorsqu’on exerce auprès des deux juridictions suprêmes, parce que la règle de l’épuisement des recours internes fait que par nécessité lorsque l’inéquité est constatée par la Commission, par la CEDH, c’est qu’elle n’a pas été auparavant en aval sanctionnée ou dénoncée par les deux juridictions suprêmes qui sont chargées de l’application de la loi par les juridictions françaises.

Dans ces conditions le commentaire des décisions de la Commission et de la Cour européenne aboutit toujours plus ou moins directement à certains sacrilèges vis-à-vis de nos juridictions françaises. C’est un risque qu’il faut prendre. Je le prends aujourd’hui pour parler de trois affaires : l’une qui intéresse la justice purement civile, c’est l’affaire Fouquet ; la deuxième intéresse la juridiction disciplinaire, plus spécialement administrative, c’est l’affaire Diennet dont on a déjà parlé ce matin ; et puis la troisième, intéresse la justice pénale, c'est l’affaire Remli.

Mais si les commentaires nous amènent parfois à constater un mauvais fonctionnement des juridictions suprêmes, ils nous conduisent aussi parfois à mettre en doute les décisions de la CEDH.

La première affaire, c’est l’affaire Fouquet (Commission, requête n° 20398/93, rapport du 12 octobre 1994), qui concerne une affaire extrêmement banale, l’un de ces pourvois dont la Cour de cassation se plaint régulièrement d’être accablée parce qu'ils ne mettent pas en discussion les grands principes, les questions de droit, l’interprétation de la loi, toutes ces questions nobles qui font les beaux arrêts, les grands arrêts de la Cour de cassation ; il s'agissait de l'un de ces pourvois sans importance où un plaideur demandait modestement à la Cour de cassation d'exercer son contrôle disciplinaire pour garantir à chaque justiciable l'effectivité de règles de droit dont la teneur n'est pas discutée.

Par cette mission, la Cour de cassation ne contrôle pas le fait, elle s’en garde bien toujours, je crois, sauf quelques accidents, mais elle s’assure que les juges du fond ont examiné le fait avec un minimum d'attention et de cohérence, qui doit résulter de la motivation.

Le Cour de cassation exige des juges du fond qu’ils répondent aux conclusions des parties et surtout aux conclusions de fait puisque précisément la Cour ne peut pas elle-même contrôler le fait. Par conséquent, il faut que les juges du fond examinent les moyens de fait présentés par les parties. La Cour, dans ce contrôle disciplinaire, vérifie que les juges n’ont pas dénaturé les écrits produits par les parties. Et en raison de son rôle de juge de cassation, elle exige des juges du fond qu’ils lui fournissent tous les éléments de fait nécessaires pour contrôler la légalité de la décision.

Comme la Cour n’a pas accès aux faits, ceux-ci doivent lui être fournis par les juges du fond. Si la narration des faits est insuffisante, et si la Cour n’est pas en mesure de vérifier que les faits constatés justifient légalement la solution retenue, elle casse en ce cas pour manque de base légale. Mais les griefs disciplinaires sont examinés avec circonspection. Lorsqu'on nous dit qu'un grief est disciplinaire, on laisse entendre qu'il est mauvais et que le pourvoi risque d'être rejeté.

Alors le pourvoi Fouquet, j'y reviens, est d'une parfaite banalité. Il s'agissait d'une collision entre une voiture et un cyclomoteur.

Le cyclomoteur était conduit justement par M. Fouquet, qui avait demandé réparation au gardien de la voiture. La Cour d'appel avait reconnu le droit à indemnisation du cyclomotoriste, mais réduit cette indemnisation en déclarant que M. Fouquet, le cyclomotoriste, avait commis une faute.

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Pour caractériser la faute de la victime (conducteur du cyclomoteur), la Cour d'appel s'était appuyée d'abord sur un rapport de gendarmerie et en avait déduit qu'il roulait à une vitesse excessive. Ensuite, par un motif qui est plus difficile à comprendre, du moins d'après la présentation qu'en donne le moyen du pourvoi et l'arrêt de la Cour de cassation, la Cour d'appel aurait reproché au cyclomotoriste qui se trouvait en face de la voiture, d'avoir voulu l'éviter en se déportant sur le bas-côté. Alors, le pourvoi contre l'arrêt développe deux griefs. Premier grief (première branche du moyen), c'est d'abord la dénaturation du rapport de gendarmerie parce que selon le moyen les gendarmes n'auraient pas affirmé que le cyclomotoriste avançait à une vitesse excessive, ils auraient simplement avancé l'hypothèse qu'il allait un peu vite. Ensuite, toujours selon le moyen (seconde branche), il n'y avait pas de faute puisque voyant la voiture arriver en face, le cyclomotoriste s'était déporté sur le bas-côté pour essayer de l'éviter.

Ce moyen fut rejeté par une motivation probablement imputable à la lassitude d'un magistrat accablé de dossiers. On aurait pu en effet, suivant les formules assez banales, dire que la Cour d'appel avait souverainement apprécié la portée du rapport de gendarmerie qui était ambigu ; il suffisait de déclarer que le rapport n'était ni clair, ni précis, qu'il avait fait l'objet d'une interprétation souveraine. Mais la Cour de cassation s'y est prise autrement, et elle a déclaré le moyen irrecevable par le motif lapidaire ainsi formulé : "Mais attendu qu'ils résulte des productions que dans leurs conclusions d'appel, les consorts Fouquet ont reconnu que la victime avait commis une faute, que le moyen qui contredit l'argumentation soutenue devant les juges du fond est irrecevable" (Cass. 2ème Civ., 4 mars 1992, pourvoi n° 90-20.253, arrêt n° 232, non publié au Bulletin).

Ce motif provoque la stupeur des parties parce que s'il est vrai que M. Fouquet avait admis la possibilité d'une faute, il ne l'avait fait que dans une motivation subsidiaire. En réalité, dans ses conclusions, il contestait principalement la faute et, subsidiairement, si la faute devait être admise, il développait une autre argumentation. Mais la faute était bien contestée, contrairement à ce qu'affirmait la Cour de cassation.

Faisant preuve d'une audace qui a été récompensée, M. Fouquet a formé un recours devant la Commission européenne des droits de l'Homme en prenant celle-ci sans doute comme un quatrième degré de juridiction, lui demandant de censurer cet arrêt de la Cour de cassation qui avait commis une erreur manifeste.

Evidemment, le gouvernement français n'a pas manqué de répliquer que la Cour européenne n'était pas un organe de révision encore moins un organe de révision des décisions des Cours suprêmes nationales, et qu'elle ne pouvait pas corriger les erreurs de fait ou de droit. Eh bien ! la Commission, à l'unanimité, n'a pas suivi le gouvernement français. Pour la Commission, la Convention ne garantit pas des droits théoriques et illusoires (on l'a déjà entendu tout à l'heure), mais des droits effectifs. Il ne suffisait pas donc de dire abstraitement que le plaideur avait la possibilité de faire un pourvoi ; encore fallait-il qu'il eût été entendu. Le droit d'être entendu par un tribunal, c'est le droit de voir les observations présentées effectivement examinées. Et l'erreur commise par la Cour de cassation était incontestable puisque la Commission constate qu'il y avait bien eu une contestation formelle de la faute ; par conséquent, le moyen n'était pas contraire aux conclusions prises devant les juges du fond.

Ainsi, la Commission a été d'avis que l'intéressé n'avait pas eu la garantie d'un procès équitable devant la Cour de cassation qui avait commis une erreur manifeste dans l'analyse de ses conclusions d'appel. La procédure en est restée là car, l'affaire ayant été transmise ensuite à la Cour, une transaction est intervenue. Le gouvernement a offert une somme de 150.000 F qui a été jugée satisfactoire par le requérant (CEDH, 31 janvier 1996, JDI, 1997, p. 196, Chronique E. Decaux et P. Tavernier).

On peut se poser des questions sur la portée de la solution rendue : jusqu'où la Commission et éventuellement la Cour pousseront-elles le contrôle et ce qu'il faut bien appeler la révision des décisions des juridictions nationales ? Ici, il y avait une erreur évidente ; mais l'appréciation de l'évidence n'est pas elle-même toujours évidente et par conséquent il y a d'autres erreurs qui pourront parfois échapper aux juridictions. On peut aussi s'interroger sur la portée de cette décision vis-à-vis d'erreurs de fait flagrantes mais qui ne sont actuellement pas censurées par la Cour de cassation ; ainsi, à la différence du Conseil d'Etat qui, lorsqu'il est juge de cassation, accepte de censurer la dénaturation des faits, la Cour de cassation, quant à elle, s'y est toujours refusée et ne censure la dénaturation que si elle porte sur un écrit clair et précis. Par conséquent si une erreur colossale est commise par les juges du fond, mais ne s'exprime pas par la dénaturation d'un écrit, il n'y a aucun moyen de faire rétablir la réalité devant la Cour de cassation qui répondra que la dénaturation des faits échappe à son contrôle. Je crois que dans ce cas là, l'affaire Fouquet pourrait être invoquée à juste titre pour faire redresser la situation.

Une autre question peut se poser. L'avis de la Commission dans l'affaire Fouquet précise, comme d'autres décisions, que le droit au recours, l'équité de la procédure, impliquent l'examen effectif des griefs. Or actuellement un certain nombre d'arrêts de la Cour de cassation sont rédigés sous la forme de ce qu'on appel l'"arrêt tampon", c'est-à-dire d'une formule préfabriquée qui sert pour rejeter n'importe quel pourvoi, sans faire la moindre référence aux données du

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litige, sinon par une vague et lointaine allusion au dispositif de la décision attaquée. Le modèle de cet "arrêt tampon" est ainsi formulé :

"Sur le moyen unique de cassation, tel qu'il figure au mémoire en demande et est reproduit en annexe au présent arrêt :

"Attendu que le pourvoi en cassation est une voie extraordinaire de recours qui, selon l'article 604 du nouveau Code de procédure civile, tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité de la décision qu'il attaque aux règles de droit ;

"Attendu que M. P. a formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt qui l'a débouté de sa demande formée contre la société D. ;

"Mais attendu qu'il résulte des motifs de l'arrêt attaqué que la Cour d'appel, qui a souverainement apprécié les éléments de fait du litige, a tranché celui-ci conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ; d'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;

"Par ces motifs

"Rejette le pourvoi" (Cass. 1ère Civ., 19 novembre, pourvoi n° V/95-14.290).

Dans la mesure où cette motivation standardisée ne révèle pas un examen effectif des moyens soulevés, on peut douter de la conformité de ce procédé à l'équité de la procédure telle que l'entend la Commission.

On peut également exprimer les mêmes réserves vis-à-vis du Conseil d'Etat, sur les arrêts de la Commission d'admission des pourvois en cassation qui sont tous rédigés sur le même standard, avec cette différence que la Commission fait un résumé des griefs mais un résumé très court, souvent caricatural, qui se termine par l'affirmation, dépourvue de la moindre explication, qu'"aucun de ces moyens n'est de nature à justifier l'admission du pourvoi".

C'est évidemment une formule très elliptique qui ne révèle pas l'examen effectif des observations des parties ; cette pratique de nos deux juridictions suprêmes ne paraît pas répondre aux exigences de la jurisprudence Fouquet.

La seconde affaire, c'est l'affaire Diennet (CEDH, n° 25/1994/553, série A, JDI, 1996, p. 247, obs. O. de Frouville), mais j'en parlerai plus rapidement puisqu'elle a déjà été évoquée ce matin. Par conséquent, je peux me borner à quelques observations. L'affaire Diennet, je vous le rappelle, c'est l'affaire de ce médecin qui avait trouvé un moyen simplifié d'exercer sa profession : sous forme de consultation épistolaire. Il envoyait un imprimé comportant un questionnaire à ses clients. Les clients remplissaient le questionnaire ; et on lui répondait par retour du courrier assez vite en établissant une ordonnance en vue d'une cure d'amaigrissement.

Ainsi, le Docteur Diennet ne voyait jamais les patients ; il ne procédait à aucun examen de ses patients, il ne suivait pas le traitement ni ne le modifiait. Grâce à cette méthode d'exercice de sa profession, le docteur Diennet avait des horaires professionnels peu contraignants, et il passait beaucoup de temps à ses loisirs et à sa vie privée, notamment à l'étranger. Mais le cabinet fonctionnait très bien puisque pendant qu'il était à l'étranger, son secrétariat assurait la correspondance. C'est dans ces conditions que lui fut infligée une radiation par le Conseil régional, sanction allégée par la section disciplinaire du Conseil national qui lui avait substitué une interdiction temporaire pendant trois ans. Cette première décision avait été annulée par le Conseil d'Etat pour un motif de pure procédure, parce que la section disciplinaire n'avait pas pris en compte un mémoire qui avait été régulièrement déposé. L'affaire avait donc été renvoyée devant la section disciplinaire qui, statuant à nouveau, adopta exactement la même décision, mais cette fois-ci en prenant en considération le mémoire qui avait été déposé.

Le docteur Diennet fit un nouveau pourvoi, qui invoquait l'article 6 § 1 de la Convention, car la juridiction de renvoi comportait 7 membres dont 3 avaient déjà connu de l'affaire dans la précédente décision qui avait été cassée. Et à cette occasion, le Conseil d'Etat a déclaré que l'article 6 de la Convention européenne ne s'appliquait pas à la procédure disciplinaire puisque celle-ci ne relevait ni de la matière pénale ni de la matière civile. A la suite de cet arrêt du Conseil d'Etat, le docteur Diennet saisissait la Commission en invoquant deux griefs : la non-publicité des débats et l'impartialité du juge.

La Cour européenne a admis le grief de défaut de publicité devant la juridiction disciplinaire mais elle a écarté le grief tiré du défaut d'impartialité. Elle a rappelé la conception objective qui se cumule avec la conception subjective, mais pour elle, le fait que la juridiction de renvoi ait statué dans une formation partiellement identique ne caractérisait pas une violation de la Convention.

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Je ne suis pas convaincu par une telle solution : le droit à un tribunal impartial implique que les juges, lorsqu'ils statuent, n'aient pas précédemment connu de l'affaire et ne se soient pas déjà formé une opinion. Comment croire à une impartialité objective quand les mêmes magistrats se sont déjà prononcés ? Le fait qu'on revienne devant des juges dont la décision avait déjà été annulée, implique nécessairement qu'ils avaient déjà pris parti. Dans cette affaire, la Cour européenne me paraît s'être écartée assez nettement de sa jurisprudence antérieure sur l'impartialité.

La troisième affaire, c'est l'affaire Remli (CEDH, 23 avril 1996, affaire 4/1995/519/593). J'avoue que dans cette affaire, je ne comprends pas la décision de la Cour. Il s'agissait d'une affaire pénale : deux prisonniers d'origine maghrébine étaient poursuivis devant la Cour d'Assises pour avoir blessé mortellement un gardien en vue de s'évader. Les débats devant la Cour d'assises avaient duré trois jours.

Le premier jour, on tire au sort les jurés ; les parties, le ministère public et la défense, exercent leur droit de récusation. Le deuxième jour, les débats reprennent et les avocats de la défense demandent qu'il leur soit donné acte de propos tenus hors de la salle d'audience avant l'ouverture de la session par l'un des jurés ; à l'appui, ils produisent une attestation d'une personne qui se disait présente la veille et qui déclare ceci :"Je soussigné Madame M. atteste sur l'honneur avoir assisté aux faits suivants : Je me trouvais à la porte du tribunal vers 13 heures à côté d'un groupe de personnes. D'après leur conversation, j'ai pu entendre par hasard qu'elles faisaient partie du jury tiré au sort pour l'affaire Merghi et Remli. L'une d'entre elles a ensuite laissé échapper les paroles suivantes : en plus je suis raciste. Je ne connais pas le nom de cette personne mais je peux indiquer qu'elle se trouvait à gauche du juré situé immédiatement à gauche du juge placé à gauche du président. Ne pouvant me déplacer à l'audience pour confirmer les faits en raison de l'hospitalisation récente de ma fille, mais me tenant à la disposition de la justice si mon audition s'avère indispensable, j'ai établi la présente attestation pour servir et valoir ce que de droit".

Ainsi, à la reprise des débats le deuxième jour, les avocats produisent cette attestation et demandent qu'il leur soit donné acte des propos ainsi tenus. La Cour se retire et apporte une réponse classique : nous ne pouvons pas vous donner acte des propos que nous n'avons pas entendus. La Cour refuse donc de donner acte des propos rapportés ; en revanche, elle ordonne l'enregistrement des conclusions, et l'attestation produite est jointe au procès-verbal. Voilà ce que répond la Cour d'assises. Ensuite, les débats reprennent leur cours et le troisième jour, une condamnation à perpétuité est prononcée contre M. Remli.

M. Remli fait un pourvoi qui est rejeté ; la Cour de cassation approuve la Cour d'assises d'avoir refusé de donner acte de propos qu'elle n'avait pas entendus. Ensuite, M. Remli s'est tourné vers Strasbourg ; et la Commission puis la Cour européenne ont estimé qu'il n'y avait pas de tribunal impartial, dès lors qu'un juré s'était déclaré raciste.

La Cour européenne déclare l'infraction à la Convention caractérisée par trois éléments : d'abord la Cour d'assises avait rejeté la requête sans examiner l'élément de preuve que constituait l'attestation ; ensuite le motif du rejet était de pure forme puisque la Cour d'assises se bornait à dire qu'elle ne pouvait pas donner acte de propos qu'elle n'avait pas entendus, la Cour européenne déclare ce motif

comme de style, sans contenu sérieux ; enfin, la Cour européenne reproche aux juridictions françaises de n'avoir pas procédé à une enquête ou toute autre investigation pour vérifier la réalité des propos rapportés. Et dans ces conditions la CEDH arrive à la conclusion que M. Remli n'a pas joui d'une garantie objective d'impartialité.

Mais sur la satisfaction équitable de l'article 50, la Cour déclare qu'elle résultera suffisamment de la seule constatation de la violation de l'article 6, ce qui peut paraître une satisfaction un peu platonique pour quelqu'un qui a été condamné à perpétuité.

Je partage sur cette décision les sérieuses réserves du juge Pettiti. Qu'est-ce que c'est qu'un donné acte ? La défense avait demandé un donné acte de propos tenus avant l'audience. Le donné acte, c'est un constat : les juges constatent des faits purement matériels sans en tirer de conséquences juridiques, qui seront déduites au cours d'une autre phase de la procédure.

Il me paraît donc évident que des magistrats ne peuvent pas donner acte de propos qu'ils n'ont pas entendus, des choses qu'ils n'ont pas vues ou qu'ils n'ont pas personnellement constatées. Ce que pouvait faire la Cour d'assises, c'était de donner acte du dépôt des conclusions et du dépôt de la déclaration écrite, mais elle ne pouvait pas donner acte des propos eux-mêmes.

Je ne vois pas ce que la Cour pouvait faire de plus ; et comme le dit le juge Pettiti, les avocats de la défense avaient d'autres moyens pour assurer la garantie effective de l'impartialité. La première c'était de demander l'audition de l'auteur de l'attestation ; le président aurait pu l'ordonner en vertu de son pouvoir discrétionnaire, mais les avocats pouvaient eux-mêmes demander cette audition. Si la Cour n'était pas convaincue par la seule production de l'attestation, les avocats de la défense pouvaient également demander une enquête ou toute vérification utile. A cet égard, on ne

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comprend pas du tout le grief de la Cour européenne puisqu'elle reproche à la Cour d'Assises de ne pas avoir ordonné une enquête ou toute autre mesure d'instruction, alors que la défense n'avait rien demandé. Enfin, la défense pouvait présenter une requête aux fins de renvoi pour suspicion légitime qui vise évidemment la juridiction entière, mais qui aurait pu ici être présentée auprès de la Cour de cassation. La défense avait donc les moyens d'assurer la garantie d'impartialité. Mais en aucune façon, la Cour d'assises ne pouvait donner acte de propos qu'elle n'avait pas elle-même entendus.

Raymond Goy

Merci Maître pour votre excellent exposé. Mme Catherine d’Haillecourt, qui est enseignante dans cette maison, va nous parler, en pénaliste qu’elle est, de la Convention européenne des doits de l’Homme et des problèmes du droit pénal à travers trois affaires.

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Les affaires Acquaviva, Jamil et G.

par

Catherine d'HAILLECOURT

Maître de conférences à l'Université de Rouen

Les affaires pénales soumises à la Cour européenne portent sur les articles 6 et 7 de la Convention. L'arrêt Acquaviva est relatif à la durée raisonnable de la procédure, les arrêts Jamil et G. traitent du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale.

I • Affaire Acquaviva c. France (arrêt du 21 novembre 1995, série A, n° 333-A)

L'arrêt Acquaviva est relatif à la durée d'une procédure d'instruction ouverte sur plainte avec constitution de partie civile. Dans son arrêt du 21 novembre 1995, la Cour tranche deux questions :

-celle de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention à une constitution de partie civile non assortie d'une demande de réparation,

-celle du caractère raisonnable de la durée d'une instruction de quatre ans et quatre mois.

En droit, l'arrêt Acquaviva n'apporte aucun bouleversement à la jurisprudence antérieure de la Cour. En fait, les motifs de l'absence de condamnation de la France tirés des circonstances propres à l'affaire suscitent quelques inquiétudes sur l'appréciation à venir du délai raisonnable de l'article 6 § 1, même si la localisation en Corse d'une infraction permet immédiatement d'imaginer des difficultés particulières de procédure.

Les faits et la procédure relatés par la Cour peuvent être ainsi résumés :

- le 15 novembre 1987, la brigade de gendarmerie de Vescovato est informée par un appel téléphonique de Mme R. de ce qu'une agression vient d'être perpétrée dans la ferme qu'elle occupe avec son époux ; les gendarmes se rendent sur les lieux et constatent le décès par balle de l'agresseur, M. Jean-Baptiste Acquaviva, militant nationaliste en fuite ; M. R. est placé en garde à vue et entendu jusqu'au 16 novembre à 1 h 30 ; Mme R. est également entendue ; différents examens scientifiques et techniques sont ordonnés par le Procureur de la République de Bastia ;

- dès le 18 novembre, les époux R. quittent la Corse, craignant pour leur vie ; en effet, dans deux communiqués diffusés le 16 novembre, le F.L.N.C. avait présenté M. Acquaviva comme un "martyr de la cause nationaliste", délibérément abattu par R. et le capitaine de gendarmerie avait averti les époux R. qu'il ne pourrait pas assurer leur sécurité ;

- le 3 décembre 1987, l'enquête de gendarmerie conclut qu'il existe des indices graves et concordants contre M. R. d'avoir porté les coups mortels mais que cet acte paraît avoir été accompli en état de légitime défense ;

- le 11 décembre 1987, les parents de M. Acquaviva déposent une plainte avec constitution de partie civile pour homicide volontaire contre R. afin de connaître les circonstances du décès de leur fils et sollicitent la reconstitution des faits ; cette plainte est suivie de réquisitions du Parquet tendant à ce qu'il soit informé contre personne non dénommée du chef de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ainsi qu'à la reconstitution des faits ; de nombreux actes d'instruction sont alors régulièrement effectués mais la reconstitution demandée par les parties civiles et le Parquet ne le sera jamais ;

- sans relater toutes les étapes de la procédure d'instruction, notons que de multiples "incidents" en compliquent le déroulement : bien que placée sous scellés et surveillée, la ferme des époux R. est partiellement détruite par explosif, les scellés sont brisés et la porte, pièce à conviction qui portait des impacts de balles, est volée ; le juge d'instruction saisi, appelé à d'autres fonctions, doit être remplacé ; des voies de recours sont exercées contre les décisions des juridictions d'instruction ; la reconstitution des faits est cependant ordonnée par la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Bastia, le 22 février 1989 ; fixée au 16 janvier 1990, après organisation du transport sur les lieux des époux R. et mise en place d'un important dispositif de sécurité, elle n'est pas effectuée en raison de l'absence de M. R. et du capitaine de gendarmerie qui avait mené l'enquête ainsi que du refus des époux Acquaviva d'y participer dans de telles circonstances ; de nouveau demandée par les parties civiles et le Parquet, la reconstitution aurait peut-être eu lieu si la procédure n'avait été retardée par un débat opposant les parties civiles et M. R. sur le statut du "témoin assisté"

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bénéficiant à celui-ci ; par un arrêt du 27 novembre 1990 (B. crim. n° 407), la Chambre criminelle de la Cour de cassation décide que le "témoin assisté" n'est pas partie à la procédure et qu'en conséquence ses avocats ne peuvent participer aux audiences de la chambre d'accusation ; puis, par un arrêt du 21 février 1991, cette même juridiction dessaisit la Cour d'appel de Bastia pour cause de sûreté publique et renvoie la procédure à la Cour d'appel de Versailles ;

- la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Versailles décide, le 21 juin 1991, qu'il n'y a pas lieu de procéder à la reconstitution qui ne pourrait plus s'accomplir dans des conditions satisfaisantes et qui ne serait pas sans comporter des risques inacceptables du fait de l'insécurité sévissant en Corse ; enfin, le 10 décembre 1991, elle rend un arrêt de non-lieu considérant que M. R. pouvait se prévaloir du fait justificatif de la légitime défense ; le pourvoi formé par les époux Acquaviva est, le 14 avril 1992, déclaré irrecevable par la Chambre criminelle de la Cour de cassation pour des raisons de procédure.

Sur la requête de la famille Acquaviva, la Commission a conclu, par vingt-trois voix contre une, à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Au contraire, la Cour estime, à l'unanimité, que la procédure n'a pas excédé le délai raisonnable imposé par cet article, après avoir constaté son applicabilité, par huit voix contre une, à une constitution de partie civile non assortie d'une demande d'indemnisation.

A • L’applicabilité de l’article 6 § 1

Aux termes de l'article 6 § 1, "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue ... dans un délai raisonnable, par un tribunal ... qui décidera ... des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ...".

La famille Acquaviva n'ayant demandé aucune indemnité en réparation du préjudice subi du fait du décès de M. Jean-Baptiste Acquaviva, le gouvernement français soutenait que la procédure en cause ne concernait pas des "droits et obligations de caractère civil". Faisant une distinction entre constitution de partie civile "vindicative" et constitution de partie civile "indemnitaire", quant à l'applicabilité de l'article 6 § 1, il soulignait qu'en l'espèce, les requérants n'avaient eu "d'autre objectif que celui de provoquer des poursuites".

Comme la Commission, la Cour déclare au contraire que l'article 6 § 1 s'applique en l'espèce, précisant les motifs d'une solution déjà dégagée dans l'arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992 (série A, n° 241 - A). La Cour constate d'abord que l'action, non contestée, des requérants "leur interdisait temporairement l'accès aux juridictions civiles pour obtenir réparation d'un éventuel préjudice" ; elle ajoute qu'en choisissant la voie pénale, les requérants "déclenchèrent des poursuites judiciaires afin d'obtenir une déclaration de culpabilité, condition préalable à toute indemnisation, et conservèrent la faculté de présenter une demande en réparation jusque et y compris devant la juridiction de jugement" ; elle note enfin que le "constat de légitime défense - exclusif de toute responsabilité pénale ou civile - auquel aboutit la chambre d'accusation ... les priva de tout droit d'agir en réparation" pour conclure que "l'issue de la procédure fut ... déterminante aux fins de l'article 6 § 1 pour l'établissement de leur droit à réparation".

B - Le respect du délai raisonnable de l’article 6 § 1

Afin d'apprécier la célérité de la procédure, la Cour se prononce sur la période à prendre en considération. Se référant à sa jurisprudence constante et, entre autres, à l'arrêt Tomasi, la Cour fixe le début de la procédure le 11 décembre 1987, date de la plainte avec constitution de partie civile, et sa fin le 14 avril 1992, date de l'arrêt de la Cour de cassation déclarant irrecevable le pourvoi des requérants contre la décision de non-lieu. La procédure a donc duré quatre ans et quatre mois. Cette durée est-elle "raisonnable" ?

Pour répondre à cette question, la Cour se réfère une nouvelle fois à sa jurisprudence antérieure et cite en particulier les arrêts Vernillo c. France du 20 février 1991 (série A n° 198) et Monnet c. France du 27 octobre 1993 (série A n° 273-A).

"Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, notamment la complexité de l'affaire, le comportement des parties et celui des autorités compétentes".

- La complexité de l'affaire. La Cour ne décèle aucune difficulté de nature juridique. En revanche, elle admet que la procédure a pâti du "climat politique régnant à l'époque en Corse" ; le départ des témoins et le dessaisissement de la juridiction de Bastia au profit de celle de Versailles ont entraîné "d'inévitables délais".

- Le comportement des requérants. La Cour leur reproche d'avoir contribué à prolonger la procédure par des motifs qui n'emportent pas la conviction. Les requérants ont exigé la présence du témoin assisté, M. R., lors de la reconstitution et refusé d'y participer; mais, cette reconstitution était-elle utile en l'absence des époux R., seuls témoins des faits, et du capitaine de gendarmerie ayant dirigé l'enquête ? Les requérants n'ont pas répondu à une convocation du

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juge d'instruction; certes, l'empêchement de leur avocat ne pouvait justifier la non-comparution mais, à la suite de la Commission, on peut douter de son incidence sur la durée de la procédure. Enfin, le reproche lié au débat sur le statut du témoin assisté est incompréhensible. On ne peut nier que ce débat a contribué à prolonger la procédure, ni que les requérants l'ont provoqué en s'opposant à la présence des avocats du témoin assisté lors d'une audience de la chambre d'accusation, mais on ne saurait oublier que la chambre d'accusation, puis la Cour de cassation, saisie par M. R., leur ont donné raison. Si une prétention jugée fondée par les juridictions nationales peut ensuite être tenue pour blâmable par la Cour, le non-respect du délai raisonnable risque d'être rarement sanctionné à l'avenir. La rigueur de la Cour envers les requérants surprend, comparée à l'indulgence manifestée à l'égard des autorités judiciaires.

- Le comportement des autorités judiciaires. La Cour constate que dans les mois qui ont suivi le décès de M. Jean-Baptiste Acquaviva les investigations nécessaires se sont succédées à un rythme régulier. Toutefois, comme la Commission, elle relève que la reconstitution n'a été décidée qu'un an et trois mois après les faits, pour n'être fixée que onze mois plus tard, mais, à la différence de la Commission, elle ne conclut pas au dépassement du délai raisonnable, considérant de nouveau le "contexte politique" de l'affaire. Selon la Cour:

- "Si les autorités de l'Etat se doivent d'agir avec diligence en considération particulièrement des intérêts et droits de la défense, elles ne peuvent faire abstraction du contexte politique lorsqu'il a, comme en l'espèce, des incidences sur le cours de l'instruction ... Pareille hypothèse peut justifier un allongement de l'instance, l'article 6 § 1 visant avant tout à préserver les intérêts de la défense et ceux d'une bonne administration de la justice".

- Le "contexte politique" permet sans doute de comprendre que onze mois aient été nécessaires pour organiser la reconstitution, il ne justifie pas le retard pris à la décider.

En conclusion, la Cour décide: "Compte tenu des circonstances propres à l'affaire et à la situation que connaissait la Corse à l'époque, la procédure d'instruction prise dans son ensemble, n'a pas excédé le délai raisonnable".

A la suite de Mme Koering-Joulin (Rev. sc. crim. 1996, p. 483 et 484), il est, au contraire, permis de se demander si la situation politique de l'île ne faisait pas "peser sur le gouvernement français l'obligation positive de prendre toutes mesures en vue d'assurer le fonctionnement normal des institutions, et notamment de l'instruction judiciaire".

Il reste à observer qu'il aura fallu quatre ans et quatre mois aux autorités judiciaires pour décider que M. R. pouvait se prévaloir de la légitime défense c'est à dire parvenir à la même conclusion que la gendarmerie à l'issue d'une enquête ayant duré moins d'un mois. "Le climat politique local" justifiait peut-être qu'une telle décision fût différée afin d'éviter de nouvelles violences .

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II • Affaire Jamil c. France (arrêt du 8 juin 1995, série A, n° 317-B)

Par l'arrêt Jamil du 8 juin 1995, la Cour constate, à l'unanimité, la violation de l'article 7 § 1 de la Convention par l'application rétroactive d'une loi allongeant la durée de la contrainte par corps.

M. Jamil, Brésilien résidant à Marseille, est interpellé, le 4 juin 1986, à l'aéroport de Roissy alors qu'il s'apprête, en compagnie d'une autre personne, à retirer un colis contenant plus de deux kilos de cocaïne. Poursuivi pour importation en contrebande de marchandise prohibée et appartenance à une entente ou association ayant pour objet cette importation, il est condamné, le 22 juin 1987, par le Tribunal correctionnel de Bobigny à une peine d'emprisonnement de huit ans et à l'interdiction définitive du territoire français ainsi qu'à une amende douanière d'un montant de 2 091 200 francs calculé en fonction de la valeur de la cocaïne. Le tribunal ordonne, en outre, le maintien en détention jusqu'au paiement complet de cette amende, dans la limite de la contrainte par corps, fixée alors à

quatre mois. Saisie par le condamné, le ministère public et l'administration des douanes, la Cour d'appel de Paris, par un arrêt du 5 mai 1988, confirme le jugement mais précise que la contrainte par corps s'exercera dans les conditions nouvellement posées par la loi du 31 décembre 1987 relative à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Selon ces dispositions nouvelles, la durée maximale de la contrainte par corps était portée à deux ans lorsque l'amende ou les condamnations pécuniaires excédaient 500 000 francs. M. Jamil forme un pourvoi en cassation et invoque notamment la violation de l'article 7 de la Convention, la Cour d'appel ayant rétroactivement appliqué une loi pénale de fond plus sévère que l'ancienne. Le 18 juillet 1989, la Cour de cassation rejette le pourvoi de M. Jamil au motif que "la contrainte par corps est une voie d'exécution et non une peine et que les lois de procédure telles que celles concernant l'exécution des peines sont d'application immédiate aux situations en cours lors de leur entrée en vigueur".

Saisie par M. Jamil, la Commission conclut, à l'unanimité, à la violation de l'article 7 § 1 de la Convention. La même constatation est faite par la Cour qui affirme l'applicabilité de l'article 7 § 1 à la contrainte par corps. C'était là l'unique difficulté de l'affaire Jamil. Nul n'a contesté que les dispositions plus sévères de la loi du 31 décembre 1987 avaient été appliquées de façon rétroactive. Seule la qualification de la contrainte par corps a été débattue. Devait-elle être considérée comme une "peine" au sens de l'article 7 § 1 ?

Pour répondre à cette question, la Cour se réfère à sa jurisprudence antérieure et notamment à l'arrêt Welch c. Royaume-Uni du 9 février 1995 (série A, n° 307-A). Elle rappelle que "la qualification de "peine" contenue dans l'article 7 § 1 possède une portée autonome" et énumère les critères de la qualification : outre le fait que la mesure est “ imposée à la suite d'une condamnation pour une “infraction” ”, peuvent être estimés pertinents, "la qualification de la mesure en droit interne, sa nature et son but, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité".

En l'espèce, la Cour constate d'abord que la contrainte par corps infligée à M. Jamil, "s'inscrivait dans un contexte de droit pénal, celui de la répression du trafic de stupéfiants". Puis, elle procède à une analyse du régime juridique de la mesure en droit français. Son but est de contraindre au paiement d'une amende par "la menace d'une incarcération sous un régime pénitentiaire". Ce régime est "plus sévère qu'en droit commun" puisqu'il exclut "les mesures de liberté conditionnelle et de grâce". Enfin, l'exécution de la contrainte par corps "ne libère pas le débiteur de l'obligation de payer qui a causé son incarcération". Tous ces éléments conduisent la Cour à décider que : "Prononcée par la juridiction répressive et destinée à exercer un effet dissuasif, la sanction infligée à M. Jamil pouvait aboutir à une privation de liberté de caractère punitif ... Elle constituait donc une peine au sens de l'article 7 § 1 de la Convention".

Ajoutons que M. Jamil n'a pas été soumis à la contrainte par corps. Il a versé à l'administration des douanes une somme de 6 000 francs et celle-ci a demandé au Parquet de retirer la mesure. Le gouvernement français n'a fourni à la Cour aucune explication sur cette transaction alors que le requérant affirmait que "l'introduction de sa requête devant les organes de la Convention (n'était) pas étrangère à la conclusion d'un accord amiable avec l'administration des douanes".

Le fait que le requérant ait "été dispensé de l'obligation d'acquitter une partie importante de l'amende douanière sans pour autant avoir eu à subir de contrainte par corps", n'empêche pas la Cour de constater la violation de l'article 7 § 1. En revanche, l'absence de détention au titre de la contrainte par corps est prise en considération par la Cour pour se prononcer sur la "satisfaction équitable" demandée par le requérant sur le fondement de l'article 50 de la Convention.

M. Jamil sollicitait une somme de 100 000 francs en réparation du dommage moral subi en purgeant sa peine d'emprisonnement de droit commun avec la perspective d'une prolongation de deux ans. La Cour considère que "le constat d'une infraction à l'article 7 fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement éprouvé, le requérant n'ayant pas subi de détention au titre de la contrainte par corps". Seuls les 50 000 francs réclamés par M. Jamil au titre des frais et dépens afférents aux procédures suivies devant la Cour de cassation et à Strasbourg sont accordés par la Cour.

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Il faut pour terminer souligner que la décision de la Cour a été reçue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Avant cet arrêt, la Chambre criminelle affirmait de façon constante que "la contrainte par corps est une voie d'exécution et non une peine". Depuis 1996, elle qualifie la contrainte par corps de "mesure à caractère pénal" (Crim. 29 février 1996 , B. crim. n° 100 ; Crim. 24 avril 1996, B. crim. n° 164).

III • Affaire G. c. France (arrêt du 27 septembre 1995, série A, n° 325-B)

L'affaire G. invite à s'interroger sur la possibilité de voir reconnu par la Cour européenne le principe, consacré par le droit français et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la rétroactivité de la loi pénale nouvelle plus douce ou rétroactivité in mitius.

M. G., inspecteur du service des permis de conduire, est condamné par la Cour d'appel d'Angers, le 22 janvier 1987, à trois années d'emprisonnement pour deux infractions :

-corruption passive, ayant délivré des permis de conduire moyennant le versement d'une somme d'argent,

-attentat à la pudeur avec contrainte et abus d'autorité, ayant imposé des relations sexuelles à une candidate "atteinte d'un léger retard mental".

Pour retenir cette seconde infraction, la Cour d'appel applique les dispositions d'une loi du 23 décembre 1980 postérieure à l'acte reproché à M. G. Au moment des faits, le 14 novembre 1980, les articles 331 à 333 C.P. prévoyaient une peine de réclusion criminelle pour l'attentat à la pudeur mais, sauf dans le cas d'une victime mineure, n'incriminaient expressément que l'attentat à la pudeur "avec violence".

La loi du 23 décembre 1980 a, d'une part, correctionnalisé l'attentat à la pudeur le sanctionnant d'une peine d'emprisonnement et d'amende et, d'autre part, précisément incriminé "l'attentat à la pudeur avec violence, contrainte ou surprise". M. G. forme un pourvoi en cassation invoquant, parmi différents moyens, la violation du principe de la légalité commise par la Cour d'appel en le déclarant coupable d'attentat à la pudeur alors qu'avant l'entrée en vigueur de la loi du 23 décembre 1980, "aucune disposition du Code pénal ne réprimait l'attentat à la pudeur commis avec contrainte, dès lors qu'aucune violence n'avait été exercée contre la personne, objet de cette contrainte".

Le 25 janvier 1989, la Cour de cassation rejette le pourvoi de M. G. sans statuer sur ce moyen, la déclaration de culpabilité du chef de corruption passive justifiant la peine prononcée. Ce motif de rejet a conduit M. G. à invoquer deux griefs devant la Commission : le premier tiré de la violation de l'article 7 § 1 par une condamnation prononcée pour un acte qui, lors de son accomplissement, ne constituait pas une infraction et le second fondé sur l'article 6 § 1, la Cour de cassation ayant méconnu son droit à un procès équitable en rejetant son moyen pris de la violation du principe de la légalité par application de la "théorie de la peine justifiée".

La Commission a déclaré ce second grief irrecevable et M. G. l'ayant repris devant la Cour, celle-ci rappelle qu'elle n'est pas compétente pour connaître d'un grief non retenu par la Commission (§ 19 et 20). Quant au premier grief tiré de la violation de l'article 7 § 1, la Commission l'a déclaré recevable mais non fondé, à l'unanimité. C'est également à l'unanimité que la Cour décide qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 § 1.

Se référant à sa jurisprudence antérieure (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A), la Cour affirme que "l'article 7 § 1 de la Convention consacre, de manière générale, le principe de la légalité des délits et des peines et prohibe, en particulier, l'application rétroactive de la loi pénale lorsqu'elle s'opère au détriment de l'accusé". Or, la Cour constate que les faits reprochés à M. G. "entraient dans le champ d'application des articles 332 et 333 anciens du Code pénal, lesquels satisfaisaient aux exigences de prévisibilité et d'accessibilité". En effet, il existait une jurisprudence constante et publiée de la Cour de cassation sur la notion de violence que la loi nouvelle a simplement entérinée. Quant à la répression, la Cour constate que les juridictions françaises ont appliqué l'article 333 nouveau du Code pénal, qui correctionnalise l'infraction reprochée à M. G., autrefois de nature criminelle, pour conclure que "son application, certes rétroactive, a donc été favorable au requérant".

Les motifs de la Cour invitent à s'interroger sur l'appréciation qu'elle aurait porté si M. G. avait été condamné à la peine criminelle prévue par la loi en vigueur au jour de la commission de l'infraction.

S'il est certain que l'article 7 § 1 de la Convention interdit une application rétroactive de la loi pénale au détriment de l'accusé, est-il permis d'ajouter qu'il impose une application rétroactive favorable à l'accusé ? En affirmant que "l'article 7 § 1 de la Convention consacre, de manière générale, le principe de la légalité des délits et des peines et prohibe, en particulier, l'application rétroactive de la loi pénale lorsqu'elle s'opère au détriment de l'accusé" (§ 24) , la Cour annonce-t-elle d'autres applications particulières du principe général ? La question mérite d'autant plus d'être posée

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que la Cour constate que les faits reprochés à M. G. entraient dans le champ d'application des dispositions anciennes et qu'ils "tombent aussi sous le coup de la loi nouvelle" (§ 26).

Pour déduire le principe de la rétroactivité de la loi nouvelle plus douce de l'article 7 § 1 de la Convention, il suffit de dire que le principe de la légalité des délits et des peines impose l'existence de la loi pénale non seulement au jour de l'infraction, mais aussi au jour du jugement voire à celui de l'exécution de la peine et qu'en conséquence, il interdit de sanctionner un fait qui n'est plus incriminé comme d'infliger une peine qui n'est plus prévue ou qui dépasse le maximum fixé par la loi nouvelle.

Les arguments ne manquent pas en faveur d'une consécration "européenne" de la rétroactivité in mitius. On peut rappeler les arguments classiques tirés de l'intérêt individuel et de la logique (le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale étant destiné à protéger l'individu contre l'arbitraire, il serait contraire au bon sens de l'appliquer à son détriment) ou de la justice (la société n'a pas le droit de punir en vertu d'un texte ancien qui peut être présumé inutile ou excessif puisqu'elle l'a abrogé ou modifié). On peut citer un vieil arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation qualifiant de "principe d'humanité", "le principe général ...que, dans le concours de deux lois, l'une ancienne, sous l'empire de laquelle une infraction pénale a été commise, et l'autre nouvelle, promulguée depuis ... on doit appliquer la nouvelle loi, si elle édicte une peine moins sévère" (Crim. 14 janvier 1876, S. 1876, I, 433). On peut ajouter que la Cour comblerait ce qui apparaît aujourd'hui comme une lacune de la Convention européenne comparée au Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l'article 15 § 1 impose de faire bénéficier le délinquant d'une loi nouvelle postérieure à l'infraction si elle prévoit l'application d'une peine plus légère. On peut enfin observer que la Convention européenne elle-même prévoit une application de la rétroactivité in mitius dans l'article 1 du Protocole n° 6 qui ne se borne pas à proclamer l'abolition de la peine de mort mais ajoute : "Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté". Toutefois, l'article 2 du Protocole permet aux Etats de prévoir la peine de mort pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre. Cette disposition invite à se demander s'il est possible à la Cour de dégager un principe qui ne comporterait aucune limite.

Existe-t-il un principe qui ne souffre de limites ? Même celui de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère en comporte une. En effet, quelle que soit l'habileté des rédacteurs de la Convention, force est de reconnaître que l'article 7 dans son paragraphe 2 déroge à la non-rétroactivité pour permettre la répression de crimes contre l'humanité qui n'ont été clairement définis qu'après leur commission.

S'agissant du principe de la rétroactivité in mitius, on discute depuis longtemps de son application aux lois pénales par nature temporaires parce qu'adoptées en considération d'une situation internationale, sociale, économique, financière provisoire ou évolutive. L'application de principe de la rétroactivité in mitius peut priver de telles lois de tout effet dissuasif en présence de délinquants assez habiles pour prolonger la procédure jusqu'à leur abrogation. La décision du Conseil constitutionnel des 19 et 20 janvier 1981 n'a pas mis fin au débat en fondant le principe sur l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 selon lequel "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires". Si, le plus souvent, la modification législative démontre que les peines anciennes ne sont plus nécessaires, force est d'admettre que, dans certaines circonstances, les nécessités de la prévention des infractions peuvent justifier l'application du texte en vigueur au moment de leur commission.

La consécration du principe de la rétroactivité in mitius est sans aucun doute souhaitable. Peut-être convient-il toutefois de permettre aux Etats d'apporter des limites à ce principe en admettant, dans des termes comparables à ceux des articles 8 et suivants de la Convention, des dérogations "nécessaires à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions". Un nouveau Protocole additionnel pourrait le prévoir, donnant ainsi à la Cour la possibilité d'apprécier la légitimité du motif d'une dérogation à un principe qui mérite d'être consacré par la Convention.

Raymond Goy

Je pense que si vous avez une excuse, c’est d’abord le fait que la matière est très belle, et que l’application du droit dans le temps est assez chère à certains des enseignants aujourd’hui présents.

M. Kornprobst, qu’on est heureux d’accueillir dans cette maison et de saluer comme collègue tout proche, va vous parler de la douane et du fisc devant la Cour de Strasbourg, à travers deux affaires dont il va vous rendre compte.

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La douane et le fisc devant la Cour de Strasbourg

par

Emmanuel KORNPROBST

Professeur à l’Université de Rouen

Introduction

Il est clair que la fiscalité n’a pas été la préoccupation première des rédacteurs de la Convention européenne des droits de l’Homme. La preuve en est que cette dernière ne fait pas mention de la fiscalité dans les droits qu’elle énonce, et que la seule référence explicite qui y est faite se trouve dans l’article 1er du Protocole additionnel qui, parmi les limitations du droit au respect des biens, évoque “le droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour....assurer le paiement des impôts”.

Néanmoins, indirectement, les dispositions de la Convention ne peuvent qu’avoir vocation à produire des effets fiscaux, tant il est vrai que des droits fondamentaux ne peuvent connaître de frontières matérielles a priori, et l’objet de cet exposé sera donc de montrer que certains articles :

- peuvent avoir des effets fiscaux ;

- en ont déjà ;

- devraient en avoir

I • Applicabilité de la Convention

A • Principe d’application

Parmi tous les articles de la Convention, seuls quelques-uns sont de nature à produire des effets fiscaux. Le principal est très certainement l’article 6 qui, dans ses trois alinéas énonce trois principes :

- le droit à un procès équitable ;

- la présomption d’innocence ;

- le respect du principe du contradictoire.

“1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur des droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à être informé dans le plus court délai...de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui , et de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense.”

Ainsi, la nécessité un procès équitable exige, notamment, le respect du principe d’égalité des armes, laquelle implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à adversaire.

A cet article, il faut ajouter également l’article 1er du Premier Protocole qui précise que toute atteinte au droit des biens ne peut être portée que pour des motifs d’intérêt général et qu’alors l’atteinte doit être proportionnée à cet intérêt :

“Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes “

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Mais, cependant, en dehors de ces deux articles, rien ne s’oppose à ce que, à occasion d’un procès fiscal, d’autres articles soient invoqués, comme dans tout autre contentieux, comme par exemple, l’article 6 en ce qui concerne la durée excessive d’une instance, ou encore l’article 14 sur l’interdiction de toute discrimination entre contribuables.....

a) Un obstacle à application de l’article 6 tient au fait qu’il n’évoque que le droit civil et le droit pénal, mais pas le droit fiscal.

Mais la Cour européenne a toujours affirmé que le champ d’application de la Convention ne pouvait être délimité par des définitions nationales, et devait être détaché des contextes juridiques nationaux dans lesquels elle avait vocation à s’appliquer (cf. Dugrip et Sudre, “Du droit à un procès équitable devant les juridictions administratives”, Revue française de droit administratif, n° 3-4, 1990, p. 203 et s.).

Dès lors, le droit fiscal est effectivement concerné par cet article dans la mesure où :

- l’issue du procès fiscal peut être déterminante pour des droits et obligations de caractère civil, ne serait-ce qu’en raison des effets des redressements fiscaux sur le patrimoine des contribuables ;

- les pénalités fiscales peuvent avoir le caractère de peine.

b) Une limite vient, en outre, réduire le champ d’application de la Convention dans la mesure où, en toute hypothèse, les garanties d’un procès équitable ne peuvent concerner que les procédures contentieuses qui se déroulent devant des structures institutionnelles ayant le caractère de juridiction.

C’est pourquoi, aussi bien la Cour européenne que le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, réservent le champ d’application de cet article aux procédures contentieuses (Crim. 28 janvier 1991 n° 90-81526 ; C.E. 18 mars 1994 ; C.E. Sect. avis 31 mars 1995 n° 164008) et non à la phase administrative de contrôle procédures de vérification, procédure de redressement, procédure précontentieuse). Or, une telle limitation du champ de la Convention pose un problème certain en droit fiscal, dans la mesure où la procédure comporte tout un ensemble de phases successives au cours desquelles le contribuable peut, éventuellement, prendre des partis ou avoir des réactions sur lesquelles il ne pourra pas revenir et qui se percuteront donc sur la phase judiciaire de la procédure.

Ceci étant précisé, il convient d’examiner comment la matière fiscale est appréhendée par la Cour européenne et les juges suprêmes nationaux.

B • Etat de la jurisprudence récente au regard de l’application de la Convention au droit fiscal

a • Jurisprudence fiscale de la Cour européenne

Pendant longtemps, la Cour n’a pas eu à connaître de contentieux fiscaux, dans la mesure où la Commission européenne considérait que tout moyen fondé sur l’article 6 ne pouvait qu’être inopérant ; mais à partir d’une décision Darby c. Suède du 23 octobre 1990, elle a inauguré son contrôle à l’occasion d’une affaire de différence non légitime de traitement entre résidents.

Actuellement, il est clair qu’elle a estimé devoir donner plein effet aux dispositions de la Convention, et en particulier à celles de l’article 6, en matière fiscale.

Mais elle l’a fait d’une façon tout à fait particulière :

- en effet, dans la plupart des autres interventions, il était question de décisions qui, en fait, n’avaient pas respecté les principes énoncés par la Convention, et la Cour a sanctionné ces violations. Et, en droit fiscal, rien ne l’empêchera de pratiquer de même, notamment sur les fondements précités des articles 6, 14, ou encore 50 ....

- mais, en plus, en droit fiscal, la Cour s’en est prise à certains dispositifs du CGI (Code général des impôts) ou du LPF (Livre des procédures fiscales), considérés en tant que tels comme non compatibles avec la Déclaration des droits de l’Homme.

Autrement dit, ce n’est pas seulement l'application qui a été faite du droit national qui est en cause, mais ce droit lui même qui n'assure pas aux contribuables les garanties minimales auxquelles il a droit. Or, les deux dernières années de jurisprudence ont été particulièrement riches, puisqu’elles nous ont permis d'avoir deux arrêts de principe relatifs, d'une part à une contestation sur des “droits et obligations de caractère civil” (affaire Hentrich), et d'autre part du bien-fondé d’accusations en matière pénale (affaire Bendenoun).

1 • Contrôle de la Cour sur le fondement du respect des “droits et obligations de caractère civil”

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Le premier arrêt significatif remonte, en ce domaine, à un arrêt du 26 mars 1992, Périscope c. France, par lequel elle a assimilé un droit de “caractère civil au sens de l'article 6, le droit à indemnité pour faute de l'administration résultant d'un traitement discriminatoire en matière d’allégements fiscaux et de dégrèvements postaux vis-à-vis d'éditeurs concurrents.

Ainsi, alors même qu’il s’agissait d'un contentieux administratif, la Cour a considéré que le caractère indemnitaire du litige suffisait à lui conférer un caractère civil : autrement dit, le caractère administratif d'une créance ne fait pas perdre au créancier le caractère civil de son droit.

Mais plus récemment, c’est dans l'arrêt Hentrich, du 22 septembre 1994, qu’elle a posé le principe d'applicabilité de l’article 6 à la matière fiscale, s’agissant d’une affaire de droit de préemption de l'administration fiscale (art. L. 18 du L.P.F.) pour considérer que ce droit (qui va disparaître en France) avait été, en l’espèce, appliqué de façon incompatible avec l'article 6-1 et l'article 1er du premier Protocole, d'une part pour non-respect de l'égalité des armes et d'autre part pour défaut de légalité et de proportionnalité de la mesure de préemption. Toutefois, cet arrêt n’a plus qu’un caractère historique dans la mesure où il a été rendu dans le cadre de la procédure de préemption de l'article 668 du C.G.I. (devenu L. 18 du L.P.F.) qui devrait être supprimée par la prochaine loi de finances.

Rappel des faits :

Les époux Hentrich avaient acheté un terrain à Strasbourg en 1979, mais l'administration avait mis en oeuvre son droit de préemption en proposant de l'acquérir moyennant le prix exprimé plus 10 %. Devant le TGI, les époux Hentrich se sont défendus en invoquant l'article 6-1 et 2 de la Convention et l'article 1er du premier Protocole ; mais ils ont été déboutés, le Tribunal ayant estimé d’une part que la mise en oeuvre de ce droit n'impliquait aucune présomption de fraude et qu’il ne constituait pas une sanction, et d'autre part que son exercice était nécessaire dans le cadre de l'intérêt général. L’arrêt n’a été confirmé qu’en 1984 par la Cour d'appel de Colmar, en raison de l’encombrement du rôle, et la Cour de cassation a attendu 1987 pour statuer, afin de réunir plusieurs espèces posant la même question.

En cassation, la Chambre commerciale a posé le principe de l'obligation de motiver, mais a rejeté le pourvoi pour les mêmes raisons que les juges du fond : “lorsque l'administration exerce son droit de préemption, le contribuable évincé peut demander à un tribunal de se prononcer sur sa contestation tendant à établir que les conditions d'application du texte susvisé n’étaient pas réunies, et que le recours à cette procédure n’implique pas que l'acquéreur évincé ait commis une infraction pénale”. Les époux Hentrich ont donc saisi la Cour européenne.

Analyse de l'arrêt Hentrich du 22 septembre 1994 :

1. Tout d'abord, au regard de l'article 6-1 de la Convention, la Cour rappelle qu’une des exigences du procès équitable est l'égalité des armes qui implique obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net avantage par rapport à son adversaire. Or, cette exigence n'est pas respectée lorsque l'administration se borne à motiver sa décision d'exercice de ce droit en qualifiant d'insuffisant le prix de cession déclaré dans l'acte, motivation trop sommaire et générale pour permettre à la personne de présenter une contestation raisonnée et lorsque le juge du fond n'a pas permis au contribuable d'établir que le prix convenu dans l’acte correspondait bien à la valeur réelle du bien (il faut toutefois préciser que, depuis les faits de l'espèce, la loi française a été modifiée et prévoit que l’obligation de motiver doit être beaucoup plus importante puisque le service doit apporter des points de comparaison).

Par ailleurs, au regard du caractère raisonnable de la durée de la procédure, la Cour a considéré que 4 ans devant la Cour d'appel (en raison de l'encombrement) et 3 ans devant la Cour de cassation (pour réunir des affaire similaires) constituait un laps de temps déraisonnable au regard de l'enjeu. Enfin, au regard de la présomption d'innocence, la Cour a considéré que la procédure de l'article L. 18 du L.P.F. n'était pas critiquable.

Autrement dit, déjà sur ce fondement, la France ne pouvait qu’être condamnée, mais l'essentiel se situe au niveau de l'application de l'article 1er du premier Protocole.

II . Au regard de cet article 1er, la procédure du droit de préemption a été condamnée sans réserves :

- tout d'abord, au regard de la légalité de l’ingérence, il y a violation de cet article car la mesure de préemption a joué de manière arbitraire, sélective et guère prévisible et n'a pas offert de garanties procédurales élémentaires. Or l’ingérence n'est légale que dans la mesure où l’exercice de ce droit n'est pas discrétionnaire et que la procédure est équitable ;

- ensuite, au regard de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle qu’un juste équilibre doit régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général, et que cette proportionnalité doit être appréciée selon le degré de protection offert contre l'arbitraire et au vu du risque encouru par tout acheteur d'être privé de son bien. Or, le seul remboursement du prix payé majoré de 10 % ne suffit pas à compenser la perte d'un bien acquis sans

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intention frauduleuse, puisqu’il est de principe que la mise en oeuvre de cette procédure ne suppose aucune démonstration d'intention frauduleuse de la part des parties, mais résulte seulement d'une constatation d'une divergence entre le prix exprimé et la valeur vénale réelle du bien.

Dans ces conditions, la victime, à qui on ne conteste pas, dans cette procédure, le droit d'acquérir un bien pour un prix qui lui convient, a objectivement supporté une charge spéciale et exorbitante que seule aurait pu rendre légitime la possibilité qui lui fut refusée, de contester utilement la mesure prise à son encontre ; il y a donc eu rupture du “juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général”.

III . Restait, toutefois, la question de l'application de l'article 50 de la Convention aux termes duquel : “Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une partie contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la Convention, et si le droit interne de ladite partie ne permet qu’imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée un satisfaction équitable”. En l’espèce, la Cour a donc considéré que la victime avait pu subir un préjudice moral, mais qu’il était suffisamment compensé par le présent procès, et surtout un préjudice matériel dont la réparation impliquait la restitution du bien par l’Etat, ou à défaut, une indemnité calculée sur la valeur vénale actualisée du terrain. Dans l'arrêt du 22 septembre 1994, la Cour n'a fait que poser ces principes d'une satisfaction équitable à donner à la victime, mais dans l'arrêt ultérieur du 3 juillet 1995, elle les a appliqués tout naturellement aux intéressés.

2 • Contrôle de la Cour sur le fondement du “bien-fondé des accusations pénales”

C’est en ce domaine que la Cour a le plus développé sa jurisprudence, depuis une affaire Max von Sydow c. Suède, rapport de la Commission du 12 mai 1987. Un grand pas a été franchi avec l'arrêt Bendenoun du 24 février 1994, qui, pour la première fois, sur une requête introduite sur le fondement de l'article 6, a reconnu l'application de cet article aux sanctions fiscales.

Faits : M. Bendenoun, courtier numismate, avait après dénonciation fait objet d’un contrôle du service des douanes, lequel après transaction avait transmis le dossier aux services fiscaux qui avaient procédé à des redressements assortis des pénalités pour manoeuvres frauduleuses (100 % pour I.S., 200 % pour la T.V.A.) qui furent confirmées par le juge administratif en dépit du fait qu’en cours d'instance, une partie du dossier s’étant égaré, l’intéressé n’avait pu avoir communication d'un certain nombre de procès-verbaux des douanes.

M. Bendenoun a donc porté l’affaire devant la Cour européenne, estimant que le système des pénalités qui lui avaient été infligées ne respectait pas les garanties de l'article 6 de la Convention.

Analyse de l'arrêt : Pour fonder son action, M. Bendenoun a donc invoqué une violation des dispositions de l'article 6-1 relatives au droit à un procès équitable, en raison du non-respect du principe du contradictoire et de l'égalité des armes dans le prononcé de ces sanctions.

L’intérêt de l’arrêt est double :

- d’une part, il reconnaît que les garanties de l’article 6 sont applicables aux pénalités fiscales de mauvaise foi alors même qu’elles ne sont pas prononcées par un juge dans le cadre d'un procès, dès lors qu’elles ont une coloration pénale, et laisse aux juges nationaux le soin d'en tirer les conséquences au regard du droit interne ; autrement dit, en l'espèce, la Cour renvoie à ces juges le soin d'avoir eu à apprécier l'effet qu’avait pu avoir sur le déroulement de la procédure, la non-communication des documents dont le requérant prétendait avoir été privé ;

- d’autre part, il valide globalement le système français d’application de ces sanctions. Ainsi, d’une façon globale, l’arrêt reconnaît aux pénalités fiscales pour mauvaise foi un caractère pénal dans la mesure où elle y a reconnu le faisceau d'éléments “additionnés et combinés” dont aucun n'est suffisant à lui seul, mais dont ensemble donne à ces sanctions un coloration pénale :

- viser tous les citoyens en leur qualité de contribuables et non un groupe déterminé, en leur prescrivant un certain comportement ;

- majorations visant pour l'essentiel à punir, et fondées sur une norme de caractère général dont le but est à la fois préventif et répressif ;

- revêtir une importance considérable.

Dès lors, bien que l'on ne se trouve pas dans le cadre d'une procédure juridictionnelle, l'article 6 de la Convention est applicable. Ceci, étant, la Cour n'a pas cru devoir condamner notre régime de sanctions prononcées par l'administration dans la mesure où (point n° 46) : “eu égard au grand nombre d'infractions du type visé à l’article 1729-1 du C.G.I., un Etat contractant doit avoir la possibilité de confier au fisc la tâche de les poursuivre et de les réprimer même si la majoration encourue à titre de sanction peut être lourde. Pareil système ne se heurte pas à l’article 6 de la

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Convention, pour autant que le contribuable puisse saisir de toute décision, ainsi prise à son encontre, un tribunal offrant les garanties de ce texte”.

Compatibilité de cette jurisprudence avec celle du Conseil constitutionnel : La jurisprudence actuelle du Conseil considère que les sanctions fiscales sont soumises au respect des principes applicables à la matière pénale (C. Const. 30 décembre 1982, n° 155, 29 décembre 1989; n° 258, 28 décembre 1990, n° 90-285) : elle considère en effet que les prescriptions relatives aux peines prononcées par les juridictions répressives, s’étendent à toutes les sanctions ayant le caractère d’une punition (à l’exclusion de celles ayant pour objet la réparation pécuniaire d'un dommage), même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle.

b • Jurisprudences internes

La prévalence des normes internationales sur les normes nationales n'est plus contestée (arrêts Jacques Vabre et Nicolo), mais toute la question pour les articles précités de la Convention européenne est de savoir si on doit leur reconnaître un effet direct. Or à cet égard, la position des deux juridictions suprêmes n’a pas évoluée à la même vitesse.

1 • Jurisprudence fiscale du Conseil d'Etat

Jusqu’à une date récente, le Conseil d'Etat considérait que l'article 6-1 était inapplicable en droit fiscal, aussi bien en ce qui concerne le bien-fondé des impositions que la procédure de vérification, la procédure contentieuse ou même les pénalités : cf. notamment :

- C.E. 28 septembre 1984, req. n° 41335 ;

- C.E. 9 décembre 1985, req. n° 44155 ;

- C.E. 2 juin 1989, req. n° 66604 : “le juge de l'impôt ne statue pas en matière pénale et ne tranche pas de contestations sur des droits et obligations de caractère civil ; dès lors, les dispositions précitées de l'article 6-1 de la Convention ne sont pas applicables aux procédures relatives aux taxations fiscales”.

La même solution a été retenue pour l'application de l'article 6-2 (présomption innocence) et 6-3. Par ailleurs, tout en reconnaissant la possibilité d’application d'autres dispositions de la Convention ou du premier Protocole additionnel, le Conseil Etat a toujours refusé de les appliquer positivement : cf. notamment :

- art. 1er du Protocole ;

- art. 8 (respect de la vie privée) ;

- art. 14 (sur toutes discriminations).

Mais, récemment par une série d’avis (C.E. Sect. 31 mars 1995, req. n° 164008, 164011 et 165321 : Droit fiscal 1995, n° 18-19 comm. 1006 et n° 42 ID 11484), il a reconnu “que l’article 6 était applicable aux contestations devant les juridictions compétentes des pénalités pour manoeuvres frauduleuses” qui, ayant le caractère d’une punition tendant à empêcher la réitération des agissements qu’elles visent et n'ayant pas pour objet la seule réparation pécuniaire d’un préjudice, constituent, même si le législateur a laissé le soin de les établir et de les prononcer à l’autorité administrative, des “accusations en matière pénale” au sens de la Convention. Autrement dit, sans remettre en cause la possibilité pour l'administration de prononcer ces sanctions, la contestation de celles-ci devant les tribunaux peut être fondée sur des moyens tirés de l'article 6 de la Convention.

Ces arrêts sont intéressants dans la mesure où ne répondant que sur la question des pénalités pour manoeuvres frauduleuses, il retiennent en principe un champ d’application plus large que celui de la Cour européenne puisqu’il y est fait référence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui prévoit l'application des principes du droit pénal pour toutes les pénalités qui constituent des sanctions (par opposition à celles qui ont le caractère d’une réparation d'un préjudice pécuniaire).

La portée de cette jurisprudence est toutefois limitée dans la mesure où, d’une part le Conseil d'Etat réaffirme sa doctrine selon laquelle l'article 6 ne peut être invoqué que dans le cadre d'une procédure contentieuse (et non au cours de la phase administrative d'établissement des pénalités), et où, d’autre part, il ne peut être contesté que le droit français respecte les principes de l'article 6 : accès à un juge indépendant statuant équitablement en audience publique, obligation de motivation des pénalités, charge de la preuve pour l'administration.

Toutefois, elle fonde déjà l’obligation du respect du principe d'application immédiate de la loi moins sévère, jusqu’alors écartée par la jurisprudence, et qu’un arrêt de la Cour administrative d'appel de Lyon (C.A.A. 9 octobre 1996, n° 94-1768 : Droit fiscal 1996, n° 48 comm. 1436) vient d'appliquer s’agissant de la article 1763 A du C.G.I. (amende de 100 % en cas de non révélation du bénéficiaire de bénéfices occultes).

2 • Jurisprudence fiscale de la Cour de cassation

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Contrairement au Conseil d'Etat, la Cour de cassation a admis beaucoup plus tôt l’applicabilité de l’article 6 en matière fiscale, même si cela a été en général pour considérer qu’en l’espèce il n'y avait aucune violation de cet article ; mais surtout, tout en reconnaissant que l'article 6 n'est pas applicable aux procédures non juridictionnelles, elle retient un champ d'application plus large que le Conseil Etat :

- Comm. 20 novembre 1990 : en matière de recouvrement de l'impôt , s’agissant de l'impossibilité de présenter des moyens nouveaux devant le juge de l’impôt, elle a considéré que cela ne violait pas l'article 6 ;

- Crim. 28 janvier 1991, n° 90-81526 : en matière de procédure pénale fiscale, pour reconnaître que la C.I.F. n’étant pas un premier degré de juridiction, les conditions dans lesquelles elle rend son avis ne pouvaient être de nature à violer le principe du contradictoire de l'article 6-2 ou 6-3 ;

- Comm. 20 novembre 1990 et 9 février 1993 : pour l'application de article L. 16 B du L.P.F. sur les visites domiciliaires, considérées comme compatibles avec les dispositions : de l’article 6-2 et 6-3 ; de l’article 8 relatif aux respect de la vie privée ;

- Comm. 12 octobre 1993, n° 90-20679 : pour l'application de la contrainte par corps reconnue compatible avec l'article 5-1 b selon lequel nul ne peut être privé de sa liberté, sauf si cela est fait dans le respect des voies légales en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi ;

- Cass. Plén. 14 juin 1996, n° 93-21710 : s‘agissant, pour la taxe sur les véhicules de plus de 16 CV, de l'application d'une loi nouvelle rétroactive entrée en vigueur en cours d'instance, dès lors qu’elle n'avait pour objet que de valider une réglementation antérieure conforme au droit communautaire.

II • Domaines dans lesquels la Convention pourrait produire des effets

Ces jurisprudences de la Cour européenne apparaissent essentielles dans la mesure où il ne peut plus être contesté que, dans les limites que l'on a précédemment rappelées, la Convention et notamment l'article 6 produisent leurs effets sur le droit fiscal.

Elles ouvrent donc un champ d'investigation immense aux chercheurs, dans la mesure où, en dehors du respect cas par cas des dispositions pertinentes de la Convention, elles conduisent à s’interroger, de lege ferenda, sur la compatibilité de telle ou telle disposition de notre droit fiscal interne avec les principes de la Convention.

Et cette interrogation doit être menée d’abord au regard des dispositions applicables devant les tribunaux, et aussi, compte tenu des arrêts précités, au regard des dispositions applicables durant la phase administrative de la procédure qui seraient susceptibles de compromettre le respect des principes, notamment de l'article 6, devant ces tribunaux, en portant, par avance, gravement atteinte au caractère équitable du procès.

Dès lors, à cet égard, et sans que la liste soit exhaustive, on peut recenser un certain nombre de points sur lesquels les contribuables pourraient raisonnablement invoquer devant les juges nationaux la supériorité de la Convention sur la loi interne :

- exigence d'un délai raisonnable entre le prononcé d’une sanction par l’administration et la décision définitive d‘une juridiction du fond ;

- reconnaître un droit au silence du contribuable devant l'administration des impôts ou des douanes, de telle sorte qu’aucune sanction ne devrait être encourue en ce cas : cf. procédure de l'article 1763 A / art. 117 du C.G.I.;

- règle du non cumul entre sanctions fiscales pour mauvaise foi et sanctions pénales pour fraude fiscale ;

- procédure du référé fiscal en cas de sursis de paiement et de refus des garanties de l'article L. 279 du L.P.F. (consignation du 1/10ème) : atteinte au principe de l’égalité des armes de l'article 6-1 et du principe d’innocence de l’article 6-2 dès lors qu’il faut fournir une consignation exorbitante ;

- possibilité pour le juge administratif de moduler les pénalités de mauvaise foi ou de manoeuvres frauduleuses, alors que jusque là, elles sont reconnues applicables, elles ne peuvent être réduites par le juge du fond (CE Sect. 8 novembre 1974 : R.J.F. 1.75 n° 17) ;

- existence des conclusions du commissaire du gouvernement qui, si elles sont défavorables au contribuable, permettent à l’administration de présenter ses moyens sans possibilité pour le contribuable d'y répondre ;

- droit pour l'administration de transiger qui incite le contribuable qui sait ne pas pouvoir fournir de garanties suffisantes pour obtenir le sursis de paiement, à ne pas avoir accès aux tribunaux pour juger de son affaire ;

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- obligation du respect du principe du contradictoire devant la C.I.F., bien qu’il ne s’agisse pas d'un premier degré de juridiction (sur ce point, la Commission européenne a déjà admis l'applicabilité de l’article 6 ; sur la position de la Cour de cassation actuellement, cf. Crim. 28 janvier 1991, n° 90-81526 : Droit fiscal 1991, n° 21-22 comm. 1160) ;

- renversement de la charge de la preuve en cas d'avis défavorable au contribuable du Comité de répression des abus de droit, alors que cette commission, de 4 membres, comprend le Directeur général des impôts, que les rapporteurs et le secrétariat sont membres de l'administration fiscale, en violation du principe d'indépendance et d'impartialité de l’article 6 ;

- nécessité d’une judiciarisation du prononcé des pénalités fiscales, l’administration n'ayant qu’un simple pouvoir de proposition devant le juge ;

- ne pas sanctionner les contribuables qui n'ont pas les moyens de se défendre (ex. contribuable qui n'est plus gérant depuis plusieurs années et à qui on applique les dispositions de l'article L. 267 du L.P.F. permettant de mettre à la charge des gérants les dettes fiscales de la société).

Sur certains points, il suffirait peut-être que le juge français fasse preuve de courage en invoquant son pouvoir de pleine juridiction (ex. sur modulation des sanctions fiscales de mauvaise foi), sur d'autres, il faudrait avoir recours au législateur. En tout cas, il faut espérer que la Cour européenne ne vienne pas ouvrir la boîte de Pandore (qui a libéré toutes les misères humaines en y laissant dedans que l'espérance).

Raymond Goy

Soyez remercié d’avoir si bien organisé votre temps et votre propos. Je donne la parole à M. Erick Tamion, qui enseigne dans notre Faculté, qui va traiter de l’interprétation ministérielle des traités et de l’équité de la procédure, en commentant l’arrêt Beaumartin.

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Affaire Beaumartin c. France. Arrêt du 24 novembre 1994

par

Erick TAMION

Docteur en droit

Membre du CREDHO

Une nouvelle fois, avec l'affaire Beaumartin, l'occasion est donnée à la Cour européenne des droits de l'Homme de nous montrer la richesse qu'elle peut tirer de la Convention, au service d'un idéal, celui de l'Etat de droit. Elle le fait à partir du fameux article 6 de la Convention relatif d'une manière générale au droit à un procès équitable, dont les arcanes ont déjà été abondamment explorées. Mais le droit processuel, a fortiori au plan européen, est complexe et divers. La Cour a encore sans doute beaucoup à dire pour conforter l'Etat de droit, particulièrement en matière pénale et fiscale.

L'article 6 § 1 qui a donné lieu au plus grand nombre d'affaires est au coeur de l'arrêt Beaumartin rendu le 24 novembre 1994 : le droit à un procès équitable n'a pas été respecté parce que le juge national n'hésitait pas à renvoyer l'interprétation d'un traité international au pouvoir exécutif, plus précisément au ministre en charge des Affaires étrangères, alors qu'il devait l'appliquer.

Par cette affaire la Cour européenne touche à un problème particulièrement élevé de l'Etat de droit, puisqu'il concerne la séparation des pouvoirs, le fondement principal s'il en est de l'Etat de droit (§ 7 et suivants).

Rapidement, les faits se présentaient de la manière suivante : la famille Beaumartin était propriétaire d'un vaste domaine agricole au Maroc, que le gouvernement de ce pays a décidé de nationaliser en 1973. En 1974 les gouvernements marocains et français réglèrent par un protocole l'indemnisation des nationalisations effectuées contre les intérêts de Français. De son côté la France devait répartir auprès de ses ressortissants l'indemnité globale et forfaitaire versée par le Maroc. En 1980 l'indemnisation arrive, mais elle est insuffisante pour les Beaumartin étant donné que l'interprétation qui est faite du traité ne prend pas pleinement en compte la propriété dans le cadre d'une société civile immobilière.

En définitive, peu importe l'objet de la contestation invoquée devant les organes de Strasbourg. Deux problèmes de droit bien spécifiques en rapport avec la Convention sont évoqués :

- d'une part, il s'agit du délai trop long de la procédure juridictionnelle devant le juge national. La Cour va répondre à ce moyen en reprenant sa jurisprudence bien établie en la matière (critères de difficulté de l'affaire, d'attitude des parties, de délais inexpliqués). L'arrêt Beaumartin n'apportant rien de plus à la jurisprudence, il n'y a pas lieu de développer plus longuement la question du délai raisonnable devant le juge ;

- d'autre part, c'est le problème annoncé du procès équitable qui n'aurait pas été assuré, dans la mesure où le renvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères, opéré ici par le Conseil d'Etat pour interprétation de la convention franco-marocaine, a été décisif pour l'issue de l'affaire ; le ministre étant dans ce cas juge et partie (§ 29 et suivants).

La Cour relève que l'interposition de l'autorité ministérielle dans cette pratique du renvoi préjudiciel ne pouvait faire l'objet d'aucun recours.

Or, note la Cour, "seul mérite l'appellation de tribunal au sens de l'article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d'exigences telles que l'indépendance à l'égard de l'exécutif comme des parties en cause" (§ 38).

Dans le principe, la Cour va plus loin que la Commission et la demande des requérants qui avaient relevé une violation de l'article 6 au regard de la rupture de l'égalité des armes entre les Beaumartin et le gouvernement, ce dernier qui orientait la décision du juge.

En soulignant que le recours préjudiciel auprès du ministre retire au Conseil d'Etat la qualité de tribunal au sens de la Convention, la violation du droit européen paraît plus forte : ce n'est pas un simple problème de procédure qui est

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visé, mais un défaut qui concerne la séparation des pouvoirs. Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 : la cause du requérant n'ayant pas été entendue par un tribunal indépendant.

Où en sommes-nous actuellement concernant le renvoi préjudiciel à une autorité exécutive pour interprétation d'un accord international ?

Notons d'emblée que la technique du renvoi préjudiciel à une juridiction indépendante reste conforme à l'article 6, tel que celui de l'article 177 du traité de la Communauté européenne fait auprès de la Cour de Luxembourg. Par ailleurs il faut aussi relever, tel que cela est signalé dans l'arrêt, que seule la France semblait concernée par cette pratique du renvoi préjudiciel à l'exécutif (§ 37). Il y a lieu semble-t-il, désormais, de parler au passé étant donné que la position des hautes juridictions françaises a évolué ces dernières années.

Le Conseil d'Etat, dans son arrêt GISTI (Groupement d'information et de soutien des travailleurs immigrés), rendu en assemblée plénière le 29 juin 1990, a abandonné la pratique du renvoi préjudiciel au ministre pour interpréter une convention dont le contenu est ambigu ou incertain, critère qui jusqu'à cet arrêt conduisait le juge à surseoir à statuer en attendant l'interprétation de l'exécutif par laquelle il s'estimait lié.

Ce revirement de jurisprudence prend place incontestablement dans le cadre de ce que l'on pourrait appeler l'émancipation du juge administratif français face au droit international et européen (voir l'arrêt Nicolo du 20 octobre 1989 - supériorité du traité en l'espèce communautaire sur la loi postérieure contraire ; même affirmation avec la Convention européenne des droits de l'Homme dans l'arrêt Charbonneau du 8 juin 1990 ; ou encore par rapport au droit dérivé de la Communauté européenne dans l'arrêt Boisdet du 24 septembre 1990). La Cour de Strasbourg n'a pas manqué de saluer ce changement dans l'arrêt Beaumartin.

Quant à la Cour de cassation, il y a peu encore, alors que l'arrêt Beaumartin était rendu, sa jurisprudence maintenait une compétence interprétative au profit du ministre. Dans un arrêt Ngo Thi Hoa de la 1ère chambre civile du 7 février 1995, la Cour de cassation réaffirmait que les tribunaux de l'ordre judiciaire n'ont pas, "le pouvoir d'interpréter les traités diplomatiques lorsque cette interprétation soulève, comme en l'espèce, des questions touchant à l'ordre international public". Sa jurisprudence sur le renvoi préjudiciel ou non à l'autorité exécutive n'était pas à la vérité toujours très claire, contrairement à ce que peu laisser penser cet attendu. L'une des dernières études de qualité à s'y être intéressée est celle du Professeur Denis Alland paru dans le troisième numéro de la Revue générale de droit international public de 1996.

Quoiqu'il en soit la 1ère chambre civile de la Cour de cassation a opéré un revirement et abandonné les distinguo qu'elle pouvait faire en la matière. Depuis son arrêt Banque africaine du développement du 19 décembre 1995 elle s'est rangée au droit européen et à la jurisprudence Beaumartin. Sa position est claire et sans ambiguïté. Elle considère, "qu'il est de l'office du juge d'interpréter les traités internationaux invoqués dans la cause soumise à son examen sans qu'il soit nécessaire de solliciter l'avis d'une autorité non juridictionnelle". Le revirement apparaît incontestable.

Reste à savoir si la chambre criminelle qui n'a pas eu l'occasion à notre connaissance de se prononcer tout récemment sur la question va suivre la 1ère chambre civile et la Cour européenne. En toute logique on voit mal la chambre criminelle rester sur une position traditionnelle, elle serait sinon la seule instance juridictionnelle en Europe à maintenir une telle allégeance au pouvoir exécutif, alors qu'elle a en charge des questions de droit sensibles qui nécessitent dans l'idéal de l'Etat de droit une complète séparation des pouvoirs.

Quelles sont pour finir les conséquences de l'abandon de la pratique du renvoi préjudiciel au ministre ? Il faut pour cela rappeler les justifications de cette pratique.

Pour les juridictions concernées la pratique du renvoi préjudiciel témoignait d'une certaine idée de la séparation des pouvoirs, à savoir que le juge ne devait pas empiéter sur la souveraineté nationale qui s'était exprimée dans le traité, ni sur l'action diplomatique des organes de l'Etat qui en sont chargés. A cela s'ajoutaient des considérations pratiques tel que le fait pour le ministre d'avoir accès aux travaux préparatoires des traités ; aussi d'évaluer plus facilement la condition de réciprocité afin que le traité soit obligatoire (condition posée par l'article 55 de la constitution), ou encore de dialoguer avec l'Etat cocontractant pour préciser l'interprétation du traité.

A priori les avantages de la défunte pratique semblaient grands. En fait, il faut beaucoup relativiser et au contraire se réjouir de ce que l'Etat de droit vient de gagner. En effet le dialogue entre les Etats parties afin de préciser l'interprétation était plutôt rare, et l'examen des travaux préparatoires plutôt l'occasion d'une redéfinition unilatérale d'un certain nombre de choses. D'autre part rien n'interdit à l'heure actuelle au juge national de solliciter par une simple demande d'avis l'interprétation gouvernementale, dès lors qu'il ne s'estime pas lié. Enfin, si ceux qui ont fait le traité,

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c'est-à-dire les gouvernements des Etats parties, entendent préciser et imposer une interprétation, ils peuvent toujours signer un protocole dont les juges devront faire application.

Avec un certain regard optimiste on s'aperçoit donc que tout est positif dans cette jurisprudence Beaumartin.

En dernier lieu, si l'on devait rêver un petit peu, on pourrait très bien imaginer à partir de l'arrêt Beaumartin, l'abandon d'une vieille tradition du droit public français, à savoir la non-justiciabilité des actes de gouvernement. On sait que le juge administratif refuse d'examiner plus avant ce qu'il désigne comme des "actes échappant par leur nature au contrôle des tribunaux", c'est-à-dire des actes de gouvernement, en particulier ceux relatifs à la conduite des relations internationales. Le juge administratif ne se distingue-t-il pas ici comme un organe ne jouissant pas de la plénitude de juridiction et montrant une certaine dépendance à l'égard du pouvoir exécutif ? Bref un organe qui n'est pas une juridiction au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Raymond Goy

La parole est donnée pour ce dernier exposé à M. Patrick Fraissex, chargé de cours à l’Université du Havre, et donc notre voisin normand. Il va traiter de la Convention européenne des droits de l’Homme et de l’urbanisme, dans l’affaire Phocas, en une ville récemment reconstruite, reconstruction dont quelqu’un comme moi, qui suis né à Montivilliers, était témoin.

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La Convention européenne des droits de l’Homme et l’urbanisme. Affaire Phocas du 23 avril 1996

par

Patrick FRAISSEX

Chargé de cours à l’Université du Havre

Par un arrêt Phocas c. France en date du 23 avril 1996 la Cour européenne des droits de l'Homme a conclu à la non-violation des articles 1 du Protocole additionnel n° 1 concernant le droit du requérant au respect de ses biens et 6 paragraphe 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ratifiée par la France en 1974132.

Cet arrêt vise tout particulièrement les restrictions au droit de propriété résultant d'un projet d'aménagement urbain. Il concerne aussi, mais à titre plus secondaire, le préjudice causé par la durée des procédures engagées devant les juridictions internes.

Le premier thème (droit du requérant au respect de ses biens) retiendra tout particulièrement notre attention alors que le second (lenteur des procédures) ne sera qu'évoqué en fin d'intervention.

Les faits

M. Phocas a fait montre de persévérance voire d'obstination dans l'affaire qu'il nous revient de commenter, puisque le déclenchement de la procédure remonte à 1965.

Pour résumer les faits de l'affaire Phocas, dont les vicissitudes et les lenteurs sont à l'aune de son intérêt, disons simplement queM. Phocas était propriétaire d'un immeuble de 275 m2 situé à l'intersection de deux routes sur la commune de Castelnau-le-Lez et qu'il exploitait ledit immeuble à des fins commerciales.

Redoutant d'être exproprié à la suite de l'adoption par le ministre des Transports le 20 mai 1960 d'un projet d'aménagement de ce carrefour jugé dangereux,M. Phocas décida de transférer son activité commerciale dans d'autres locaux en 1962.

L'expropriation redoutée et cause de ce transfert d'activité n'eut finalement pas lieu etM. Phocas, soucieux de rentabiliser son immeuble vacant, demanda alors (le 1er mars 1965) un permis de construire en vue d'y aménager huit appartements en le surélevant de deux étages.

Par arrêté du 31 juillet 1965, le préfet de l'Hérault opposa à cette demande un sursis à statuer dans l'attente de la publication de l'acte portant approbation du plan directeur d'urbanisme de la commune, estimant que le projet du requérant risquait de compromettre la réalisation de l'aménagement du carrefour (application de l'article 18 du décret n° 58-1463 du 31 décembre 1958 : "Dans le cas où une construction est de nature à compromettre ou à rendre plus onéreuse l'exécution du plan d'urbanisme, le préfet, par arrêté motivé, peut décider qu'il sera sursis à statuer sur la demande ").

M. Phocas saisit en conséquence le tribunal administratif de Montpellier d'une requête en annulation le 2 décembre 1967, puis se désista en 1972 (jugement de ce même tribunal le 16 octobre 1972).

Le plan directeur d'urbanisme de la commune qui frappait de réserve le terrain du requérant, publié le 20 mars 1968, fut approuvé le 9 octobre 1969 et le 27 mai 1970 M. Phocas, arguant de son droit de délaissement, demanda au directeur départemental de l'Equipement l'acquisition de sa propriété vacante par l'Etat (article 28 du décret précité du 31 décembre 1958 : "Le propriétaire d'un terrain réservé peut demander à la collectivité ou à l'établissement au profit duquel ce terrain a été réservé, de procéder à l'acquisition dudit terrain avant l'expiration d'un délai de trois ans à

132 Loi n° 73-1227 du 31 décembre 1973, JO 3 janvier 1974, p. 67.

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compter du jour de la demande. À défaut d'accord amiable, le prix est fixé comme en matière d'expropriation, le terrain étant considéré comme frappé de réserve. S'il n'a pas été procédé à l'acquisition dans ledit délai, le propriétaire reprend la libre disposition de son terrain ") : le droit de délaissement offre ainsi la possibilité au propriétaire dont le terrain a été frappé de réserve d'exiger son acquisition à condition toutefois que soit respecté le délai de trois ans prévu par le texte.

Devant le silence de l'administration, M. Phocas réitéra sa demande en 1972 (le 13 mai 1972) puis en 1973 (le 2 juin 1973).

En 1974 (le 7 novembre), le directeur départemental de l'Equipement notifia une offre d'acquisition au requérant (140 000 F) que celui-ci refusa en 1975 (le 20 janvier).

Le requérant saisit en octobre de la même année (le 20) le juge de l'expropriation aux fins de fixer le prix du délaissement. Ce juge se déclara incompétent le 19 mars 1976 au motif que le terrain n'ayant pas été acquis par les autorités publiques dans le délai fixé par la loi (3 ans), le requérant en avait repris la libre disposition et recouvré le droit de jouir de sa propriété :

"Attendu que n'étant plus frappé de la servitude de plan d'urbanisme approuvé le 9 juin 1969, n'ayant pas été acquis ni exproprié dans les trois ans à dater du jour de la demande, conformément aux dispositions du décret du 31 décembre 1958, le propriétaire a repris la libre disposition de son terrain ;

Attendu qu'il ressort par ailleurs des circonstances de la cause, notamment de la lettre de M. le maire de Castelnau du 15 mars 1976, que le plan d'occupation des sols de la commune de Castelnau-le-Lez n'est pas à l'heure actuelle publié ni appliqué ;

Que dans ces conditions le juge de l'expropriation ne peut être valablement saisi de la demande d'évaluation. "

Avec cette règle du délaissement posée au dernier alinéa de l'article 28, M. Phocas se voyait maintenu dans sa qualité de propriétaire, rien ne s'opposant néanmoins à ce que la constructibilité des parcelles visées soit réglementée. C'est ce qui se passa puisque le projet d'aménagement du carrefour fut inscrit au plan d'occupation des sols de la commune.

Deux demandes supplémentaires de permis de construire furent déposées le 17 juillet 1976 et le 10 octobre 1978. Les deux demandes furent refusées par les autorités administratives mais le tribunal administratif de Montpellier annula le second arrêté municipal de refus en 1980 (le 7 février), faute pour le maire d'avoir notifié sa décision négative dans le délai légal de deux mois. Le permis de construire était ainsi tacitement et rétroactivement accordé à compter du 12 décembre 1978 (date du second arrêté municipal de refus), en application de l'article L 111-8 dernier alinéa du Code de l'urbanisme ("À l'expiration du délai de validité du sursis à statuer - deux ans - , une décision doit, sur simple confirmation par l'intéressé de sa demande, être prise par "l'autorité compétente" chargée de la délivrance de l'autorisation, dans le délai de deux mois suivant cette confirmation. Cette confirmation peut intervenir au plus tard deux mois après l'expiration du délai de validité du sursis à statuer. Une décision définitive doit alors être prise par l'autorité compétente pour la délivrance de l'autorisation, dans un délai de deux mois suivant cette confirmation. À défaut de notification de la décision dans ce dernier délai, l'autorisation est considérée comme accordée dans les termes où elle avait été demandée" ).

Cette rétroactivité fut toutefois annulée par l'intervention de la procédure d'expropriation qualifiée d'urgente.

Le 7 mars 1980, le préfet de l'Hérault entreprit en effet de lancer l'expropriation de l'immeuble vacant et prescrivit à cet égard une enquête publique (le 14 avril). L'expropriation fut donc entamée vingt ans après le lancement du projet par le ministre.

Par arrêté du 26 septembre 1980, il déclara l'utilité publique ainsi que le caractère urgent du projet d'aménagement du carrefour. La procédure aboutit (arrêté de cessibilité du 23 février 1981 et ordonnance d'expropriation en date du 22 avril 1981) et le requérant se vit attribuer une indemnité d'expropriation fixée par jugement du juge de l'expropriation de l'Hérault en date du 19 juin 1981 et augmentée sur appel devant la chambre des expropriations de l'Hérault le 22 janvier 1982 (394.440 francs).

Estimant que la lenteur de la procédure administrative lui avait causé un préjudice certain, M. Phocas se retourna une nouvelle fois devant le juge afin d'obtenir réparation dudit dommage. Le tribunal administratif de Montpellier (le 3 juin 1986) lui alloua 10.000 francs de dommages-intérêts en remboursement des frais supportés pour la constitution du dossier de permis de construire illégalement refusé par le maire (il s'agissait essentiellement des honoraires de l'architecte) :

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"Considérant que le requérant ne saurait être indemnisé pour l'augmentation du coût de la construction alors même qu'il n'a jamais construit ni pour la perte, purement éventuelle, des logements, pas plus d'ailleurs que pour les frais qu'il a dû engager en raison de son installation au marché d'intérêt national de Montpellier et qui sont sans lien avec la décision illégale ;

Considérant, toutefois, que le requérant a inutilement engagé des frais pour la constitution du dossier de permis qui lui a été illégalement retiré et notamment des honoraires d'architecte ; qu'il sera fait une juste appréciation de l'ensemble de ces frais en les fixant, au cas de l'espèce, à la somme de 10.000 F ; qu'il y a lieu dès lors de condamner l'Etat à payer (au requérant) la somme de 10.000 F tous intérêts confondus à la date du présent jugement ".

Le requérant saisit pour finir le Conseil d'Etat de cette décision qui la rejeta le 25 mai 1990 :

"Considérant, il est vrai, que le requérant avait obtenu le 12 décembre 1978 un permis de construire qui lui a été illégalement retiré ; que si cette irrégularité est constitutive d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, le requérant n'apporte au soutien de ses conclusions aucun élément de fait permettant de retenir les préjudices écartés par le tribunal administratif comme purement éventuels et résultant du manque à gagner subi du fait de l'impossibilité où s'est trouvé le requérant de procéder aux ravaux d'extension de son immeuble ; qu'il ne résulte pas de l'instruction que le tribunal administratif ait fait une inexacte appréciation des circonstances de l'affaire en fixant à 10.000 F le montant de l'indemnité mise à la charge de l'Etat ".

Enfin, le 12 décembre 1990, le requérant saisit le tribunal administratif de Montpellier d'une nouvelle demande en réparation sur le fondement de la rupture du principe d'égalité devant les charges publiques (demande d'indemnisation pour les pertes de revenus immobiliers et celles liées au transfert de son fonds de commerce résultant des décisions administratives successives de refus du permis de construire et d'expropriation : rejet le 4 novembre 1992). La Cour administrative d'appel de Bordeaux confirma ce dernier jugement le 9 mars 1995 ("M. Phocas ne saurait être indemnisé pour le coût d'une construction qui n'a jamais été réalisée...S'agissant de la perte des revenus qu'il escomptait tirer de la location des futurs logements, il n'apporte, au soutien de sa demande chiffrée, aucun élément de fait tendant en particulier à l'état d'avancement du projet d'extension et à ses moyens de financement, qui permettrait d'établir le caractère certain et direct du préjudice ").

La Cour condamna l'intéressé à payer au département de l'Hérault 3.000 francs au titre de l'article L 8-1 du Code des tribunaux administratifs et des Cours administratives d'appel (frais exposés par le département et non compris dans les dépens).

M. Phocas, toujours aussi tenace, s'était retourné entre temps vers la Commission européenne des droits de l'Homme (le 19 novembre 1990), qui retint sa requête le 29 novembre 1993. Cette instance, après avoir déclaré la requête recevable s'est mise à la disposition des parties en vue de parvenir à un règlement amiable de l'affaire (consultations avec les parties entre le 20 décembre 1993 et le 2 février 1994, date du refus d'un règlement amiable par le gouvernement défendeur) conformément à l'article 28 paragraphe 1 b) de la Convention. Faute d'avoir obtenu un règlement amiable, la Commission adopta à l'unanimité le 4 juillet 1994 un rapport concluant à la violation de l'article 1 du Protocole n° 1. L'affaire fut alors portée devant la Cour le 9 septembre 1994.

Après ce rappel, certes un peu long, des faits de l'espèce (mais trente années de procédure ne se résument pas facilement), il convient désormais d'examiner par le menu la question principale de l'ingérence dans les biens du requérant.

Trois questions méritent de retenir notre attention et elles conditionneront notre présentation :

• Laquelle des trois règles posées par l'article 1 du Protocole n° 1 est applicable en l'espèce ?

• Y-a-t-il eu ingérence dans les droits du requérant ?

• Cette ingérence était-elle proportionnelle à l'intérêt général ?

A • Laquelle des trois règles posées par l'article 1 du Protocole n° 1 est applicable en l'espèce ?

Article 1 du Protocole n° 1 :

"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ".

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L'article 1 de ce Protocole protège un droit de l'Homme de nature économique (à savoir le droit au respect des biens) dont la Cour estime qu'il "garantit en substance le droit de propriété " (Marckx du 13 juin 1979, paragraphe 63).

Luigi Condorelli133 avance à ce sujet que la notion de propriété visée par la Cour bénéfice d'une acception très extensive à telle enseigne que "l'on s'achemine sans doute vers la notion bien plus large de -patrimoine-, à savoir l'ensemble des intérêts découlant de rapports à contenu économique qu'une personne a pu effectivement et licitement acquérir " (propriété sur les biens tant matériels qu'immatériels, tant meubles qu'immeubles, mais aussi les droits réels comme les servitudes ou l'emphytéose, les droits de créances notamment envers l'Etat).

"Cet article, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes " dont l'agencement a été fixé par une jurisprudence constante de la Cour (par exemple, affaire les Saints Monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, paragraphe 56) :

- "la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère d'ordre public, énonce le principe général du respect de la propriété ;

- la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ;

- quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général en mettant en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires à cette fin ".

"Elles ne sont pas pour autant dépourvues de rapport entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première ".

La Cour s'assure à l'ordinaire de l'applicabilité des deux dernières de ces normes avant de se prononcer sur l'observation de la première (Sporrong et Lönnroth du 24 septembre 1981, paragraphe 61).

Pour le gouvernement français comme pour la Commission et la Cour, le litige relève de la première phrase du premier alinéa de l'article 1 qui selon la jurisprudence de la Cour "revêt un caractère général et énonce le principe du respect de la propriété ":

Comme l'énonce la Cour, le requérant ne se plaint pas d'une privation de son immeuble au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole n° 1, ni de mesures spécifiques en ayant restreint l'usage au sens du second alinéa, mais bien d'une atteinte à son droit de propriété résultant de l'attitude générale des autorités nationales.

B • Y-a-t-il eu ingérence dans les droits du requérant ?

La Cour reconnaît l'ingérence causée par les mesures affectant l'immeuble mais note la controverse relative à la durée de ladite ingérence.

Le requérant soutient que l'atteinte a débuté en 1962 (date du transfert de son activité vers d'autres locaux en raison de l'expropriation qu'il pensait imminente) pour s'achever le 22 janvier 1982 (date à laquelle la chambre des expropriations du département de l'Hérault a fixé en appel son indemnité d'expropriation).

Le gouvernement insiste dans son mémoire sur le fait que la Commission ne peut examiner les faits antérieurs au 3 mai 1974, date de l'entrée en vigueur du Protocole additionnel n° 1 en France134. Il considère à cet égard que les décisions successives de refus du permis de construire ou de sursis à statuer ne sauraient être regardées comme ayant engendré une situation continue. Dès lors, tous les faits antérieurs à 1974 ne sauraient être retenus et la violation continue des droits du requérant ne saurait être acceptée (pour le représentant du gouvernement français il y a violation continue "lorsque par exemple une législation ou une réglementation incompatible avec la Convention préexistait à l'entrée en vigueur de celle-ci et a continué à produire ses effets au-delà de cette date ").

Or selon cette partie, il n'y a pas eu continuité de la réglementation en vigueur puisque se sont successivement appliqués à la propriété de M. Phocas le plan d'urbanisme directeur de la commune de Castelnau-le-Lez, le règlement

133 Commentaire de l'article 1 du premier Protocole additionnel, La Convention européenne des droits de l'Homme, Commentaire article par article, sous la direction de L.E. PETTITI ; E. DECAUX et P.-H. IMBERT, Economica , 1995, p 975.

134 Décret présidentiel n° 74-360, JO 4 mai 1974, pp. 4750 et s.

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national d'urbanisme qui s'applique en l'absence de document local et enfin, le plan d'occupation des sols de la commune.

Dans ces conditions, les faits antérieurs au 3 mai 1974 échappent à la compétence ratione temporis de la Cour.

En conséquence, le point de départ de cette ingérence ne saurait être antérieur au 31 juillet 1965 (date à laquelle l'intéressé s'est vu opposer un sursis à statuer à sa première demande de permis de construire) pour s'achever au milieu de l'année 1973 (date à laquelle le juge de l'expropriation aurait fixé le prix du délaissement si M. Phocas l'avait saisi dans les délais légaux).

Par ailleurs, le gouvernement argue du fait que la Convention et chacun de ses Protocoles additionnels ne régissent, pour chaque Etat contractant, que les faits postérieurs à leur entrée en vigueur. Il s'agit d'une conséquence du principe de non rétroactivité des traités, principe général du droit international consacré par l'article 28 de la Convention de Vienne.

La Commission pour sa part, estime qu'il convient de procéder à une évaluation globale de ces mesures et procédures et de leurs effets sur la situation du requérant à partir du 3 mai 1974.

Pour le délégué de la Commission, les faits forment un tout ne pouvant être séparés les uns des autres et illustrant la volonté de l'Etat français à anéantir les droits immobiliers de M. Phocas : la Commission considère que les événements ayant affecté la jouissance des biens du requérant avant le 3 mai 1974 peuvent aussi être pris en compte pour la simple raison qu'ils ont affecté la situation du requérant après le 3 mai 1974.

Avant 1974, la propriété du requérant fit l'objet de mesures interdisant non seulement d'en jouir normalement (pas de possibilité de le vendre ou de l'aménager) mais également d'en connaître l'avenir (sort de l'immeuble). Après 1974, ces atteintes perdurèrent.

La Commission conclut alors que l'ensemble de ces actes constitue une ingérence continue dans le droit de propriété du requérant.

La Cour, quant à elle, constate qu'à partir du 31 juillet 1965 (jour où le préfet de l'Hérault a décidé de surseoir à statuer sur la demande de permis de construire) et jusqu'au 22 janvier 1982 (date du jugement de la chambre des expropriations de l'Hérault fixant définitivement l'indemnité d'expropriation), le projet de carrefour constitua un obstacle à l'aménagement de l'immeuble du requérant sans que celui-ci en fut compensé.

C • Cette ingérence était-elle proportionnelle à l'intérêt général ?

Il s'agit de rechercher en l'occurrence si cette ingérence était justifiée ou si elle a enfreint le droit au respect des biens de M. Phocas.

La Cour s'attache dans cette situation à vérifier si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et l'impératif de la sauvegarde des droits du requérant comme dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, paragraphe 69. Selon cette jurisprudence, les Etats jouissent d'une grande marge d'appréciation pour mener leur politique urbanistique puisqu'il s'agit d'un "domaine complexe et difficile " (paragraphe 69) : l'Etat est appréhendé comme le seul maître du jugement concernant la nécessité d'édicter une loi restreignant l'usage des biens mais l'Etat ne saurait pour autant prendre une mesure "manifestement dépourvue de base raisonnable", dont le caractère est apprécié par les organes de la Convention.

À cet égard la Cour est amenée à ne pouvoir juger autrement qu'en équité puisqu'en fait "le préjudice subi comporte des éléments ... dont aucun ne se prête à un calcul exact " (Sporrong et Lönnroth du 18 décembre 1984, paragraphe 32).

L'article 1 s'applique donc dans des domaines où les Etats préfèrent intervenir sans renoncer à leur liberté d'action dans la mesure où il s'agit de "questions politiques, économiques et sociales sur lesquelles de profondes divergences d'opinion peuvent raisonnablement régner dans un Etat démocratique " (James du 21 février 1986, paragraphe 46).

De jure les limitations au pouvoir discrétionnaire de l'Etat en cause s'avèrent réduites dans le cadre de cet article.

Dans une affaire récente Agrotexim Hellas S.A.et autres c. Grèce (rapport de la Commission du 10 mars 1994, paragraphe 75), la Commission admet même que le fait pour la municipalité d'Athènes de prendre soin de rendre publique suffisamment à l'avance son intention de procéder à l'expropriation de terrains, pouvait revêtir en lui-même un

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caractère d'utilité publique dans la mesure où cette publicité "pouvait contribuer au débat public sur l'urbanisme de la ville “.

De surcroît, la Cour affirme que les Etats se trouvent en principe mieux placés que le juge international pour déterminer ce qu'est l'intérêt général et ce qu'est d'intérêt général (arrêt Handyside du 7 décembre 1976, paragraphe 48).

Les projets d'aménagement, notamment les voies de circulation, font l'objet d'une programmation à long terme s'expliquant par une réalisation progressive en fonction de l'urgence et des financements disponibles. Or, une telle programmation étalée dans le temps risque de faire peser sur certains propriétaires des charges excessives violant de la sorte le principe d'égalité devant les charges publiques (d'où l'existence en France du droit de délaissement).

M. Phocas souligne qu'il a fallu vingt-sept ans pour réaliser un projet d'aménagement urbain et s'interroge en l'espèce sur la réalité de son utilité publique.

La Commission constate que l'ingérence avait pour objectif principal de protéger la réalisation du futur plan d'aménagement de la commune (par la création d'un carrefour) et estime que les mesures incriminées visaient un intérêt général. Elle relève toutefois qu'à deux reprises, par le jugement du tribunal administratif de Montpellier en date du 19 mars 1976 et par l'arrêt du Conseil d'Etat en date du 19 mai 1983, les juridictions compétentes ont constaté, rétroactivement, le droit du requérant à disposer librement de sa propriété mais que l'effet pratique de ses décisions a été nul en raison d'autres mesures attentatoires à sa propriété.

Le gouvernement, pour sa part, reconnaît que les réglementations successives qui ont été la base des refus d'autorisation de construire ont constitué une ingérence dans le droit du requérant à user librement de son bien. Mais il expose aussi que ces mesures, prévues par les dispositions spécifiques du Code de l'urbanisme, constituaient un élément d'une opération d'aménagement d'un carrefour, dont le caractère d'utilité publique ne saurait être contesté. Il admet que la propriété de M. Phocas a été gelée pendant une longue période mais relève cependant que seule la constructibilité du terrain en cause a été affectée par la réglementation.

Dans le plan d'urbanisme de la ville, l'intégralité des parcelles du requérant était affectée par les travaux de voirie nécessaires à l'aménagement du carrefour. Ce document comportait de plus une emprise du domaine public pour l'aménagement du carrefour sur une fraction de la propriété du requérant et incluait le reste dans une zone non aedificandi (servitude d'inconstructibilité) qui ne rend pas le bien inutilisable mais qui empêche de modifier le bâtiment : la servitude grevant l'immeuble affectait certes sa constructibilité et la possibilité pour le requérant de percevoir des revenus locatifs après les travaux qu'il projetait, mais le requérant conservait la possibilité de louer l'immeuble en l'état.

Le requérant pouvait continuer d'exploiter son immeuble commercial selon un usage conforme à sa destination. Or, cet immeuble est demeuré vacant de 1962 jusqu'à la date de son expropriation en 1981, ce qui interdit au requérant de prétendre avoir fait l'objet d'une expropriation de fait.

Le gouvernement en conclut ainsi que les restrictions aux biens du requérant doivent être examinées à la lumière de la norme de la "réglementation de l'usage des biens" énoncée au second alinéa de l'article 1 du Protocole n° 1.

La Cour suit sur ce point la Commission et le gouvernement : elle tient pour établi que ladite ingérence répondait aux exigences de l'intérêt général.

Restait à savoir si un juste équilibre (air balance) avait été maintenu (théorie du "bilan") puisque l'article 1 impose de vérifier "si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu " (arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982 ou arrêt Poiss du 23 avril 1987, paragraphe 117), étant précisé que pour la Cour "inhérent à l'ensemble de la Convention, le souci d'assurer un tel équilibre se reflète aussi dans la structure de l'article 1 " (affaire linguistique belge 23 juillet 1968 paragraphe 5)

La Commission ne méconnaît pas l'intérêt qu'avaient les autorités communale et préfectorale d'élaborer et de préserver le plan d'aménagement de la commune par la création d'un carrefour pour la circulation. Et si le requérant a finalement obtenu gain de cause dans la procédure (obtention d'un permis de construire), les actes des autorités l'ont empêché de tirer avantage des décisions des juridictions afin de jouir de ses biens. Si les juridictions compétentes ont constaté rétroactivement le droit du requérant à disposer librement de sa propriété (jugement du Tribunal administratif de Montpellier du 19 mars 1976 et arrêt du Conseil d'Etat du 19 mai 1983), l'effet pratique de ces décisions a été nul en raison d'autres mesures attentatoires à sa propriété.

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En conséquence, les actes des autorités et juridictions ont rendu pendant une très longue période le droit de propriété du requérant si instable qu'un juste équilibre n'a pas été maintenu entre les intérêts publics de la communauté et les intérêts privés du requérant, entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu : pour la Commission, il y a eu violation de la première phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole n° 1.

En ce qui concerne la proportionnalité de l'ingérence (ou plus exactement la non disproportionnalité puisqu'il s'agit en réalité de vérifier que la mesure en cause est non disproportionnée par rapport au but visé selon l'arrêt James précité), le gouvernement rappelle que le Code de l'urbanisme écarte toute indemnisation des servitudes d'urbanisme. Le requérant ne saurait dès lors soutenir qu'il a subi une "charge spéciale et exorbitante" du fait de l'inscription de son immeuble dans une zone frappée d'une telle servitude.

Pour la Cour, diverses entraves à la pleine jouissance de la propriété du requérant s'observent en consacrant de la sorte une situation en principe incompatible avec le juste équilibre commandé par l'article 1. Toutefois, elle reconnaît que le droit applicable à l'époque des faits offrait un remède au requérant de nature à lui assurer une jouissance de ses biens : en l'occurrence la procédure de délaissement lui permettant d'obtenir l'acquisition de l'immeuble par les autorités publiques dans les trois ans à compter de sa demande.

La Cour affirme qu'on ne peut parler de privation lorsque "bien qu'il ait perdu de sa substance, le droit en cause n'a pas disparu " car pour classer une mesure parmi celles de "privation" des biens, ce qui compte n'est pas sa qualification juridique mais l'effet pratique qui en découle pour le particulier : il doit s'agir de mesures frappant tous les attributs du droit individuel concerné et rompant in toto la relation qui liait le bien objet du droit à la personne titulaire de ce droit (nationalisation, expropriation, confiscation).

En l'espèce, la Cour conclut à l'échec de cette procédure, échec imputable au requérant.

Article 6 paragraphe 1 :

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ".

La question posée consiste à se demander s'il y a eu violation de cet article en raison de la durée des procédures devant les juridictions administratives.

Le gouvernement soutient que le requérant n'aurait saisi la Commission de ce grief que tardivement : le requérant l'aurait formulé pour la première fois dans son mémoire ampliatif daté du 30 décembre 1992, soit après l'expiration du délai de six mois prévu à l'article 26 de la Convention. Le requérant disposait d'une possibilité légale d'abréger les délais d'indemnisation, possibilité qu'il a omis d'utiliser pour les procédures de droits interne. S'applique alors l'arrêt précité de la Cour Katte Klitsche de la Grange du 27 octobre 1994 (paragraphe 46) dans lequel elle conclut à l'absence de violation de l'article 1 du Protocole n° 1 dès lors que le requérant a omis d'utiliser les moyens d'accélérer la procédure (variété de Nemo auditur).

La Commission rappelle que c'est à elle qu'il appartient de décider de la qualification à donner aux faits et a déclaré ce grief recevable. La Commission n'a par contre pas été saisie d'un grief tiré d'une prétendue partialité des juges tel que visé dans le mémoire du requérant.

La Cour statue sur ce point en estimant que si la durée de la phase amiable préalable relative au délaissement prête à critique, celle-ci est pour l'essentiel imputable au comportement du requérant. En revanche, les procédures conduites devant les juridictions de l'expropriation se déroulèrent selon elle avec rapidité. Concernant la durée des procédures engagées devant le tribunal administratif de Montpellier, elle apprécie les circonstances de la cause, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé (Terranova c. Italie du 4 décembre 1995 paragraphe 20 ; Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995 paragraphe 47).

La Cour observe à cet égard que la procédure présentait une certaine complexité puisqu'elle avait trait à la responsabilité de l'Etat et constate que le principal retard est à mettre à la charge du requérant ("Il ne ressort pas des éléments du dossier que M. Phocas ait fait preuve d'une diligence particulière pour voir accélérer la procédure ").

Raymond Goy

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Je prends acte de votre rapidité à l’un et à l’autre, je pense qu’elle sera compensée par des questions qui peuvent maintenant s’ouvrir sur l’ensemble des exposés qui ont été faits cet après-midi.

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Débats

Paul Tavernier

J’ai été très intéressé par les exposés de cet après-midi, notamment par les perspectives entrouvertes par M. Kornprobst qui dessinent un nouveau droit fiscal à la lumière de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ceci dit, l’intervention ultérieure de M. Fraissex m’a suggéré une réflexion à propos de l’affaire Sporrong et Lönnroth qu’il a citée : on avait pensé un peu rapidement qu’il y avait un nouveau domaine du droit, celui de l’urbanisme, qui serait concerné par la Convention européenne des droits de l’Homme. Finalement, le bilan est assez faible pour le moment en ce qui concerne l’application de la Convention en matière d’urbanisme. Mais, les choses ont tout de même évolué. Il y a une affaire, actuellement pendante, qui intéressera le droit de l’urbanisme, sur la base de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Malgré tout, des développements sont possibles, mais les juristes sont souvent enthousiasmés par quelques décisions qui semblent présenter des ouvertures et qui restent sans lendemain. Raymond Goy le sait bien en matière d’environnement, puisqu’il a commenté une affaire relative au bruit135.

Raymond Goy

Il y a eu quatre affaires...

Paul Tavernier

Mais en définitive les décisions finales ont été très décevantes.

Raymond Goy

Par rapport à la Commission, qui ouvrait beaucoup de portes.

Paul Tavernier

Donc, effectivement, les choses cheminent lentement à Strasbourg.

Raymond Goy

C’est vrai pour le contentieux de l’urbanisme français, mais est-ce que d’autres pays n’ont pas une jurisprudence plus riche ?

Paul Tavernier

Effectivement, il y a des affaires grecques, notamment dans lesquelles les problèmes d’urbanisme, d’expropriation ou de procédure, n’étant pas clairs au regard de la Convention européenne, ont été mis en examen et on a abouti à des condamnations du gouvernement grec. Il y a eu des procédures britanniques aussi, irlandaises, etc.

Je crois tout de même que le bilan en matière du droit d’urbanisme est faible. Ceci dit, cela n’enlève rien à la remarque de M. Kornprobst, parce que si j’ai bien compris, les fiscalistes français commencent à prendre conscience de l’existence du problème, et commencent à repenser le système fiscal en fonction de la Convention..

Emmanuel Kornprobst

Oui. Devant les tribunaux, on est toujours à l’affût des moyens nouveaux face à l’administration. Maintenant, il est bien acquis que tout ce qui ressort du droit communautaire, notamment en matière de TVA, est immédiatement applicable à la France compte tenu de la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Donc sur ce point, il n’y a plus de problème sur la prévalence du droit communautaire sur le droit français, et on constate de plus en plus l’impact des moyens tirés de la Convention.

135 Raymond GOY, “ Le bruit des aéronefs devant la Commission et la Cour européenne des droits de l’Homme ”, Revue juridique de l’environnement, 1987, pp. 475-484.

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Deux arrêts de la Cour, qu’on a eu à exposer, sont très caractéristiques de cette obligation que les tribunaux vont avoir, lorsqu’ils sont saisis d’un moyen de ce type, de statuer dessus. A force de taper sur le clou, il y a un moment où il finit par rentrer, et on le voit d’ailleurs dans la position du Conseil d’Etat, qui pendant très longtemps estimait systématiquement que l’article 6 n’était pas applicable. Etant donné les moyens qui lui étaient présentés avec les arrêts de la Cour européenne, avec ceux de la Cour de cassation, etc., il y a un moment où il a été obligé de lâcher les vannes et de prendre position dans les avis que je vous ai cités.

Je pense que l’administration fiscale est extrêmement attentive à cette jurisprudence, et qu’elle a le souci, dans un esprit communautaire et européen, de ne pas trop résister à ses décisions, même si elle n’est pas obligée de les appliquer, et à des jurisprudences qui lui sont contraires.

Ce qui s’est passé sur le droit de préemption, à mon avis, est très caractéristique. L’administration est condamnée et on supprime tout simplement le droit...

François Julien-Laferrière

Sur l’application de l’article 6, Paul Tavernier a rebondi sur ce qui a été dit auparavant et j’aimerais rebondir sur le rebondissement !

Je suis très frappé par les difficultés que soulève la définition du champ d’application de l’article 6, dans le double cadre de notre système de dualité de juridiction et de l’importance du contentieux administratif. Il me paraît extrêmement choquant que, dans certaines matières, le droit au procès équitable soit considéré comme un luxe, ce qui signifie que ces matières ne constituent pas des préoccupations pour la Convention. Je sais bien que la jurisprudence administrative est relativement souple puisque, par exemple, la matière pénale peut entrer dans le champ d’application de l’article 6. Mais je vois, par exemple - excusez ma monomanie - que tout un pan du droit des étrangers échappe à l’article 6 alors qu’il me semble qu’une mesure administrative privative de la liberté individuelle est au moins aussi grave que le prononcé d’une amende fiscale. Je ne vois pas ce qui justifie la différence de traitement.

N’estimez-vous pas, les uns et les autres, qu’un amendement de l’article 6 serait bienvenu, sous la forme d’un Protocole à la Convention qui supprimerait le petit bout de phrase mentionnant les “droits et obligations de caractère civil” et la “matière pénale” et donnerait ainsi toute sa valeur au système de la Convention. D’autant plus qu’il me semble, à la limite, que l’article 6 actuel est en contradiction avec l’article 13 : comment, en effet, peut-il y avoir recours effectif si le procès est inéquitable ?

Emmanuel Kornprobst

Je peux modestement apporter un élément de réponse. Je pense qu’effectivement tout le problème est dans le contenu de l’article 6. Mais, je crois qu’il appartient à la Cour de l’interpréter comme elle le souhaite, parce que lorsqu’on dit droits et obligations de caractère civil, après tout le problème des étrangers soulève celui de leur patrimoine français. Si on les expulse, il y a bien une incidence en matière fiscale.

De même qu’en cette matière, on a considéré qu’à partir du moment où il y a implication de droits et obligations de caractère civil, c’est une partie de leur patrimoine qui est amputé, et par conséquent, on entre bien dans le champ de l’article 6. Donc, l’étranger expulsé, après tout, c’est tout son patrimoine français qui est remis en cause à mon sens, et il suffirait de peu d’efforts pour considérer que l’étranger est concerné par cette disposition.

François Julien-Laferrière

Encore faudrait-il faire un effort... Je voudrais donner un autre exemple, celui du contentieux de la détermination de la qualité de réfugié. Ce contentieux est très important - la Commission des recours des réfugiés est la première juridiction administrative française quant au volume des affaires traitées. Il me semble que le statut de réfugié est un état qui se substitue à celui que l’intéressé a perdu du fait que son Etat d’origine ne lui accorde plus sa protection. Le contentieux de la détermination de la qualité de réfugié paraît donc devoir se rattacher au contentieux de l’état des personnes, donc à une contestation relative à des droits civils. Pourtant la Cour européenne estime le contraire. Pour elle, le contentieux de la qualité de réfugié ne soulève pas de contestations à caractère civil. Cela me paraît une interprétation tout de même bien peu large de cette notion.

Là encore, un effort pourrait être fait, mais je ne suis pas convaincu que - tant que l’article 6 conservera sa rédaction actuelle qui limite son champ d’application aux contestations de droits à caractère civil et aux accusations en matière pénale - il sera possible de donner l’impulsion vers une généralisation des obligations imposées par le principe du droit équitable.

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Paul Tavernier

Finalement, vous avez tous les deux mis l’accent sur l’importance des procédures préalables, et sur les procédures purement administratives. Mais un problème un peu analogue s’est posé dans le droit communautaire avec la procédure de concurrence, procédure qui est d’abord administrative. Dans ces cas également, les droits de la défense ont été mis en avant, et la Cour de Justice de Luxembourg a pu reconnaître certains droits, alors que si elle avait été amenée à appliquer l’article 6, elle aurait peut-être considéré que ces droits n’entraient pas dans le champ d’application de l’article 6.

Il est vrai qu’il faudrait sans doute proposer une réforme de l’article 6, qui serait un Protocole n° 12 ou n° 13, ce qui simplifierait les choses. En l’état actuel, cela permet aux professeurs de droit d’écrire sur la distinction entre droit public et droit privé.

Par ailleurs, je voudrais poser une question, puisqu’on y a fait allusion à propos de la dualité de juridictions. Dans l’affaire Bellet, c’était cela qui était en arrière-plan. La Cour ne s’est pas trop aventurée dans ce domaine, mais il me semble qu’on peut en tirer quelques enseignements.

Gilles Lebreton

Oui, effectivement, en arrière-plan de l’affaire Bellet, il y a une contradiction entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, qui interprètent différemment la loi de 1991. Le Conseil d’Etat estime que la loi de 1991 qui institue un système d’indemnisation, n’exclut pas l’action en responsabilité, alors que la Cour de cassation estime le contraire.

Même si la Cour n’a pas osé parler directement de ce problème, parce que c’est un élément de haute politique, cette contradiction a été évoquée pour montrer qu’il y avait de bonnes raisons de penser que M. Bellet avait été trompé sur l’étendue de ses droits.

Cela étant, je crois qu’il faut rester lucide dans cette affaire. Il n’y a pas d’attaque frontale du système français de dualité de juridictions. Et d’ailleurs, il ne peut y en avoir, parce que la Cour, dans ce cas, sortirait de son rôle en portant une appréciation sur le système juridictionnel français, indépendamment de la solution de fond à donner au litige.

Personnellement, enfin, je ne veux pas faire de critiques sur le système de la dualité de juridictions, que j’approuve.

Raymond Goy

En d’autres termes, la Cour est particulièrement attentive à l’égard des juridictions qui sont finalement les plus rassurantes. Elle est beaucoup plus large, ou moins exigeante, à l’égard des procédures qui n’ont pas été juridictionnalisées et qui s’avèrent plus ou moins rassurantes.

Par ailleurs, les territoires d’outre-mer ont été évoqués tout à l’heure puisqu’un arrêt portait sur un territoire d’outre-mer, et l’exposé a été conçu sous le signe de l’outremer. Est-ce qu’on peut concevoir que le département d’outre-mer fasse l’objet d’une conclusion comparable ? Avec le principe de l’assimilation, est-ce qu’on peut considérer que les département d’outre-mer comportent certaines spécificités qui justifieraient la jurisprudence évoquée ce matin, et tout à l’heure ?

Jean-François Akandji-Kombé

Je ne crois pas, personnellement, que les solutions dégagées dans l’arrêt Piermont à propos des TOM soient applicables aux départements d’Outre-Mer. Cela parce que la Constitution française différencie bien ces deux sortes de collectivités quant à leur statut et au régime juridique qui l’accompagne et que le droit de la CEDH fait la même distinction que le droit constitutionnel français. Cela me semble vrai aussi bien pour la solution relative à l’application de l’article 10 que pour celle qui a trait à l’application de l’article 2 du Protocole n° 4.

S’agissant tout d’abord de l’article 10. D’une part, je rappelle que pour justifier la restriction de la liberté de circulation de Mme Piermont, le gouvernement français invoque la déclaration de 1974. Or cette déclaration qui autorise l’application de la clause des nécessités locales ne mentionne expressément que les TOM, à l’exclusion des DOM, ce qui, encore une fois se justifie parfaitement au regard du droit constitutionnel. D’autre part, le raisonnement de la Cour ne vise que les TOM en tant qu’ils constituent au sens de la Convention des territoires dont la France assure les relations internationales. Les DOM n’ont pas cette qualité. Cela étant, au fond, la décision de la Cour réduit la distance qui sépare

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les TOM des DOM. Parce que en neutralisant le jeu des nécessités locales pour les TOM, elle rapproche le régime d’application de la Convention dans ces derniers de celui qui prévaut dans les DOM, c’est-à-dire du régime de droit commun.

Examinons maintenant la question sous l’angle de la solution donnée au problème de l’application du Protocole n° 4. Il est vrai que la Cour estime que les TOM sont des territoires distincts. Mais pour ce faire, elle s’appuie, sans le dire explicitement, sur le statut constitutionnel dérogatoire de ces collectivités ; précisément sur l’autonomie du droit applicable à l’expulsion des étrangers, laquelle découle directement du principe d’autonomie législative des TOM. Il est vraisemblable que la Cour aboutirait à la conclusion inverse en ce qui concerne les DOM, étant donné, comme vous l’indiquez dans votre question, que ceux-ci sont unis à la métropole par le principe d’assimilation. Un ressortissant communautaire exclu d’un DOM serait exclu d’une partie du territoire de l’Etat français au sens de la Convention. Il y aurait donc ingérence dans la liberté de circulation garantie par le Protocole n° 4. En conséquence, la Cour pourrait se livrer à un plein contrôle du bien-fondé de la mesure d’expulsion au regard des critères du paragraphe 3 de l’article 2 de ce Protocole.

Pour finir, je dirai que le régime d’application de la Convention et des Protocoles dans les DOM est le régime de droit commun, celui qui s’applique au territoire de tout Etat membre. Les TOM relèvent encore d’un régime dérogatoire, qui s’en va s’étiolant, mais qui n’a pas encore disparu.

Raymond Goy

Merci beaucoup, d’autres questions restent à poser peut-être, mais le temps nous manque. Il reste alors à Paul Tavernier de nous dire le mot de la fin.

Paul Tavernier

Je vous remercie d’être venus si nombreux.

Raymond Goy

Le mot de l’après fin, c’est pour vous remercier et vous féliciter ainsi que chacun des intervenants.

Paul Tavernier

Merci à tous les intervenants ainsi qu’à ceux qui sont à la tribune, à ceux qui ont pris la parole durant cette Journée et tout spécialement à M. Petzold qui nous a fait l’honneur de venir jusqu’ici. Merci et peut-être à une prochaine fois...

 



13/08/2012
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