ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
DROIT A LA VIE PRIVEE ET FAMILIALE
Article 8 de la Convention :
"1/ Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2/ Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits de libertés d'autrui"
Vous trouvez ici :
- la méthode de la CEDH pour savoir s'il y a violation de l'article 8, l'exemple des expulsions des étrangers
- un tabou français, les dérives nazies en matière de législation sur les étrangers
- le droit à la vie privée de l'article 8 contre l'intérêt général de l'enquête pénale.
- le droit à la vie privée et familiale en matière de divorce
- l'article 8 et la filiation
- l'article 8 et le mariage
- l'article 8 et le choix d'un nom
- l'article 8 et la sexualité
- l'article 8 et le respect de la religion
- l'article 8 et la protection du domicile
- l'article 8 et l'embryon
- l'article 8 et le droit au suicide
- la jurisprudence de la Cour de Cassation française.
POUR EXAMINER UN GRIEF TIRE DE LA VIOLATION DE L'ARTICLE 8
LA CEDH RECHERCHE UNE REPONSE A QUATRE QUESTIONS
UNE APPLICATION CONCRÈTE AUX EXPULSIONS DES ETRANGERS CONDAMNES A UNE PEINE DE PRISON.
MALGRE DES LIENS FAMILIAUX, ILS SUBISSENT LEUR PEINE, PUIS SONT ENSUITE EXPULSES.
CETTE EXPULSION EST APPELEE LA "DOUBLE PEINE"
Première question: EST-CE UNE INGERENCE ?
Arrêt Dalia contre France du 19/02/1998 Hudoc 750 requête 26102/95
"La Cour ne doute pas que le rejet par la Cour d'appel de Versailles en 1994 de sa demande en relèvement de la mesure d'interdiction du territoire adoptée en 1985 s'analyse en une ingérence dans le droit de l'intéressé au respect de sa vie privée et familiale"
Arrêt Boultif contre Suisse du 02/08/2001 Hudoc 2767 requête 54273/00
"Exclure une personne d'un pays où vivent ses parents proches peut constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale tel que protégé par l'article 8§1 de la Convention"
Deuxième question: CETTE INGERENCE EST-ELLE PERMISE PAR LA LOI ?
Arrêt Geleri contre Roumanie du 15 février 2011 requête 33118/05
Son expulsion n'était pas permise par la loi interne roumaine
Le requérant, Zeyneddin Geleri, est un ressortissant turc né en 1973 et résidant à Chişinău (Moldova). A l’époque des faits de cette affaire, il résidait régulièrement à Bucarest (Roumanie). Le statut de réfugié politique lui avait été accordé en 1998 puis confirmé de façon définitive en 2001. En 2003, il épousa une ressortissante roumaine avec laquelle il eut une fille en 2005. Il était associé de deux sociétés commerciales.
Par une ordonnance du 21 février 2005, le procureur du parquet près la cour d’appel de Bucarest déclara M. Geleri indésirable et l’interdit de séjour en Roumanie pour dix ans, au motif que « des informations suffisantes et sérieuses indiquaient qu’il se livrait à des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale ». Le 23 février 2005, cette ordonnance fut communiquée à M. Geleri sans autre explication et, le jour même, il fut expulsé vers l’Italie2.
Le 28 février 2005, l’avocat de M. Geleri contesta l’ordonnance d’expulsion devant la cour d’appel de Bucarest. Il dénonçait notamment le fait que cette ordonnance n’était pas motivée. Il faisait également valoir que M. Geleri vivait depuis longtemps en Roumanie, était marié à une Roumaine avec laquelle il avait eu une fille, et était associé dans des sociétés commerciales en Roumanie. Par une décision définitive du 3 mars 2005, la cour d’appel de Bucarest rejeta la contestation comme mal fondée. Elle jugea en particulier que les éléments sur lesquels est fondée la décision déclarant un étranger indésirable pour des raisons de sûreté nationale ne peuvent, sans exception, être portées à la connaissance de la personne intéressée, car ces informations sont secrètes en vertu de la loi. La cour d’appelle ajouta que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle avait confirmé la constitutionnalité de cette règle.
En avril 2005, l’office roumain pour les réfugiés annula le statut de réfugié de M. Geleri. La contestation en justice de ce dernier fut définitivement rejetée par la Haute Cour de cassation et de justice le 7 décembre 2006.
Atteinte alléguée au droit au respect à la vie privée et familiale (article 8)
La Cour constate tout d’abord que l’expulsion et l’interdiction de territoire prononcées contre M. Geleri ont porté atteinte tant à sa «vie privée» qu’à sa «vie familiale». Une telle situation peut toutefois être conforme à la Convention, si elle est « prévue par la loi », poursuit un but légitime et est «nécessaire dans une société démocratique».
Dans le cas de M. Geleri, la Cour concentre son raisonnement sur le point de savoir si les mesures prises étaient « prévues par la loi ». Elle rappelle que la «loi» en question doit notamment protéger l’intéressé contre l’arbitraire des autorités, en lui offrant la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial, habilité à se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes.
Or, l’organe ayant examiné le recours de M. Geleri - à savoir la cour d’appel de Bucarest - s’est limité à un examen purement formel de son ordonnance d’expulsion. De plus, aucune précision quant aux faits reprochés à M. Geleri n’a été fournie à la cour d’appel, de sorte que cette dernière n’a pas pu aller au-delà des affirmations du parquet pour vérifier si l’intéressé présentait réellement un danger pour la sécurité nationale ou pour l’ordre public.
Les mesures prises contre M. Geleri ne lui ont donc pas garanti un degré minimal de protection contre l’arbitraire. Aussi, l’ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale n’était-elle pas prévue par une « loi » répondant aux exigences de la Convention.
L’article 8 a donc été violé.
Au Grand Duché du Luxembourg: Non.
En Belgique: Oui; Arrêt Moustaquim contre Belgique du 18/02/1991; Hudoc 235; requête 12 313/86.
En Suisse: Oui
Arrêt Camenzind contre Suisse du 16/12/1997 Hudoc 739 requête 21353/93
Arrêt Boultif contre Suisse du 02/08/2001 Hudoc 2767 requête 54273/00
En France: Oui et Non, une loi de 2003 l'interdit, uniquement dans les cas où les liens familiaux sont existants et ténus. Avant la publication de cette loi, la "double peine" était autorisée.Troisième question: SI LA LOI L'AUTORISE, LE BUT EST-IL LEGITIME ?
Arrêt Dalia contre France du 19/02/1998 Hudoc 750 requête 26102/95
"Il incombe aux Etats contractant d'assurer l'ordre public, en particulier dans l'exercice de leur droit de contrôles, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l'entrée et le séjour des non-nationaux. A ce titre, ils ont la faculté d'expulser les délinquants parmi ceux-ci"
Arrêt Boultif contre Suisse du 02/08/2001 Hudoc 2767 requête 54273/00
"La défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales est au sens de l'article 8§2 car le requérant est expulsé du fait de la gravité des infractions"
Quatrième question: EST-CE NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE ?
La Cour met en balance :
Le but légitime L'ingérence sur la vie familiale
La Cour constate dans chaque espèce, s'il y a une disproportion ou non entre le but légitime et les conséquences personnelles sur les individus:
Arrêt Moustaquim contre Belgique précité
La Cour constate que d'une part:
-Les premières infractions remontent à l'adolescence, les seconds faits reprochés ont été relaxés, pour les troisièmes faits reprochés, il a subi 16 mois de détention puis est resté libre durant 22 mois sans qu'il ne commette de nouvelles infractions.
D'autre part:
-Tous ses proches, parents frères et soeur vivent à Liège. Il est arrivé en Belgique alors qu'il avait moins de deux ans. Certains de ses frères et soeurs sont de nationalité belge. Son expulsion ne peut que gravement perturber sa vie familiale.
Par conséquent:
"Il y a eu disproportion entre les moyens employés et le but légitime"
Arrêt Mehemi contre France du 26/09/1997 Hudoc 709 requête 25017/94
La Cour constate d'une part:
-Le requérant a trois enfants en bas - âge de nationalité française et une épouse qui vit en France. Il a toujours vécu en France jusqu'à l'âge de 33 ans et y a effectué toute sa scolarité.
D'autre part:
-Il a été arrêté avec quatre français qui eux, n'ont pas été expulsés pour le transport de 142 Kg de haschish.
Par conséquent, il n'y a pas de proportionnalité entre l'ingérence de sa vie familiale et le but légitime poursuivi.
Arrêt Dalia contre France précité
"La tâche de la Cour consiste à déterminer si le refus de relever la requérante de la mesure litigieuse a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d'une part, le droit de la requérante au respect de sa vie privée et familiale, et, d'autre part, la protection de l'ordre public et la présence des infractions pénales"
La Cour constate d'une part:
-le trafic de drogue, le commerce d'héroïne et la participation directe de la requérante.
D'autre part:
-la nationalité française de ses enfants mais aussi sa situation irrégulière sur le territoire.
Par conséquent:
"la mesure d'interdiction du territoire en son encontre ne peut passer pour disproportionné aux buts légitimes poursuivis"
Partant, il n'y a pas de violation de l'article 8.
Arrêt Boultif contre Suisse précité
"Pour apprécier les critères pertinents en pareil cas, la Cour prendra en compte la nature et la qualité de l'infraction commise par le requérant, la durée de séjour dans le pays ou il va être expulsé, la période qui s'est écoulé depuis la perpétration de l'infraction ainsi que la conduite de l'intéressé durant cette période, la nationalité des diverses personnes concernées, la situation familiale du requérant, par exemple la durée de son mariage et d'autres éléments, dénotant le caractère effectif de la vie familiale d'un couple, le point de savoir si le conjoint était au courant de l'infraction au début de la relation familiale, la naissance d'enfants légitimes et, le cas échéant, leur âge.
En outre, la Cour examinera tout autant la gravité des difficultés que risque de connaître le conjoint dans le pays d'origine de son époux ou épouse, bien que le simple fait qu'une personne risque de se heurter à des difficultés en accompagnant son conjoint ne saurait en soi, exclure une expulsion"
La Cour constate d'une part:
-Les faits commis par le requérant sont graves et commis seize mois après son entrée en Suisse. Cependant, sa conduite a été irréprochable durant sa détention. Il a vécu en liberté sans renouveler d'infractions.
D'autre part:
-Il ne peut pas vivre en Algérie car son épouse est suisse et non arabe. Il vit en situation irrégulière en Italie pour pouvoir voir son épouse.
Par conséquent:
"La Cour estime que le requérant a subi une sérieuse entrave à l'établissement d'une vie familiale, puisqu'il lui est pratiquement impossible de mener sa vie familiale dans un autre pays. Par ailleurs, lorsque les autorités suisses ont décidé de ne pas prolonger son autorisation de séjour, le requérant ne présentait qu'un danger relativement limité pour l'ordre public. Dès lors, la Cour est d'avis que l'ingérence n'était pas proportionnée au but poursuivi"
Partant, il y a violation de l'article 8 de la Convention.
Arrêt Benbella contre France du 10/07/2003 Hudoc 4474 requête 53441/99
"§32: La Cour rappelle que dans son arrêt Boultif précité, elle a défini comme suit les principes directeurs devant guider son appréciation en cas de mesure d'éloignement prise par un Etat contractant à l'égard d'un étranger arrivé adulte sur son territoire
-la nature et la gravité de l'infraction commise par le requérant;
-la durée de son séjour dans le pays d'où il va être expulsé;
-la période qui s'est écoulée entre la perpétration de l'infraction et la mesure litigieuse, ainsi que la conduite de l'intéressé durant cette période;
-la nationalité des diverses personnes concernées;
-la situation et les circonstances de l'espèce.
ARRÊT BOUSSARA CONTRE FRANCE DU 23 SEPTEMBRE 2010 REQUETE 25672/07
Le requérant, M. Issam Bousarra, est un ressortissant marocain, né en 1978 et résidant à Taza (Maroc). Arrivé en France avec ses parents à l’âge de trois semaines, il est célibataire et sans famille. Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie familiale) de la Convention, il se plaignait de la décision de l’expulser vers le Maroc, suite à sa condamnation en 2001 à cinq ans d’emprisonnement, dont un an avec sursis, pour infraction à la législation sur les stupéfiants, extorsion de fonds, séquestration de personne et port d’arme prohibé.
a) Sur l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie familiale
37. La Cour estime que l’arrêté d’expulsion prononcé à l’encontre du requérant et l’exécution de cette mesure constituent une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa « vie familiale ».
38. Le requérant avait vingt ans au moment de son incarcération et vingt-quatre ans au moment de son expulsion. C’est à cette date qu’il convient de se placer pour examiner la question de savoir si le requérant avait une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Le requérant était célibataire et sans enfant. En tout état de cause, la Cour a admis dans un certain nombre d’affaires concernant de jeunes adultes qui n’avaient pas encore fondé leur propre famille que leurs liens avec leurs parents et d’autres membres de leur famille proche s’analysaient également en une « vie familiale » (par exemple, Bouchelkia c. France, 29 janvier 1997, § 62, Recueil 1997-I ; Maslov, précité, § 62).
39. En conséquence, la mesure litigieuse porte atteinte à la « vie familiale » du requérant.
40. Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de cet article, c’est-à-dire si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes énumérés dans cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.
b) « Prévue par la loi »
41. Il n’est pas contesté que la mesure d’expulsion prononcée à l’encontre du requérant se fondait sur l’article 26 de l’ordonnance no 45-2658 du 2 novembre 1945.
c) But légitime
42. Il n’est pas davantage controversé que l’ingérence en cause visait des fins pleinement compatibles avec la Convention, à savoir la « défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ».
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
43. Les principes fondamentaux en la matière sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été définis dans l’arrêt Boultif (Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 48, CEDH 2001-IX) et affinés dans l’affaire Üner (Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, §§ 54-58, CEDH 2006-...). La Cour a considéré que ces critères s’appliquaient, à plus forte raison, dans les cas où les requérants étaient nés dans le pays hôte ou y étaient arrivés à un très jeune âge (Maslov, précité, §§ 68-76).
44. Parmi les critères dégagés, les suivants sont pertinents dans la présente espèce :
– la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;
– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
– le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction et la conduite du requérant durant cette période ;
– la solidité des liens familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination ;
– le caractère définitif de la mesure d’éloignement.
L'APPLICATION EN L'ESPECE
45. En ce qui concerne la nature et la gravité des infractions commises, la Cour relève que le requérant a été condamné à une peine sévère portant sur des faits de trafic de résine de cannabis (voir Joseph Grant c. Royaume-Uni, no 10606/07, § 38, 8 janvier 2009), mais également sur des faits de port d’arme prohibé et de violences avec séquestration. Elle observe cependant que cette condamnation est unique puisqu’il s’agissait de sa première et qu’il n’y en a pas eu d’autres.
46. Lorsque l’on examine la durée du séjour du requérant et la solidité de ses liens familiaux avec le pays hôte, la situation n’est évidemment pas la même si la personne concernée est arrivée dans le pays dès son enfance ou sa jeunesse, voire y est née, ou si elle y est seulement venue à l’âge adulte (Maslov, précité, § 73). Cette différenciation apparaît également dans divers instruments du Conseil de l’Europe, en particulier dans les recommandations Rec(2001)15 et Rec(2002)4 du Comité des Ministres. La Cour a déjà estimé qu’il fallait tenir compte de la situation spéciale des étrangers qui ont passé la majeure partie, sinon l’intégralité, de leur enfance dans le pays hôte, qui y ont été élevés et qui y ont reçu leur éducation (Üner, précité, § 57 ; Maslov, précité, § 74).
47. En l’espèce, la Cour constate que le Conseil d’Etat a retenu les preuves de la présence du requérant en France avant 1985, date de sa scolarisation, tirées notamment des carnets de vaccinations mentionnant sa première vaccination en France le 19 décembre 1978 ainsi que des vaccinations ultérieures effectuées régulièrement chaque année. Dès lors, elle prend acte de la présence du requérant sur le territoire français dès son quatrième mois. Elle observe par ailleurs que le requérant n’était jamais retourné au Maroc jusqu’à son expulsion en 2002, à l’âge de vingt-quatre ans.
48. La Cour prend également en considération « le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’[es] infraction[s], et la conduite du requérant pendant cette période » (Boultif, précité, § 51 ; Maslov, précité, §§ 89-95). En l’espèce, la Cour doit tenir compte de la conduite du requérant depuis le moment où il a commis sa dernière infraction, le 16 juin 1999, jusqu’à son expulsion effective, 18 octobre 2002. Il ressort du dossier que l’intéressé a passé l’intégralité de cette période de trois ans et quatre mois en prison. La Cour constate que le requérant a obtenu une autorisation de sortie durant trois jours, du 26 au 29 juillet 2002, après une enquête diligentée par la gendarmerie à la demande du juge de l’application des peines. Elle note que l’intéressé a obtenu une permission de sortir de trois jours pour « maintien des liens familiaux ». Elle constate également que le requérant a bénéficié d’une remise de peine.
49. Quant à la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et le pays d’origine, la Cour observe que le requérant a passé l’intégralité de son enfance et de son adolescence en France (voir, notamment, Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 34, 13 février 2001). Il parle la langue française et a reçu toute son éducation en France, où vivent tous ses proches, à l’exception de sa tante qui vit au Maroc. Son père, âgé de quatre-vingts ans, vit également en France et a acquis la nationalité française. En tant qu’immigré arrivé à un âge très précoce en France, la très grande majorité de ses attaches familiales, sociales et culturelles se trouvait en France.
50. La Cour relève que le Gouvernement précise que le requérant vit désormais avec sa tante au Maroc. Elle rappelle cependant qu’elle est appelée à examiner la situation du requérant au moment où la mesure d’expulsion est devenue définitive. Sa tâche consiste à constater si les autorités nationales ont dûment pris en considération la situation familiale du requérant à ce moment précis sans avoir égard à des circonstances survenues ultérieurement (Yilmaz c. Allemagne, no 52853/99, § 45, 17 avril 2003 ; Yildiz c. Autriche, no 37295/97, § 44, 31 octobre 2002). En l’espèce, il n’est pas démontré que, au moment de l’expulsion, le requérant avait d’autres liens avec son pays d’origine que sa nationalité. D’ailleurs, la Cour relève que le requérant soutient avoir, aujourd’hui encore, de grandes difficultés à parler la langue arabe.
51. Enfin, pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, la Cour tient compte de la durée de l’interdiction de séjour (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 34, 13 février 2001 ; Emre c. Suisse, no 42034/04, §§ 84-85, 22 mai 2008). En l’espèce, la Cour relève d’une part que la cour d’appel de Besançon avait annulé l’interdiction du territoire ordonnée en première instance et avait prononcé à la place une interdiction de séjour de trois ans dans quatre départements français. Elle note d’autre part qu’en 2002 la Commission d’expulsion des étrangers avait émis un avis défavorable à l’expulsion du requérant. La Cour rappelle que, sous réserve des dispositions de l’article 26 de ce texte, l’article 24 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 disposait, à l’époque des faits, que l’expulsion ne pouvait pas être prononcée si la Commission d’expulsion des étrangers émettait un avis défavorable (voir paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, le ministre de l’Intérieur avait estimé en l’espèce que l’expulsion constituait une « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou pour la sécurité publique » justifiant une dérogation à l’article 24 susmentionné.
52. Même si rien n’est spécifié quant à la durée de l’expulsion du requérant, puisque celui-ci peut solliciter l’abrogation de la mesure d’expulsion en vertu des articles L. 524-1 et suivants du CESEDA (paragraphe 24 ci-dessus), il est possible de considérer qu’il s’agit en l’espèce d’une expulsion définitive. En effet, le requérant sollicita l’abrogation de la mesure d’expulsion en 2007, ce qui lui fut refusé.
A cet égard, la Cour observe que, depuis la loi no 2003-1119 du 26 novembre 2003, un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans ne peut pas faire l’objet d’une mesure d’expulsion sauf si son comportement est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, lié à des activités à caractère terroriste, ou constitue des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes. Cette loi modifia les dispositions de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux droits des étrangers, lesquelles furent ensuite codifiées aux articles L. 521-2 et suivants du CESEDA, et inséra de nouvelles dispositions dans le code pénal (voir paragraphes 22 et 25 ci-dessus). Ces dispositions sont applicables à une catégorie d’étrangers qui, du fait de leurs liens sociaux, familiaux et culturels en France, bénéficient d’une protection quasi absolue contre le prononcé d’une peine complémentaire d’interdiction du territoire. Certes, ces dispositions n’étaient pas applicables à l’époque des faits de la présente espèce. Cependant, la Cour observe que si l’expulsion avait eu lieu sous l’empire de ces nouvelles dispositions, le requérant aurait pu se prévaloir de celles-ci en tant que personne protégée en vertu des articles L. 521-3 du CESEDA et 131-30-2 du code pénal (résidence en France depuis plus de vingt ans).
53. De l’avis de la Cour, on ne peut raisonnablement soutenir que du fait des infractions commises, le requérant constituait une menace d’une gravité extrême pour l’ordre public justifiant une mesure d’expulsion définitive du territoire français.
54. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure d’expulsion définitive du requérant était disproportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la « défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ».
55. Partant, il y eu violation de l’article 8 de la Convention.
ARRÊT OSMAN C. DANEMARK DU 14 JUIN 2011 REQUÊTE 38058/09
Le non-renouvellement du permis de séjour d’une fille somalienne élevée au Danemark avec sa famille a porté atteinte à ses droits
LES FAITS
La requérante, Sahro Osman, est une ressortissante somalienne née en Somalie le 1er novembre 1987. Elle habite aujourd’hui à Esbjerg (Danemark).
Mlle Osman vécut en Somalie de 1987 à 1991 et parle somalien. Elle partit ensuite au Kenya, où elle vécut de 1991 à 1995.
Elle se vit octroyer un permis de séjour danois en novembre 1994 puis se rendit au Danemark pour y vivre avec son père et sa sœur (qui y avaient obtenu l’asile) en février 1995, alors qu’elle était âgée de sept ans. Sa mère et ses trois frères et sœurs les rejoignirent ultérieurement.
Elle passa son enfance au Danemark, de sept à 15 ans. Elle apprit le danois et fut scolarisée au Danemark jusqu’en août 2002. Tous les membres proches de sa famille habitent dans ce pays.
Alors qu’elle était âgée de 15 ans, son père la renvoya – selon elle contre son gré – au Kenya en 2003, où elle s’occupa de sa grand-mère paternelle au camp de réfugiés de Hagadera, au nord-est du pays, pendant plus de deux ans.
Le 9 août 2005, âgée de 17 ans et donc toujours mineure, elle demanda à être regroupée avec sa famille au Danemark.
VIOLATION DE L'ARTICLE 8 POUR DISPROPORTION
La Cour constate que le refus de renouvellement du permis de séjour de Mlle Osman constitue une ingérence dans l’exercice tant de son droit à la vie privée que de son droit à la vie familiale. L’intéressée était mineure à la date de sa demande de regroupement avec sa famille au Danemark et, à l’instar des jeunes adultes n’ayant pas encore fondé leur propre famille, la relation avec ses parents et les autres membres proches de sa famille représentait sa «vie familiale». En outre, l’ensemble des attaches sociales entre un immigré établi et la communauté au sein de laquelle il vit formant sa «vie privée», son expulsion emporte ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée.
La mesure dénoncée était prévue par la loi danoise et poursuivait le but légitime du contrôle de l’immigration.
La question principale qui se pose est de savoir si les autorités danoises étaient tenues de renouveler le permis de séjour de Mlle Osman après son séjour au Kenya pendant plus de deux ans.
La Cour relève que Mlle Osman a passé son enfance au Danemark, qu’elle parle danois, qu’elle a été scolarisée au Danemark et que les membres proches de sa famille habitent dans ce pays. Elle a donc des attaches sociales, culturelles et familiales au Danemark ainsi qu’au Kenya et en Somalie.
Mlle Osman soutient que les autorités danoises étaient tenues de protéger ses intérêts et qu’il était évident que la décision prise par son père de l’envoyer au Kenya n’était pas conforme à ses intérêts.
La Cour rappelle que, pour une immigrée établie comme Mlle Osman qui a passé légalement la majeure partie de son enfance dans un pays d’accueil, seules des raisons très solides permettent de justifier son refoulement. Mlle Osman a été refoulée au motif non pas qu’elle avait commis une infraction mais que son permis de séjour avait expiré.
La Cour relève également que, si la loi en question vise à décourager les parents qui souhaitent renvoyer leurs enfants dans leur pays d’origine pour qu’ils y soient rééduqués d’une manière jugée par leurs parents comme plus conforme à leurs origines ethniques, le droit des enfants au respect de leur vie privée et familiale ne peut être négligé.
Mlle Osman affirme qu’elle avait été obligée de quitter le Danemark pour s’occuper de sa grand-mère pendant plus de deux ans, qu’elle avait séjourné au Kenya contre son gré, qu’elle n’avait pas les moyens de quitter le camp et que la décision prise par son père de l’envoyer dans ce pays n’était pas conforme à ses intérêts.
Or les autorités ont écarté ces arguments au motif qu’elle était sous la garde de ses parents au moment des faits. La Cour reconnaît que l’exercice des droits parentaux constitue un élément fondamental de la vie familiale et que l’entretien et l’éducation des enfants exigent normalement et nécessairement des parents qu’ils décident où leurs enfants doivent vivre et imposent, ou autorisent d’autres à imposer, diverses restrictions à la liberté de leurs enfants. Néanmoins, tout en respectant les droits des parents, les autorités ne pouvaient faire abstraction des intérêts de l’enfant, notamment de son droit au respect de sa vie privée et familiale.
Le point de vue de Mlle Osman n’a pas non plus été pris en compte par exemple lorsque le service de l’immigration a fait valoir qu’elle n’avait pas vu sa mère pendant quatre ans. Pour la Cour, le fait que sa mère ne lui a pas rendu visite au Kenya et qu’elles n’ont eu apparemment que très peu de contacts pendant quatre ans peut s’expliquer par divers facteurs, notamment des contraintes pratiques financières, et ne permet guère de conclure qu’elles ne souhaitaient pas maintenir ou renforcer les contacts familiaux.
En mai 2003, lorsque Mlle Osman était âgée de 15 ans et fut envoyée au Kenya, même si l’article 17 de la loi sur les étrangers prévoyait que son permis de séjour pouvait expirer après 12 mois consécutifs passés à l’étranger, elle pouvait encore demander un permis de séjour au Danemark sur la base de l’article 9, paragraphe 1 ii), de cette même loi. Or le texte fut modifié alors que Mlle Osman se trouvait toujours au Kenya, limitant le droit au regroupement familial aux enfants âgés de moins de 15 ans et non plus à ceux âgés de moins de 18 ans. La Cour ne conteste pas cette modification de la loi en elle-même mais elle note que Mlle Osman et ses parents n’auraient pu prévoir ce changement ni quand l’intéressée se trouvait au Kenya ni à la date de l’expiration du délai de 12 mois.
La Cour en conclut à une violation de l’article 8 faute pour les autorités danoises d’avoir pris en compte les intérêts de Mlle Osman lorsqu’elles ont refusé le renouvellement de son permis de séjour et d’avoir ménagé un juste équilibre entre ses intérêts et l’intérêt que le contrôle de l’immigration revêt pour l’État.
EMRE C. SUISSE requête 5056/10 du 11 octobre 2011
Une interdiction de territoire de dix ans est trop longue pour un étranger élevé en Suisse depuis l'âge de six ans
Le requérant, M. Emre est un ressortissant turc, né en 1980 et résidant à Stuttgart (Allemagne). Il est entré en Suisse avec ses parents en 1986. Après plusieurs condamnations pour des infractions commises entre 1994 et 2000 (lésions corporelles simples et lésions corporelles graves, voies de fait, vol, brigandage, dommages à la propriété, recel, injures, menaces, émeute, violation de la législation sur les armes, et violation grave des règles de la circulation routière), en 2003 le Service des étrangers du canton de Neuchâtel prononça son expulsion administrative pour une durée indéterminée, confirmée par la suite par le Tribunal fédéral.
M. Emre saisit la Cour pour la première fois en 2004, soutenant que son éloignement du territoire suisse pour une durée indéterminée était une violation de l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale). Par un arrêt définitif d’août 2008, la Cour conclut à la violation de l’article 8. A la suite de cet arrêt, en juillet 2009 M. Emre a saisi le Tribunal fédéral afin de faire réviser son premier arrêt. Le Tribunal admit la révision et limita la durée de l’éloignement à dix ans.
En septembre 2009, M. Emre épousa une ressortissante allemande et obtint un titre de séjour allemand. Il demanda, alors, sans succès, la levée de la mesure d’éloignement et à s’établir en Suisse.
ARTICLE 8
En ce qui concerne la recevabilité, la Cour juge que la mesure introduite par le Tribunal fédéral constitue un fait nouveau qui pourrait donner lieu à une nouvelle atteinte à l’article 8 et déclare ce grief recevable.
La Cour ne doute pas que l’expulsion de M. Emre est prévue par la loi et qu’elle poursuit un but légitime (défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales). En revanche, elle estime que le Tribunal fédéral aurait dû prendre en considération l’ensemble des éléments pertinents de la requête, comme l’a fait la Cour dans son premier arrêt (notamment la nature des infractions commises, dont une partie relève de la délinquance juvénile, la gravité des sanctions prononcées, la durée du séjour de M.
Emre en Suisse, la solidité de ses liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination, les problèmes de santé de M. Emre, le changement positif de son comportement et enfin le caractère définitif de la mesure d’éloignement).
La Cour estime que l’Etat ne semble pas avoir respecté un juste équilibre entre les intérêts privés (ceux de M. Emre et de sa famille) et publics (l’ordre et la sécurité publique, ainsi que le risque de récidive).
La Cour conclut que l’interdiction de territoire pour dix ans, durée considérable dans la vie d’une personne, ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique. Elle juge que, afin d’exécuter l’arrêt de la Cour et de remédier à la violation de l’article 8, le Tribunal aurait dû annuler purement et simplement l’interdiction de territoire contre M.
Emre, avec effet immédiat. Elle conclut donc à la violation de l’article 8, combiné avec l’article 46.
ARRÊT TRABELSI C. ALLEMAGNE requête n°41548/06 du 13 octobre 2011
L'expulsion d'un tunisien qui a sa famille en Allemagne mais auteur de nombreux délits est conforme à la Convention.
a) Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant
46. La Cour rappelle qu’elle examine l’expulsion de résidents de longue durée aussi bien sous le volet de la « vie privée » que sous celui de la « vie familiale », une certaine importance étant accordée sur ce plan au degré d’intégration sociale des intéressés (Gezginci c. Suisse, no 16327/05, § 55, 9 décembre 2010).
47. La Cour note que le requérant, célibataire et sans enfants, avait 21 ans au moment de l’imposition de l’interdiction de séjour, et plus de 22 ans lorsque la mesure est devenue définitive, mais vivait encore avec ses parents. Elle rappelle qu’elle a admis dans un certain nombre d’affaires concernant de jeunes adultes qui n’avaient pas encore fondé leur propre famille que leurs liens avec leurs parents et d’autres membres de leur famille proche s’analysaient également en une vie familiale. Par ailleurs, la question de l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 doit s’apprécier à la lumière de la situation à l’époque où la mesure d’interdiction de séjour est devenue définitive (Maslov précité, § 61), c’est-à-dire en l’espèce le 30 juin 2005, jour où la cour d’appel administrative a rendu sa décision (Kaya c. Allemagne, no 31753/02, § 57, 28 juin 2007, et Chair et J.B. précité, § 60).
48. La Cour rappelle en outre que si tous les immigrés établis, indépendamment de la durée de leur résidence dans le pays dont ils sont censés être expulsés, n’ont pas nécessairement une « vie familiale » au sens de l’article 8, cette disposition protège également le droit de nouer et entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu. Il faut dès lors accepter que l’ensemble des liens sociaux entre les immigrés établis et la communauté dans laquelle ils vivent font partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. Indépendamment de l’existence ou non d’une « vie familiale », l’expulsion d’un immigré établi s’analyse, partant, en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. C’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle qu’elle décide s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée » (Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 29, CEDH 2006-XII, et Maslov précité, § 63, Gezginci précité, § 56).
49. En l’occurrence, la Cour estime que la décision d’expulsion litigieuse porte atteinte à la fois à la « vie familiale » du requérant, mais avant tout à sa « vie privée ».
50. Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de cet article, c’est-à-dire si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes énumérés dans cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.
b) « Prévue par la loi »
51. La Cour considère que l’expulsion avait une base en droit interne, à savoir l’article 53 no 1 de la loi sur le séjour (paragraphe 23 ci-dessus).
c) But légitime
52. Il n’est pas contesté que l’ingérence poursuit un but légitime, à savoir la « défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ».
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
53. En ce qui concerne la question de savoir si l’ingérence est « nécessaire dans une société démocratique », la Cour rappelle qu’elle a résumé les critères pertinents à cet égard dans son arrêt Üner c. Pays-Bas précité (§§ 54-58). En particulier, d’après un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier, et, lorsqu’ils assument leur mission de maintien de l’ordre public, les Etats contractants ont la faculté d’expulser un étranger délinquant. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent se révéler nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (Üner précité, § 54).
54. Ces principes s’appliquent indépendamment de la question de savoir si un étranger est entré dans le pays d’hôte à l’âge adulte ou à un très jeune âge ou encore s’il y est né. Par ailleurs, si un certain nombre d’Etats ont adopté des lois ou des règlements prévoyant que les immigrés de longue durée nés sur leur territoire ou arrivés sur leur territoire à un jeune âge, ne peuvent être expulsés sur la base de leurs antécédents judiciaires (Üner précité, § 55), un droit aussi absolu à la non-expulsion ne peut se déduire de l’article 8 de la Convention, dont le paragraphe 2 est libellé en des termes qui autorisent clairement des exceptions aux droits généraux garantis dans le paragraphe 1 (ibid.).
55. Dans son arrêt Maslov précité, §§ 71-76, la Cour a donné des précisions relatives aux critères pertinents en disant :
« 71. Lorsque, comme c’est le cas ici, la personne qui doit être expulsée est un jeune adulte qui n’a pas encore fondé sa propre famille, les critères pertinents sont les suivants :
– la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;
– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
– le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction et la conduite du requérant durant cette période ;
– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.
72. La Cour tient également à préciser que l’âge de la personne concernée peut jouer un rôle dans l’application de certains des critères susmentionnés. Par exemple, pour apprécier la nature et la gravité de l’infraction commise par un requérant, il y a lieu d’examiner s’il l’a perpétrée alors qu’il était adolescent ou à l’âge adulte (...)
73. Par ailleurs, lorsque l’on examine la durée du séjour du requérant dans le pays dont il doit être expulsé et la solidité de ses liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte, la situation n’est évidemment pas la même si la personne concernée est arrivée dans le pays dès son enfance ou sa jeunesse, voire y est née, ou si elle y est seulement venue à l’âge adulte. Cette différenciation apparaît également dans divers instruments du Conseil de l’Europe, en particulier dans les recommandations Rec(2001)15 et Rec(2002)4 du Comité des Ministres (...)
75. En résumé, la Cour considère que, s’agissant d’un immigré de longue durée qui a passé légalement la majeure partie, sinon l’intégralité, de son enfance et de sa jeunesse dans le pays d’accueil, il y a lieu d’avancer de très solides raisons pour justifier l’expulsion, surtout lorsque la personne concernée a commis les infractions à l’origine de la mesure d’expulsion pendant son adolescence. »
56. La Cour note d’emblée qu’en dépit de sa naissance en Allemagne, le requérant ne disposait que d’un permis de séjour limité qui avait été renouvelé une dernière fois le 21 octobre 2002 pour une durée d’un an. Elle observe sur ce point que le requérant ne semble pas avoir fait de démarches en vue d’obtenir la prorogation de son titre de séjour ou, à l’instar de ses sœurs, d’introduire une demande de naturalisation. Le requérant ne pouvait donc pas se fier légitimement à l’idée qu’il ne pourrait faire l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire allemand.
i. La nature et la gravité des infractions commises par le requérant
57. En ce qui concerne la nature et la gravité des infractions commises, la Cour relève d’abord que le requérant a été condamné à plusieurs reprises pour extorsion de fonds aggravée et coups et blessures dangereux, délits revêtant un certain degré de gravité et de violence, et aussi pour des infractions à la législation sur les stupéfiants. Elle note ensuite que si les premières condamnations concernaient des délits que le requérant avait commis lorsqu’il était encore mineur (paragraphes 7 et 9 ci-dessus), ses condamnations ultérieures et notamment celle du 14 octobre 2003 portaient sur une série d’infractions commises à l’âge de 19 et 20 ans. S’il est vrai que le tribunal d’instance a néanmoins infligé une peine de prison ferme pour mineurs, on ne saurait pour autant considérer qu’il s’agisse de délits perpétrés au cours de l’adolescence (Onur c. Royaume-Uni, no 27319/07, § 55, 17 février 2009, Grant c. Royaume-Uni, no 32570/03, § 40, CEDH 2006-VII, Yesufa c. Royaume-Uni (déc.), no 7347/08, 26 janvier 2010, et, a contrario, Maslov précité, § 81).
58. La Cour observe aussi que le requérant a commis ces dernières infractions alors qu’il avait été averti par les autorités administratives sur les conséquences d’une nouvelle condamnation (paragraphe 9 ci-dessus), et n’a d’ailleurs pas non plus cessé ses agissements criminels ultérieurement après avoir reçu notification de l’arrêté d’expulsion ou après avoir dû purger sa peine de prison (voir paragraphe 48 ci-dessous). Enfin, il y a lieu de relever le nombre important de délits commis par le requérant sur une période relativement longue (voir Grant précité, § 39, Yesufa, décision précitée, et, a contrario, A.W. Khan c. Royaume-Uni, no 47486/06, § 41, 12 janvier 2010, et Bousarra c. France, no 25672/07, § 45, 23 septembre 2010). La présente affaire peut dès lors être distinguée de l’affaire Maslov précitée à cet égard (cf. Mutlag précité, § 55).
ii. La durée du séjour du requérant
59. Pour ce qui est de la durée du séjour, la Cour note que depuis sa naissance en mars 1983, le requérant a résidé légalement en Allemagne avec ses parents et ses sœurs jusqu’au 20 octobre 2003, jour de l’expiration de la validité de son dernier permis de séjour (voir paragraphe 55 ci-dessus).
iii. Le laps de temps qui s’est écoulé depuis les infractions et la conduite du requérant pendant cette période
60. En ce qui concerne le laps de temps qui s’est écoulé depuis les infractions et la conduite du requérant pendant cette période, la Cour rappelle que le comportement de l’intéressé postérieur à ses condamnations pénales n’a lieu d’être pris en compte que dans les affaires où un long délai s’écoule entre la décision définitive imposant l’expulsion d’une part et le renvoi effectif d’autre part (Maslov précité, § 92).
61. Elle note en l’espèce que la décision d’expulsion est devenue définitive le 30 juin 2005, mais que le requérant n’a pas encore fait à ce jour l’objet d’une mesure de renvoi vers la Tunisie. Si ce laps de temps paraît ainsi suffisamment long pour permettre, le cas échéant, de prendre en considération les faits survenus après la décision définitive, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur cette question en l’occurrence. En effet, s’il est vrai que le requérant, en détention jusqu’en octobre 2006, a repris ses études scolaires, a obtenu deux diplômes scolaires successifs et suit actuellement des cours du soir en vue de préparer son baccalauréat, il a aussi fait l’objet de nouvelles condamnations pénales en 2008, a de nouveau fait l’objet d’une accusation pour coups et blessures dangereux en décembre 2010 (paragraphes 21 et 24 ci-dessus) et, d’après les informations fournies par le Gouvernement, a fait l’objet de plusieurs mesures disciplinaires durant sa détention. Dès lors, compte tenu du fait que ces circonstances plaident à la fois en faveur du requérant et à son détriment, la Cour ne saurait accorder beaucoup d’importance en l’occurrence à la période postérieure aux condamnations du requérant qui ont amené les autorités administratives à ordonner l’expulsion litigieuse.
iv. La solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et le pays d’origine
62. Quant à la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et le pays d’origine, la Cour note que le requérant est né en Allemagne et y a passé les années de formation de son enfance et de sa jeunesse. Il parle et écrit la langue allemande et a reçu toute son éducation en Allemagne où vivent tous ses proches. S’il a donc ses principaux liens dans ce pays, il ne ressort cependant ni de ses observations ni des documents présentés à l’appui de sa requête qu’il ait établi des relations sociales particulières autres que celles avec sa famille (voir, mutatis mutandis, Mutlag précité, § 58).
63. En ce qui concerne les liens du requérant avec la Tunisie, la Cour note que le requérant a soutenu qu’il n’avait plus aucun lien avec la Tunisie et qu’il ne parlait pas les langues en usage dans le pays. Le Gouvernement pour sa part déclare ignorer si le requérant a des attaches en Tunisie et s’il parle l’arabe. Il ajoute cependant que les circonstances en l’espèce
permettent de dire que le requérant comprend l’arabe au moins dans une faible mesure et qu’il existe des proches en Tunisie avec lesquels le requérant pourrait reprendre contact.
64. La Cour rappelle que l’intéressé dans l’affaire Maslov précité (§ 97) avait expliqué « de manière convaincante qu’au moment de son renvoi il ne parlait pas la langue bulgare du fait que sa famille appartenait à la minorité turque en Bulgarie ». Or si le requérant dans le cas d’espèce a incontestablement de fortes attaches avec l’Allemagne, on ne saurait pour autant prétendre, au vu des informations présentées par les parties, qu’il n’a plus aucun lien avec son pays d’origine et qu’il n’a aucune notion d’arabe.
v. La durée de l’interdiction de séjour
65. Enfin, en ce qui concerne la durée de l’interdiction de séjour, la Cour note que les autorités administratives ont prononcé une expulsion à durée illimitée. Les juridictions administratives quant à elles ne se sont pas penchées sur la question de savoir s’il y avait lieu d’assortir la mesure d’expulsion d’une limitation dans le temps au regard des circonstances de l’affaire. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait pu introduire une demande visant à limiter la durée de celle-ci, ce qui aurait permis aux autorités administratives d’atténuer la mesure dont il était frappé. Le requérant soutient pour sa part que puisque son expulsion à durée illimitée était proportionnée aux yeux des autorités allemandes, une telle demande n’aurait pas eu de chances d’aboutir.
66. La Cour note que, d’après la jurisprudence de la Cour fédérale administrative, les autorités administratives peuvent d’office limiter dans le temps la mesure d’expulsion en fonction des circonstances de l’affaire, même en l’absence d’une demande de l’intéressé dans ce sens (paragraphe 27 ci-dessus). En outre, la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que, dans certains cas concernant des étrangers nés sur le sol allemand qui n’avaient pas de liens familiaux protégés par la Convention, une limitation dans le temps pouvait ne pas suffire pour rendre la mesure d’expulsion proportionnée (paragraphe 28 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, le Gouvernement n’a pas démontré dans les circonstances de l’espèce qu’une demande formulée par le requérant tendant à la limitation dans le temps de la mesure d’expulsion aurait été de nature à influer sur la proportionnalité de la mesure d’expulsion (cf. Mutlag précité, §§ 60-61). La Cour note au demeurant que l’article 11 § 2 de la loi sur le séjour prévoit la possibilité d’obtenir de manière exceptionnelle l’autorisation d’entrer sur le sol allemand pour une courte durée (paragraphe 26 ci-dessus).
vi. Conclusion
67. Eu égard à ce qui précède et, en particulier, à la nature et au nombre considérable des délits commis par le requérant, dont une partie revêtaient une certaine gravité, et avaient été commis par lui à l’âge adulte et bien qu’il eût été averti sur les conséquences de ses agissements criminels (voir, a contrario, Maslov précité, § 81), et compte tenu de la précarité du titre de séjour du requérant et du fait que l’impact de la mesure litigieuse relève essentiellement de la seule vie privée, la Cour parvient à la conclusion que la mesure d’expulsion n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi et peut dès lors encore passer pour nécessaire dans une société démocratique.
68. La Cour rejette dès lors l’exception soulevée par le Gouvernement relative à l’absence d’une limitation dans le temps et constate qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 8 de la Convention.
UN TABOU FRANCAIS
LES DERIVES NAZIES SUR LA LEGISLATION DES ETRANGERS
L'opportunisme de la CEDH parait bien faible pour rappeler les principes fondamentaux du droit.
Mallah c. France requête no 29681/08 arrêt du 10 novembre 2011
Une condamnation avec dispense de peine pour aide au séjour irrégulier ne constitue pas une violation de la Convention.
Les faits :
Une dénonciation conduit le requérant en garde à vue alors que le racisme anti-magrébin est de notoriété, en Corse.
5. Le requérant, de nationalité marocaine, est né en 1957 et réside à Ajaccio.
6. Il réside régulièrement en France depuis plus de trente ans. Lui et son épouse hébergeaient leurs cinq enfants, dont F., âgée de vingt-deux ans, qui réside régulièrement en France depuis sa naissance.
7. Le 28 août 2003, F. se maria avec B.A., ressortissant marocain résidant au Maroc. Ils entreprirent des démarches afin que ce dernier puisse la rejoindre en France au titre du regroupement familial.
8. Le 10 décembre 2005, B.A. entra régulièrement en France avec un visa de trois mois pour retrouver F., qui résidait chez ses parents (le requérant et son épouse).
9. Le 10 mars 2006, après l’expiration de son visa, B.A. resta en France auprès de F. qui était alors enceinte.
10. Le 19 avril 2006, la police aux frontières de Corse du Sud reçut un courrier anonyme dénonçant la présence d’une personne sans papiers au domicile du requérant.
11. Le 25 avril 2006, à six heures, des policiers se présentèrent au domicile du requérant et effectuèrent une perquisition dans le cadre d’une enquête préliminaire diligentée par le procureur de la République d’Ajaccio. Ils placèrent B.A. et le requérant en garde à vue.
12. Le 18 mai 2006, le requérant refusa une mesure de composition pénale proposée par le procureur de la République. Le 24 juillet 2006, ce dernier fit citer le requérant devant le tribunal correctionnel d’Ajaccio le 8 septembre 2006 pour aide au séjour irrégulier d’un étranger, infraction prévue à l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
13. Le 10 août 2006, B.A. et son épouse déposèrent une demande de regroupement familial.
14. Le 30 août 2006, le procureur de la République adressa au requérant un courrier l’informant qu’il avait décidé d’abandonner les poursuites à son encontre, eu égard à de nouveaux éléments portés à sa connaissance quant à la situation administrative de son gendre, B.A. Ce courrier se lit comme suit :
« Eu égard aux nouveaux éléments portés à ma connaissance, quant à la situation administrative de votre gendre, [B.A.], le délit d’aide au séjour irrégulier ne me paraît plus constitué. La procédure à votre encontre fait en conséquence l’objet d’une décision de classement sans suite à ce jour. »
15. Nonobstant ce courrier, le tribunal correctionnel, saisi de la citation du procureur de la République du 24 juillet 2006, rendit un jugement le 8 septembre 2006, dans lequel il déclara le requérant coupable du délit d’aide au séjour irrégulier d’un étranger et le dispensa de peine en raison de la cessation de l’infraction, en application de l’article 132-59 du code pénal.
16. Le 11 septembre 2006, le requérant interjeta appel du jugement.
17. Le 10 octobre 2006, la demande de regroupement familial de B.A. et de son épouse fut accueillie.
18. Le 14 novembre 2006, F. et B.A. eurent un fils.
19. Par un arrêt du 11 avril 2007, la cour d’appel de Bastia confirma le jugement, dispensant de peine le requérant au motif que son comportement avait été dicté uniquement par la générosité.
20. Le 12 avril 2007, le requérant se pourvut en cassation, dénonçant une violation de l’article 8 de la Convention.
21. Par un arrêt du 5 décembre 2007, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis.
A. Sur l’applicabilité de l’article 8
27. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, série A no 94, Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, p. 33, § 7, série A no 6, et Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 94, CEDH 2003-X). Selon lui, la relation invoquée par le requérant n’entre pas dans la définition de la « vie familiale » donnée par la Cour qui restreint cette notion à la cellule formée par le père, la mère et les enfants mineurs. Or, en l’espèce, les liens familiaux invoqués par le requérant sont ceux qui unissent un beau-père et son gendre. Le Gouvernement précise que ce dernier s’est marié avec la fille du requérant en 2003, qu’il est arrivé en France à la fin de l’année 2005 et qu’il n’a séjourné qu’un peu plus de trois mois chez le requérant. Il n’existerait aucun lien de dépendance direct entre le requérant et son gendre.
28. Selon le requérant, la jurisprudence citée par le Gouvernement n’est pas pertinente.
29. Conformément à sa jurisprudence, la Cour relève que la question de l’existence ou de l’absence d’une « vie familiale » est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001-VII).
30. La Cour rappelle que la notion de « famille » visée par l’article 8 ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage, mais peut englober d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital (voir, entre autres, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A no 112, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A no 297-C, et X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1997-II).
31. En l’espèce, la Cour relève ainsi qu’il ressort du dossier que le requérant et son épouse hébergeaient leurs cinq enfants, dont F., ainsi que leur gendre B.A. Dès lors que ce dernier résidait sous le toit familial avec le requérant, fait qui constitue d’ailleurs l’objet du litige, que F. et B.A. étaient mariés depuis deux ans, qu’ils avaient entrepris des démarches administratives au titre du regroupement familial et enfin, qu’ils attendaient un enfant, la Cour considère que l’existence d’un lien familial entre le requérant et son gendre B.A. est établi. L’article 8 est donc applicable en l’espèce.
32. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
33. Le requérant soutient que sa condamnation porte atteinte au respect de sa vie familiale. Il explique qu’au moment des faits son épouse et lui-même hébergeaient leur fille et qu’ils ont accueilli à leur domicile l’époux de celle-ci, lequel était alors autorisé à rester sur le territoire français pour une durée de trois mois afin qu’ils puissent avoir une vie commune. Le requérant fait également état de circonstances particulières. Il indique que sa fille était enceinte, que sa grossesse présentait des complications médicales et que des démarches administratives au titre du regroupement familial étaient en cours. Il ajoute que B.A. n’est resté sur le territoire français que pour être aux côtés de son épouse enceinte et malade, et qu’il a vécu au domicile du requérant pour l’unique raison que son épouse y habitait. Le requérant ajoute que les faits tendaient vers un classement sans suite en raison du lien de parenté entre lui-même et B.A. et de la régularisation de la situation de ce dernier, ce que la position du ministère public confirme.
34. Le Gouvernement soutient que la condamnation pénale du requérant a été prononcée sur le fondement de l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public et la prévention des infractions pénales. Il ajoute que la mesure litigieuse était proportionnée au but recherché. Le Gouvernement rappelle à cet égard que le législateur a prévu des immunités pour les membres de la famille proche de l’étranger à l’article L. 622-4 du code précité. Il souligne qu’en l’espèce le requérant ne rentrait pas dans le cadre des immunités et que le mobile qu’il a invoqué, à savoir la solidarité familiale, est indifférent, dès lors qu’il n’est pas couvert par une immunité pénale offerte par la loi.
35. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre d’éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics. Il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble.
36. En l’espèce, la Cour observe qu’après avoir constaté que le requérant avait hébergé son gendre B.A. alors même qu’il connaissait sa situation irrégulière, les juridictions internes l’ont déclaré coupable d’aide au séjour irrégulier, tout en prononçant une dispense de peine, par application des articles L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après CESEDA) et 132-59 du code pénal (voir paragraphes 22 et 24 ci-dessus).
37. Elle constate que les parties s’accordent sur le fait que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence au sens de l’article 8. La Cour partage ce point de vue.
38. Elle relève que cette ingérence était prévue par l’article L. 622-1 du CESEDA et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public et la prévention des infractions pénales.
39. Reste donc à déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence, étant rappelé que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure en question au but légitime poursuivi (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003-X et Berrehab c. Pays-Bas, 21 juin 1988, série A no 138, § 28).
40. La Cour constate qu’en créant le délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d’un étranger en France, l’objectif du législateur était de lutter contre l’immigration clandestine et les réseaux organisés tels que les passeurs qui aident, en contrepartie de sommes importantes, les étrangers à entrer ou à se maintenir illégalement sur le territoire (voir paragraphe 23 ci-dessus). Elle note qu’un mécanisme d’impunité légale a été prévu pour les membres de la famille les plus proches de l’étranger en situation irrégulière, à savoir les ascendants de l’étranger, ses descendants, ses frères et sœurs, ainsi que son conjoint ou la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui (voir paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois, en l’espèce, il faut constater qu’en dépit du lien familial qui l’unit à son gendre, le requérant n’entrait pas dans la catégorie des personnes fixée par la loi et ne pouvait donc bénéficier de l’immunité pénale. A l’instar du Gouvernement, la Cour relève que le délit étant constitué au regard de la loi, qui est au demeurant suffisamment claire et prévisible, les juridictions internes ne pouvaient que statuer dans le sens de la responsabilité pénale du requérant. Cependant, tenant compte des circonstances particulières de l’espèce et du comportement du requérant qui n’avait été dicté uniquement par la générosité, les juridictions ont assorti la déclaration de culpabilité d’une dispense de peine, par application de l’article 132-59 du code pénal. Le procureur de la République avait décidé le classement sans suite de l’affaire (voir paragraphe 14 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les divers intérêts en présence, à savoir la nécessité de préserver l’ordre public et de prévenir les infractions pénales d’une part, et de protéger le droit du requérant au respect de sa vie familiale, d’autre part.
41. Partant, la mesure prise à l’égard du requérant n’a pas porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie familiale. De surcroît, elle n’a eu que des conséquences limitées sur son casier judiciaire.
LA RELATION GENDRE BEAU PERE EST BIEN UNE RELATION FAMILIALE AU SENS DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
Cet arrêt a été voté par une chambre de sept juges. Six juges ont voté pour cette décision, convaincus de "la grande utilité " de leur pression sur l'Etat français. Un juge s'y est opposé et a émis une opinion dissidente.
L'AUTEUR DES PRESENTS PUBLIE CETTE OPINION DISSIDENTE QUI EST L'HONNEUR DE LA CEDH
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER-FORDE
(Traduction)
Je ne partage pas l’opinion de la majorité en l’espèce. J’estime en effet qu’il y a eu violation des droits que le requérant tire de l’article 8. Il ressort du dossier que ce dernier, qui réside en France depuis plus de 30 ans, est père de cinq enfants qu’il a élevés dans ce pays depuis leur naissance. En 2003, sa fille F. épousa un ressortissant marocain. Peu après, le couple demanda aux autorités françaises le regroupement familial. L’époux de F. entra régulièrement sur le territoire français en 2005, muni d’un visa de trois mois. En mars 2006, après l’expiration de son visa, il resta en France auprès de la famille de son épouse alors que celle-ci était enceinte et que sa grossesse connaissait des complications médicales.
Un matin, à 6 heures, le requérant reçut à son domicile la visite de la police, qui avait reçu un courrier anonyme. Soupçonné d’héberger un étranger en séjour irrégulier sur le territoire de l’Etat défendeur – une infraction relevant de l’article L.622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers –, il fut interrogé à ce sujet. Peu après, la police l’emmena, lui et son gendre, hors du domicile familial puis les mit en garde à vue. Par la suite, le requérant fut poursuivi pour cette même infraction prévue à l’article L.622-1. Au bout du compte, il fut reconnu coupable des faits qui lui étaient reprochés alors que, parallèlement, les autorités avaient finalement examiné et accepté la demande de regroupement familial formée par son gendre.
Le dossier montre que l’« ingérence » commise en l’espèce par les autorités dans la vie familiale du requérant n’était pas proportionnée et, à mon sens, l’Etat défendeur n’est pas parvenu à établir en quoi une ingérence aussi grave aurait été « nécessaire dans une société démocratique ». Alors que l’« étranger » en question était son gendre qui logeait au domicile familial à une époque où son épouse connaissait une grossesse difficile, le requérant – son beau-père – a pourtant été considéré par les autorités comme un criminel et traité comme tel. Il fut dérangé au petit matin par la police puis interrogé, arrêté, mis en garde à vue, poursuivi dans le cadre d’une procédure qui dura 20 mois, avant d’être finalement reconnu coupable d’une infraction pénale. La majorité n’y a vu aucune ingérence disproportionnée dans la vie familiale de l’intéressé qui aurait été constitutive d’une violation de l’article 8 de la Convention. Je ne puis me rallier à elle.
Avec le respect que je dois à mes collègues de la majorité, leur raisonnement repose sur une conception plutôt « positiviste » de la loi en question. Elle s’est contentée de relever que le lien familial entre le requérant et son gendre n’entrait pas dans les catégories fixées par la loi et qu’il n’avait donc pas pu bénéficier d’une impunité pénale (§ 40). Pour elle, un juste équilibre avait été ménagé du seul fait que la condamnation du requérant n’avait été assortie d’aucune peine, autrement dit parce que la dispense de peine prononcée par application de l’article 132-59 du code pénal avait atténué les conséquences de sa condamnation.
Contrairement à la majorité, j’estime que, de par sa gravité, l’ingérence en l’espèce était totalement disproportionnée et qu’il n’a pas été établi qu’elle fût nécessaire dans une société démocratique. On peut en effet se demander en quoi il y avait un « besoin social impérieux » d’arrêter, d’incarcérer, de poursuivre et de condamner le requérant comme un criminel. Quel danger ou risque avait-il fait courir à la société en permettant à son gendre de rester sous son toit alors que l’épouse de celui-ci, sa fille, connaissait une grossesse difficile et qu’une demande de regroupement familial avait été adressée aux autorités et était en cours d’examen ?
Une dernière observation semble s’imposer. Si, de manière générale, les lois en matière d’immigration peuvent poursuivre des buts légitimes, y compris notamment la prévention du trafic d’êtres humains, les dispositions de l’article L.622-1, dont il avait été donné application en l’espèce, sont particulièrement étendues dans leur portée. Cet article prévoit que toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros Son interprétation et son application dans le cas du requérant mettent en lumière, selon moi, le caractère globalement problématique de cette loi et montrent à l’évidence qu’une modification du texte s’impose de manière à ce qu’une réponse proportionnée puisse être apportée et un juste équilibre ménagé dans chaque cas d’espèce.
La législation en question a fait l’objet de nombreuses critiques et opinions négatives, notamment de la part d’organes tels que la Commission nationale consultative des droits de l’homme. A mon sens, ses dispositions sont libellées de manière tellement vague et générale que la « qualité de la loi » peut être mise en cause dans le cadre d’un examen conduit sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Il apparaîtrait que, dès lors qu’il est établi qu’une personne – n’importe qui – a, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter le séjour irrégulier d’un immigré en France, les conditions de l’infraction ont été réunies, appelant une condamnation. Mais que veut dire « aider » ou « faciliter » le séjour irrégulier d’un immigré ? Lui acheter une carte téléphonique grâce à laquelle il pourra appeler chez lui, lui offrir un pull-over chaud ou un bol de soupe en hiver ou l’héberger un soir de Noël est-ce « aider » ou « faciliter » – directement ou indirectement – son séjour en France ? Rien dans la législation n’indique le contraire ni ne permet au juge de tenir compte de motifs humanitaires lorsqu’il statue sur la culpabilité d’une personne poursuivie sur la base de ces dispositions. La condamnation du requérant en l’espèce en est une illustration et montre que la qualité de la loi en cause est pour le moins problématique. A mes yeux, ses dispositions trop générales et sans nuances sont incompatibles avec le respect des droits de l’homme dans un Etat régi par la prééminence du droit.
L'ARTICLE 8 FACE AUX NECESSITES DE L'ENQUÊTE PENALE
LES PERQUISITIONS DE LA POLICE AU DOMICILE
Arrêt Camenzind contre Suisse du 16/12/1997 requête 21353/93 Hudoc 739:
"Les Etats contractants peuvent estimer de recourir à des mesures telles les visites domiciliaires et les saisies pour établir la preuve matérielle de certaines infractions.
La Cour contrôle alors la pertinence et la suffisance de motif invoqués pour justifier celles-ci ainsi que le respect du principe de proportionnalité sus mentionné ()
Quant à ce dernier point, elle est amenée, d'une part à s'assurer que la législation et la pratique en la matière offrent aux individus des "garanties adéquates et suffisantes contre les abus nonobstant une marge d'appréciation qu'elle reconnaît en la matière aux Etats contractants, elle doit redoubler de vigilance lorsque, comme en l'espèce, le droit national habilite l'administration à prescrire et conduire une perquisition domiciliaire sans mandat judiciaire ()
La protection des individus contre les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l'article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs. La Cour examine, d'autre part, les circonstances particulières à chaque affaire afin de déterminer si, in concreto, l'ingérence était proportionnée au but recherché ()
Eu égard aux garanties offertes par la législation fédérale suisse et surtout à la très faible ampleur de la perquisition dont il est question, la Cour admet que l'ingérence dans le droit du requérant au respect de son domicile peut passer pour proportionnée au but poursuivi et donc " nécessaire dans une société démocratique" au sens de l'article 8"
Arrêt Crémieux contre France du 25/02/1993; Hudoc 389; requête 11471/85
La C.E.D.H constate si les perquisitions douanières à domicile sont prévues par la loi et ont un but légitime
"Or il n'en allait pas ainsi en l'occurrence à l'époque des faits. La Cour n'ayant pas à se prononcer sur les réformes législatives de 1986 et 1989, qui visaient à mieux protéger les individus ()
L'administration des douanes disposait de pouvoir fort larges, elle avait notamment compétence pour apprécier seule l'opportunité, le nombre, la durée et l'ampleur des opérations de contrôle ()
En l'absence surtout d'un mandat judiciaire, les restrictions et conditions prévues par la loi et soulignées par le Gouvernement apparaissaient trop lâches et lacunaires pour que les ingérences dans les droits du requérant fussent étroitement proportionnées au but légitime recherché"
Arrêt Funke contre France du même jour soit le 25/02/1993 Hudoc 393 requête 10828/94
"A ces considérations générales s'ajoute une observation particulière, l'administration des douanes ne porta jamais plainte contre Monsieur Funke pour infraction à la réglementation sur les relations financières avec l'étranger"
Arrêt Miailhe contre France du même jour du 25/02/1993; Hudoc 395; requête 12661/87
"A ces considérations générales, s'ajoute une observation particulière, les saisies subies par Monsieur et Madame Miailhe revêtissent un caractère massif et surtout indifférencié à tel enseigne que les douanes jugèrent sans intérêt pour l'enquête plusieurs milliers de document et les restituèrent aux intéressés"
Arrêt Ernst contre Belgique et autres du 15/07/2003; Hudoc 4488; requête 33400/96
"§109: elle (la Cour) a jugé qu'il était temps de reconnaître, dans certaines circonstances, que les droits garantis sous l'angle de l'article 8 de la Convention pouvaient être interprétés comme incluant, pour une société, le droit au respect de son siège, de son agence, ou de ses locaux professionnels.
Les mandats de perquisition qui ne donnaient aucune information sur l'instruction en cause sur les lieux précis à visiter et sur les objets à saisir octroyaient ainsi de larges pouvoirs aux enquêteurs. Un grand nombre d'objets, dont les disquettes informatiques et les disques durs des ordinateurs des requérants, furent effectivement saisis; le contenu de certains documents et supports magnétiques, fut copié. En outre, le gouvernement admet que les requérants ne reçurent pas d'information sur les poursuites qui ont rendu l'opération nécessaire. Ils ont ainsi été laissés dans l'ignorance quant aux motifs concrets des perquisitions effectuées chez eux"
Partant, la violation de l'article 8 de la Convention est constatée.
Arrêt Van Rossem contre Belgique et autres du 09/12/2004; requête 41872/98
La C.E.D.H constate qu'une perquisition a un but légitime prévu par la loi
avant de chercher si elle est nécessaire dans les circonstances de la cause:
"c) Nécessaire dans une société démocratique
41. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen. Les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite et leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante (Ernst et autres, précité, § 113 et Miailhe c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-C, p. 89, § 36).
42. La Cour reconnaît que les Etats peuvent estimer nécessaire de recourir à certaines mesures, telles les visites domiciliaires et les saisies, pour établir la preuve matérielle de certaines infractions. Encore faut-il que leur législation et leur pratique offrent des garanties adéquates et suffisantes contre les abus (mutatis mutandis, Ernst et autres, précité, § 114 et Camenzind c. Suisse, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, § 45).
43. La Cour note que les perquisitions opérées en l’espèce se sont accompagnées de certaines garanties de procédure. Elles ont été ordonnées par le conseiller instructeur qui, certes, n’a pas procédé lui-même aux perquisitions mais a délégué cette tâche à un officier de police judiciaire, habilité selon la loi à agir à sa place. On ne saurait attacher une importance particulière à cette délégation, même si l’article 89 bis du code d’instruction criminelle dispose qu’elle peut seulement intervenir « dans les cas de nécessité ». Des impératifs d’efficacité notamment peuvent la justifier, entre autres en cas de perquisitions multiples, comme en l’espèce. Des précautions particulières s’imposent dans cette hypothèse pour garantir que l’ingérence ne dépasse pas le but de prévention et de répression des infractions pénales envisagées par la mesure.
44. Parmi ces garanties figure dans la présente affaire le fait que les perquisitions ont été opérées sous les ordres du commissaire Kerstens, qui avait procédé au premier interrogatoire du requérant et qui a assisté personnellement à deux d’entre elles, accompagné de huit personnes. La Cour se doit cependant de constater que les différents mandats de perquisition étaient rédigés en termes larges (Niemietz, précité, § 37 ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003, § 70 ; a contrario, Keslassy c. France (déc.), no 51578/99, CEDH 2002-I, et Tamosius c. Royaume-Uni (déc.), no 62002/00, CEDH 2002-VIII, Ernst et autres, précité, § 116). En effet, le conseiller instructeur ordonna, le 27 juin 1990, la série des perquisitions « aux fins d’y rechercher et d’y saisir toutes les pièces et documents utiles à l’instruction (...) », sans aucune limitation de quelque ordre. Ces mandats de perquisition, qui ne donnaient aucune information sur l’instruction en cause et sur les objets à saisir, octroyaient ainsi de larges pouvoirs aux enquêteurs (voir Funke, Crémieux et Miailhe, précités).
45. D’après la Cour, un mandat de perquisition doit être assorti de certaines limites pour que l’ingérence qu’il autorise dans les droits garantis par l’article 8, et en particulier le droit au respect du domicile, ne soit pas potentiellement illimitée et, partant, disproportionnée. Par conséquent, un mandat de perquisition doit comporter des mentions minimales permettant qu’un contrôle s’exerce sur le respect, par les agents qui l’ont exécuté, du champ d’investigation qu’il détermine.
46. Il en découle, aux yeux de la Cour, que les mandats de perquisition auraient dû, en l’espèce, à tout le moins contenir les mêmes mentions que celles figurant dans le réquisitoire aux fins d’instruire du procureur du Roi. A cet égard, la Cour ne peut se contenter de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les enquêteurs « connaissaient l’instruction » et par laquelle il relaie une considération de la Cour de cassation faisant état de ce que la cour d’appel d’Anvers avait relevé que les enquêteurs « savaient effectivement ce qu’ils devaient rechercher ». En effet, il ressort de l’exposé des faits que la cour d’appel d’Anvers n’a pu que « supposer » que le magistrat instructeur avait fourni aux enquêteurs les explications utiles à ce sujet. Il est aussi symptomatique qu’aucune liste des pièces et documents emportés ne fut dressée pour les perquisitions menées dans les locaux des sociétés commerciales dirigées par le requérant. La Cour ne peut que remarquer le caractère massif de l’opération, qui comportait cinq perquisitions au cours desquelles nombre de documents et de pièces furent effectivement saisis.
47. La circonstance que les enquêteurs auraient su « effectivement ce qu’ils devaient rechercher » ne saurait par ailleurs suffire. Aux yeux de la Cour, l’élément déterminant est que la ou les personne(s) visée(s) par la mesure, ou une tierce personne, dispose d’informations suffisantes sur les poursuites se trouvant à l’origine de l’opération pour lui permettre d’en déceler, prévenir et dénoncer les abus (voir Funke, Crémieux et Miailhe, précités, respectivement § 56, § 39 et § 37).
48. La Cour estime qu’au vu du texte des mandats en cause, rédigés en termes larges, seul le requérant, qui avait été interrogé préalablement par le commissaire sous la direction duquel les perquisitions litigieuses ont été effectuées, pouvait, en l’espèce, être considéré comme ayant été informé du « contexte » dans lequel celles-ci s’inscrivaient, à savoir l’ouverture d’une instruction du chef de faux en écritures et usage, abus de confiance et émission de chèques sans provision. Ceci lui aurait permis de s’assurer que la perquisition se limitait à la recherche de ces infractions et d’en dénoncer d’éventuels abus, permettant par là l’exercice d’un contrôle sur l’étendue des perquisitions et saisies effectuées.
49. Or, la Cour constate que le requérant n’était présent lors d’aucune des perquisitions. Il en va particulièrement ainsi pour celle menée à son domicile privé, la seule pour laquelle des précisions ont été données à la Cour. Le requérant était absent et il n’apparaît pas que les enquêteurs ont tenté de l’informer de leur présence, de leur action et de leurs intentions après que son fils les ait informés de ce que celui-ci était absent pour la journée. Quant au concierge qu’ils ont appelé pour qu’il agisse comme témoin, au vu de l’absence totale de précision du mandat de perquisition, celui-ci ne peut raisonnement passer comme ayant reçu des informations suffisantes sur les poursuites se trouvant à l’origine de l’opération.
50. De plus, la Cour relève qu’aucun inventaire n’a été dressé quant aux objet saisis dans les locaux des sociétés commerciales dirigées par le requérant. Si le Gouvernement explique que cette situation se justifie par le fait qu’un grand nombre de pièces et documents ont été saisis, la Cour ne peut que le regretter en l’espèce : alors que ni les mentions portées sur le mandat de perquisition ni la présence du requérant sur les lieux n’avait pu assurer de manière effective et complète le contrôle qui devait pouvoir s’opérer sur l’étendue de la perquisition, l’intéressé n’a de la sorte pas pu raisonnablement identifier chaque objet saisi. Or, un tel inventaire aurait pour le moins permis au requérant de demander a posteriori la levée des objets saisis (sur la base de l’article 61 quater du CIC) et cette absence partielle d’inventaire a rendu ce contrôle curatif particulièrement difficile, voire impossible à exercer. La circonstance que cette formalité n’est pas prescrite à peine de nullité est, à cet égard, sans incidence.
51. La Cour en arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée en l’espèce. Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer le respect du domicile. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention."
ARRÊT SOCIÉTÉ MÉTALLURGIQUE LIOTARD FRÈRES c. FRANCE Requête n°29598/08 DU 5 MAI 2011
Les visites domiciliaires au sens des articles L 450-4 du Code de Commerce et L 16 B du livre des procédures fiscales ne permettent pas aux administrés de faire appel de l'ordonnance qui l'autorise.
Le pourvoi en cassation est inutile puisque à postériori de la visite domiciliaire et ne concerne que le droit et pas les faits.
4. La requérante est une personne morale de droit français, dont le siège social se trouve à Saint-Pierre-des-Corps. Elle a pour activité la mise en bouteilles de gaz à usage domestique et leur commercialisation.
5. Par une note du 29 mars 2006, à la suite d’une enquête menée dans le secteur des bouteilles de gaz à usage domestique et des renseignements obtenus dans le cadre d’une demande de clémence formulée par une société mère et sa filiale distributrice de gaz, le rapporteur général du Conseil de la concurrence demanda l’ouverture d’une enquête sur les pratiques relevées dans le secteur d’activité de la requérante.
6. Le 10 mai 2006, soupçonnant la requérante de pratiques anticoncurrentielles, l’Administration de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes saisit le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris d’une requête tendant à la mise en œuvre de son droit de visite et de saisie prévu à l’article L. 450-4 du code de commerce.
7. Par une ordonnance du 22 mai 2006, le juge autorisa l’administration à procéder ou à faire procéder, dans les locaux des entreprises incluant la requérante, sise à Saint-Pierre-des-Corps, « aux visites et aux saisies prévues par les dispositions de l’article L. 450-4 afin de rechercher la preuve des agissements qui entrent dans le champ des pratiques prohibées par [...] l’article L. 420-1 du code de commerce et l’article 81-1 du traité de Rome relevés dans le secteur des bouteilles de gaz de pétrole liquéfié (GPL) à usage domestique ainsi que toute manifestation de cette concertation prohibée ». Certaines de ces opérations devant avoir lieu en dehors du ressort territorial du tribunal de grande instance de Paris, le juge délivra une commission rogatoire au juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Tours. Par une ordonnance du 30 mai 2006, celui-ci désigna un officier de police judiciaire pour assister aux opérations de visite et de saisie dans les locaux de la requérante.
8. La requérante se pourvut en cassation contre les deux ordonnances, dénonçant notamment la violation des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention.
9. Le 7 juin 2006, l’administration procéda à la visite des locaux de la requérante sur le fondement de ces ordonnances ; des pièces furent saisies.
10. Par deux arrêts du 28 novembre 2007, la Cour de cassation rejeta les pourvois de la requérante. Dans l’un de ses arrêts, après avoir relevé que l’ordonnance mentionne que les pièces produites à l’appui de la requête ont une origine apparemment licite, elle jugea que toute contestation au fond sur ce point relève du contentieux dont peuvent être saisies les juridictions éventuellement appelées à statuer sur les résultats de la mesure autorisée, que le juge n’a pas à contrôler l’origine des renseignements qui ont permis à l’administration d’obtenir les documents qu’elle présente et enfin, que le juge peut faire usage de déclarations anonymes, dès lors qu’elles lui sont soumises au moyen des documents établis et signés par les agents de l’administration, permettant d’en apprécier la teneur, et corroborées par d’autres éléments d’information.
11. L’Autorité de la concurrence abandonna la procédure concernant la requérante.
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
13. S’appuyant sur l’arrêt Ravon et autres c. France (no 18497/03, 21 février 2008), la requérante se plaint de n’avoir pas eu accès à un « tribunal » pour obtenir une décision sur sa « contestation » relative à la régularité et au bien-fondé des autorisations d’opérations de visite et de saisie dans ses locaux. Elle se plaint également de n’avoir pas disposé d’un recours effectif pour faire constater le caractère injustifié de l’ingérence dans son droit au respect de son domicile. Elle dénonce une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 13 combiné avec l’article 8, dont les dispositions pertinentes sont libellées comme suit :
1. Thèses des parties
15. S’appuyant sur l’arrêt Ravon et autres, la requérante fait valoir que les mêmes griefs peuvent être dirigés contre les autorisations de visite et de saisie délivrées à son encontre. Selon elle, la seule voie de contestation ouverte à l’encontre des ordonnances d’autorisation était celle d’un pourvoi en cassation dépourvu de caractère suspensif, ce qui ne lui permettait pas d’obtenir un examen des éléments de fait fondant ces autorisations. Concernant l’ordonnance du 13 novembre 2008, la requérante fait valoir qu’elle n’est pas concernée par les mesures transitoires et que sa situation est similaire à celle qui a été critiquée par la Cour dans l’arrêt Ravon et autres. Sur l’argument selon lequel elle avait la possibilité d’exercer le recours pour contester le déroulement des opérations de visite et saisie devant le juge des libertés et de la détention, elle soutient que ce recours ne permettait de faire contrôler que la régularité de ces opérations, et non la régularité et le bien-fondé de l’ordonnance les ayant autorisées. La requérante cite à cet égard un arrêt de la Cour de cassation du 20 mai 2009 (Cass. Crim., 20 mai 2009, pourvoi no 07-86437, Bull. Crim. no 103). Selon elle, l’article L. 450-4 du code de commerce instituait donc un contrôle du suivi d’une mesure de visite et saisie, et non un recours porté devant un juge indépendant de l’autorité ayant ordonné la mesure litigieuse.
16. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante. Il estime que la Cour ne se serait pas fondée sur la seule absence d’appel contre les ordonnances d’autorisation pour conclure ipso facto à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention ; elle se serait également appuyée sur l’absence de contrôle a posteriori de la régularité des perquisitions fiscales lorsque ces dernières n’étaient suivies d’aucun redressement ou de poursuite pénale et donc, dans le cas contraire, les personnes concernées devraient être considérées comme ayant pu bénéficier devant les juridictions internes d’une voie de droit leur permettant d’obtenir le redressement de la violation dont elles s’estimaient victimes. Le Gouvernement précise qu’en matière de concurrence, l’article L. 450-4 du code de commerce, dans sa version applicable en 2005, prévoyait non seulement la possibilité de saisir le juge au cours de la visite en vue d’obtenir l’arrêt ou la suspension, mais aussi la possibilité de le saisir a posteriori en vue de faire contrôler la régularité des opérations et d’obtenir leur annulation totale ou partielle. Selon lui, il n’était donc pas nécessaire d’attendre qu’une décision du Conseil de la concurrence soit rendue sur les pratiques anticoncurrentielles reprochées à la requérante. Il ajoute que si l’ordonnance du 13 novembre 2008 a transféré le contrôle du déroulement des opérations au premier président de la cour d’appel – pour assurer la cohérence avec la création d’un appel contre l’ordonnance d’autorisation en confiant l’ensemble du contentieux à un même juge –, la nature du contrôle reste exactement la même. Lorsqu’il juge du bien-fondé d’une requête en annulation et restitution, le juge des libertés et de la détention mérite l’appellation de « tribunal » selon les critères rappelés dans l’arrêt Ravon et autres. S’appuyant sur des décisions internes, le Gouvernement ajoute que plusieurs juridictions internes se sont prononcées sur la compatibilité de la procédure prévue à l’article L. 450-4 du code de commerce avec les dispositions de l’article 6 § 1. Selon lui, la requérante a donc été en mesure de bénéficier d’un contrôle juridictionnel effectif de la régularité des visites et saisies et a choisi de ne pas en faire usage.
2. Appréciation de la Cour
17. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle que lorsque, comme en l’espèce, l’article 6 § 1 s’applique, il constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 : ses exigences, qui impliquent toute la panoplie des garanties propres aux procédures judiciaires, sont plus strictes que celles de l’article 13, qui se trouvent absorbées par elles (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI). Il y a lieu en conséquence d’examiner le grief sur le terrain de l’article 6 § 1 uniquement, et donc de vérifier si la requérante avait accès à un « tribunal » pour obtenir, à l’issue d’une procédure répondant aux exigences de cette disposition, une décision sur sa « contestation » (Ravon et autres, précité, § 27, et Société IFB c. France, no 2058/04, § 25, 20 novembre 2008).
18. Dans l’arrêt Ravon et autres et les arrêts subséquents (Ravon et autres, précité, §§ 28-35, Société IFB, précité, § 26, Maschino c. France, no 10447/03, § 22, 16 octobre 2008, et Kandler et autres c. France, no 18659/05, § 26, 18 septembre 2008), la Cour a jugé qu’en matière de visite domiciliaire, les personnes concernées doivent pouvoir obtenir un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite ainsi que, le cas échéant, des mesures prises sur son fondement ; le ou les recours disponibles doivent permettre, en cas de constat d’irrégularité, soit de prévenir la survenance de l’opération, soit, dans l’hypothèse où une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, de fournir à l’intéressé un redressement approprié. Or, dans ces affaires, les requérants n’avaient disposé que d’un pourvoi en cassation pour contester la régularité de la décision prescrivant la visite, ce qui ne leur avait pas permis d’obtenir un examen des éléments de fait fondant les autorisations de visite.
19. La Cour relève que, selon le régime prévu à l’article L. 450-4 du code de commerce – quasiment identique à celui fixé à l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales –, la requérante n’a également disposé que d’un pourvoi en cassation pour contester la régularité et le bien-fondé des ordonnances de mai 2006. En outre, elle constate, à l’instar du Gouvernement, qu’à la suite des opérations de visite et de saisie et de l’enquête menée par l’Autorité de la concurrence, la procédure a été abandonnée. Enfin, il y a lieu de noter que les dispositions transitoires prévues par l’ordonnance du 13 novembre 2008 ne s’appliquent pas à la situation de la requérante dès lors que l’Autorité de la concurrence n’a pas exercé de poursuites après son enquête (paragraphe 11 ci-dessus).
20. Par ailleurs, la Cour ne peut suivre l’argument du Gouvernement selon lequel la voie de recours prévue à l’alinéa 12 de l’article L. 450-4 du code de commerce dans sa rédaction applicable au moment des faits garantissait déjà à la requérante un contrôle juridictionnel effectif au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Si cette voie de recours permettait à la requérante de faire contrôler la régularité du déroulement des opérations de visite et de saisie par le juge qui les avait lui-même autorisées, elle ne garantissait pas un contrôle juridictionnel effectif de la régularité et du bien-fondé de l’ordonnance d’autorisation répondant aux exigences d’indépendance d’un tribunal posées par l’article 6 § 1 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a jugé qu’un contrôle des opérations effectué par le juge ayant autorisé les visites et saisies ne permettait pas un contrôle indépendant de la régularité de l’autorisation elle-même (Ravon et autres, précité, § 31).
21. La Cour note au demeurant que l’ordonnance du 13 novembre 2008 a précisément modifié cette disposition, en permettant une action en contestation devant un juge différent de celui qui a autorisé les opérations de visite et de saisie, à savoir le premier président de la cour d’appel (paragraphe 12 ci-dessus).
22. En conséquence, la Cour estime que n’ayant disposé, comme dans l’affaire Ravon et autres (précitée), que d’un pourvoi en cassation, la société requérante n’a pas bénéficié d’un contrôle juridictionnel effectif pour contester la régularité et le bien-fondé des ordonnances du juge des libertés et de la détention ayant autorisé les visites et saisies.
23. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
UN AVOCAT MÊME OCCASIONNEL
A DROIT A UNE PROTECTION SPECIALE
Arrêt Xavier da Silveira contre France du 21 Janvier 2010 requête 43757/05
32. La Cour constate d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas que la perquisition litigieuse entre bien dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention et qu’elle constitue une ingérence de l’Etat dans le droit au respect de la vie privée et du domicile du requérant.
33. La Cour observe par ailleurs que l’ingérence avait une base légale et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la prévention des infractions pénales.
34. Quant à la question de la « nécessité » de cette ingérence, la Cour rappelle que « les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite et [que] leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante » (Crémieux c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-B, p. 62, § 38, et Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 68, CEDH 2003-IV). La Cour rappelle également qu’elle doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir, parmi beaucoup d’autres, Funke, Crémieux et Miailhe c. France, 25 février 1993, respectivement §§ 56, 39 et 37, série A no 256-A, B et C, ainsi que, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 50, 54 et 55, série A no 28, Lambert c. France du 24 août 1998, § 31, Recueil des arrêts et décision 1998-V, et Matheron c. France, no 57752/00, § 35, 29 mars 2005).
35. En l’espèce, les parties s’opposent sur la question de savoir si la perquisition litigieuse est intervenue au domicile du requérant en sa qualité d’avocat ou de simple particulier. Il appartient donc à la Cour de trancher préalablement cette question.
36. En effet, la Cour rappelle que des perquisitions et des saisies chez un avocat sont susceptibles de porter atteinte au secret professionnel, qui est la base de la relation de confiance qui existe entre son client et lui (André et autre c. France, no 18603/03, § 41, 2008-...).
37. Partant, si le droit interne peut prévoir la possibilité de perquisitions ou de visites domiciliaires dans le cabinet d’un avocat, celles-ci doivent impérativement être assorties de « garanties spéciales de procédure » (voir, notamment, Niemietz, précité, § 37, Roemen et Schmit, précité, § 69, et André, précité, § 42). De même, la Convention n’interdit pas d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients. Il en va ainsi notamment en cas de constat de l’existence d’indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction, ou encore dans le cadre de la lutte contre certaines pratiques, mais il est alors impératif d’encadrer strictement de telles mesures, les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice (André, précité).
38. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour n’est pas convaincue par les arguments du Gouvernement. Elle relève en effet que les dispositions du décret no 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, modifié par le décret no 2004-1123 du 14 octobre 2004 (paragraphe 20 ci-dessus) permettent aux avocats ressortissants de l’un des Etats membres de la Communauté européenne de venir accomplir à titre permanent ou occasionnel, sous leur titre professionnel d’origine, leur activité professionnelle en France (article 200). Ceux qui décident de l’exercer à titre occasionnel relèvent de « la libre prestation de services ». L’article 202 du décret leur impose uniquement de faire usage de l’un des titres mentionnés à l’article 201, exprimé dans la ou l’une des langues de l’Etat où ils sont établis, accompagné du nom de l’organisme professionnel dont ils relèvent ou de celui de la juridiction auprès de laquelle ils sont habilités à exercer en application de la législation de cet Etat, à charge pour l’avocat de justifier de sa qualité vis-à-vis de l’autorité devant laquelle il se présente lorsqu’il assure une prestation de service.
39. Ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, l’avocat exerçant à titre occasionnel n’est donc pas tenu de s’inscrire auprès d’un barreau national, à la différence d’un avocat exerçant à titre permanent.
40. La Cour constate par ailleurs que, dès le début de la perquisition, le requérant a été requis comme témoin et sa qualité d’avocat était connue, ce qui ressort expressément du procès-verbal rédigé par l’officier de police judiciaire pendant la perquisition. Il ressort également de ce procès-verbal qu’une fois dans l’appartement du requérant, ce dernier a expressément décliné sa qualité d’avocat au barreau de Porto, a présenté une carte de visite rédigée en langue portugaise, ainsi que d’autres documents attestant de sa qualité et du fait qu’il louait les lieux - ce que le Gouvernement ne conteste pas - et s’est opposé à la perquisition. Il apparaît également qu’il a été interrogé sur son inscription à un barreau français et que, ne l’étant pas, la perquisition s’est poursuivie malgré son opposition. La Cour constate en outre que, dans une lettre officielle, le bâtonnier de l’Ordre des avocats au barreau de Chartres a confirmé qu’il avait été contacté par l’avocat du requérant à deux reprises le 15 juin 2005 au sujet de la perquisition, tout en se plaignant de n’avoir pas été officiellement avisé de cette perquisition, et ce « contrairement à l’article 56-1 du code de procédure pénale ». La Cour note que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas non plus les allégations du requérant selon lesquelles il a vainement alerté les juges de ce que le bâtonnier se tenait à leur disposition.
41. En conséquence, la Cour relève que le requérant, alors qu’il remplissait les conditions prévues par le droit interne pour exercer librement la profession d’avocat en France à titre occasionnel et faire usage de son titre, n’a pas été mis en mesure de bénéficier des dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale auxquelles il pouvait pourtant prétendre. La Cour constate en effet que les dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale ne distinguent pas entre les avocats selon qu’ils exercent leur activité à titre principal ou occasionnel. Par ailleurs, aux yeux de la Cour, une telle distinction ne se justifie pas davantage au regard de l’article 8 de la Convention : dès lors que les perquisitions ou les visites domiciliaires visent le domicile ou le cabinet d’un avocat exerçant régulièrement sa profession, à titre principal en qualité d’avocat inscrit à un barreau ou à titre occasionnel dans un autre Etat membre de l’Union européenne, elles doivent impérativement être assorties de « garanties spéciales de procédure » (paragraphe 37 ci-dessus), ce qui est notamment le cas lorsqu’elles sont exécutées en présence du bâtonnier de l’Ordre des avocats (Roemen et Schmit, précité, § 69, et André, précité, § 43).
42. De l’avis de la Cour, à supposer même que les juges aient pu avoir un doute sur sa qualité d’avocat, l’ensemble des circonstances de la cause devait, à tout le moins, les conduire à une certaine prudence et les inciter à contrôler sans délai ses allégations, et ce avant de procéder à la perquisition et aux saisies dans son domicile. Tel n’a cependant pas été le cas en l’espèce.
43. Outre le fait que le requérant n’a donc pas bénéficié d’une « garantie spéciale de procédure » dont doivent bénéficier les avocats, la Cour constate que la perquisition litigieuse concernait des faits totalement étrangers au requérant, ce dernier n’ayant à aucun moment été accusé ou soupçonné d’avoir commis une infraction ou participé à une fraude quelconque en lien avec l’instruction.
44. En outre, la Cour doit rechercher si M. Xavier Da Silveira a disposé d’un « contrôle efficace » pour contester la perquisition et les saisies dont il a fait l’objet (voir notamment, mutatis mutandis, Klass et autres, précité, §§ 50, 54 et 55, et Matheron c. France, précité, § 35 et 43).
45. La Cour relève tout d’abord que si le requérant n’a pas expressément soulevé la violation de la Convention devant les juridictions internes, il n’a eu de cesse d’invoquer le bénéfice des dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale, qui vise précisément à assurer une protection particulière au cabinet et au domicile d’un avocat ainsi qu’à ses biens, protection dont la Cour a rappelé l’importance à plusieurs reprises dans ses arrêts (Niemietz, précité, § 37, Roemen et Schmit, précité, § 69-72, et André et autre, précité, § 42). Dans ces conditions, et compte tenu de ce que les avocats occupent une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice (André, précité), la Cour estime que le droit au respect du domicile du requérant était en cause, fût-ce de façon sous-jacente et que les arguments juridiques avancés par le requérant devant les juridictions internes contenaient bien une doléance liée à l’article 8 de la Convention (cf., mutatis mutandis, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 39, CEDH 1999-I)
46. S’agissant du recours exercé devant le JLD, en vue de faire constater l’illégalité de la perquisition et obtenir restitution des objets saisis et destruction des procès-verbaux de perquisition, la Cour relève que cette procédure a pour but de trancher les contestations élevées uniquement par le bâtonnier ou son représentant à l’occasion de la saisie de documents dans le cadre de la perquisition du cabinet ou du domicile d’un avocat. Or le litige en cause porte précisément sur l’absence du bâtonnier ou de son représentant lors de la perquisition au domicile du requérant : partant, un pourvoi en cassation était voué à l’échec. Quant au recours devant le président de la chambre de l’instruction, la Cour note que le requérant n’avait pas davantage la qualité requise par la loi, n’étant, comme l’a relevé le magistrat, ni partie à la procédure ni témoin assisté. En conséquence, cet autre recours ne saurait être qualifié d’efficace, outre le fait que le pourvoi en cassation n’était légalement pas ouvert au requérant, compte tenu des dispositions expresses de l’article 567-1 du code de procédure pénale, aux termes desquelles le président de la chambre criminelle déclare non admis un pourvoi formé contre une décision non susceptible de recours. Le principe jurisprudentiel invoqué par le Gouvernement, à supposer qu’il soit de nature à remettre en cause une disposition légale expresse, concerne en tout état de cause des situations étrangères à la présente espèce, dès lors qu’il apparaît que les magistrats se sont ici strictement conformés aux dispositions de droit interne pour écarter les recours du requérant qui ne remplissait pas les conditions légales.
47. Certes, le Gouvernement considère que le requérant aurait pu introduire une action en responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.
48. La Cour constate cependant que le requérant s’est vu refuser non seulement la qualité d’avocat susceptible de lui faire bénéficier des dispositions de l’article 56-1 du code de procédure pénale, mais aussi, de par l’effet des dispositions de droit interne applicables, toute autre qualité que celle de tiers à l’information judiciaire. Dans ces conditions, il apparaît que le requérant n’avait pas qualité en droit français pour invoquer utilement ses griefs dans le cadre des procédures internes, ce qui rendait nécessairement par trop aléatoire une action fondée sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. De plus, un recours devant le juge judiciaire pour une mise en cause de la responsabilité de l’Etat, de nature indemnitaire, se distingue clairement d’une action en nullité avec laquelle elle ne saurait se confondre et, partant, il n’aurait pas été de nature à permettre l’annulation de la perquisition litigieuse recherchée par le requérant, de sorte que l’on ne peut y voir un « contrôle efficace » au sens de l’article 8.
49. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport au but visé, et que l’intéressé n’a pas bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique ».
50. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère enfin que nulle question distincte ne se pose sur le terrain des autres dispositions soulevées par le requérant, les griefs y afférents se confondant avec le grief tiré de l’article 8 de la Convention.
51. Partant, la Cour conclut au rejet de l’exception tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes et à la violation de l’article 8 de la Convention.
LES ECOUTES TELEPHONIQUES
Arrêt Ludi contre Suisse du 15/06/1992 requête 12433/86 Hudoc 367
et Arrêt Kopp contre Suisse du 25/03/1998 requête 23224/94 Hudoc 888
"L'interception des communications téléphoniques constitue "une ingérence d'une autorité publique" au sens de l'article 8§2 dans l'exercice d'un droit que le paragraphe 1 garantit au requérant () Peu importe, à cet égard, l'utilisation ultérieure des renseignements"
Arrêt Amann contre Suisse du 16/02/2000 Hudoc 1349 requête 27798/95
et arrêt Prado Bugallo contre Espagne du 18/02/2003 Hudoc 4170 requête 58496/00
la Cour constate que les écoutes téléphoniques doivent être strictement limitées et prévues dans le cadre de la loi.
Arrêt Matheron contre France du 29/03/2005 requête 57752/00
1. Existence d'une ingérence
27. La Cour souligne que les communications téléphoniques se trouvant comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l'article 8, ladite interception s'analysait en une « ingérence d'une autorité publique » dans l'exercice d'un droit que le paragraphe 1 garantissait au requérant (voir notamment les arrêts Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984, série A no 82, p. 30, § 64, Kruslin c. France et Huvig c. France du 24 avril 1990, série A no 176-A et 176-B, p. 20, § 26, et p. 52, § 25, Halford c. Royaume-Uni du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, pp. 1016-1017, § 48 ; Kopp c. Suisse du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 540, § 53 ; Lambert c. France du 24 août 1998, Recueil 1998-V, pp. 2238-2239, § 21). Le Gouvernement le reconnaît expressément.
2. Justification de l'ingérence
28. Pareille ingérence méconnaît l'article 8, sauf si « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) L'ingérence était-elle « prévue par la loi » ?
29. Les mots « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.
30. La Cour rappelle que les interceptions des communications téléphoniques ordonnées par un juge d'instruction sur le fondement des articles 100 et suivants du code de procédure pénale ont une base légale en droit français (Lambert, précité, §§ 24-25).
31. Reste que si les articles 100 et suivants du code de procédure pénale réglementent l'emploi d'écoutes téléphoniques, sous certaines conditions, afin d'identifier les auteurs et les complices des faits sur lesquels porte l'instruction, il n'apparaît pas que la situation des personnes écoutées dans le cadre d'une procédure à laquelle elles sont étrangères soit couverte par ces dispositions. Or, en l'espèce, force est de constater que les écoutes litigieuses furent diligentées pour les seuls faits dont étaient saisis les juges d'instruction de Nancy et, partant, dans le cadre d'une procédure à laquelle M. Matheron était étranger.
32. La Cour pourrait être amenée à se poser la question de savoir si l'ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » en l'espèce (voir, en particulier, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, CEDH 2000-II). Toutefois, elle n'estime pas devoir se prononcer sur ce point dès lors que la violation est encourue pour un autre motif.
b) Finalité et nécessité de l'ingérence
33. La Cour estime que l'ingérence visait à permettre la manifestation de la vérité dans le cadre d'une procédure criminelle et tendait donc à la défense de l'ordre.
34. Il reste à examiner si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence et de l'étendue de pareille nécessité, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, série A no 61, pp. 37–38, § 97 ; Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A no 149, p. 12, § 28 ; Lambert, précité, § 30).
35. Dans le cadre de l'examen de la nécessité de l'ingérence, la Cour avait affirmé, dans son arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978 (série A no 28, pp. 23 et 25, §§ 50, 54 et 55 ; voir également Lambert, précité, § 31) :
« Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l'existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu'un caractère relatif : elle dépend (...) [entre autres, du] type de recours fourni par le droit interne. (...)
Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l'adoption et de l'application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » l'« ingérence » résultant de la législation incriminée.
(...) Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l'article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d'une société démocratique. Parmi les principes fondamentaux de pareille société figure la prééminence du droit, à laquelle se réfère expressément le préambule de la Convention (...). Elle implique, entre autres, qu'une ingérence de l'exécutif dans les droits d'un individu soit soumise à un contrôle efficace (...) »
36. En l'espèce, la Cour doit donc rechercher si M. Matheron a disposé d'un « contrôle efficace » pour contester les écoutes téléphoniques dont il a fait l'objet.
37. Elle relève tout d'abord qu'il n'est pas contesté que le requérant ne pouvait en aucun cas intervenir dans le cadre de la procédure pénale diligentée à Nancy et dans le cadre de laquelle les écoutes téléphoniques avaient été ordonnées et effectuées. Partant, il convient d'examiner la procédure diligentée contre le requérant par un juge d'instruction de Marseille.
38. Or, dans son arrêt du 6 octobre 1999, la Cour de cassation a confirmé l'arrêt de la chambre d'accusation selon lequel, d'une part, en sollicitant régulièrement la communication des écoutes litigieuses et en ordonnant leur retranscription, le juge d'instruction n'a fait qu'user des prérogatives que lui confère l'article 81 du code de procédure pénale et, d'autre part, il n'appartient pas à la chambre d'accusation d'apprécier la régularité de décisions prises dans une procédure autre que celle dont elle est saisie, extérieure à son ressort, décisions par ailleurs insusceptibles de recours en application de l'article 100 du code précité.
39. En conséquence, pour la Cour de cassation, la chambre d'accusation devait se contenter, comme ce fut le cas, de contrôler la régularité de la demande de versement au dossier du requérant des pièces relatives aux écoutes, à l'exclusion de tout contrôle sur les écoutes elles-mêmes.
40. Certes, la Cour note, avec le Gouvernement, que les écoutes litigieuses avaient été ordonnées par un magistrat et réalisées sous son contrôle. Le Gouvernement considère que ce constat suffirait à établir l'existence d'un contrôle efficace et en déduit que l'appel devant la chambre d'accusation est inutile, se référant notamment à l'article 2 du Protocole no 7. La Cour ne partage pas cette analyse. En premier lieu, elle note que l'article 2 du Protocole no 7, qui n'a pas été invoqué par le requérant, est étranger aux faits de la cause. Par ailleurs, elle est d'avis qu'un tel raisonnement conduirait à considérer que la qualité de magistrat de celui qui ordonne et suit les écoutes impliquerait, ipso facto, la régularité des écoutes et leur conformité avec l'article 8, rendant inutile tout recours pour les intéressés.
41. Ainsi que la Cour l'a déjà jugé, les dispositions de la loi de 1991 régissant les écoutes téléphoniques répondent aux exigences de l'article 8 de la Convention et à celles des arrêts Kruslin et Huvig (Lambert, précité, § 28). Cependant, force est de constater que le raisonnement de la Cour de cassation pourrait conduire à des décisions privant de la protection de la loi un certain nombre de personnes, à savoir toutes celles qui se verraient opposer le résultat d'écoutes téléphoniques réalisées dans des procédures étrangères à la leur, ce qui reviendrait, en pratique, à vider le mécanisme protecteur d'une large partie de sa substance (ibidem, § 38).
42. Tel fut le cas pour le requérant qui n'a pas joui, en l'espèce, de la protection effective de la loi nationale, laquelle n'opère pas de distinction selon la procédure dans le cadre de laquelle les écoutes ont été ordonnées (paragraphe 17 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, ibidem, § 39).
43. Dès lors, la Cour estime que l'intéressé n'a pas bénéficié d'un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique » l'ingérence litigieuse.
44. Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
LA SURVEILLANCE PAR GPS
ARRÊT UZUN CONTRE ALLEMAGNE DU 02/09/2010 Requête no 35623/05
LA Surveillance par GPS d’une personne soupçonnée d’infractions graves Etait justifiée
Le requérant, Bernhard Uzun, est un ressortissant allemand né en 1967 et résidant à Mönchengladbach (Allemagne). L’affaire concerne la surveillance de l’intéressé par GPS (système de géolocalisation par satellite) dans le cadre d’une enquête pénale. C’est la première affaire concernant une telle surveillance dont la Cour européenne des droits de l’homme ait été saisie.
En octobre 1995, le procureur général près la Cour fédérale de Justice (Generalbundesanwalt) ouvrit une instruction contre M. Uzun et un complice présumé pour participation à des attentats à la bombe revendiqués par la « cellule anti-impérialiste », une organisation qui poursuivait la lutte armée abandonnée en 1992 par la Fraction armée rouge (RAF), mouvement terroriste d’extrême gauche.
L’Office fédéral de la police judiciaire (Bundeskriminalamt) fut chargé de l’enquête. Il procéda notamment à la surveillance visuelle de M. Uzun pendant les week-ends, à la surveillance au moyen d’une caméra vidéo de l’entrée de l’immeuble où l’intéressé vivait, à des écoutes téléphoniques et à l’installation d’émetteurs dans la voiture du complice présumé, que celui-ci et le requérant utilisaient souvent ensemble. Les intéressés ayant découvert les dispositifs et les ayant détruits et étant donné qu’ils évitèrent de se parler au téléphone, le procureur général ordonna leur surveillance par GPS. L’Office fédéral de la police judiciaire installa un récepteur GPS dans le véhicule du complice présumé de M. Uzun en décembre 1995, ce qui lui permit de localiser la voiture. Cette surveillance dura jusqu’à l’arrestation des deux hommes, en février 1996.
Dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre les deux hommes, la cour d’appel de Düsseldorf rejeta l’objection de M. Uzun à l’utilisation en tant que preuves des informations obtenues grâce à la surveillance par GPS. Elle estima que le recours au GPS était autorisé par le code de procédure pénale et qu’aucune décision judiciaire n’était nécessaire à cette fin. En septembre 1999, la cour d’appel condamna le requérant à une peine de treize ans d’emprisonnement pour tentative de meurtre et pour quatre attentats à la bombe. Elle conclut que les deux hommes avaient posé des bombes devant le domicile de députés et d’anciens députés et devant un consulat. Les éléments de preuve comprenaient les données obtenues grâce à la surveillance par GPS, lesquelles étaient corroborées par les renseignements recueillis au moyen d’autres méthodes de surveillance. M. Uzun se pourvut en cassation, se plaignant en particulier de l’utilisation au procès d’éléments de preuve obtenus grâce à sa surveillance par GPS. En janvier 2001, la Cour fédérale de Justice (Bundesgerichtshof) le débouta.
En avril 2005, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) écarta le recours de M. Uzun. Elle estima que l’atteinte causée au droit de l’intéressé au respect de sa vie privée par sa surveillance par GPS était proportionnée, eu égard à la gravité des infractions et au fait qu’il s’était dérobé à d’autres mesures de surveillance. Pour la Cour constitutionnelle fédérale, les garanties procédurales en place étaient suffisantes pour éviter une surveillance totale permettant de dresser le profil exhaustif d’une personne. Toutefois, le législateur devait examiner si, eu égard à l’évolution future, ces garanties étaient suffisantes pour fournir une protection effective des droits fondamentaux et éviter la mise en œuvre non coordonnée de mesures d’enquête par différentes autorités.
La Cour observe tout d’abord que le récepteur GPS a été intégré sur une voiture appartenant à un tiers (le complice de M. Uzun). Toutefois, en procédant de la sorte, les autorités d’enquête avaient manifestement l’intention de recueillir des informations sur les déplacements des deux suspects, étant donné que leurs précédentes investigations leur avaient révélé que ceux-ci avaient utilisé la voiture ensemble. On n’a pu faire le lien entre les déplacements de la voiture du complice et M. Uzun qu’en soumettant celui-ci à une surveillance visuelle supplémentaire et aucune des juridictions internes n’a contesté que l’intéressé avait été soumis à une surveillance par GPS.
Les autorités d’enquête ont systématiquement recueilli et conservé des données indiquant l’endroit où se trouvait M. Uzun et les déplacements de celui-ci en public. Elles ont de surcroît utilisé ces données pour suivre tous les déplacements de l’intéressé, pour effectuer des investigations complémentaires et pour recueillir d’autres éléments de preuve dans les endroits où il s’était rendu, éléments qui ont ensuite été utilisés dans le cadre du procès pénal.
La Cour estime que les aspects susmentionnés suffisent pour conclure que la surveillance de M. Uzun par GPS s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 § 1.
Sur le point de savoir si cette ingérence était « prévue par la loi », la Cour estime qu’elle avait une base dans le code de procédure pénale. Elle souligne qu’il y a lieu de distinguer la surveillance par GPS de déplacements en public d’autres méthodes de surveillance par des moyens visuels ou acoustiques car elle révèle moins d’informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l’objet et porte donc moins atteinte au droit de celle-ci au respect de sa vie privée. La Cour ne voit donc pas la nécessité d’appliquer les mêmes garanties strictes contre les abus que celles qu’elle a développées dans sa jurisprudence sur la surveillance des télécommunications, par exemple l’obligation de définir précisément la durée maximale de l’exécution de la mesure de surveillance ou la procédure à suivre pour l’utilisation et la conservation des données recueillies.
La Cour estime que la conclusion unanime des juridictions internes selon laquelle la surveillance par GPS était couverte par le droit interne était raisonnablement prévisible, étant donné que les dispositions pertinentes prévoyaient le recours à des moyens techniques, en particulier « pour localiser l’auteur d’une infraction ». En outre, le droit interne subordonnait l’autorisation de la mesure de surveillance par GPS à des conditions très strictes ; en effet, une telle surveillance ne pouvait être ordonnée qu’à l’égard d’une personne soupçonnée d’une infraction extrêmement grave.
La Cour se félicite des modifications apportées au droit allemand après l’enquête menée dans l’affaire de M. Uzun car elles ont eu pour effet de renforcer la protection du droit d’un suspect au respect de sa vie privée, la surveillance systématique de celui-ci devant être ordonnée par un juge lorsqu’elle dépasse une durée d’un mois. Elle note toutefois que déjà en vertu des dispositions en vigueur à l’époque des faits la surveillance d’un individu par GPS était susceptible d’un contrôle judiciaire. Elle estime que le contrôle judiciaire ultérieur de la surveillance de M. Uzun par GPS a offert une protection suffisante contre l’arbitraire en l’espèce. Un tel contrôle, qui permet d’exclure les éléments de preuve obtenus au moyen d’une surveillance illégale par GPS, constitue une garantie importante, en ce qu’elle décourage les autorités d’enquête de recueillir des preuves par des moyens illégaux. La Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par M. Uzun de son droit au respect de sa vie privée était « prévue par la loi ».
La Cour note que la surveillance M. Uzun par GPS, ordonnée aux fins d’enquêter sur plusieurs accusations de tentatives de meurtre revendiquées par un mouvement terroriste et de prévenir d’autres attentats à la bombe, était dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de la prévention des infractions pénales et de la protection des droits des victimes. La surveillance par GPS a seulement été ordonnée après que d’autres mesures d’investigation, moins attentatoires à la vie privée, se furent révélées moins efficaces, et cette mesure a été mise en œuvre pendant une période relativement courte (trois mois) et n’a touché l’intéressé que lorsqu’il se déplaçait dans la voiture de son complice. Dès lors, on ne saurait dire que le requérant a été soumis à une surveillance totale et exhaustive. L’enquête ayant porté sur des infractions très graves, la Cour estime que la surveillance de M. Uzun par GPS était proportionnée aux buts poursuivis.
La Cour conclut, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 8 de la Convention. En outre, eu égard à cette conclusion, elle dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 6 § 1.
LES ETATS DOIVENT PROTEGER LA REPUTATION DES INDIVIDUS
ARRET
POLANCO TORRES ET MOVILLA POLANCO c. ESPAGNE 21 SEPTEMBRE 2010 REQUETE 34147/06Les requérantes, Mmes Elisa Polanco Torres et Emma Movilla Polanco, sont deux ressortissantes espagnoles résidant à Santander. Elles sont respectivement la femme et la fille de C.M., ancien président de la chambre civile et pénale du Tribunal supérieur de justice de Cantabrie, décédé en 1998. Elisa Polanco Torres agit en son nom propre et Emma Movilla Polanco agit au nom de son père.
Le Président de la Communauté autonome de Cantabrie faisait à l’époque l’objet d’une procédure pénale devant la chambre du Tribunal supérieur de justice de Cantabrie présidée par C.M. Dans son édition du 19 mai 2004, le quotidien national « El Mundo » publia un article accusant nominativement Elisa Polanco Torres (identifiée comme l’épouse de C.M.) d’être impliquée dans une affaire d’opérations irrégulières avec la société Intra. « El Mundo » se basait sur des disquettes informatiques reçues de façon anonyme, contenant la comptabilité présumée de la société Intra. Cette comptabilité avait disparu de la société, qui avait entamé une procédure pénale contre son comptable et l’avait licencié. « El Mundo » avait vérifié la véracité des comptes auprès de ce comptable et citait, entre guillemets, ses déclarations. Il avait confirmé le caractère irrégulier des opérations financières en cause et que la société cachait des mouvements financiers au fisc. L’article incorporait par ailleurs un démenti de Mme Polanco Torres, qui niait catégoriquement tout lien avec la société Intra. Elle exposait que le fait de figurer dans la comptabilité de la société en cause était probablement dû à une « manœuvre » du Président de la Communauté autonome de Cantabrie, visant à discréditer son mari, C.M. L’intégralité de l’article fut reprise le même jour par le journal « Alerta ».
C.M. et son épouse Mme Polanco Torres présentèrent une demande en protection de leur droit à l’honneur contre la société éditrice du quotidien « El Mundo », son directeur, son président et le journaliste auteur de l’article litigieux. Par un jugement du 6 mai 1996, le juge de première instance no 17 de Madrid accueillit partiellement leur demande, déclarant qu’il y avait eu une ingérence illégitime dans le droit de C.M. et Mme Polanco Torres au respect de leur honneur. Le juge estima que le journaliste n’avait pas vérifié la véracité de sa source, car il s’était basé uniquement sur les affirmations du comptable, sans entreprendre de mesure de vérification supplémentaire. La société éditrice d’ « El Mundo », son directeur et le journaliste furent condamnés au paiement de 4 000 000 pesetas (24 040,50 euros) de dommages et intérêts, et à publier le jugement dans le journal. En appel, par un arrêt du 5 février 1998, l’Audiencia Provincial confirma intégralement ce jugement. En août 1998, C.M. décéda. Le 11 avril 2000, le Tribunal suprême confirma également l’arrêt attaqué.
La société éditrice d’ « El Mundo », son directeur et le journaliste auteur de l’article saisirent le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo. Le 27 février 2006, le Tribunal constitutionnel fit droit à ce recours et annula les arrêts et le jugement rendus préalablement. Il jugea que le journaliste avait utilisé toutes les possibilités « effectives » de vérifier ses informations, en vérifiant l’authenticité des comptes litigieux auprès de la source d’informations la plus fiable sur ce point : l’ancien comptable de la société Intra. S’écartant des décisions annulées, il précisa que le licenciement du comptable ne remettait pas en cause sa fiabilité, et que la question de savoir si les informations ont été obtenues légitimement ne se posaient pas dans cette procédure. En outre, le Tribunal constitutionnel tint compte du fait que le journaliste avait incorporé le démenti de Mme Polanco Torres.
Le journal « Alerta » fut quant à lui également condamné pour atteinte aux droits fondamentaux de C.M. et Mme Polanco Torres, mais le recours d’amparo exercé par sa société éditrice fut en revanche déclaré irrecevable, par une décision du 16 novembre 2000. Le Tribunal constitutionnel fonda cette décision en particulier sur le fait qu’à l’inverse du journaliste d’ « El Mundo », « Alerta » n’avait fait aucune diligence pour vérifier l’information diffusée, qui avait été simplement reprise d’ «El Mundo».
Grief concernant l’atteinte alléguée à la vie privée des requérantes (article 8)
Vu la gravité des allégations contenues dans l’article d’ « El Mundo », concernant des opérations irrégulières avec de l’ « argent noir », la Cour doit vérifier si l’Espagne a respecté son « obligation positive » de protéger la réputation et l’honneur de Mme Polanco Torres et de son mari. Pour ce faire, elle doit tenir compte non seulement du droit au respect de la vie privée des intéressés, mais aussi de la liberté d’expression des journalistes.
La Cour relève tout d’abord qu’assurément, l’article d’ « El Mundo » concernait un sujet d’intérêt général pour le public espagnol : Mme Polanco Torres était visée en sa qualité d’épouse d’un haut magistrat, précisément identifié dans l’article.
Compte tenu du fait que des personnes déterminées étaient directement mises en causes dans l’article, le journaliste auteur de l’article en question devait fournir une base factuelle suffisante à son article.
A cet égard, la Cour note d’abord - comme l’avait fait le Tribunal constitutionnel - que l’article présentait des éléments caractéristiques d’un reportage neutre (vu notamment que les données comptables ont été vérifiées auprès du comptable, et qu’un démenti de la personne visée a été publié, présentant au public les deux versions opposées des faits). La Cour examine ensuite la question, essentielle, de savoir si le journaliste était de bonne foi et s’il s’est conformé à l’obligation incombant à tout journaliste de vérifier une déclaration factuelle. Elle relève que le journaliste, en vérifiant l’authenticité des données comptables auprès de l’ancien comptable de la société Intra, a utilisé toutes les possibilités « effectives » pour vérifier ses informations. De plus, avant de publier l’article, il a contacté Mme Polanco Torres et lui a donné la possibilité de commenter l’information litigieuse. Comme l’a relevé à juste titre le Tribunal constitutionnel, cela montre que le journaliste a respecté son obligation de diligence. La Cour admet également, comme le Tribunal constitutionnel, que le licenciement et la procédure pénale contre le comptable ne remettaient pas en cause la fiabilité de ses déclarations, et que la question de la légalité des moyens par lesquels l’information fut obtenue n’entrait pas en ligne de compte pour déterminer si une atteinte au droit au respect de la vie privée avait été commise (aucune infraction pénale n’était imputée au journaliste).
Au final, la Cour estime que le journaliste d’ « El Mundo » a suffisamment vérifié la véracité des allégations factuelles contenues dans son article. Les motifs avancés par le Tribunal constitutionnel étaient suffisants pour conclure que le droit du journaliste à communiquer des informations d’intérêt général devait, dans cette affaire, peser plus lourd que le droit des requérants à la protection de leur réputation et de leur honneur.
Par six voix contre une, la Cour en conclut qu’il n’y a donc pas eu de violation de l’article 8.
Grief concernant la discrimination prétendument subie par les requérantes (article 14 combiné avec l’article 8)
La Cour considère que les deux affaires portées devant le Tribunal constitutionnel, à savoir celle concernant « El Mundo » et celle concernant « Alerta », même si elles concernent les mêmes allégations et les mêmes personnes prétendument diffamées, ne sont pas comparables. En effet, à la différence d’ « El Mundo », « Alerta » n’a pas vérifié ses sources mais s’est contenté de reprendre l’article d’ « El Mundo » sans en révéler l’origine au lecteur. Ce point a été capital dans la décision du Tribunal constitutionnel concernant « Alerta ». C’est également pour cette raison que la Cour admet que la différence de traitement entre les deux affaires n’était pas discriminatoire, et déclare ce grief irrecevable, car manifestement mal fondé.
LA GARDE DU CORPS POUR AUTOPSIE
Arrêt Pannullo contre France du 30/10/2001; Hudoc 3020; requête 37794/97
La Cour "met dans la balance" LES BESOINS DE L'ENQUETE qui s'opposent AU DROIT A UNE INHUMATION pour constater en l'espèce, la violation de l'article 8 de la Convention:
"§30: La Cour estime que les besoins de l'enquête impliquaient que les autorités françaises retiennent le corps d'Erika (une petite fille décédée à Paris dont le corps était réclamé par ses parents italiens ) le temps nécessaire à l'autopsie, à savoir jusqu'au 09/07/1996.
Pour ce qui est, en revanche, de la période postérieure () le corps de l'enfant aurait pu être rendu à ses parents dès après l'autopsie.
§39: que le retard ait été causé, comme le mentionne le Gouvernement, soit par l'inertie des experts, soit par une "mauvaise compréhension de la matière médicale par le juge", la Cour considère, eu égard aux circonstances de l'affaire et au caractère dramatique, pour les requérants, de la perte de leur enfant, que les autorités françaises n'ont pas ménagé un juste équilibre entre le droit des requérants, au respect de leur vie privée et familiale et le but légitime visé"
GIRARD C. FRANCE REQUÊTE 22590/04 DU 30 JUIN 2011
Manque de diligence des autorités dans un cas de disparition de personnes majeures
Les requérants, Claude et Andrée Girard, sont des ressortissants français, nés respectivement en 1934 et 1937 et résidant à Pessac (France).
A partir du mois de novembre 1997, leur fille Nathalie (30 ans) et son compagnon, Frédéric Adman, qui venaient de vendre leur fonds de commerce d’auberge-discothèque au profit d’A.S., ne donnèrent plus de nouvelles. Les parents firent alors une demande de recherches
dans l’intérêt des familles auprès du commissariat de Juvisy-sur-Orge le 8 janvier 1998.
Ils menèrent parallèlement par eux-mêmes des investigations, entreprirent de multiples démarches et effectuèrent de nombreuses recherches dans le but de retrouver leur fille.
Plusieurs courriers furent adressés à la police et à la gendarmerie, et restèrent sans réponse.
Le 11 novembre 1998, le premier requérant adressa une lettre au chef de la brigade de gendarmerie de Viry-Châtillon, dans laquelle il donnait la liste de toutes les personnes qu’il avait pu rencontrer et interroger, et mentionna sous le nom d’A.S. "fait l’objet de tous mes soupçons." Il indiqua en outre que le compte bancaire de sa fille, resté totalement inactif pendant 9 mois, avait été débité de 23 chèques dont la signature avait été falsifiée mais qui portaient au dos son numéro de carte d’identité. Il conclut que sa disparition paraissait inquiétante et suspecte.
Le 1er décembre 1998, les parents écrivirent au procureur de la République près le tribunal de grande instance d’Evry, lequel saisit pour enquête la brigade de gendarmerie de Viry-Châtillon. Le 3 mai 1999, le gendarme chargé de l’enquête dressa un procès-verbal faisant état de ce que les renseignements recueillis à l’auberge, auprès des voisins, de l'organisme gérant l'immeuble, du commissariat, de la mairie et du centre des impôts ne lui avaient pas permis de découvrir la nouvelle adresse des deux disparus. Le 31 mai 1999, le procureur classa l’affaire sans suite.
Le 4 janvier 1999, A.S. commit une tentative de meurtre dans le sous-sol de sa discothèque, dont la victime put réchapper.
Le 15 janvier 1999, les requérants signalèrent au chef de brigade de gendarmerie en charge du dossier qu’A.S. avait réglé des travaux dans sa discothèque avec des chèques provenant du chéquier du compagnon de leur fille, et rappelèrent l’emploi frauduleux qui avait été fait du chéquier de leur fille. Au total, ils eurent entre janvier 1998 et mars 1999 plusieurs entretiens avec la police et la gendarmerie pour demander que des recherches soient lancées afin de retrouver leur fille et son compagnon. Ils indiquent n’avoir reçu que des refus, motivés par le fait que leur fille était majeure et qu’aucun délit n’avait été commis.
Le 10 juin 1999, le parquet de Rodez fut contacté par une personne qui s’inquiétait d’être sans nouvelles de sa mère (N.R.) ainsi que de son compagnon (C.M.), anciens exploitants d’une auberge dans l’Aveyron. Le 3 juillet 1999, les gendarmes de Rodez interrogèrent puis interpellèrent le nouvel exploitant de l'auberge, qui se révéla être A.S mais usurpait l'identité de son frère. Le 12 juillet 1999, le parquet de Rodez ouvrit une information judiciaire des chefs d'enlèvement et séquestration.
Le 13 juillet, le premier requérant fut contacté par un journaliste qui rapprochait la première disparition de la seconde signalée au parquet de Rodez. Le 17 juillet suivant, il se rendit dans l'Aveyron où il rencontra la famille du couple disparu et fut entendu par les gendarmes de Rodez.
Le 19 juillet 1999, il contacta la brigade de gendarmerie d’Evry pour l’informer de ces faits et pour relater qu’il avait observé quelques mois auparavant la présence d’une bâche dans le jardin de l’auberge précédemment gérée par le compagnon de sa fille, qui avait ensuite été retirée mais à l’emplacement de laquelle la terre avait été soigneusement ratissée. Sur ces indications, des fouilles furent diligentées et deux corps exhumés. Un jour plus tard, de mêmes fouilles permirent d’exhumer les corps des gérants dont la disparition avait été signalée au parquet de Rodez, dans le jardin de l’auberge dont A.S. était le nouvel exploitant, dans l’Aveyron.
La cour d’assises de l’Essonne reconnut A.S. coupable de l’assassinat de Nathalie et de son compagnon F.A., en novembre 1997, de tentative d’assassinat en janvier 1999 et de l’assassinat de N.R. et C.M. en avril 1999. Il fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par un arrêt du 28 février 2003. L’arrêt de la cour d’assises d’appel du Val-de-Marne du 19 mars 2004 confirma la condamnation et son pourvoi en cassation fut rejeté le 5 janvier 2005.
Le 20 juillet 1999 le corps que l’on pouvait présumer être celui de Nathalie fut transporté et autopsié à l’institut médico-légal de Paris, puis rendu à la famille le 13 août 1999.
Le 11 octobre 1999 le juge demanda aux requérants l’autorisation d’opérer de nouveaux prélèvements sur le corps de leur fille. Il fut procédé à l’exhumation et aux prélèvements le 20 octobre 1999, et le corps fut remis en terre le jour même. Le 30 janvier 2001, un laboratoire de Nantes émit un rapport concluant à l’identification de l’ADN de Nathalie.
Saisi en ce sens par les requérants, le procureur général près la cour d’appel de Paris rejeta en novembre 2003 la demande de restitution des prélèvements opérés sur le corps de Nathalie, au motif qu’A.S. devait être jugé en appel en mars 2004. Un arrêt civil du 19 mars 2004 de la cour d’assises d’appel du Val-de-Marne ordonna la restitution desdits prélèvements avec exécution provisoire. Malgré plusieurs demandes adressées au procureur général et au procureur de la République, ce n’est que le 27 juillet 2004 que les requérants furent informés par l’institut médico-légal de Bordeaux que les prélèvements étaient tenus à leur disposition. L’inhumation définitive eu lieu le 29 juillet 2004.
VIOLATION DE L'ARTICLE 8
La Cour estime que le droit, invoqué par les requérants, de donner aux restes de leur fille une sépulture définitive ressortit à leur droit au respect de leur vie privée et familiale.
La Cour considère que la conservation par les autorités des prélèvements effectués sur le corps de Nathalie jusqu’à l’arrêt de la Cour d’assises du Val-de-Marne en mars 2004 n’a pas constitué une ingérence dans ce droit.
En revanche, le délai de quatre mois qui s’est écoulé entre l’arrêt ordonnant la restitution immédiate prononcé par cette cour et la restitution effective aux requérants constitue une ingérence disproportionnée dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale, en violation de l’article 8.
Article 41
Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que la France doit verser aux requérants 20 000 euros (EUR) pour dommage moral.
Besoins de l'enquête
Droit à une inhumationLE REFUS A UN DETENU DE VOIR UN DESCENDANT MOURANT
ET D'ASSISTER A SES OBSEQUES EST UNE VIOLATION DE l'ARTICLE 8
Arrêt Giszcrak C. Pologne requête 40195/08 du 29 novembre 2011
Les autorités polonaises ont refusé à un détenu l’autorisation de voir sa fille mourante à l’hôpital et n’ont pas ensuite répondu adéquatement et à temps à sa demande de permission pour assister aux obsèques
Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)
La Cour estime que les raisons pour lesquelles M. Giszczak n’a pas été autorisé à voir sa fille à l’hôpital ne sont pas convaincantes étant donné que les inquiétudes des autorités (gravité de l’infraction et impropriété du comportement de M. Giszczak) auraient pu être levées en encadrant sa sortie par une escorte. Elle en conclut que ce refus n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » en ce qu’il ne correspondait pas à un besoin social pressant et n’était pas proportionné au but légitime poursuivi, à savoir la protection de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Le refus d’autoriser M. Giszczak à voir sa fille à l’hôpital a donc violé l’article 8.
S’agissant de la permission de sortie pour raisons humanitaires afin d’assister aux obsèques, la Cour constate que la décision écrite n’a été signifiée à M. Giszczak que quatre jours après la tenue des obsèques elles-mêmes. De plus, cette décision n’était pas particulièrement précise. Quand il a été verbalement informé de cette décision, M. Giszczak n’avait pas non plus été clairement informé des conditions pour pouvoir assister aux obsèques de sa fille. D’ailleurs, parce qu’il n’avait pas été avisé à temps et de manière claire et non équivoque des conditions de sa permission de sortie, il a dû refuser d’assister à la cérémonie de peur de la troubler. Il y a donc eu une autre violation de l’article 8, faute pour les autorités polonaises d’avoir répondu de manière adéquate et à temps à la demande de M. Giszczak tendant à l’autoriser à assister aux obsèques de sa fille.
Article 41 (satisfaction équitable)
La Cour dit que la Pologne doit verser à M. Giszczak 2 000 euros (EUR) pour dommage moral.
LE NON RENOUVELLEMENT D'UN PASSEPORT
POUR CONTRAINDREUN INDIVIDU A RENTRER AU PAYS ET SE SOUMETTRE A UNE ENQUÊTE CRIMINELLE N'EST PAS UNE VIOLATION
ARRÊT M CONTRE SUISSE DU 26/04/2011 Requête no 41199/06
LES FAITS
Le requérant, M. M., est un ressortissant suisse né en 1942 et résidant en Thaïlande depuis plusieurs années. Il vit avec une ressortissante thaïlandaise, déjà mère de trois enfants et avec laquelle il eut également deux enfants, en 2005 et 2009. La Suisse lui verse une rente d’invalidité.
En octobre 2004, il demanda à l’ambassade de Suisse à Bangkok le renouvellement de son passeport, qui lui était nécessaire afin de pouvoir épouser sa compagne. Sa demande fut transmise à l’office fédéral de la police (Fedpol) en Suisse, qui constata que M. M. était recherché pour escroquerie par métier. Conformément à la loi fédérale sur les documents d’identité des ressortissants suisses, Fedpol contacta le ministère public, qui s’opposa à la délivrance d’un passeport. Seul un « laissez-passer » permettant un retour direct en Suisse pouvait lui être délivré. Répondant aux contestations de M. M., le ministère public indiqua qu’il n’excluait pas d’émettre un mandat d’arrêt international contre lui s’il ne rentrait pas en Suisse. Par décision du 1er avril 2005, Fedpol rejeta formellement la demande de passeport, examinant dans le détail les arguments de M. M.. Il justifia le refus de délivrance de passeport par la nécessité d’assurer le bon déroulement de la poursuite pénale et ajouta que les certificats médicaux produits par M. M. afin de démontrer qu’il ne pouvait prendre l’avion ne prouvaient pas qu’il ne pouvait pas voyager autrement.
M. M. entreprit plusieurs démarches pour se plaindre de cette décision. Le 15 avril 2005, il la contesta devant le Département fédéral de justice et de police. Le 26 juillet 2005, celui-ci rejeta son recours. Il détailla notamment pourquoi, au vu de l’infraction pour
laquelle il était poursuivi, le refus de lui délivrer un passeport pour le contraindre à se soumettre à l’enquête pénale constituait une mesure proportionnée (et moins contraignante qu’un mandat d’arrêt international), pourquoi un interrogatoire personnel en Suisse était plus approprié dans ce cas qu’une commission rogatoire à Bangkok, et pourquoi les certificats médicaux – relativement anciens - soumis par M. M. ne permettaient pas de conclure qu’il lui était impossible de voyager de quelque façon que ce soit. Le 11 avril 2006, le Tribunal Fédéral rejeta le recours de droit administratif dont M. M. l’avait saisi, en reprenant largement les arguments de l’instance inférieure.
Souhaitant ultérieurement faire enregistrer ses enfants, M. M. fut informé par l’ambassade de Suisse à Bangkok que cela n’était possible que sur présentation de son passeport. Il déposa sans succès une nouvelle demande de délivrance de passeport.
NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8
Une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale, telle que celle induite par le refus de renouveler le passeport de M. M. (qui ne peut, entre autres, ni se marier ni enregistrer ses enfants en Thaïlande) n’est acceptable du point de vue de l’article 8 que si certaines conditions sont réunies. Elle doit tout d’abord avoir été prévue par la loi et poursuivre un but légitime – ce qui ne fait pas de doute ici, la mesure ayant été prise en conformité avec la loi sur les documents d’identité des ressortissants suisses et en vue de garantir le bon déroulement d’une procédure pénale. Elle doit encore pouvoir être considérée comme étant « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire répondre à un besoin social impérieux et être proportionnée au but légitime recherché. Sur ce point, central ici, la Cour fait les constats suivants.
M. M. ne peut pas ignorer qu’il est poursuivi pour escroquerie par métier, qui constitue un crime en droit suisse. En refusant de revenir en Suisse, il s’est soustrait volontairement à ces poursuites. C’est pourquoi les autorités compétentes, appliquant la loi suisse, ont jugé opportun de ne pas renouveler le passeport de M. M., afin d’assurer sa présence en Suisse.
Or, la Cour rappelle que c’est avant tout aux autorités nationales qu’il appartient d’appliquer leur droit, et que les Etats jouissent d’une latitude considérable quant à la décision de poursuivre ou non une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction et sur les mesures d’enquête ou de poursuite qui doivent être prises.
Dans le cas de M. M., les autorités suisses ont dûment motivé leurs décisions, expliquant pourquoi la présence de M. M. en Suisse était nécessaire pour le bon déroulement de la procédure pénale, ou démontrant de façon pertinente que les certificats médicaux produits par M. M. ne prouvaient pas l’existence de raisons impératives l’empêchant de rentrer en Suisse par quelque moyen que ce soit.
En outre, la mesure décidée par les autorités suisses à l’égard de M. M. est moins contraignante que d’autres, également envisageables en vue de l’obliger à se soumettre à l’enquête pénale. En particulier, la délivrance d’un mandat d’arrêt international, liée à une demande d’extradition, aurait pu avoir pour conséquence une détention d’une certaine durée en Thaïlande.
A la lumière des décisions détaillées des autorités nationales et vu l’importance de l’intérêt public que représente le bon déroulement de la poursuite de la criminalité, la Cour estime que dans le cas de M. M., le refus de lui délivrer un nouveau passeport était acceptable du point de vue de l’article 8, qui n’a donc pas été violé.
L'ARRÊT DE LA CEDH SUR NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8
a) Ingérence dans l’exercice du droit
57. La Cour note que le requérant vit à l’étranger et elle n’exclut pas que le fait de ne pas disposer de papiers d’identité valables le place dans une situation délicate face aux autorités thaïlandaises et l’entrave dans sa vie quotidienne. En effet, il ressort clairement du site internet de l’ambassade de Suisse à Bangkok qu’un citoyen suisse qui souhaite épouser une ressortissante thaïlandaise doit présenter à l’office d’état civil thaïlandais, entre autres documents, son passeport suisse. Par ailleurs, afin d’enregistrer en Suisse un enfant né hors mariage en Thaïlande, le père détenant la nationalité suisse doit présenter son passeport suisse à l’ambassade.
58. Partant, la Cour est d’avis que le refus de renouveler le passeport du requérant constitue une ingérence dans sa vie privée et familiale. Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle satisfait aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
b) Justification de l’ingérence
i. Base légale
59. Il n’est pas contesté par les parties que la mesure litigieuse était prévue par la loi, à savoir par l’article 6 alinéa 4 de la loi fédérale du 22 juin 2001 sur les documents d’identité des ressortissants suisses (paragraphe 28 ci-dessus).
ii. But légitime
60. Le Gouvernement allègue que la mesure litigieuse visait à assurer le bon déroulement de la procédure pénale dirigée contre le requérant. Ce dernier ne remettant pas véritablement en cause cette thèse, la Cour n’a pas de raison non plus de la contester.
iii. Nécessaire dans une société démocratique
61. La question litigieuse est donc celle de savoir si la mesure était nécessaire dans une société démocratique. Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », pour atteindre un but légitime, si elle répond à un besoin social impérieux et demeure proportionnée au but légitime poursuivi (arrêt Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 41, série A no 142). La Cour reconnaît qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de juger de la nécessité de l’ingérence, bien qu’il lui revienne de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence étaient « pertinents et suffisants ». Les Etats contractants conservent dans le cadre de cette évaluation une marge d’appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but des restrictions (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 68, CEDH 2007-XIV, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, §§ 52 et 59, série A no 45, et Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 88, CEDH 1999-VI).
62. La Cour constate d’abord que le requérant vit sans passeport valable depuis octobre 2004, soit actuellement depuis plus de six ans, ce qu’elle considère comme un laps de temps important. Or, l’absence de passeport valable est susceptible de causer au requérant des problèmes dans sa vie quotidienne, notamment sur le plan administratif (paragraphe 57 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, l’arrêt Smirnova, précité, § 96).
63. En même temps, la Cour rappelle que le requérant ne peut pas ignorer le fait qu’il est poursuivi pour escroquerie par métier, ce qui constitue un crime en vertu du code pénal. Elle partage l’avis du Gouvernement selon lequel, en refusant de revenir en Suisse, il s’est soustrait sciemment à la procédure pénale qui est en cours contre lui. Dans ces circonstances, se basant sur l’article 6 alinéa 4 de la loi fédérale sur les documents d’identité des ressortissants suisses, les autorités compétentes ont considéré opportun de ne pas délivrer au requérant un nouveau passeport, jugeant cette mesure appropriée pour assurer la présence du requérant en Suisse.
64. Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’établir les faits et d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, par exemple, Kemmache c. France (no 3), 24 novembre 1994, § 37, série A no 296-C, ou Gsell c. Suisse, no 12675/05, 8 octobre 2009, § 51). La Cour rappelle également que les Etats jouissent d’une latitude considérable quant à la décision de poursuivre ou non une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction et sur les mesures d’enquête ou de poursuite qui doivent être prises. S’agissant du cas d’espèce, la Cour prend note des décisions dûment motivées des instances internes. Après un examen approfondi des circonstances concrètes de l’espèce, celles-ci elles ont considéré que la présence du requérant en Suisse était nécessaire pour le bon déroulement de la procédure pénale engagée à son encontre. Elles ont en particulier donné suffisamment de raisons pour étayer leur argument selon lequel un interrogatoire par commission rogatoire n’offrait pas les mêmes possibilités d’administration des preuves qu’un interrogatoire en Suisse.
65. Les autorités internes compétentes ont également jugé que, en dépit de ses allégations quant à son état de santé, le retour du requérant en Suisse est envisageable. La Cour considère comme pertinentes les remarques du Gouvernement selon lesquelles les certificats médicaux présentés ne suffisent pas à démontrer qu’il existe des raisons impératives liées à la santé du requérant qui l’empêcheraient de se rendre en Suisse, par quelque moyen de transport que se soit. Elle observe également que les arguments soulevés par le Gouvernement à cet égard n’ont pas véritablement été remis en question par le requérant, qui se contente, devant la Cour, d’exprimer son étonnement que le Gouvernement permette de douter de la valeur probante de ses certificats.
66. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel le refus de délivrer un nouveau passeport au requérant constitue le moyen le plus approprié pour éviter qu’il ne se soustraie plus longtemps aux autorités de poursuite suisses, la Cour rappelle que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, le recours à une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclu (Glor, précité, § 94). S’agissant du cas d’espèce, elle est convaincue que la mesure décidée par les autorités internes est moins contraignante que d’autres, qui étaient également envisageables en vue d’obliger le requérant à se soumettre à l’enquête pénale. La Cour n’exclut en particulier pas que la délivrance d’un mandat d’arrêt international, liée à une demande d’extradition, aurait pu avoir pour conséquence une détention d’une certaine durée en Thaïlande en vue de l’extradition du requérant.
67. La Cour conclut qu’à la lumière des décisions détaillées des autorités nationales et eu égard à l’importance de l’intérêt public que représente le bon déroulement de la poursuite de la criminalité, le refus d’établir un nouveau passeport au requérant s’avère, dans les circonstances de l’espèce, comme proportionné au but poursuivi.
68. Il n’y a dès lors pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
LA LECTURE DU COURRIER DES DETENUS JUGES
Arrêt Demirtepe contre France du 21/12/1999 Hudoc 1223 requête 34821/97
Le vaguemestre de la prison de Villeneuve les Madelonne ouvrait et lisait le courrier des détenus condamnés:"§26: La Cour est d'avis que l'ouverture de la correspondance du requérant, dans les circonstances décrites ci-dessus, s'analyse sans conteste en une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance, au sens de l'article 8§1 de la Convention.
§27: La question se pose dès lors de savoir si, en l'occurrence, cette ingérence répondait aux conditions posées par le §2 de l'article 8. Or la Cour note à cet égard que le Gouvernement reconnaît que tel n'était pas le cas, précisément parce que l'ingérence en question n'était pas prévue par la réglementation interne.
"§28: Compte tenu de cet état de fait, la Cour estime que l'ingérence des autorités pénitentiaires dans la correspondance du requérant n'était pas justifiée au regard des dispositions de l'article 8§2"
LA LECTURE DU COURRIER DES DETENUS NON JUGES
Arrêt Blondet contre France du 05/10/2004 requête 49451/99
"49. Le requérant allègue que sa correspondance avec la Cour a été ouverte à deux reprises par les autorités pénitentiaires. Il invoque l'article 8 de la Convention, qui dispose en ses parties pertinentes : « 1. Toute personne a droit au respect (...) de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à (...) la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales (...) » 50. Le Gouvernement estime que les allégations du requérant, relatives à l'ouverture de sa correspondance par les autorités pénitentiaires ne sont pas établies avec certitude. Il affirme que rien n'indique sur les enveloppes à fenêtres que ces plis étaient bien adressés au requérant puisque aucun destinataire n'y apparaît. Or pendant la période de détention du requérant, un autre détenu, Russo Ignacio, aurait correspondu par voie postale avec la Cour. Le Gouvernement soutient par ailleurs qu'une telle ouverture ne peut, en tout état de cause, résulter que d'une erreur du personnel de l'établissement et non d'une ingérence délibérée dans le droit au respect de la correspondance du requérant. Le Gouvernement soutient à cet égard que le requérant n'invoque aucun préjudice. 51. Le requérant affirme qu'il dispose des courriers correspondant aux tampons postaux des enveloppes. Il ajoute que son numéro de cellule figure sur l'enveloppe. Il relève à cet égard que dans son dossier au greffe de la Cour doit figurer une trace des courriers envoyés dans les enveloppes litigieuses, ce qui permettrait d'établir qu'elles lui étaient destinées. Le requérant affirme que, suite à l'ouverture de ces courriers, il eut une explication avec le surveillant et avec le vaguemestre. Le requérant affirme avoir subi un préjudice moral du fait de cette ouverture de courriers. Il se plaint en particulier de la répétition de l'ouverture de ses lettres et s'étonne qu'une telle erreur puisse se répéter dans la mesure où les enveloppes de la Cour sont identifiables.
52. La Cour relève qu'il ressort clairement du dossier que les deux enveloppes litigieuses correspondent à deux lettres envoyées au requérant par le greffe de la Cour, les 9 juillet et 6 août 1999, alors qu'aucune lettre n'a été envoyée par le greffe à M. Russo Ignacio à cette période. Il s'ensuit que les deux courriers étaient bien destinés au requérant et ont été ouverts par les autorités pénitentiaires. De plus, contrairement au Gouvernement qui soutient qu'une telle ouverture résulterait d'une simple erreur, la Cour considère que la répétition de l'ouverture des lettres, deux fois à un mois d'intervalle, alors qu'il n'est pas contesté par les parties que le tampon du greffe de la Cour y était facilement lisible, constitue bien un dysfonctionnement des services pénitentiaires et s'analyse sans conteste en une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa correspondance, au sens de l'article 8 § 1 (voir Demirtepe c. France, no 34821/97, § 25, CEDH 1999-IX (extraits).
53. Pareille ingérence méconnaît cette disposition sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (voir parmi d'autres, les arrêts Campbell c. Royaume-Uni du 25 mars 1992, série A no 233, p. 16, § 34, Petra c. Roumanie du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2853, § 36 et Rinzivillo c. Italie, no 31543/96, § 28, 21 décembre 2000). 54. La Cour constate qu'aux termes des articles A. 40 et A. 40-1 du code de procédure pénale, le greffe de la Cour fait partie des autorités avec lesquelles les détenus sont autorisés à correspondre sous pli fermé. Il s'ensuit que l'ouverture, par les autorités pénitentiaires, de deux lettres consécutives adressées au requérant par le greffe était contraire à la réglementation française et n'était, en conséquence, pas « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention. 55. Compte tenu de cet état de fait, la Cour estime que l'ingérence des autorités pénitentiaires dans la correspondance du requérant n'était pas justifiée au regard des dispositions de l'article 8 § 2. 56. Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention"
L'INFILTRATION DES POLICIERS DANS LES RESEAUX
Arrêt Lüdi contre Suisse précité
"La Cour estime qu'en l'espèce le recours à un agent infiltré ne toucha en soi, ni par sa combinaison avec les écoutes téléphoniques, à la sphère de la vie privée au sens de l'article 8"
L'ETABLISSEMENT DES FICHES SUR LES INDIVIDUS
Arrêt Amann contre Suisse précité
"La Cour rappelle que la mémorisation par une autorité publique de données relatives à la vie privée d'un individu constitue une ingérence au sens de l'article 8. L'utilisation ultérieure des informations mémorisées, importe peu"
La Cour constate que comme cette pratique policière n'est pas prévue par la loi, elle n'a pas besoin de chercher la finalité et la légitimité de l'ingérence pour constater la violation de l'article 8 de la Convention.
ARRÊT du 24 mai 2011 ASSOCIATION "21 décembre 1989" et autres C. Roumanie requêtes N° 33810/07 et 18817/08
Suites de la répression des manifestations de 1989 en Roumanie : défaut d’enquête effective sur la mort d'un individu et surveillance secrète non autorisée par la Convention car la loi roumaine nest trop générale et ne prévoit pas de protection des individus surveillés.
Principaux faits
Les requérants sont l’Association « 21 décembre 1989 », ayant son siège à Bucarest ; son président, Teodor Mărieş, un ressortissant roumain né en 1962 et résidant à Bucarest ; et les époux Elena et Nicolae Vlase, deux ressortissants roumains résidant à Braşov (Roumanie). Ils sont ou représentent des participants, victimes blessées ou parents de victimes décédées lors de la répression des manifestations antigouvernementales qui ont eu lieu en décembre 1989, au moment du renversement du chef de l’Etat en exercice de l’époque, Nicolae Ceauşescu. D’après les indications données par les autorités roumaines en 2008, plus de 1 200 personnes sont décédées, plus de 5 000 ont été blessées et plusieurs milliers ont été illégalement privées de liberté et soumises à des mauvais traitements pendant ces événements.
Au cours des années 1990, diverses enquêtes furent ouvertes par des parquets militaires concernant ces événements. La principale d’entre elles – le dossier n° 97/P/1990 – débuta en juillet 1990. Le 20 septembre 1995, un non-lieu fut prononcé dans ce dossier, au motif notamment que la responsabilité pénale pour les morts et les blessures causées à Bucarest, avant le 22 décembre 1989, par les militaires du ministère de la Défense, du ministère de l’Intérieur et de la direction de la Sûreté de l’Etat (Securitate), incombait exclusivement aux personnes qui avaient ordonné d’ouvrir le feu, à savoir le chef de l’Etat de l’époque et ses ministres de la Défense et de l’Intérieur, et le chef de la Securitate, déjà condamné ou décédés. Le 7 décembre 2004, la section des parquets militaires près la Haute Cour de Cassation et de justice infirma cette décision pour illégalité et défaut de fondement. Le même jour, la section des parquets militaires ordonna la mise en accusation de 102 personnes, essentiellement des officiers de l’armée, de la police et de la Securitate, pour meurtre, génocide, complicité, instigation à la commission de ces infractions et participation à celles-ci, entre le 21 et le 30 décembre 1989. 16 civils, dont un ancien président roumain et un ancien chef du Service roumain de renseignement furent également mis en accusation. Par la suite, plusieurs autres enquêtes pénales furent jointes au dossier no 97/P/1990.
D’une lettre adressée en juin 2008 par le parquet militaire à l’association requérante, il ressort que pendant la période de 2005 à 2007, 6 370 personnes furent entendues dans ce dossier, et 1 100 expertises balistiques, plus de 10 000 mesures d’investigation et 1 000 enquêtes sur place furent été réalisées. Cette lettre fait également état de retards dans l’enquête et en cite certaines causes, parmi lesquelles le fait que les actes d’instruction nécessaires n’avaient pas été accomplis immédiatement après les homicides et mauvais traitements dénoncés, les mesures répétitives visant au transfert du dossier d’un procureur à l’autre, l’absence de communication prompte aux parties lésées des décisions de non-lieu, tout comme le « manque de coopération » des institutions impliquées dans la répression de décembre 1989. La lettre ajoute que des retards proviennent également de la décision de la Cour constitutionnelle du 16 juillet 2007, transférant des procureurs militaires aux procureurs civils la compétence d’enquêter sur le dossier no 97/P/1990 ; le 15 janvier 2008, le dossier fut en effet transféré au parquet (civil) près la Haute Cour de cassation et de justice.
L’enquête sur la mort de Nicuşor Vlase, le fils des requérants Elena et Nicolae Vlase
L’enquête sur ce décès fut dans un premier temps menée par le parquet militaire de Braşov. Après avoir pu observer la dépouille de leur fils et constaté, d’une part, des traces de violence sur son corps et, d’autre part, que la blessure par balle saignait encore, Elena et Nicolae Vlase mirent immédiatement en doute que leur fils avait été tué lors des événements à Braşov le 23 décembre 1989. Selon eux, il serait mort plus tard. Entre 1991 et 2008, ils adressèrent de nombreux mémoires et plaintes au parquet et à d’autres autorités, demandant que ceux qui avaient tué leur fils soit identifiés et sanctionnés. Par une décision du 28 décembre 1994, qui ne fut pas communiquée à Elena et Nicolae Vlase, le parquet militaire de Braşov prononça un non-lieu. Ce n’est que le 9 juillet 1999 que le parquet militaire informa les requérants que l’enquête concernant le décès de leur fils « au cours des événements de décembre 1989 » s’était soldée par un non-lieu en raison d’une « erreur de fait, qui écartait toute responsabilité pénale ». Sur un recours d’Elena Vlase, cette décision fut infirmée en août 1999. A de nombreuses reprises, les requérants réitérèrent leurs plaintes. En janvier 2006, l’enquête fut jointe au dossier no 97/P/1990. Par lettres d’octobre 2008 et janvier 2009 en réponse à une plainte d’Elena Vlase sur la longueur de l’enquête, le Conseil supérieur de la magistrature indiqua avoir constaté que pendant les années 1994 à 2001 et 2002 à 2005, aucun acte d’investigation tendant à établir les responsables de la mort de son fils n’avait été accompli, mais que la responsabilité disciplinaire des procureurs ne pouvait être engagée pour des raisons de délai. Le Conseil précisa toutefois que l’enquête avait été reprise après décembre 2004. Les requérants demandèrent sans succès un dédommagement de la part des institutions qu’ils estimaient responsables du décès de leur fils et d’entraver l’enquête y relative.
Le cas de Teodor Mărieş et de l’association qu’il préside
M. Mărieş prit une part active aux manifestations dès le 21 décembre 1989. Il faisait partie de la foule chargée par les blindés et essuyant les tirs des forces de l’ordre. Les 22 et 23 décembre 1989, il appartenait aux manifestants ayant réussi à entrer dans le siège du Comité central du parti communiste et dans celui de la télévision nationale. Il participa à des manifestations jusqu’en 1990, demandant que lumière soit faite sur les responsabilités des tueries de décembre 1989. M. Mărieş a par la suite refusé d’obtenir un « certificat de révolutionnaire », mais les autorités confirment clairement qu’il a pris part aux événements menant à la chute du régime totalitaire.
Teodor Mărieş estime faire l’objet, en tant que président de l’association requérante, de mesures de surveillance secrète, en particulier d’écoutes téléphoniques. M. Mărieş soumet deux fiches de renseignements de juin et décembre 1990 le concernant, et un rapport du Service roumain de renseignement (SRI) de novembre 1990. Il en a obtenu copie en 2006. Ces documents font état de nombreux détails notamment de la vie privée de M. Mărieş. Dès 1998, l’association requérante demanda au SRI de lui communiquer les mandats sur la base desquels les écoutes téléphoniques alléguées étaient réalisées. Le Service répondit ne pouvoir donner suite à cette demande, les lois sur la sûreté nationale et sur l’activité du SRI l’interdisant. Courant 2009, trois autres organisations ayant des compétences en matière de sécurité nationale répondirent à M. Mărieş qu’il n’avait pas été surveillé par elles ou indiquèrent ne pas disposer de données à ce sujet.
L’accès des requérants aux dossiers d’enquête
En octobre 2009, une copie de tous les documents de l’enquête ainsi que des enregistrements audio et vidéo classés au dossier N° 97/P/1990, hormis ceux qui étaient secrets, fut remise à l’association requérante. Sur décision du Gouvernement en février et mars 2010, certaines informations « secret d’État » détenues par le ministère de la Défense furent déclassifiées et d’autres documents furent donc mis à la disposition des requérants. Ces derniers précisent que désormais, presque tous les documents du dossier ont été mis à leur disposition à l’exception des décisions du Conseil de ministres.
Projet de loi d’amnistie des faits commis par les militaires
En 2008, un projet de loi d’amnistie des actes commis par les militaires en décembre 1989 fut communiqué pour avis aux parquets militaires.
Article 8 (surveillance secrète alléguée de M. Mărieş)
M. Mărieş a produit deux fiches de renseignement et un document de synthèse le concernant établis en 1990. Cela confirme qu’il a bien fait l’objet de mesures de surveillance en 1990. Ces documents étaient toujours gardés par les services de renseignement roumains au moins en 2006, quand il en a obtenu copie.
La Cour rappelle avoir examiné la législation roumaine relative aux mesures de surveillance secrète liée à la sécurité nationale pour la première fois en 20002. Elle avait alors conclu que la législation visant la collecte et l’archivage de données ne contenait pas les garanties nécessaires à la sauvegarde du droit à la vie privée des individus ; elle n’indiquait pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine concerné. Or, malgré notamment une Résolution intérimaire3 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe4, appelant à remédier rapidement et totalement à ces défaillances, l’exécution de cet arrêt est toujours en cours à ce jour. En outre, comme la Cour l’a également déjà constaté en 20075, en dépit d’amendements apportés en 2003 et 2006 au code de procédure pénale, des mesures de surveillance dans des cas d’atteinte présumée à la sûreté nationale semblent aujourd’hui encore pouvoir être ordonnées selon la procédure prévue par la loi n° 51/1991, qui n’a pas été abrogée.
L’absence de garanties suffisantes dans la législation nationale a ainsi permis que les informations recueillies en 1990 par les services de renseignements au sujet de M. Mărieş soient encore conservées par ceux-ci 16 ans plus tard, en 2006. En outre, faute de garanties dans la législation nationale pertinente, M. Mărieş encourt un risque sérieux de voir ses communications téléphoniques mises sur écoute.
Il y a par conséquent eu violation de l’article 8 à l’égard de M. Mărieş.
2 Rotaru c. Roumanie, Grande Chambre, 04.05.2000
3 Document ResDH(2005)57
4 En vertu de l’article 46 de la Convention, le Comité des Ministres est chargé de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour.
5 Dumitru Popescu c. Roumanie (n° 2), 26.04.2007
L'ARTICLE 8 FACE AU DIVORCE
LE DIVORCE ET LE DROIT DE VISITE OU DE GARDE DES ENFANTS
En matière de garde des enfants après un divorce, l'intérêt des enfants prime
Arrêt Palau-Martinez contre France du 16/12/2003 requête 64927/01 Hudoc 4829
"§42: La Cour d'appel n'a pas cru devoir accéder à la demande de la requérante de faire procéder à une enquête sociale, pratique courante en matière de garde d'enfants; or celle-ci aurait sans doute permis de réunir des éléments concrets sur la vie des enfants avec l'un et l'autre de leurs parents, et sur les incidences éventuelles de la pratique religieuse de leur mère (témoin de Jéhovah) sur leur vie et sur leur échec, pendant des années où ils avaient vécu avec elle après le départ de leur père. La Cour estime dès lors qu'en l'espèce, la Cour d'appel s'est prononcée in abstrato et en fonction de considérations de caractère général, sans établir de lien entre les conditions de vie des enfants auprès de leur mère et leur intérêt réel. Cette motivation, bien que pertinente, n'apparaît pas suffisante aux yeux de la Cour.
§43: Dans ces conditions, la Cour ne peut conclure à l'existence d'un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Dès lors, il y a eu violation de l'article 8 combiné avec l'article 14 de la Convention"
L'intérêt de l'enfant primesur le droit de garde
ARRÊT GRANDE CHAMBRE NEULINGER ET SHURUK c. SUISSE DU 6 JUILLET 2010 REQUETE 41615/07
Les requérants sont Isabelle Neulinger et son fils Noam Shuruk, des ressortissants suisses, nés respectivement en 1959 et 2003 et résidant à Lausanne (Suisse, canton de Vaud). En 1999, Madame Neulinger s’établit en Israël où elle épousa Shai Shuruk en 2001. Leur fils Noam naquit en 2003 à Tel Aviv. Devant les craintes de la mère d’un enlèvement de l’enfant par son père dans une communauté « Loubavitch-Habad » – la requérante décrit le mouvement Loubavitch comme ultra-orthodoxe, radical et pratiquant un prosélytisme intense –, le tribunal des affaires familiales de Tel Aviv prononça en 2004 une interdiction de sortie du territoire israélien pour Noam jusqu’à sa majorité. La garde provisoire de l’enfant fut attribuée à la requérante, et l’autorité parentale confiée conjointement aux deux parents. Le droit de visite du père fut ultérieurement restreint en raison de la nature menaçante de son comportement.
En février 2005 le divorce des époux fut prononcé, et en juin la requérante quitta clandestinement Israël pour la Suisse avec son fils. Dans une décision du 30 mai 2006, rendue sur requête du père de l’enfant, le tribunal des affaires familiales de la région de Tel Aviv constata que Noam avait sa résidence habituelle à Tel Aviv et que les parents détenaient conjointement l’autorité parentale sur lui. Le tribunal conclut que le déplacement de l’enfant hors du territoire israélien sans l’accord du père constituait un acte illicite au sens de l’article 3 de la Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants du 25 octobre 1980 (« La Convention de La Haye »).
Par une décision du 29 août 2006, la Justice de paix du district de Lausanne rejeta la requête du père en vue de voir ordonner le retour de son fils en Israël, au motif qu’il existait un risque grave pour Noam d’être exposé à un danger psychique ou physique ou à une situation intolérable en cas de retour en Israël. Le tribunal du canton de Vaud rejeta le recours du père au motif qu’il s’agissait d’un cas d’exception au principe du retour immédiat de l’enfant, conformément à l’article 13 alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye.
Le 16 août 2007 le Tribunal fédéral admit le recours du père qui invoquait une mauvaise application de cet article, et ordonna à la requérante d’assurer le retour de l’enfant en Israël.
En février 2009, les requérants adressèrent à la Cour européenne des droits de l’homme le certificat d’un médecin ayant vu Noam en 2005, et à plusieurs reprises depuis, attestant qu’ « Un retour brutal en Israël sans sa mère constituerait un traumatisme important et une perturbation psychologique grave pour cet enfant. »
Par une ordonnance de mesures provisionnelles en date du 29 juin 2009, le tribunal d’arrondissement de Lausanne, sur demande de la requérante, fixa le domicile de Noam chez sa mère, suspendit le droit de visite du père sur son fils et attribua l’autorité parentale à la mère, pour lui permettre de renouveler les papiers d’identité de l’enfant.
LA CEDH IMPOSE L'INTERET DE L'ENFANT AU DROIT DU PERE
α) Principes généraux
131. La Convention ne doit pas être interprétée isolément mais en harmonie avec les principes généraux du droit international. Il convient en effet, en vertu de l'article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, de tenir compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier celles relatives à la protection internationale des droits de l'homme (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, série A no 18, § 29, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 90, CEDH 2001-II, et Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI).
132. En matière d'enlèvement international d'enfants, les obligations que l'article 8 fait peser sur les Etats contractants doivent dès lors s'interpréter notamment en tenant compte de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants (Iglesias Gil et A.U.I. c. Espagne, no 56673/00, § 51, CEDH 2003-V, et Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 95, CEDH 2000-I) et de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989 (Maire, précité, § 72). La Cour s'est, par exemple, à plusieurs reprises inspirée de la Convention de La Haye, en particulier de son article 11, lorsqu'elle a été confrontée à la question de savoir si les autorités judiciaires ou administratives saisies d'une demande de retour d'un enfant ont procédé avec la rapidité et la diligence nécessaires, toute inaction d'une durée qui excède six semaines pouvant donner lieu à une demande de motivation (voir, pour le texte de cette disposition, paragraphe 57 ci-dessus et, pour des cas d'application, les arrêts Carlson c. Suisse, no 49492/06, § 76, CEDH 2008-..., Ignaccolo-Zenide, précité, § 102, Monory, précité, § 82, et Bianchi, précité, § 94).
133. Toutefois, la Cour doit également tenir compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l'ordre public européen pour la protection des êtres humains, et de sa propre mission, fixée à l'article 19, consistant à "assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties Contractantes" à la Convention (voir, parmi d'autres, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 93, série A no 310). C'est pourquoi elle est compétente pour contrôler la procédure suivie devant les tribunaux internes, en particulier pour rechercher si, dans l'application et l'interprétation de la Convention de La Haye, ceux-ci ont respecté les garanties de la Convention, notamment de son article 8 (dans ce sens Bianchi, précité, 92, et Carlson, précité, § 73).
134. Dans ce domaine, le point décisif consiste à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents en jeu – ceux de l'enfant, ceux des deux parents et ceux de l'ordre public – a été ménagé, dans les limites de la marge d'appréciation dont jouissent les États en la matière (Maumousseau et Washington, précité, § 62), en tenant compte toutefois de ce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit constituer la considération déterminante (dans ce sens Gnahoré c. France, no 40031/98, § 59, CEDH 2000-IX), comme en atteste d'ailleurs le Préambule de la Convention de La Haye selon lequel « l'intérêt de l'enfant est d'une importance primordiale pour toute question relative à sa garde ». L'intérêt supérieur de l'enfant peut, selon sa nature et sa gravité, l'emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003-VIII). L'intérêt de ces derniers, notamment à bénéficier d'un contact régulier avec l'enfant, reste néanmoins un facteur dans la balance des différents intérêts en jeu (ibid., et Haase c. Allemagne, no 11057/02, § 89, CEDH 2004-III (extraits), ou Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 58, CEDH 2002-I, avec les nombreuses références citées).
135. La Cour note qu'il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l'idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (voir, ci-dessus, les multiples références citées dans les paragraphes 49-56, et notamment l'article 24 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne). Comme l'indique par exemple la Charte, « tout enfant a le droit d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt ».
136. L'intérêt de l'enfant présente un double aspect. D'une part, il prévoit que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille (Gnahoré c. France, précité, § 59). D'autre part, il est certain que garantir à l'enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l'article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (voir, parmi d'autres, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 50, CEDH 2000-VIII, et Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 71, 4 avril 2006).
137. La même philosophie se trouve à la base de la Convention de La Haye, qui prévoit en principe le retour immédiat d'un enfant enlevé sauf en cas de risque grave que ce retour ne l'expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable (article 13, alinéa premier, lettre b)). En d'autres termes, la notion d'intérêt supérieur de l'enfant est sous-jacente également à la Convention de La Haye. D'ailleurs, certaines juridictions nationales ont expressément intégré cette notion dans l'application du terme « risque grave » au sens de l'article 13, alinéa premier, lettre b), de cette convention (paragraphes 58-64 ci-dessus). Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l'article 13 doit être interprété en conformité avec la Convention.
138. Il découle de l'article 8 que le retour de l'enfant ne saurait être ordonné de façon automatique ou mécanique dès lors que la Convention de La Haye s'applique. L'intérêt supérieur de l'enfant, du point de vue de son développement personnel, dépend en effet de plusieurs circonstances individuelles, notamment de son âge et de sa maturité, de la présence ou de l'absence de ses parents, de l'environnement dans lequel il vit et de son histoire personnelle (voir les lignes directrices du HCR, paragraphe 52 ci-dessus). C'est pourquoi il doit s'apprécier au cas par cas. Cette tâche revient en premier lieu aux autorités nationales, qui ont souvent le bénéfice de contacts directs avec les intéressés. Elles jouissent pour ce faire d'une certaine marge d'appréciation, laquelle s'accompagne toutefois d'un contrôle européen en vertu duquel la Cour examine sous l'angle de la Convention les décisions qu'elles ont rendues dans l'exercice de ce pouvoir (voir, par exemple, Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, série A no 299-A, p. 20, § 55, et Kutzner précité, §§ 65-66 ; voir également Tiemann c. France et Allemagne, (déc.), nos 47457/99 et 47458/99, CEDH 2000-IV, Bianchi, précité, § 92, et Carlson, précité, § 69).
139. En outre, la Cour doit s'assurer que le processus décisionnel ayant conduit les juridictions nationales à prendre la mesure litigieuse a été équitable et qu'il a permis aux intéressés de faire valoir pleinement leurs droits (Tiemann, précité, et Eskinazi et Chelouche c. Turquie (déc.), no 14600/05, CEDH 2005-XIII (extraits)). Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l'ensemble de la situation familiale et de toute une série d'éléments, d'ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs de chacun, avec le souci constant de déterminer quelle était la meilleure solution pour l'enfant enlevé dans le cadre d'une demande de retour dans son pays d'origine (Maumousseau et Washington, précité, § 74).
140. La Cour a déjà eu à examiner la question de savoir si les conditions d'exécution d'une mesure de retour d'un enfant étaient compatibles avec l'article 8 de la Convention. Elle a défini ainsi les obligations incombant aux Etats à cet égard dans l'affaire Maumousseau et Washington (arrêt précité, § 83) :
« Si l'article 8 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, la Cour rappelle qu'il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. S'agissant de l'obligation pour l'Etat d'arrêter des mesures positives, l'article 8 implique le droit d'un parent – en l'occurrence le père – à des mesures propres à le réunir à son enfant et l'obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Ignaccolo-Zenide précité, § 94). Toutefois, cette obligation n'est pas absolue, car il arrive que la réunion d'un parent avec ses enfants ne puisse avoir lieu immédiatement et requière des préparatifs. La nature et l'étendue de ceux-ci dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l'ensemble des personnes concernées constituent toujours un facteur important. En outre, lorsque des difficultés apparaissent, dues principalement au refus du parent avec lequel se trouve l'enfant de se soumettre à l'exécution de la décision ordonnant son retour immédiat, il appartient aux autorités compétentes de prendre les mesures adéquates afin de sanctionner ce manque de coopération et, si des mesures coercitives à l'égard des enfants ne sont pas, en principe, souhaitables dans ce domaine délicat, le recours à des sanctions ne doit pas être écarté en cas de comportement manifestement illégal du parent avec lequel vit l'enfant (Maire précité, § 76). Enfin, dans ce genre d'affaire, le caractère adéquat d'une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre : les procédures relatives à l'attribution de l'autorité parentale, y compris l'exécution de la décision rendue à leur issue, appellent en effet un traitement urgent, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l'enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. La Convention de La Haye le reconnaît d'ailleurs, en prévoyant un ensemble de mesures tendant à assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus de façon illicite dans tout Etat contractant. Aux termes de l'article 11 de cette convention, les autorités judiciaires ou administratives saisies doivent ainsi procéder d'urgence en vue du retour de l'enfant, tout retard pour agir dépassant six semaines pouvant donner lieu à une demande d'explication (Maire précité, § 74). »
β) Application de ces principes au cas d'espèce
141. La Cour n'a pas pour tâche de se substituer aux autorités compétentes dans l'examen de la question de savoir si l'enfant serait confronté à un risque grave de danger psychique, au sens de l'article 13 de la Convention de La Haye, en cas de retour en Israël. En revanche, elle est compétente pour rechercher si les tribunaux internes, dans l'application et l'interprétation des dispositions de cette convention, ont respecté les garanties de l'article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l'intérêt supérieur de l'enfant.
142. La Cour note que les juridictions nationales saisies du dossier n'ont pas été unanimes quant à la suite à lui donner. Ainsi, le 29 août 2006, le juge de paix du district de Lausanne rejeta la requête du père tendant au retour de l'enfant, estimant qu'il se trouvait dans un cas d'application de l'article 13, alinéa premier, lettre b), de la Convention de La Haye (paragraphe 36 ci-dessus). Le 22 mai 2007, cette décision fut confirmée en substance par la chambre des tutelles du tribunal cantonal du canton de Vaud (paragraphe 41 ci-dessus). En revanche, le 16 août 2007, le Tribunal fédéral admit le recours du père et ordonna le retour de Noam. Selon lui, on chercherait en vain dans le jugement cantonal la preuve d'un risque grave de danger ou de situation intolérable pour l'enfant, dans l'hypothèse
– acceptable, d'après le Tribunal – où la mère rentrerait en Israël (paragraphe 44 ci-dessus). Enfin, le 29 juin 2009, le président du tribunal d'arrondissement de Lausanne prit une ordonnance de mesures provisionnelles fixant le domicile de Noam chez sa mère à Lausanne, suspendant le droit de visite du père sur son fils et attribuant à titre exclusif l'autorité parentale à la mère. Il observa notamment que ni le père ni son avocat ne s'étaient jamais présentés aux audiences devant ce tribunal et estima que, dès lors, le père s'était désintéressé de la cause (paragraphe 47 ci-dessus).
143. Par ailleurs, plusieurs rapports d'expertise ont conclu à l'existence d'un danger pour l'enfant en cas de retour en Israël. D'après le premier, rendu le 16 avril 2007 par le docteur B., le retour de l'enfant en Israël avec sa mère l'aurait exposé à un danger psychique dont l'intensité ne pouvait être évaluée sans connaître les conditions de cet éventuel retour, en particulier celles qui seraient réservées à la mère et les répercussions qu'elles pourraient avoir sur l'enfant. Quant au retour de l'enfant sans sa mère, il l'aurait également exposé à un danger psychique majeur (paragraphe 37 ci-dessus). Le second rapport, établi le 23 février 2009 par le docteur M.-A., conclut au fait qu'un retour brutal de Noam en Israël sans sa mère constituerait un traumatisme important et une perturbation psychologique grave pour l'enfant (paragraphe 46 ci-dessus).
144. Il semble donc qu'aux yeux des juridictions et experts nationaux, en tout état de cause seul un retour de Noam avec sa mère soit envisageable. Même le Tribunal fédéral, seule juridiction nationale à avoir ordonné le retour de l'enfant, a fondé sa décision sur la considération qu'en l'absence de motifs qui justifieraient objectivement un refus de la mère de rentrer en Israël, on pouvait raisonnablement attendre de celle-ci qu'elle retourne dans cet Etat avec l'enfant. Il convient dès lors de déterminer si cette conclusion se justifie sur le terrain de l'article 8, c'est-à-dire si le retour forcé de l'enfant, accompagné de sa mère, qui semble pourtant exclure cette éventualité, représenterait une ingérence proportionnée dans le droit au respect de la vie familiale de chacun des requérants.
145. Même si des doutes à ce sujet peuvent paraître justifiés, la Cour est prête à admettre qu'en l'espèce, la mesure en question entre encore dans la marge d'appréciation des autorités nationales en la matière. Toutefois, pour juger du respect de l'article 8, il convient de tenir compte aussi des développements qui se sont produits depuis l'arrêt du Tribunal fédéral ordonnant le retour de l'enfant (voir, mutatis mutandis, Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, 24 avril 2003). La Cour doit en effet se placer au moment de l'exécution de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, § 91, CEDH 2008-...). Si celle-ci intervient un certain temps après l'enlèvement de l'enfant, cela peut affecter notamment la pertinence en la matière de la Convention de La Haye, qui est essentiellement un instrument de nature procédurale, et non un traité relatif à la protection des droits de l'homme, protégeant les individus de manière objective. D'ailleurs, selon l'article 12, alinéa deuxième, de cette Convention, l'autorité judiciaire ou administrative saisie après l'expiration de la période d'un an prévue à l'alinéa premier doit certes ordonner le retour de l'enfant, mais à condition qu'il ne soit pas établi que celui-ci s'est intégré dans son nouveau milieu (voir, dans ce sens, Koons c. Italie, no 68183/01, §§ 51 et suiv., 30 septembre 2008).
146. La Cour estime qu'elle peut s'inspirer ici, mutatis mutandis, de sa jurisprudence sur l'expulsion des étrangers (Maslov, précité, § 71, et Emre c. Suisse, no 42034/04, § 68, 22 mai 2008) en vertu de laquelle, pour apprécier la proportionnalité d'une mesure d'expulsion visant un mineur intégré dans le pays d'accueil, il y a lieu de prendre en compte son intérêt et son bien-être, en particulier la gravité des difficultés qu'il est susceptible de rencontrer dans le pays de destination, ainsi que la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte, d'une part, et avec le pays de destination, d'autre part. Entre également en ligne de compte la gravité des difficultés que l'un des membres de la famille de la personne menacée de l'expulsion risque de rencontrer dans le pays vers lequel elle doit être expulsée (dans ce sens Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 57, CEDH 2006-XII).
147. S'agissant de Noam, la Cour note qu'il a la nationalité suisse et qu'il est arrivé dans le pays en juin 2005, à l'âge de deux ans. Il y vit depuis lors sans interruption. Aux dires des requérants, il y est parfaitement intégré et y fréquente depuis 2006 une garderie laïque municipale et une garderie israélite privée agréée par l'Etat. Par ailleurs, il est scolarisé en Suisse et parle le français (voir l'ordonnance de mesures provisionnelles du 29 juin 2009, paragraphe 47 ci-dessus). Même s'il est vrai qu'il est encore à un âge où la faculté d'adaptation est encore grande, le fait d'être une nouvelle fois déraciné de son milieu habituel aurait sans doute des conséquences graves pour lui, en particulier s'il rentrait seul, comme cela ressort des rapports médicaux. Son retour en Israël ne saurait donc être considéré comme bénéfique.
148. Dès lors, le trouble important que le retour forcé du requérant risque de provoquer dans son esprit doit être pesé par rapport au bénéfice qu'il est susceptible d'en retirer. A cet égard, il y a lieu de relever, avec le tribunal d'arrondissement, que des restrictions avaient été imposées par les tribunaux israéliens, dès avant l'enlèvement de l'enfant, au droit de visite du père, lequel ne fut plus autorisé à le voir que deux fois par semaine, sous la surveillance des services sociaux, dans un centre de contact de Tel Aviv (paragraphe 47 ci-dessus). Par ailleurs, selon les requérants, non contredits par le Gouvernement, le père de Noam se serait remarié le 1er novembre 2005 et aurait divorcé quelques mois plus tard seulement, alors que sa nouvelle épouse était enceinte. Il aurait ensuite contracté une troisième union. Il aurait à nouveau été poursuivi en 2008, par sa deuxième épouse cette fois, pour non-paiement d'une pension alimentaire pour sa fille. La Cour doute que de telles circonstances, à les supposer avérées, soient bénéfiques au bien-être et au développement de l'enfant.
149. Quant aux inconvénients qu'un retour représenterait pour la mère, elle pourrait être exposée à un risque de sanctions pénales, dont l'ampleur reste toutefois à déterminer. Les requérants ont invoqué devant la Cour la lettre de l'autorité centrale israélienne, du 30 avril 2007, dont il ressort que l'éventuelle renonciation par les autorités israéliennes à des poursuites pénales serait soumise à plusieurs conditions liées au comportement de la requérante (paragraphe 40 ci-dessus). Dans ces conditions, de telles poursuites, qui le cas échéant pourraient donner lieu à une peine d'emprisonnement, ne sont pas à exclure entièrement (voir, a contrario, Paradis et autres c. Allemagne, no 4783/03, (déc.), 15 mai 2003). Il est évident qu'un tel scénario ne serait pas dans l'intérêt supérieur de l'enfant, pour lequel la requérante représente sans doute la seule personne de référence.
150. Aussi le refus de la mère de retourner en Israël n'apparaît-il pas entièrement injustifié. Possédant la nationalité suisse, elle a le droit de rester dans ce pays. A supposer même qu'elle consente à retourner en Israël, se pose la question de savoir qui prendrait en charge l'enfant dans l'hypothèse où la requérante serait poursuivie, puis incarcérée. Il est permis de douter des capacités du père de le faire, compte tenu de son passé et du caractère limité de ses ressources financières. Il n'a jamais habité seul avec l'enfant et ne l'a pas vu depuis son départ.
151. En conclusion, et à la lumière de toutes ces considérations, notamment des changements ultérieurs dans la situation des intéressés, exprimés en particulier dans l'ordonnance de mesures provisionnelles du 29 juin 2009, la Cour n'est pas convaincue qu'il soit dans l'intérêt supérieur de l'enfant de retourner en Israël. Quant à la mère, elle subirait une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de sa vie familiale si elle était contrainte de rentrer en Israël. En conséquence, il y aurait violation de l'article 8 de la Convention dans le chef des deux requérants si la décision ordonnant le retour en Israël du second était exécutée.
Diamante et Pelliccioni c. Saint-Marin requête no 32250/08 du 27 septembre 2011
La procédure d'attribution du droit de garde devant les juridictions saint-marinaises a respecté la vie familiale d'une mère italienne et de sa fille
Article 8
La Cour décide d’examiner le grief fondé sur l'article 6 dans le cadre de celui soulevé sur le terrain de l'article 8, les deux étant étroitement rattachés.
Les parties ne contestent pas que les décisions du juge national sur l'attribution de la garde et les droits de visite constituent une ingérence dans la vie familiale des requérantes qui était prévue par la loi. En outre, la Cour considère que ces mesures poursuivaient le but légitime de la protection des droits et libertés de l'enfant et de sesparents.
Sur le point de savoir si les juridictions internes ont fondé leur décision sur des motifs pertinents, la Cour constate qu'elles ont constamment tenu compte de l'intérêt supérieur de l'enfant ainsi que d’éléments tels que la relation entre les parents et les problèmes inhérents à la garde partagée dans les cas où un parent est hostile envers l'autre. Le juge s'est appuyé sur des rapports détaillés du service de l'enfance, fruits d'un suivi constant.
Il est raisonnable, aux yeux de la Cour, que les juridictions internes aient jugé nécessaire pour la protection des intérêts de l'enfant non pas de s’en tenir à la garde unique en faveur de Mme Diamante mais d’ordonner la garde partagée. Il ne semble pas non plus illogique d'avoir opté pour la résidence chez le père. Les juridictions internes n’ont pas exclu un changement de régime si les circonstances l'imposent.
La Cour souligne que, bénéficiant de rapports directs avec les intéressés, les autorités nationales sont mieux placées que le juge international pour apprécier les besoins en cause. Les mesures adoptées en l’espèce ne semblent pas manifestement arbitraires ou injustes. Aussi la Cour n'a-t-elle pas à examiner dans le détail les modalités de visite les mieux indiquées. Il lui suffit de relever qu’il n’y a pas eu de déni des droits des intéressés, les requérantes ayant maintenu entre elles un contact constant et régulier, et la mère ayant conservé la garde partagée.
Si la surveillance et certaines restrictions quant au choix du lieu des visites ont dû limiter dans une certaine mesure les contacts entre la mère et sa fille ainsi que la possibilité pour elles de développer leurs liens, la Cour considère que la surveillance par le service de l'enfance était nécessaire pour permettre au juge national de rendre une décision avisée. En revanche, elle rejette la thèse du gouvernement saint-marinaise assimilant ces limitations à des mesures de précaution nécessaires contre le risque d'enlèvement de sa fille par Mme Diamante, étant donné notamment qu'elle a remis le passeport de sa fille quand on le lui avait demandé.
Par ailleurs, rien ne prouve que, comme l’allègue Mme Diamante, le service de l'enfance ait fait preuve d'impartialité et n’eût pas les qualités requises. Bien que l'article 8 n'impose expressément aucune exigence procédurale, la Cour doit rechercher si le processus de décision, dans son ensemble, a protégé comme il convenait les intérêts de Mme Diamante. Cette dernière a été représentée par des avocats tout au long de la procédure et a eu la possibilité d'exposer ses arguments. Quant à l'audience qui a conduit à la décision de février 2008 sur le droit de garde, la Cour considère que, Mme Diamante ayant été représentée au départ et eu la possibilité de plaider sa cause, sa participation ne peut passer pour ineffective. Dans les affaires concernant le lien entre une personne et son enfant, il y a un risque que l'écoulement du temps ait pour effet de trancher le litige par un fait accompli. La Cour juge donc raisonnable le refus d’ajournement de l’audience prononcé par les juridictions internes.
Quant au grief tiré de la durée de la procédure, si elle juge répréhensible qu'il a fallu trois ans pour statuer sur le recours formé contre la décision concernant le droit de garde, la Cour constate que plusieurs ordonnances ont été rendues et plusieurs accords conclus dans l'intervalle, que les droits de visite de Mme Diamante ont été régulièrement conservés et que le calendrier des visites a été modifié régulièrement. Il n'y a eu aucune période importante d'inactivité. La Cour considère donc que, globalement, les juridictions internes semblent avoir conduit la procédure avec la diligence voulue. Par ailleurs, bien que Mme Diamante se fût vu initialement refuser l'accès aux pièces du dossier, en particulier aux enregistrements vidéo de ses visites à sa fille, les éléments pertinents ont été ultérieurement mis à sa disposition.
La Cour en conclut à l'absence de violation de l'article 8.
L'OBLIGATION DES ETATS A REUNIR PARENTS ET ENFANTS EN MATIERE DE DIVORCE
SHAW C. HONGRIE du 26 juillet 2011 Requête 6457/09
La Hongrie n'a pas fait en sorte qu'une enfant enlevée par sa mère retourne à Paris auprès de son père
Le requérant, Leslie James Shaw, est un ressortissant irlandais né en 1953 et résidant à Paris (France).
Il divorça de son épouse hongroise en juin 2005. Il fut décidé que la garde de leur fille née en octobre 2000 serait partagée. L'enfant était censé vivre avec sa mère, tandis que le père jouissait d'un droit de visite selon les modalités fixées par le jugement de divorce.
En décembre 2007, la mère emmena l'enfant en vacances en Hongrie, ce dont M. Shaw était au courant. Cependant, le 5 janvier 2008, elle écrivit à son ex-mari pour lui annoncer qu'elle avait inscrit leur fille dans une école hongroise et qu'elle n'avait aucune intention de revenir en France.
En mars 2008, invoquant le règlement communautaire sur la reconnaissance des jugements et la Convention de La Haye sur l'enlèvement international d'enfants, M. Shaw forma un recours civil en Hongrie contre son ex-femme. Les tribunaux hongrois firent droit à sa demande et rendirent un jugement définitif en septembre 2008 constatant l'enlèvement de sa fille et ordonnant son retour en France.
À partir d'octobre 2008, les autorités hongroises tentèrent à plusieurs reprises de faire en sorte que la mère se conforme volontairement à son obligation de rendre l'enfant.
Devant l'échec de ces tentatives, une amende de 180 euros (EUR) lui fut infligée en décembre 2008. Parallèlement, en mars 2009, un tribunal parisien délivra un mandat d'arrêt européen visant l'ex-femme de M. Shaw pour soustraction d'enfant à la garde de son père. Elle fut arrêtée le 27 juillet 2009 mais remise en liberté le lendemain par les tribunaux hongrois au motif qu'une procédure pénale était ouverte contre elle en Hongrie pour les mêmes faits.
À partir du 29 juillet 2009, les autorités hongroises cherchèrent de nouveau à retrouver la mère et sa fille qui avaient pris la fuite entre-temps. Des investigations eurent lieu dans certains lieux publics ou dans des bâtiments proches du lieu de résidence de la mère. Son ancien employeur et d'autres témoins furent entendus. Par ailleurs, ses communications téléphoniques furent mises sous écoute. L'école de sa fille fut surveillée, de même que la base de données des prestataires médicaux au cas où elle ou son enfant aurait fait appel à eux. Aucune de ces mesures ne fut couronnée de succès.
En avril 2008, M. Shaw saisit en vain les tribunaux hongrois pour faire valoir son droit de visite. Ce même mois, les tribunaux français lui accordèrent la garde exclusive et ordonnèrent que sa fille vive avec lui. La procédure de reconnaissance de ce jugement est en cours.
M. Shaw porta également plainte à deux reprises au pénal contre son ex-femme en automne 2008 et en juin 2009, respectivement pour atteinte à l'autorité parentale sur son enfant et mise en danger de celui-ci par non-respect d'un jugement définitif. Ces plaintes furent l'une et l'autre rejetées.
M. Shaw saisit la Commission européenne en janvier 2009 pour se plaindre d'une violation du règlement communautaire susmentionné sur la reconnaissance des jugements, d'un règlement communautaire sur la signification des actes et de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. La procédure est toujours en cours.
Vie privée et familiale (article 8)
La Cour rappelle que l'article 8 inclut le droit pour un parent d'être réuni avec son enfant et que les autorités ont l'obligation de faciliter pareille réunion.
Les procédures judiciaires en Hongrie concernant le retour de la fille de M. Shaw ont duré plus longtemps que les six semaines autorisées par le règlement communautaire
sur la reconnaissance des jugements, applicable en Hongrie. Aucune raison n'a été avancée pour justifier un retard cumulé de plusieurs semaines et il n'existait aucune
circonstance exceptionnelle propre à expliquer ce retard. Dès lors, les tribunaux hongrois n'ont pas statué promptement dans le cadre de cette procédure. La Cour en conclut que, du fait de ce seul retard, les autorités hongroises ont manqué à leur obligation de prendre des mesures de protection.
En outre, même si les autorités hongroises ont tenté de retrouver la mère et la fille, près de 11 mois se sont écoulés entre la signification du jugement définitif exécutoire
ordonnant le retour de l'enfant et la disparition de celui-ci et de sa mère. Durant cet intervalle, les seules mesures d'exécution prises ont été les demandes formulées en vain par les huissiers pour que la mère rende volontairement l'enfant et l'amende relativement modeste infligée à elle. Bien que la mère ait été arrêtée le 27 juillet 2009,
les autorités n'ont rien fait pour exécuter le jugement en question ce jour-là ni à un quelconque moment après le 18 juin 2009, une fois devenue définitive la décision sur les modalités d'exécution forcée.
Enfin, la Cour relève que la situation a été aggravée par le fait que, les tribunaux hongrois ayant constaté qu'ils ne pouvaient faire respecter le droit de visite de M. Shaw, celui-ci n'avait pas vu sa fille depuis trois ans et demi alors qu'il avait le droit de lui rendre visite régulièrement.
La Cour en conclut à la violation de l'article 8.
Satisfaction équitable (article 41)
La Cour dit que la Hongrie doit verser à M. Shaw 20 000 EUR pour dommage moral et 12 000 EUR pour frais et dépens.
Dore c Portugual (requête 775/08) et Karoussiotis c Portugal (requête 23205/08) du 1er février 2011
Inefficacité de procédures concernant l’enlèvement international d’enfants
La Cour est, pour l’essentiel, amenée à trancher la question de savoir si le fait que Mme Karoussiotis ait préalablement introduit un « procédure d’infraction » contre le Portugal devant la Commission européenne entraîne l’irrecevabilité de sa requête devant la Cour, au motif que cette requête aurait ainsi déjà été « soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » (article 35).
Il en irait ainsi si la « procédure d’infraction » pouvait être assimilée sous l’angle procédural et sous l’angle des effets potentiels à une requête individuelle prévue par la Convention (article 34).
Or, la Cour estime que tel n’est pas le cas. En effet, la « procédure d’infraction » a uniquement pour objectif d’obtenir la mise en conformité volontaire de l’Etat membre aux exigences du droit de l’Union européenne. La Commission européenne dispose du pouvoir discrétionnaire de lancer une « procédure d’infraction » devant la Cour de Justice de l’Union européenne, dont l’arrêt n’a aucun effet sur les droits du plaignant et ne peut lui accorder aucune réparation individuelle (la Cour de Justice ne peut dans ce cas que contraindre l’Etat concerné à se mettre en conformité avec ses obligations).
Il ne peut donc être considéré que Mme Karoussiotis a déjà soumis sa requête à « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ». Elle est recevable.
Atteinte alléguée au droit au respect de la vie privée et familiale (dans les deux affaires)
La Cour rappelle que l’article 8 implique le droit d’un parent à des mesures propres à la réunion avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (mais ce droit n’est pas absolu : l’Etat doit notamment tenir compte des intérêts supérieurs de l’enfant). Elle rappelle également que les procédures dans ce domaine doivent être traitées avec célérité, le passage du temps pouvant avoir des conséquences irrémédiables pour les relations entre l’enfant et celui des parents qui ne vit pas avec lui. D’ailleurs, tant la Convention de La Haye que le Règlement no 2201/2003 exigent que les autorités saisies procèdent d’urgence en vue du retour de l’enfant, tout retard dépassant six semaines pouvant donner lieu à une demande d’explication.
Dans le cas de M. Dore, la Cour relève qu’il a fallu près de six mois aux autorités portugaises pour retrouver la trace de l’enfant, alors qu’il était scolarisé dans l’établissement indiqué par M. Dore dès le début de la procédure. Il leur a encore fallu presque trois mois pour déposer une demande formelle de retour de l’enfant. Ces deux retards, à eux seuls, suffisent à conclure que les autorités portugaises n’ont pas déployé des moyens efficaces pour traiter l’affaire avec la célérité exigée. De surcroît, la Cour s’interroge sur le fait que M. Dore n’ait pas été convoqué et entendu par le tribunal saisi de la demande de retour de l’enfant, alors que la mère et la tante de l’enfant l’ont été. Enfin, le délai de réponse pris par les autorités portugaises suite à la demande des autorités britanniques d’exercer un appel a encore ralenti la procédure.
Dans le cas de Mme Karoussiotis, la Cour note que la procédure portant sur la demande de retour de l’enfant en Allemagne a duré au total environ trois ans et dix mois, pour deux degrés de juridictions. Force est de conclure que cette durée a créé une situation de fait défavorable à Mme Karoussiotis, vu notamment que l’enfant avait moins de quatre ans au moment de son départ au Portugal. Quant à la procédure portant sur la réglementation des responsabilités parentales, elle est toujours pendante, après plus de cinq ans et huit mois.
Dans ces affaires, les autorités portugaises n’ont pas déployé des moyens efficaces pour traiter de façon expéditive les procédures en cause, ce qui a provoqué un éloignement entre les requérants et leurs enfants respectifs. M. Dore et Mme Karoussiotis ont chacun subi une violation de l’article 8.
ARRÊT KÜCÜK contre Turquie et Suisse requête N° 33362/04 du 17 mai 2011
La Turquie et la Suisse ont assuré le retour d’un enfant enlevé, mais l’enfant et son père ont été détenus illégalement en Turquie
Principaux faits
Les requérants, Murat Küçük, et son fils, Nevzat Abdullah Küçük, sont deux ressortissants turcs nés respectivement en 1972 et 1997 et résidant à Ankara. Suite à son divorce en 2001, Murat Küçük se vit attribuer l’autorité parentale et la garde exclusives de son fils. En juillet 2002, la mère de l’enfant exerça son droit de visite et partit pour un mois avec lui, accompagnée de son frère. A la fin de la période prévue, elle ne ramena pas l’enfant à son père.
Le 2 août 2002, Murat Küçük saisit la justice pour faire respecter son droit de garde et obtenir le retour de Nevzat Abdullah. Il fut informé qu’un jour plus tard, son ex-épouse avait franchi la frontière turco-bulgare avec leur fils en utilisant des documents falsifiés.
A la suite des informations fournies par Murat Küçük et de son dépôt de plainte, le parquet d’Edirne ouvrit une instruction contre l’ex-épouse et son frère pour utilisation de faux passeports. Des ordonnances furent rendues par les juridictions nationales afin d’interdire la sortie de l’enfant du territoire turc et de prendre des mesures de contrôle appropriées en cas de retour de celui-ci en Turquie. Le procureur près la cour d’assises d’Istanbul engagea des poursuites pénales contre l’ex-épouse et son frère pour faux et usage de faux. Un mandat d’arrêt national et une « notice rouge » de recherche à l’égard des fugitifs furent émis. Le bureau central national d’Interpol à Ankara diffusa des notices jaune et rouge dans tous les pays membres d’Interpol.
En juin 2003, les autorités suisses informèrent les autorités turques que les fugitifs avaient été localisés en Suisse. Les autorités turques saisirent immédiatement l’office fédéral suisse de la justice, afin que soient prises toutes les mesures nécessaires pour assurer le retour de l’enfant. Elles lui transmirent toutes les informations dont elles disposaient dans ce dossier. Les autorités suisses procédèrent sans délai à la recherche des fugitifs (interrogatoires de témoins, recherches dans les écoles et les locaux où les fugitifs avaient été aperçus etc.). Un mandat d’amener fut délivré par la police cantonale du Jura à l’encontre de la mère et de l’oncle de l’enfant, pour enlèvement. Les autorités turques demandèrent la localisation des fugitifs sur la base de la loi fédérale relative à la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication, mais les autorités suisses répondirent que pour faire appliquer ce type de mesures, il convenait que les autorités turques aient recours au mécanisme de l’entraide pénale internationale.
Le 15 octobre 2004, les autorités suisses localisèrent l’enfant, qui vivait dans la clandestinité avec sa mère et son oncle, et le placèrent dans un foyer pour mineurs. Murat Küçük obtint la restitution de son fils. Le 18 novembre 2004, il retourna avec lui en Turquie. Arrivés à Ankara, ils furent tous deux appréhendés par la police vers 1 heure du matin et placés en détention à l’aéroport d’Esenboğa, du fait de la restriction imposée auparavant pour les fugitifs, et afin de procéder à la vérification de leur identité. Murat Küçük exposa la situation, documents à l’appui, et demanda à être traduit devant un magistrat. Le lendemain matin, après plusieurs heures en détention, il fut entendu par le procureur et remis en liberté avec son fils.
Article 8 (concerne la Turquie et la Suisse)
La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir à son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de
les prendre. Les « obligations positives » que cet article fait peser dans ce domaine sur les Etats contractants doivent s’interpréter à la lumière de la Convention de La Haye de 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Dans l’affaire de Murat et Nevzat Abdullah Küçük, le point décisif consiste donc à savoir si les autorités turques et suisses ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour faciliter l’exercice des droits de garde et d’autorité parentale reconnus à Murat Küçük.
Ayant examiné en détail toute la batterie de mesures prises par les autorités turques et suisses à cette fin, la Cour constate que les autorités turques et suisses ont fait le nécessaire à cet égard et qu’elles ont accompli de nombreux actes d’investigation. Si Murat Küçük n’a pu obtenir que d’autres actes soient effectués, en particulier des écoutes téléphoniques, ou que d’autres pistes soient explorées par les autorités nationales, cela ne saurait suffire en soi à faire qualifier les instructions d’insuffisantes.
Le fait que les procédures judiciaires, policières et diplomatiques turques et suisses ne se soient pas déroulées selon le souhait de Murat Küçük et que l’intéressé n’ait pas obtenu le résultat voulu dans un délai plus court, ne signifie pas que les autorités en question soient demeurées inactives.
Au final, malgré le laps de temps écoulé entre l’enlèvement de l’enfant et son retour en Turquie, ayant suivi toutes les démarches imposées par leur droit national et les conventions internationales, les autorités turques et suisses ont atteint le résultat souhaité par les requérants, et n’ont pas manqué à leur obligation positive résultant des faits litigieux. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Arrêt Bianchi contre Suisse du 22 Juin 2006; requête 7548/04
1. Les principes contenus dans la jurisprudence de la Cour
76. L’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics ; il engendre, de surcroît, des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000-I ; Karadžić c. Croatie, no 35030/04, § 51, 15 décembre 2005 ; Monory c. Roumanie et Hongrie, no 71099/01, § 72, 5 avril 2005).
77. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités compétentes pour réglementer les questions de garde et de visites, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit rechercher si les raisons censées justifier les mesures effectivement adoptées quant à la jouissance par le requérant de son droit au respect de sa vie familiale sont pertinentes et suffisantes au regard de l’article 8 (voir, par exemple, Hokkanen c. Finlande, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 299-A, p. 20, § 55).
78. S’agissant plus particulièrement de l’obligation pour l’Etat d’arrêter des mesures positives, la Cour a déclaré à de nombreuses reprises que l’article 8 implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir à son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, les arrêts Ignaccolo-Zenide, précité, § 94 ; Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, §§ 127 et suiv., CEDH 2000-VIII ; Iglesias Gil et A.U.I. c. Espagne, no 56673/00, § 49, CEDH 2003-V ; Monory, précité, § 73).
79. Le point décisif, en matière de droit de la famille, consiste donc à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter l’exécution des décisions rendues par les juridictions internes accordant au requérant le droit de garde et l’autorité parentale exclusive de l’enfant, toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles (Karadžić, précité, § 53).
80. Toutefois, l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures à cet effet n’est pas absolue. La nature et l’étendue de celles-ci dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées en constituent toujours un facteur important. Si les autorités nationales doivent s’évertuer à faciliter pareille collaboration, une obligation pour elles de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment des intérêts supérieurs de l’enfant et des droits que lui reconnaît l’article 8 de la Convention. Dans l’hypothèse où des contacts avec les parents risquent de menacer ces intérêts ou de porter atteinte à ces droits, il revient aux autorités nationales de veiller à un juste équilibre entre eux (Ignaccolo-Zenide précité, § 94, Iglesias Gil et A.U.I., précité, § 50, Karadžić, précité, § 52).
81. La Cour rappelle aussi que la Convention ne doit pas être interprétée isolément, mais qu’il convient, en vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités (1969), en vigueur pour la Suisse depuis le 6 juin 1990 et dont les articles 31 à 33 sont considérés, de surcroît, comme faisant partie du droit international coutumier (voir Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 14, § 29), de tenir compte de toute règle pertinente de droit international applicable à la partie contractante (voir, parmi d’autres, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 90, CEDH 2001-II, et Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI).
82. Cela étant, les obligations que l’article 8 de la Convention fait peser sur les Etats contractants en matière de réunion d’un parent à ses enfants doivent s’interpréter à la lumière de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (Maire c. Portugal, no 48206/99, § 72, CEDH 2003-VII) et de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (Iglesias Gil et A.U.I., précité, § 51 ; Ignaccolo-Zenide, précité, § 95 ; Eskinazi et Chelouche c. Turquie (déc.), no 14600/05, CEDH 2005-... (extraits) ; Monory, précité, § 73 ; Guichard c. France (déc.), no 56838/00, p. 414, CEDH 2003-X ; Paradis c. Allemagne, (déc.), no 4783/03, 15 mai 2003).
83. Cela est d’autant plus vrai en l’espèce que l’Etat défendeur est également partie à ce dernier instrument, ce depuis le 1er janvier 1984. Dans le préambule de cette convention, les parties contractantes expriment leur conviction que « l’intérêt de l’enfant est d’une importance primordiale pour toute question relative à sa garde » et soulignent leur volonté de « protéger l’enfant, sur le plan international, contre les effets nuisibles d’un déplacement ou d’un non-retour illicites et d’établir des procédures en vue de garantir le retour immédiat de l’enfant dans l’Etat de sa résidence habituelle, ainsi que d’assurer la protection du droit de visite » (voir, ci-dessus, partie « Le droit interne et international pertinent »). Ces dispositions, considérées à la lumière de l’article 7 de ladite convention, qui dresse une liste non exhaustive de mesures que doivent prendre les Etats pour assurer le retour immédiat des enfants (Ignaccolo-Zenide, précité, § 95, et Monory, précité, § 73), doivent être perçues comme constituant l’objet et le but, au sens de l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, de la Convention de La Haye (voir, dans ce sens, Paradis, précitée).
84. La Cour réitère également le principe bien établi dans sa jurisprudence selon lequel le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, p. 16, § 33). Dans cette logique, elle rappelle qu’un respect effectif de la vie familiale commande que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple déroulement du temps. Elle peut aussi avoir égard, sur le terrain de l’article 8, au mode et à la durée du processus décisionnel (W. c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1987, série A no 121, p. 29, § 65 ; Eskinazi et Chelouche, précitée ; McMichael c. Royaume-Uni, arrêt du 24 février 1995, série A no 307-B, pp. 55 et 57, §§ 87 et 92).
85. Dans ce contexte, la Cour a noté que l’adéquation d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre. En effet, les procédures relatives à l’attribution de l’autorité parentale, y compris l’exécution des décisions rendues à leur issue, exigent un traitement urgent, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables pour les relations entre les enfants et celui des parents qui ne vit pas avec eux (Ignaccolo-Zenide, précité, § 102 ; voir aussi, mutatis mutandis, Maire, précité, § 74, Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 175, CEDH 2004-V (extraits), et Monory, précité, § 82).
2. Application en l’espèce des principes précités
a) Applicabilité à l’espèce de l’article 8, existence d’une ingérence ainsi que d’une base légale et d’un but légitime
86. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note d’emblée qu’il n’est pas contesté que, pour le requérant et son fils – dont le premier a obtenu la garde en vertu des décisions des tribunaux italiens –, continuer à vivre ensemble représente un élément fondamental qui relève de la vie familiale au sens du premier paragraphe de l’article 8 de la Convention, lequel est donc applicable en l’espèce (Maire, précité, § 68, CEDH 2003-VII ; Eskinazi et Chelouche, précitée).
87. Le requérant entend se plaindre, d’une part, de l’inadéquation et de la durée des procédures engagées par les autorités suisses à la suite du second enlèvement de l’enfant par sa mère, et, d’autre part, de la négligence des autorités compétentes s’agissant d’exécuter l’ordre de retour découlant de la décision du tribunal supérieur du 12 juillet 2004. La Cour estime que sont donc en jeu aussi bien les obligations « négatives » que « positives » des autorités du canton de Lucerne, mais qu’il n’y a pas lieu d’insister sur cette distinction, qui ne se prête de toute manière pas à une définition précise et dont les principes applicables sont largement comparables (Iglesias Gil et A.U.I., précité, § 48 ; Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, § 55, 24 avril 2003 ; Eskinazi et Chelouche, précitée).
88. En l’espèce, le 23 décembre 2003, le père a confié l’enfant à sa mère afin de permettre à celle-ci d’exercer son droit de visite selon le calendrier convenu entre les parties. Par la suite, elle a disparu avec l’enfant. Il ne semble pas prêter à controverse que les décisions et procédures dénoncées à la suite de la disparition de l’enfant constituaient une « ingérence » au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, dans la mesure où elles ont empêché le requérant, au moins temporairement, de jouir de l’exercice du droit de garde de son fils (voir, en ce sens, McMichael, précité, p. 55, §§ 86 et suiv. ; Monory, précité, § 70 ; Eskinazi et Chelouche, précitée ; Paradis, précitée).
89. Pareille immixtion enfreint l’article 8, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
90. En l’espèce, la Cour relève que tout au moins la décision litigieuse du tribunal d’arrondissement du 3 mai 2004 était fondée sur les dispositions de la Convention de La Haye, intégrées au droit suisse et appliquées dans le but de protéger l’enfant, but dont la légitimité n’a d’ailleurs pas été contestée (voir, en ce sens, Tiemann c. France et Allemagne (déc.), nos 47457/99 et 47458/99, CEDH 2000-IV ; Eskinazi et Chelouche, précitée).
b) Nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
91. La Cour observe qu’au regard de l’article 3 de la Convention de La Haye, le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite « lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde attribué à une personne (...) par le droit de l’Etat dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour ». S’agissant du fils du requérant, la Cour estime que le refus de sa mère de le ramener après l’exercice du droit de visite, en décembre 2003, entre assurément dans le champ d’application de la Convention de La Haye. Par ailleurs, l’« illicéité » du non-retour de l’enfant a ultérieurement été confirmée par les instances suisses, notamment par la préfecture de Willisau qui en vertu du code pénal a condamné la mère, le 15 mars 2004, à une amende pour enlèvement de mineur.
92. La Cour juge opportun, pour déterminer si les procédures et décisions juridictionnelles ainsi que les mesures prises par les autorités du canton de Lucerne en vue de mettre en œuvre ces décisions satisfont aux exigences de l’article 8, d’analyser de manière chronologique et à la lumière de la Convention de La Haye les faits considérés par elle comme étant pertinents.
Il convient tout d’abord de rappeler que le requérant a formé le 6 janvier 2004 une demande en vue du retour de son fils en Italie, ce devant le tribunal d’arrondissement de Willisau qui, par une décision du 7 janvier 2004, a ordonné le maintien de l’enfant en Suisse pendant la durée de la procédure concernant son éventuel retour en Italie. La Cour exprime des doutes quant à l’opportunité de cette décision, dans la mesure où celle-ci a en quelque sorte entériné la situation créée par l’acte indéniablement illicite de la mère, laquelle avait déjà enlevé son enfant en juin 2002. Par ailleurs, force est de constater que l’existence d’une situation visée par l’article 13 de la Convention de La Haye n’est nullement mentionnée dans le dispositif de la décision du 7 janvier 2004.
La Cour se demande également, à l’instar du gouvernement italien, qui est partie intervenante, si la décision du tribunal d’arrondissement de procéder à une nouvelle instruction complète du dossier était appropriée, dès lors que l’affaire avait déjà été soumise à son examen et qu’elle avait été tranchée par la haute juridiction suisse à peine neuf mois auparavant, le 23 avril 2003. Il est vrai qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, singulièrement aux instances juridictionnelles, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 20, § 46). Néanmoins, dans la mesure où la Cour est compétente pour contrôler la procédure suivie devant les tribunaux suisses, en particulier pour rechercher si l’interprétation par les juridictions internes des garanties de la Convention de La Haye est à l’origine d’une violation de l’article 8 de la Convention (voir Monory, précité, § 81 ; Iglesias Gil et A.U.I, précité, § 61 ; et Guichard, précitée, pp. 414 et suiv.), elle n’est pas convaincue que la manière dont a procédé le tribunal de première instance cadre avec l’objet et le but de la Convention de La Haye, consistant, d’après le préambule et l’article premier notamment, à assurer le « retour immédiat » des enfants déplacés ou retenus illicitement (voir, ci-dessus, partie « Le droit interne et international pertinent »). La Cour note à cet égard que ni les autorités du canton de Lucerne ni le gouvernement suisse n’ont invoqué un changement fondamental des circonstances qui aurait appelé à reconsidérer la situation juridique fixée antérieurement par les tribunaux italiens et suisses (à ce sujet, voir par exemple Sylvester, précité, §§ 61-64).
93. Il convient aussi de prendre en compte le fait que le tribunal d’arrondissement n’a pas proposé un règlement du droit de visite favorable au requérant pour la durée de la procédure pendante, de sorte à maintenir le lien entre l’intéressé et son enfant. Or, les parties contractantes à la Convention de La Haye sont tenues, en vertu de l’article 7 alinéa 2 f), de prendre « [toutes les mesures appropriées, le cas échéant, afin de] permettre l’organisation ou l’exercice effectif du droit de visite ». En l’occurrence, c’est à la demande du requérant lui-même que les autorités compétentes lui ont octroyé, par une décision du 23 avril 2004, le droit de voir son enfant une fois par semaine. Il ressort par ailleurs d’un rapport de l’autorité tutélaire en date du 27 août 2004 que les neuf rencontres entre le requérant et son enfant – intervenues entre le 24 avril et le 18 juillet 2004 – se sont déroulées de manière très satisfaisante et que le requérant a respecté toutes les modalités imposées par les autorités compétentes.
94. Ensuite, la Cour constate que le tribunal d’arrondissement de Willisau n’a statué que le 3 mai 2004, soit près de quatre mois après le dépôt de la demande du requérant tendant au rapatriement de l’enfant. Elle n’est pas convaincue qu’un tel laps de temps cadre avec l’article 11 de la Convention de La Haye, lequel exige que les autorités judiciaires ou administratives saisies procèdent « d’urgence » en vue du retour de l’enfant, toute inaction dépassant les six semaines pouvant donner lieu à une demande de motivation (pour une application de cette disposition, voir Ignaccolo-Zenide, précité, § 102 ; Monory, précité, § 82).
95. Le tribunal d’arrondissement de Willisau a finalement rejeté la demande du requérant au motif que les conditions de l’article 13 de la Convention de La Haye étaient remplies en l’espèce. La Cour exprime des réserves au sujet du processus décisionnel ayant conduit à ce jugement. Pour autant que l’enfant aurait fait preuve de réticences sérieuses quant à son retour en Italie, il faut en effet se demander s’il était opportun de se contenter en l’espèce d’un seul rapport, rédigé sur la base de deux rencontres entre l’enfant (âgé alors de quatre ans) et son père, intervenues le 24 avril et le 1er mai 2004, donc quatre mois après leur dernier contact (voir, a contrario, l’arrêt Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 71, CEDH 2003-VIII (extraits), qui porte sur le droit de visite d’un parent n’exerçant pas la garde de l’enfant, âgé de treize ans : il en ressort que ce serait aller trop loin que de dire que les tribunaux internes sont toujours tenus de solliciter l’avis d’un psychologue sur cette question, dans la mesure où cela dépend des circonstances particulières de chaque cause et, notamment, de l’âge et de la maturité de l’enfant concerné).
96. Dans ce contexte, la Cour est aussi d’avis que les réticences de l’enfant face à l’hypothèse de son retour – point mis en avant par le tribunal d’arrondissement – étaient essentiellement dues au fait que les autorités du canton de Lucerne avaient négligé de mettre en œuvre toutes les mesures qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour faire exécuter la restitution de l’enfant ou, pour le moins, garantir un contact régulier entre lui et son père pendant la procédure pendante, ce afin d’éviter toute conséquence irrémédiable pour leurs relations. A ce sujet, elle partage l’opinion du tribunal supérieur selon laquelle il était tout à fait normal que l’enfant, qui avait alors quatre ans et qui s’était trouvé pendant des mois sous l’influence exclusive de sa mère, se fût opposé à son retour en Italie.
97. Le 12 juillet 2004, soit un peu plus d’un mois après sa saisine par le requérant (le 8 juin 2004), le tribunal supérieur du canton de Lucerne a finalement annulé la décision de l’instance inférieure, en ordonnant la restitution de l’enfant à son père pour le 31 juillet 2004 au plus tard et en autorisant l’intervention de la police, si nécessaire.
98. Il existe aussi une divergence d’opinion manifeste et profonde entre le requérant et le gouvernement défendeur sur la question de savoir si les autorités administratives et policières ont entrepris tout ce qui pouvait raisonnablement être exigé d’elles pour l’exécution de l’arrêt du tribunal supérieur du 12 juillet 2004. A cet égard, l’article 7 alinéa 2 lettre a) de la Convention de La Haye commande aux Etats parties de « [prendre toutes les mesures appropriées] pour localiser un enfant déplacé ou retenu illicitement ».
La Cour ne remet pas en question le fait que les autorités du canton de Lucerne ont pris à partir de septembre 2004 de nombreuses mesures afin de retrouver la mère et l’enfant, notamment des perquisitions, des enquêtes auprès d’établissements bancaires et postaux, la surveillance de comptes, des surveillances téléphoniques et des observations. Néanmoins, la Cour est très surprise du déroulement des faits survenus le 15 août 2004, date à laquelle la mère s’est présentée au poste de police. Elle s’étonne que les agents compétents l’aient laissée partir sans qu’elle ait rendu l’enfant, alors qu’elle l’avait déjà enlevé précédemment et qu’elle avait été sanctionnée à peine cinq mois auparavant, par la préfecture de Willisau, pour enlèvement d’un mineur au sens du code pénal suisse.
A ce sujet, la Cour n’estime pas suffisamment étayée l’allégation du gouvernement suisse d’après laquelle l’arrestation de la mère n’aurait pas constitué une mesure envisageable compte tenu des risques pour la santé de l’enfant. La simple promesse de la mère selon laquelle elle restituerait l’enfant une fois que le Tribunal fédéral aurait statué sur le recours qu’elle envisageait d’introduire contre la décision du tribunal supérieur du 12 juillet 2004 n’est pas non plus, d’après la Cour, une raison justifiant la passivité des autorités avant, pendant et après les contacts du 15 août 2004. De même, la Cour ne juge pas convaincant l’argument du gouvernement défendeur selon lequel le temps dont elles disposaient au moment de l’interrogatoire de la mère n’aurait pas permis aux autorités de préparer sa mise sous surveillance. Il convient de rappeler à ce sujet, premièrement, que c’est la police cantonale elle-même qui avait convoqué la mère à l’interrogatoire, seulement cinq jours auparavant ; deuxièmement, que la mère avait préalablement avisé la police, par téléphone, qu’elle se rendrait au poste ; troisièmement, que la rencontre a incontestablement duré quarante minutes.
99. Compte tenu de ce qui précède, la Cour admet que les autorités du canton de Lucerne ont entrepris, à partir de septembre 2004, de multiples démarches afin de localiser la mère et son fils. Elle estime néanmoins que leur attitude, entre l’enlèvement de l’enfant et leur dernier contact avec la mère, le 15 août 2004, témoigne dans l’ensemble d’un certain laxisme, qui ne cadre ni avec l’objet et le but de la Convention de La Haye, ni avec son libellé particulièrement clair et rigoureux.
Cette passivité est à l’origine de la rupture totale des relations entre l’enfant et son père, qui dure depuis près de deux ans et qui comporte, vu le très jeune âge de l’enfant, le risque d’une « aliénation » croissante entre les deux, aliénation qui n’est aucunement à considérer comme étant dans l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 79, CEDH 2002-I).
Il s’ensuit qu’on ne saurait prétendre que le droit au respect de la vie familiale du requérant a été protégé de manière effective, comme le prescrit la Convention.
100. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention."
ARRÊT GEZGINCI c. SUISSE REQUÊTE 16327/05 DU 9 DECEMBRE 2005
LA CEDH épouse les thèses de l'extrême droite suisse quant à l'expulsion des étrangers qui vivent trente ans dans le pays
a) Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant
54. La Cour rappelle que la Convention ne garantit aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un Etat. Toutefois, exclure une personne d’un pays où vivent ses proches parents peut constituer une ingérence dans le droit au respect de sa vie familiale, tel que protégé par l’article 8 § 1 de la Convention (Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, § 16, série A no 193).
55. La Cour observe en outre que, dans sa jurisprudence, elle a toujours envisagé l’expulsion de résidents de longue date aussi bien sous le volet de la « vie privée » que sous celui de la « vie familiale », une certaine importance étant accordée sur ce plan au degré d’intégration sociale des intéressés (voir, par exemple, l’arrêt Dalia c. France, 19 février 1998, §§ 42-45, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).
56. En outre, la Cour rappelle que tous les immigrés établis, indépendamment de la durée de leur résidence dans le pays dont ils sont censés être expulsés, n’ont pas nécessairement une « vie familiale » au sens de l’article 8. Toutefois, dès lors que l’article 8 protège également le droit de nouer et d’entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et qu’il englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu, il faut accepter que l’ensemble des liens sociaux entre les immigrés établis et la communauté dans laquelle ils vivent fait partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. Indépendamment de l’existence ou non d’une « vie familiale », l’expulsion d’un étranger établi s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. C’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle que la Cour décidera s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée » (Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 59, CEDH 2006-XII).
57. Pour ce qui est des circonstances de l’espèce, la Cour estime que, en raison de la très longue durée du séjour du requérant en Suisse, le refus de lui octroyer une autorisation de séjour pour raisons humanitaires constitue une ingérence dans le droit au respect de sa vie « privée ». Il importe peu à cet égard que, comme le prétend le Gouvernement, l’intéressé ait interrompu sa présence sur le territoire suisse par des séjours à l’étranger. Dans ces circonstances, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner si le requérant a également subi une ingérence dans sa vie « familiale ».
58. Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8. La Cour est donc amenée à rechercher si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».
b) Sur la justification de l’ingérence
i. Base légale et buts légitimes
59. La Cour n’a aucune difficulté à admettre, et le requérant ne le conteste par ailleurs pas, que l’ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait les buts légitimes invoqués par le Gouvernement, à savoir le bien-être économique du pays, la défense de l’ordre et la prévention d’infractions pénales, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.
ii. Nécessité dans une société démocratique
α) Principes applicables
60. La question essentielle à trancher en l’espèce est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux en la matière sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment récapitulés, notamment dans les affaires Üner (précitée, §§ 54-55 et 57-58), Maslov c. Autriche ([GC], no 1638/03, §§ 68-76, CEDH 2008-...), et Emre c. Suisse (no 42034/04, §§ 65-71).
61. Lorsque, comme en l’espèce, la personne censée être expulsée est un adulte qui, n’ayant pas fondé sa propre famille dans le pays hôte, se prévaut en premier lieu de son intégration et dont la situation relève plutôt de la vie « privée », les critères à retenir sont les suivants :
– la nature et la gravité des infractions commises par le requérant ;
– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;
– le laps de temps qui s’est écoulé depuis la commission des infractions et la conduite du requérant durant cette période ; et
– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.
62. Doivent également être prises en compte les circonstances particulières entourant le cas d’espèce, comme par exemple les éléments d’ordre médical (Boultif, précité, § 51, et Emre, précité, §§ 71, 81-83).
63. La Cour rappelle également que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure en question au but légitime poursuivi (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003-X, et Berrehab c. Pays-Bas, 21 juin 1988, série A no 138, § 28). Toutefois, selon la jurisprudence constante de la Cour, sa tâche consiste à déterminer si les mesures litigieuses ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’intéressé protégés par la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (voir, parmi maints autres, Boultif, précité, § 47). Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, § 47, CEDH 2002-III). La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une mesure d’éloignement d’une personne se concilie avec l’article 8.
β) Application au cas d’espèce des principes susmentionnés
– La nature et la gravité des infractions commises par le requérant
64. En ce qui concerne d’abord la nature et la gravité des infractions commises par le requérant, la Cour constate que ces éléments n’ont été pris en compte que de manière secondaire par les instances internes. Elle rappelle toutefois que, à une date non indiquée, le requérant a été condamné à une amende pour avoir occupé un emploi sans disposer des autorisations nécessaires puis, entre 1982 et 1992, à deux mois d’emprisonnement et à une interdiction de séjour de trois ans, les deux peines étant assorties d’un sursis, à une amende de 600 CHF pour facilitation du séjour illégal d’étrangers en Suisse, ainsi qu’à 21 jours d’emprisonnement avec sursis et à une amende de 900 CHF pour conduite en état d’ébriété.
65. En outre, le Gouvernement allègue que, depuis 2004, une procédure pénale est en cours contre le requérant pour usage frauduleux d’une carte de compte postal. Une seconde procédure aurait été ouverte contre lui pour lésions corporelles simples ou voies de fait à l’encontre de sa fille. En outre, le service social communal aurait entrepris, en février 2008, des démarches en vue du placement de sa fille, en raison du comportement adopté par l’intéressé à son égard. Le requérant réplique qu’il n’a pas été lourdement condamné à l’issue de la procédure pour lésions corporelles, le tribunal n’ayant pas retenu cette qualification pour les faits qui lui étaient reprochés. Par ailleurs, la procédure de placement de sa fille aurait été abandonnée, celle-ci ayant confirmé auprès des autorités sa volonté de rester vivre chez son père.
66. A la lumière d’affaires comparables, les condamnations dont le requérant a fait l’objet entre 1982 et 1992 ne pèsent pas lourd, tant du point de vue de leur gravité que de la nature des peines finalement infligées (voir, en ce sens, Mokrani c. France, no 52206/99, § 32, 15 juillet 2003 ; Benhebba c. France, no 53441/99, § 34, 10 juillet 2003 ; C. c. Belgique, arrêt du 7 août 1996, Recueil 1996-III, § 35 ; Dalia c. France, précitée, § 54 ; Baghli c. France, no 34374/97, § 48, CEDH 1999-VIII ; Jankov c. Allemagne (déc.), no 35112/97, 13 janvier 2000 ; Bouchelkia c. France, 29 janvier 1997, §§ 50-53, Recueil 1997-I ; Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 44, Recueil 1997-VI, et Üner, précité, § 18).
67. Quant aux allégations du Gouvernement selon lesquelles des procédures pénales seraient actuellement pendantes contre le requérant, la Cour observe que celui-ci ne lui a pas fourni la preuve que ces procédures avaient effectivement abouti à une condamnation, même si le requérant relève qu’il n’a pas été lourdement condamné à l’issue de la procédure pour lésions corporelles (paragraphe 29 ci-dessus).
– La durée du séjour du requérant dans le pays dont il doit être expulsé
68. S’agissant de la durée du séjour du requérant en Suisse, la Cour note que, né en 1954, il arriva illégalement dans ce pays en novembre 1978 et y travailla d’abord sans autorisation. Après un séjour de quelques mois en Turquie, il revint en Suisse, où il obtint une autorisation de séjour en août 1980. Par la suite, cette autorisation fut prolongée chaque année. Fin 1992, l’intéressé quitta la Suisse et se rendit en Roumanie pendant un certain temps. En août 1993, la police des étrangers du canton d’Argovie l’informa que son autorisation de séjour avait expiré. Le 10 août 1993, le requérant obtint néanmoins le prolongement de son autorisation de séjour, à la condition qu’il ait un comportement pénalement irréprochable et qu’il soit indépendant financièrement. En janvier 1994, il quitta à nouveau la Suisse pendant plusieurs mois. Cependant, son autorisation de séjour fut une nouvelle fois prolongée en janvier 1995 et en février 1996. Une fois le requérant disparu de sa commune à partir d’avril 1996, par une décision du 28 avril 1997, son autorisation de séjour ne fut pas renouvelée. Par décision du 12 août 1998, le Conseil d’Etat du canton d’Argovie rejeta un recours introduit par l’intéressé. Cette décision devint définitive faute d’avoir été contestée. Par une décision du 15 octobre 2003, l’office des migrations du canton d’Argovie rejeta la demande d’autorisation de séjour pour raisons humanitaires formulée par le requérant le 24 septembre 2003. Ce jugement devint définitif par l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral le 2 décembre 2004, qui fait l’objet de la présente requête. Le requérant n’a cependant jamais quitté la Suisse et y réside encore actuellement.
69. Compte tenu de ce qui précède, la Cour observe que le requérant a séjourné régulièrement en Suisse au moins pendant 18 ans, abstraction faite des périodes pendant lesquelles il s’est rendu à l’étranger. Si l’on se place au moment de l’exécution de la mesure litigieuse, comme le fait habituellement la Cour dans les affaires qu’elle examine alors que le requérant n’a pas encore été expulsé (Maslov c. Autriche, précité, § 91 et, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 145, 6 juillet 2010), la durée totale du séjour de l’intéressé en Suisse avoisine même une trentaine d’années.
70. Certes, il s’agit manifestement là d’un séjour d’une durée très longue. La Cour observe néanmoins que le requérant n’est pas parvenu à contrer l’allégation du Gouvernement selon laquelle il s’est rendu à l’étranger à plusieurs reprises (voir l’arrêt Kaya c. Allemagne, no 31753/02, § 65, 28 juin 2007).
71. Par ailleurs, la Cour est également sensible à l’argument du Gouvernement, selon lequel le départ du requérant, initialement fixé au 15 mars 1999, n’est pas intervenu à cette date, pour permettre à celui-ci de suivre un traitement médical dans un premier temps, puis en raison de la procédure engagée afin de déterminer son droit à des prestations de l’assurance-accidents ou de l’assurance-invalidité. La Cour estime que le séjour du requérant s’est ainsi considérablement prolongé du fait de la grande compréhension dont les autorités ont fait preuve à l’égard de l’intéressé.
– Le laps de temps écoulé depuis les infractions et la conduite de l’intéressé durant cette période
72. En ce qui concerne le laps de temps écoulé entre la commission des infractions et l’adoption du présent arrêt, ainsi que la conduite de l’intéressé durant cette période, la Cour relève que les condamnations du requérant sont antérieures à 1993. Depuis lors, le comportement de l’intéressé n’apparaît pas avoir été mis en cause, en tout cas d’un point de vue purement pénal. Comme elle l’a indiqué précédemment, le Gouvernement n’est pas parvenu à prouver que les procédures ouvertes contre le requérant ont abouti à de nouvelles condamnations.
– La solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et le pays d’origine ou de destination
73. Le Gouvernement relève que, dans sa demande d’asile déposée en Suisse, l’épouse du requérant a affirmé qu’elle résidait avec sa fille en Turquie auprès de la sœur de son mari. Aux yeux du Gouvernement, ces éléments non seulement montrent que le requérant y conserve de la famille, mais donnent aussi à penser que celle-ci pourrait, le cas échéant, être disposée à lui apporter un certain soutien. Le Gouvernement relève en outre que le requérant s’est également rendu à plusieurs reprises en Roumanie et y aurait même exercé une activité économique. Par ailleurs, il estime que l’intéressé a clairement démontré par son comportement qu’il ne pouvait et ne voulait pas s’intégrer au monde du travail. En raison de son attitude, le requérant ne serait jamais parvenu, pendant toute la durée de son séjour légal en Suisse, à conserver durablement un emploi. En outre, il aurait accumulé des dettes d’un montant considérable et aurait bénéficié d’allocations chômage et d’aides de l’assistance publique.
74. La Cour observe que le requérant a quitté la Turquie pour entrer illégalement en Suisse en 1978 au plus tard, soit à l’âge de 24 ans. Depuis lors, il y a certes vécu la grande majorité de sa vie. La Cour reconnaît que, âgé aujourd’hui de 56 ans, il serait sans doute exposé à des difficultés de réintégration dans l’hypothèse d’un retour, bien qu’il soit retourné à plusieurs reprises dans son pays d’origine. Par ailleurs, dans sa demande d’asile déposée en Suisse, l’épouse du requérant a déclaré qu’elle résidait avec sa fille en Turquie auprès de la sœur de son mari. Cela étant, la Cour partage l’avis du Gouvernement, selon lequel le requérant y a conservé un certain cercle familial qui pourrait être un soutien dans sa réintégration sociale et professionnelle dans ce pays. Par ailleurs, il maîtrise parfaitement le turc, langue par laquelle il s’est adressé à la Cour (voir l’arrêt Kaya, précité, § 65).
75. La Cour estime que des considérations semblables s’appliqueraient dans l’hypothèse où le requérant se décidait à vivre en Roumanie, pays qu’il connaît par ses visites, où vit son épouse, où sa fille a passé une grande partie de sa vie et où il semble même avoir exercé une activité lucrative (ibidem.).
76. Par ailleurs, à l’instar du Gouvernement, la Cour estime que l’intéressé a clairement démontré par son comportement qu’il ne pouvait et ne voulait pas s’intégrer au monde du travail. Il est avéré que le requérant a très souvent changé de travail, a accumulé des dettes importantes et dépend des allocations chômage et de l’assistance publique.
77. La Cour rappelle également que, née le 20 janvier 1993 et possédant la double nationalité roumaine et turque, la fille du requérant est entrée en Suisse pour la première fois le 9 mars 2000. Elle y est restée jusqu’au 10 novembre 2003. Depuis que sa mère l’a ramenée le 27 juillet 2004, elle vit aux côtés de son père en Suisse. Selon les dires de ce dernier, elle est scolarisée à Wettingen et ses prestations sont positives. Dès lors, elle serait bien intégrée en Suisse. La Cour estime qu’elle atteindra bientôt l’âge de la majorité – soit 18 ans – et pourra dès lors décider seule de suivre son père ou de demander d’être régularisée en Suisse. Par ailleurs, elle réside de manière illégale en Suisse, un fait que l’intéressé n’a pas pu ignorer. En outre, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel, à la date des décisions litigieuses, elle n’avait vécu que relativement peu de temps dans ce pays. Ayant passé la plus grande partie de sa vie en Roumanie et en Turquie, pays dont elle possède les nationalités et dont elle a vraisemblablement continué à parler les langues avec ses parents durant ses séjours en Suisse, la Cour estime que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle soit à même de s’y adapter à nouveau en cas de retour. Enfin, elle n’a jamais demandé d’être requérante dans la présente affaire.
– La particularité des circonstances de l’espèce : le volet médical de l’affaire
78. En ce qui concerne enfin l’état de santé du requérant, la Cour rappelle que le tribunal d’appel, dont le Gouvernement approuve les conclusions dans ses observations, a constaté qu’il souffrait de dépression avec tendance suicidaire et d’un rhumatisme nécessitant un traitement régulier, mais que l’ambassade suisse à Ankara a confirmé que les médicaments et traitements nécessaires étaient faciles d’accès en Turquie, ce que l’intéressé a par ailleurs expressément indiqué dans son recours du 6 août 2004. Le Gouvernement rappelle également que, fixé au 15 mars 1999, le départ du requérant n’a pas été exécuté dans un premier temps pour lui permettre de suivre une thérapie médicale, puis en raison de la procédure en cours afin de déterminer son droit à des prestations de l’assurance-accidents ou de l’assurance-invalidité. La Cour rappelle enfin que, par une décision du 4 juillet 2008, l’intéressé s’est vu octroyer une rente d’invalidité de 25 %, à verser rétroactivement à partir du 1er mars 2003.
79. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’état de santé du requérant n’est pas susceptible de constituer un obstacle significatif à son intégration en Turquie, étant donné qu’il y disposerait des médicaments et traitements nécessaires et qu’il faut partir de l’hypothèse selon laquelle il toucherait la rente d’invalidité même dans l’hypothèse de son départ de Suisse.
γ) Conclusion
80. Au vu de ce qui précède, et en particulier compte tenu de la nature irrégulière du séjour du requérant en Suisse depuis 1997, de l’absence de volonté de sa part de s’intégrer en Suisse, de son manque de respect des règles suisses et ce malgré les avertissements des autorités compétentes, ainsi que du fait que le lien avec son pays d’origine ne semble pas être complètement rompu, la Cour estime que l’Etat défendeur peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’intéressé et de sa fille d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration d’autre part.
81. Partant, il n’y aurait pas violation de l’article 8 si une mesure d’éloignement était mise en œuvre.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SPIELMANN À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE JEBENS
1. Je ne saurais souscrire à la conclusion qu’il n’y aurait pas de violation de l’article 8 de la Convention en cas d’éloignement du requérant.
2. Comme la majorité l’a relevé à juste titre au paragraphe 69 de l’arrêt, si l’on se place au moment de l’exécution de la mesure litigieuse, comme la Cour le fait habituellement dans des affaires où le requérant n’a pas encore été expulsé lors de l’examen de l’affaire, la durée totale du séjour total de l’intéressé en Suisse avoisine une trentaine d’années.
Il s’agit manifestement là d’un séjour d’une durée extrêmement longue. Je suis d’avis que le comportement des autorités suisses vis-à-vis du requérant était susceptible d’avoir fait naître chez lui un certain sentiment d’être toléré sur le territoire suisse depuis de longues années et, partant, une espérance légitime de pouvoir rester définitivement dans ce pays (voir, mutatis mutandis, Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 32, 28 mai 2009). Par conséquent, il doit y avoir de très solides raisons pour justifier le refus de prolongation de l’autorisation du séjour dans de telles circonstances.
3. Comme l’a relevé la majorité au paragraphe 64 de l’arrêt, la nature et la gravité des infractions n’ont été prises en compte que de manière secondaire par les instances internes. Les condamnations dont le requérant a fait l’objet entre 1982 et 1992 ne pèsent pas lourd. En ce qui concerne le laps de temps entre la commission des infractions et l’adoption du présent arrêt, ainsi que la conduite de l’intéressé durant cette période, je relève que les condamnations du requérant sont antérieures à 1993. Depuis lors, le comportement de l’intéressé n’apparaît pas avoir été mis en cause, d’un point de vue purement pénal. Au demeurant, le Gouvernement n’est pas parvenu à prouver que les procédures ouvertes contre le requérant aient abouti à de nouvelles condamnations (paragraphe 67 de l’arrêt).
4. Le requérant est âgé aujourd’hui de 56 ans. Il retrouve, dans l’hypothèse d’un retour, un tout autre pays que celui qu’il avait quitté et sa réintégration l’exposerait sans doute à des difficultés considérables. Le tribunal d’appel lui-même avait estimé au sujet des liens sociaux du requérant que, faute d’indication contraire ressortant du dossier, son intégration sociale en Suisse devait être présumée (paragraphe 25 de l’arrêt). En tout état de cause, j’estime que, à les supposer avérés, les séjours de l’intéressé en dehors du territoire suisse ne signifient aucunement qu’il ait renoncé à l’idée de s’établir et s’intégrer définitivement dans ce pays (voir, mutatis mutandis, Haliti c. Suisse (déc.), no 14015/02, 1er mars 2005, et Sen c. Pays-Bas, no 31465/96, § 40, 21 décembre 2001).
5. Concernant plus particulièrement la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte, je voudrais faire les remarques suivantes. Née le 20 janvier 1993 et possédant la double nationalité roumaine et turque, la fille du requérant est entrée en Suisse pour la première fois le 9 mars 2000. Elle y est restée jusqu’au 10 novembre 2003. Depuis que sa mère l’a ramenée le 27 juillet 2004, elle vit aux côtés de son père en Suisse. Selon les dires de ce dernier, non contestés par le Gouvernement, elle est scolarisée à Wettingen et ses prestations sont très positives et, dès lors, elle serait parfaitement intégrée en Suisse (paragraphe 77 de l’arrêt).
6. Pour ce qui est plus particulièrement de l’absence d’intégration professionnelle du requérant en Suisse, relevée par la majorité au paragraphe 73 de l’arrêt, je dois rappeler que, bien qu’il ait changé fréquemment de travail, l’intéressé a néanmoins pu pendant longtemps subvenir indépendamment à ses propres besoins. Il n’est devenu totalement dépendant de l’assistance sociale que depuis son accident subi en juillet 1999 et l’ayant rendu partiellement invalide du travail. J’exprime dès lors certaines réticences à prendre en compte, dans la pesée des intérêts en jeu, un état de fait qui échappe complètement à la volonté du justiciable, tel qu’un accident ou une maladie (voir, dans un autre contexte, Glor c. Suisse, no 13444/04, § 54, CEDH 2009-...).
7. En ce qui concerne enfin l’état de santé du requérant, je rappelle que le tribunal d’appel a constaté que le requérant souffrait de dépression avec tendance suicidaire et d’un rhumatisme nécessitant un traitement régulier. Le Gouvernement a rappelé que, fixé au 15 mars 1999, le départ du requérant n’a pas été exécuté dans un premier temps pour lui permettre de suivre une thérapie médicale, puis en raison de la procédure en cours afin de déterminer s’il avait droit à des prestations de l’assurance-accidents ou de l’assurance-invalidité. Par ailleurs, par une décision du 4 juillet 2008, l’intéressé s’est vu octroyer une rente d’invalidité de 25 %, à verser rétroactivement à partir du 1er mars 2003 (paragraphe 78 de l’arrêt).
8. Contrairement à l’opinion de la majorité, exprimée au paragraphe 79 de l’arrêt, j’estime dès lors que l’état de santé du requérant constitue un obstacle significatif à son intégration en Turquie.
9. En conclusion et au vu de ce qui précède, et en particulier compte tenu de la nature et de la faible gravité des condamnations prononcées contre le requérant, de l’absence de comportement délictuel de sa part depuis 1993, de la durée extrêmement longue de son séjour en Suisse, qui a pu faire naître chez lui une espérance légitime de pouvoir définitivement rester dans ce pays, de l’intégration certaine de sa fille en Suisse ainsi que de son état de santé, je suis d’avis que l’Etat défendeur ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre, d’une part, les intérêts de l’intéressé et de sa fille et, d’autre part, son propre intérêt à contrôler l’immigration.
LA FILIATION ET L'ARTICLE 8
L'INTERÊT DES ENFANTS PRIME SUR LE DROIT DE GARDE ET DE VISITE DES PARENTS
L'intérêt des enfants prime en matière de garde et droit de visite des enfants, par des parents suivis en psychiatrie
Arrêt Couillard Mangery contre France du 01/07/2004 Hudoc 5188 requête 64796/01la Cour "met en balance" l'intérêt de l'enfant qui doit primer sur les droits de la mère qui a subi un internement psychiatrique.
Pour compenser le retrait du droit de garde, la mère avait un droit de visite tous les week-end. Elle considère qu'elle doit avoir la garde de ses enfants puisqu'elle ne subit plus de placement en hôpital psychiatrique depuis 1994. La Cour constate que les mauvaises relations entre la mère et ses deux enfants, leur porte préjudice. L'état de santé de la mère se dégrade au point de supprimer les visites qui deviennent un véritable danger pour les enfants.
Sur la nécessité de placer le fils et la fille de la requérante
"§260: Elle (la Cour) relève qu'il ressort clairement de la motivation de ces différentes décisions que les juges qui se sont prononcés successivement l'ont fait après un examen attentif et approfondi de la situation de la requérante et de ses enfants et en tenant compte des demandes des enfants eux-mêmes.
§261: La lecture de ces décisions, prises par des juges différents, qui reprennent les mêmes éléments et arguments montre de toute évidence que le placement des deux enfants a été décidé en raison des graves problèmes de santé de leur mère et des répercussions que ceux-ci avaient sur l'équilibre et l'état de santé des enfants eux-mêmes.
§262: Ainsi, dans une ordonnance du 13 mai 1996, la juge des enfants relevait que l'expert et l'enquêtrice sociale concluaient au danger potentiel que la requérante représentait pour ses enfants.
§264: Par ailleurs, une ordonnance du 9 novembre 1999 soulignait que l'état mental de al requérante s'était dégradé. Le 5 mai 2000, la cour d'appel de Toulouse soulignait que les visites de sa mère réactivaient des troubles du comportement de Billy et qu'une suspension des droits de visite constituait une sage précaution pour éviter de perturber gravement Billy.
§265: La Cour relève encore que, dans un bulletin de situation du 3 septembre 2000 rédigé par un médecin du centre où se trouvait Billy, il était précisé que l'échange téléphonique de celui-ci avec sa mère avait été supprimé en raison de son caractère délétère.
§266: Elle note encore qu'en décembre 2000, les services sociaux signalèrent que Fanny ne souhaitait pas voir sa mère.
Le 28 décembre 2000, le médecin s'occupant de Billy écrivit au procureur de Tarbes pour lui signaler que la requérante mettait des entraves aux soins de son fils. Ceci fut à nouveau mentionné dans une note d'un médecin en date du 6 juillet 2001.
En mai 2001, la D.P.D.S de l'Indre fit un rapport mentionnant que les seules difficultés actuelles de Fanny étaient liées à ses relations pathogènes avec sa mère. En décembre 2001, la juge des enfants releva les relations difficiles de BIlly avec sa mère.
§268: La Cour considère que les différentes juridictions appelées à statuer sur le placement des enfants l'ont fait de manière très régulière, dans des décisions soigneusement motivées et détaillées et prenant en compte les différents éléments de la situation et son évolution.
§269: Dans ces conditions et au vu de l'intérêt évidemment primordial des enfants d'être placés dans un environnement offrant les meilleures conditions pour leur développement, la Cour estime que les mesures de placement prises ne sauraient être remises en cause sur le fondement de l'article 8"
Sur la nécessité de supprimer le droit de visite de la requérante à son fils et sa fille"§302: La Cour rappelle qu'il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises car ces autorités sont, en effet, en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu'elle sont en contact direct avec le contexte de l'affaire et les parties impliquées.
§303: La Cour constate que de très nombreuses décisions ont été prises régulièrement au fil des années concernant les rencontres et contacts entre la requérante et ses deux enfants. Elle relève que, comme pour les décisions de placement, ces jugements et ordonnances ont été rendues après que des expertises psychologiques et psychiatriques de la mère et des enfants eurent été menées. Il convient aussi de noter, sur ce point, que les juridictions ont dûment tenu compte des nombreux rapports des services sociaux. Enfin, il ressort également du dossier que les inquiétudes et desiderata exprimés par les enfants eux-mêmes ont joué un rôle important dans les décisions prises.
§307: La Cour ne peut que constater, en l'espèce, dans une situation particulièrement complexe et délicate sur le plan psychologique et psychiatrique, que des autorités compétentes firent tous les efforts que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour atteindre cet objectif qui était constamment présent à leur esprit. Ils ont de manière précise et minutieuse évalué la situation de danger qui existait pour les esprits. Ils ont de manière précise et minutieuse évalué la situation de danger qui existait pour les mineurs dont la santé, la sécurité ou les conditions d'éducation pouvaient paraître compromises.
§308: Dans ces circonstances, la Cour ne peut que conclure que les autorités prirent, pour faciliter le regroupement de la requérante et de ses enfants, toutes les mesures que l'on pouvait raisonnablement exiger d'elles. La Cour note par ailleurs que le lien familial n'a pas été brisé puisqu'il ressort clairement des faits qu'un rapprochement très important s'est effectué au fil des années entre la mère et ses deux enfants.
§309: En conclusion, la Cour estime que l'article 8 de la Convention n'a pas non plus été méconnu du chef des restrictions faites aux contacts entre la requérante et ses enfants"
L'intérêt de l'enfant primesur l'autorité parentale
Arrêt Aune c. Norvège du 28 octobre 2010 requête 52502/07
Autorisation d’adoption du fils de la requérante jugée conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant
La Cour relève que l’ingérence dans la vie privée et familiale de Mme Aune avait une base légale, à savoir l’article 4-20 de la loi de 1992 sur la protection de l’enfance, et que cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’intérêt supérieur du fils de l’intéressée.Pour des raisons de forme, la Cour n’a pas compétence en vertu de la Convention pour examiner la justification des mesures de placement d’office, qui, en tout état de cause, sont devenues définitives. La seule question dont elle puisse connaître est celle de savoir s’il était nécessaire de remplacer la mesure de placement en foyer d’accueil par une mesure plus radicale, à savoir la déchéance de l’autorité parentale et l’autorisation de l’adoption, qui a eu pour conséquence la rupture des liens juridiques entre la requérante et A.
La Cour est consciente que l’adoption d’un enfant contre la volonté des parents ne doit être autorisée que dans des circonstances exceptionnelles, mais elle est convaincue qu’il existait dans le cas de la requérante de telles circonstances justifiant la prise de mesures plus draconiennes.
La requérante n’a pas contesté les conclusions des services sociaux et de la juridiction nationale selon lesquelles son fils avait été placé dans une famille d’accueil qui lui convenait et qu’il était attaché à cette famille. En outre, au cours de la procédure devant elle, la Cour n’a relevé aucun élément de nature à l’amener à s’écarter de la conclusion de la Cour suprême selon laquelle la requérante n’était pas capable de s’occuper convenablement de son fils.
A. n’avait pas de réelles attaches avec ses parents biologiques et les liens sociaux entre la requérante et son fils ont été très restreints. En fait, la sécurité dont A. avait particulièrement besoin – besoin qui ne ferait sans aucun doute que croître avec le temps – avait été gravement mise à mal par le souhait de la requérante de voir confier A. à son grand-père maternel, et par le conflit qui a entouré le placement de l’enfant dans une famille d’accueil. La requérante a clairement déclaré devant la Cour qu’il n’y avait aucun risque que les conflits antérieurs reprennent, puisqu’elle ne chercherait pas à obtenir le retour de A. pour qu’il vive avec elle et qu’elle considérait qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il grandisse avec ses parents d’accueil. Toutefois, au vu des documents qui lui ont été communiqués et des plaidoiries de l’avocat de la requérante, la Cour estime qu’il subsiste un conflit latent qui risque d’accroître la vulnérabilité de A. et d’aller à l’encontre de son besoin particulier de sécurité. Pour la Cour, une adoption parerait à une telle éventualité.
En outre, la Cour croit comprendre que la mesure litigieuse correspond aux souhaits de A.
Quant au doute émis par la requérante sur le point de savoir si la famille d’accueil continuerait à se montrer ouverte à des contacts (en cas d’adoption la requérante n’a légalement plus aucun droit à de tels contacts), la Cour observe qu’après l’arrêt de la Cour suprême le nombre de visites n’a pas changé, ce qui confirme clairement que les juridictions nationales ont correctement apprécié la bonne volonté de la famille d’accueil. Les mesures litigieuses n’ont en fait pas empêché la requérante de continuer à entretenir une relation personnelle avec A. et n’ont pas coupé celui-ci de ses racines.
Dès lors, la Cour est convaincue que la décision de déchoir la requérante de son autorité parentale et de permettre l’adoption était fondée sur des motifs pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la protection de l’intérêt supérieur de A. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8.
ARRÊT SCHNEIDER C. ALLEMAGNE requête n° 17080/07 du 15 septembre 2011
Les juridictions allemandes auraient dû prendre en compte l’intérêt de l’enfant pour décider des droits du père biologique présumé
La Cour estime que les décisions des juridictions internes de refuser d’autoriser M. Schneider à avoir des contacts avec F. et des nouvelles de l’enfant, qu’il présume être son fils, constitue une ingérence dans ses droits au regard de l’article 8. Certes, il n’existe aucune « vie familiale », étant donné qu’il n’a pas été établi que M. Schneider était en fait le père biologique de F. et qu’il n’y a jamais eu de relations personnelles étroites entre lui et le garçon. Toutefois, ce fait ne peut être retenu à l’encontre de M. Schneider. En vertu des dispositions applicables du Code civil, telles qu’interprétées par les juridictions internes, la reconnaissance de paternité du requérant n’était pas valable puisque M. H. bénéficiait d’une présomption de paternité. Une procédure distincte de reconnaissance en paternité – procédure que, selon le Gouvernement, M. Schneider n’a pas engagée – aurait été vouée à l’échec en vertu du droit interne positif
En outre, pareille procédure aurait visé à obtenir le statut d’un parent légitime, ce qui aurait constitué un objectif beaucoup plus ambitieux que le but de M. Schneider d’établir sa paternité biologique aux fins d’obtenir un droit de visite à l’enfant. Par ailleurs, les parents légitimes du garçon ont opposé un refus à ses demandes de contact.
La Cour relève que, si M. Schneider et Mme H. n’ont jamais vécu ensemble, nul ne conteste qu’ils ont eu une liaison – pendant un an et quatre mois – qui était plus qu’une simple aventure. M. Schneider a suffisamment montré son intérêt pour F. : il a prévu d’avoir un enfant avec Mme H., l’a accompagnée à des consultations médicales et a reconnu l’enfant avant même la naissance de celui-ci. Dès lors, la Cour n’exclut pas que la relation qu’envisageait M. Schneider avec le garçon relève de la «vie familiale» au sens de l’article 8. Quoi qu’il en soit, la question de savoir si M. Schneider avait un droit de visite et d’information concernant l’enfant, même en l’absence de vie familiale, concerne une partie importante de son identité et donc de sa « vie privée » aux fins de l’article 8.
Quant à savoir si l’ingérence dans les droits de M. Schneider se justifiait, la Cour relève d’emblée que les décisions des juridictions internes étaient conformes aux dispositions pertinentes du Code civil allemand. De plus, elle visait l’intérêt d’un couple marié et des enfants nés pendant leur mariage et vivant avec eux.
Toutefois, les juridictions internes ont refusé à M. Schneider le droit d’avoir des contacts avec le garçon qu’il présume être son fils sans examiner si, dans les circonstances particulières de l’espèce, pareil droit serait dans l’intérêt de l’enfant, ou s’il fallait considérer que l’intérêt de M. Schneider primait celui des parents légitimes. La Cour renvoie à une affaire similaire dans laquelle les juridictions internes avaient refusé d’accorder à un père un droit de visite à ses enfants qui vivaient avec leur mère et son mari sans examiner si les contacts entre le requérant et ses enfants auraient été dans l’intérêt de ces derniers. Dans cette affaire, la Cour a estimé que les juridictions allemandes n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre les droits concurrents en jeu.
Certes, dans l’affaire de M. Schneider, il n’a pas été établi qu’il était le père biologique du garçon en question ; cependant, cette différence n’a pas joué dans la décision des juridictions nationales. Celles-ci ont présumé sa paternité aux fins de la procédure et ont rejeté sa demande parce qu’il n’était pas le père légitime de l’enfant et n’avait jamais eu de relations sociales et familiales avec l'enfant.
Dans les deux affaires, les raisons pour lesquelles le père biologique (présumé) n’avait pas établi de relation avec l’enfant ou les enfants concernés n’ont eu aucune influence sur les conclusions des juridictions internes. Par conséquent, celles-ci n’ont attaché aucune importance au fait que les requérants dans ces affaires, pour des raisons juridiques et pratiques, s’étaient trouvés dans l’impossibilité de modifier leurs relations avec les enfants en question.
La Cour souligne qu’il incombait aux juridictions internes, qui bénéficient de relations directes avec toutes les personnes concernées, de déterminer si les contacts entre un père biologique et son enfant sont ou non dans l’intérêt de celui-ci. Toutefois, elle n’est pas convaincue qu’il soit possible de déterminer quel est l’intérêt d’enfants vivant avec leur père légitime mais dont le père biologique est un autre homme au moyen d’une présomption légale générale. Eu égard à la grande diversité des situations familiales pouvant être concernées, un examen des circonstances particulières de chaque affaire est nécessaire pour pouvoir ménager un juste équilibre entre les droits de toutes les personnes impliquées. Dans le cas de M. Schneider, les tribunaux internes ont failli à mener un tel examen. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8.
Articles 8 et 14 combinés
Eu égard à sa conclusion sous l’angle de l’article 8, la Cour juge inutile d’examiner si les décisions des juridictions internes ont fait subir au requérant une discrimination contraire à l’article 8 combiné avec l’article 14.
Article 41
Au titre de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour dit que l’Allemagne doit verser au requérant 5 000 euros (EUR) pour dommage moral, et 10 000 EUR pour frais et dépens.
LE DROIT DES PARENTS DE RESTER ANONYME
Le droit de connaître sa filiation se heurte au droit des parents de pouvoir rester anonymes
Arrêt Odievre contre France du 13/02/2003 Hudoc 4163 requête 42326/98
"La Cour observe que la requérante a eu accès à des informations non identifiantes sur sa mère et sa famille biologique lui permettant d'établir quelques racines de son histoire dans le respect de la préservation des intérêts des tiers ()
La loi du 22 février 2002 crée un conseil national de l'accès aux origines personnelles, organe indépendant composé de magistrats, de représentants d'association concernées par l'objet de la loi et de professionnels ayant une bonne connaissance pratique des enjeux de la question.
D'application immédiate, elle peut désormais permettre à la requérante de solliciter la réversibilité du secret de l'identité de sa mère sous réserve de l'accord de celle-ci de manière à assurer équitablement la conciliation entre la protection de cette dernière et la demande légitime de la requérante, et il n'est même pas exclu, encore que ce soit peu probable, que, grâce au nouveau conseil institué par le législateur, la requérante puisse obtenir ce qu'elle recherche.
La législation française tente ainsi d'atteindre un équilibre et une proportionnalité suffisante entre les intérêts de la cause. La Cour observe à cet égard que les Etats doivent pouvoir choisir les moyens qu'ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée.
Au total la Cour estime que la France n'a pas excédé la marge d'appréciation qui doit lui être reconnue en raison du caractère complexe et délicat de la question que soulève le secret des origines au regard du droit de chacun à son histoire, du choix des parents biologiques, du lien familial existant et des parents adoptifs"
Partant, il n'y a pas de violation de l'article 8 de la Convention.
La requérante avait un autre grief sous l'angle de l'article 8+14 puisque ne les connaissant pas, elle ne peut pas prétendre à la succession de ses parents:
"La Cour estime qu'aucune discrimination ne frappe la requérante en raison d'un lien de filiation à l'égard de ses parents adoptifs avec un enjeu patrimonial et successoral, et d'autre part, elle ne saurait prétendre, à l'égard de sa mère biologique, qu'elle se trouve dans une situation comparable à celles d'enfants ayant une filiation établie à l'égard de celle-ci"
Le désir d'anonymat des parents primesur le droit de connaître sa filiation
LA LEGISLATION PEUT INTERDIRE AU PERE BIOLOGIQUE DE CONTESTER LA PRESOMPTION DE FILIATION DES ENFANTS DU MARI DE LA FEMME MARIEE S'IL N'AGIT PAS DANS L'INTÉRÊT DES ENFANTS
ARRÊT CHAVDAROC C. BULGARIE DU 21 DECEMBRE 2010 REQUÊTE 3465/03
Le requérant, Atanas Chavdarov, est un ressortissant bulgare né en 1973 et résidant à Ruptzi (Bulgarie). En 1989, il s’installa avec une femme mariée (mais vivant séparément de son époux), qui donna naissance à trois enfants en 1990, 1995 et 1998, alors qu’ils vivaient ensemble. L’époux de la femme apparaissait comme père des enfants dans leurs actes de naissance et les enfants portent son nom de famille.
Fin 2002, la femme quitta M. Chavdarov et les enfants pour s’établir avec un autre partenaire. Depuis lors et selon ses dires, M. Chavdarov vit avec les trois enfants.
Début 2003, M. Chavdarov consulta un avocat dans la perspective d’ouvrir une procédure de reconnaissance de paternité. L’avocat l’informa toutefois que le droit bulgare ne lui offrait pas de possibilité en ce sens, car la présomption de paternité de l’époux ne pouvait pas être contestée. M. Chavdarov saisit donc la Cour directement, quelques jours plus tard.
La Cour note que la Bulgarie a l’obligation d’assurer le respect de la « vie familiale », lorsqu’une telle vie existe, mais qu’elle dispose d’une certaine marge d’appréciation pour ce faire.
La Cour vérifie donc tout d’abord si les relations existant entre M. Chavdarov et les trois enfants constituent une « vie familiale ». Elle relève tout d’abord que la longue cohabitation (1989-2002) de M. Chavdarov et son ancienne compagne et la naissance des trois enfants au cours de celle-ci indiquent que l’on est en présence d’une cellule familiale de fait, au sein de laquelle M. Chavdarov a pu développer des liens d’affection avec les enfants. Son attachement à leur égard ressort également des démarches qu’il a rapidement entreprises après la séparation en vue de pallier l’abence de tout lien de filiation entre les enfants et lui, ainsi que du fait que les enfants habiteraient avec lui depuis la séparation. Pour la Cour, il est donc établi que les liens entre M. Chavdarov et les trois enfants dont il dit être le père biologique relèvent bien de la « vie familiale » au sens de la Convention.
La Cour examine ensuite si la Bulgarie a fait ce qu’elle devait pour assurer le respect effectif de cette « vie familiale ». Sur ce point elle constate avant tout que l’existence de la famille formée par M. Chavdarov et les trois enfants n’a été menacée à aucun moment ni par les autorités ni par la mère ou son mari. La Cour prend également en compte la marge d’appréciation confiée à l’Etat dans la réglementation des relations de filiation, et constate qu’il n’y a pas de consensus à l’échelle européenne sur le point de savoir si la législation interne doit permettre au père biologique de contester la présomption de paternité du mari. Elle souligne que même si M. Chavdarov ne peut pas intenter d’action en contestation de la filiation paternelle des trois enfants, le droit interne ne le privait pas de toute possibilité d’établir un lien de paternité vis-à-vis de ceux-ci ou de pallier les inconvénients d’ordre pratique engendrés par l’absence d’un tel lien (il pouvait notamment solliciter l’adoption des enfants, ou demander aux services sociaux le placement des enfants sous sa responsabilité en tant que proche personne de mineurs abandonnés). Etant donné qu’il n’a pas démontré s’être prévalu de ces possibilités, la Cour ne saurait tenir les autorités de l’Etat pour responsables de sa propre passivité. Le respect des intérêts légitimes des enfants a également été assuré par la législation interne.
La Cour conclut, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8.
SI LA LEGISLATION EXISTE, LES JURIDICTIONS INTERNES DOIVENT STATUER DANS L'INTÉRÊT DES ENFANTS
ARRÊT ANAYO C. ALLEMAGNE DU 21 DECEMBRE 2010 REQUÊTE 20578/07
Le requérant, Frank Eze Anayo, est un ressortissant nigérian né en 1967. En 2003, il entra en Allemagne. Il résida à Achern, puis, en 2008, s’installa en Espagne. Sa demande d’asile en Allemagne fut rejetée par une décision qui devint définitive en février 2006. Pendant environ deux ans, il entretint une relation avec une femme mariée, Mme B, qui avait trois enfants avec son mari. En décembre 2005, quatre mois après avoir quitté M. Anayo, Mme B. donna naissance à des jumeaux, dont il est le père biologique. Elle les élève avec son mari, qui est leur père aux yeux de la loi. Tant avant qu’après la naissance, M. et Mme B. ont refusé à plusieurs reprises à M. Anayo de voir ses enfants.
En septembre 2006, le tribunal de district de Baden-Baden accorda à M. Anayo l’autorisation de voir les jumeaux une fois par mois pendant une heure, au motif que le code civil allemand lui en donnait le droit en tant que personne avec laquelle les enfants avaient des liens étroits. Se fondant sur une expertise psychologique, il jugea qu’un tel contact relevait de l’intérêt supérieur des jumeaux, car il était essentiel pour eux qu’ils connaissent leurs racines. Il estima également que ce dispositif ne nuirait pas aux trois autres enfants de M. et Mme B., car il était de l’intérêt de tous les intéressés que la situation soit traitée avec franchise.
En décembre 2006, la cour d’appel de Karlsruhe, faisant droit à un recours introduit par M. et Mme B., annula la décision du tribunal de district et rejeta la demande de visite formée par M. Anayo. Les juges considérèrent, d’une part, que la disposition du code civil qui prévoyait le droit pour un parent d’avoir des contacts avec ses enfants ne donnait pas à M. Anayo le droit de voir les jumeaux car elle s’appliquait au père légal et non au père biologique et, d’autre part, que, n’ayant assumé aucune responsabilité à l’égard de ses enfants dans le passé, l’intéressé n’avait aucun lien social et familial avec eux et ne pouvait par conséquent être considéré comme une tierce personne avec laquelle ils avaient des liens étroits justifiant un droit de visite. Dès lors, ils jugèrent sans pertinence tant le point de savoir s'il était dans l'intérêt des enfants d'avoir des contacts avec leur père biologique que les raisons de l'absence de tels contacts : selon eux, la Loi fondamentale allemande ne protégeait le droit du père biologique de voir ses enfants que lorsqu’il avait déjà existé entre eux une relation sociale et familiale, mais ne protégeait pas le désir d’établir une relation avec les enfants à l’avenir. Le 29 mars 2007, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours constitutionnel formé par M. Anayo contre cette décision.
La Cour considère que le refus des juridictions internes de laisser M. Anayo avoir le moindre contact avec ses enfants a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé garantis par l’article 8. Certes, le requérant n’a jamais cohabité avec les jumeaux et ne les a jamais rencontrés, et leur relation n’est pas suffisamment suivie pour pouvoir être qualifiée de « vie familiale » existante. Cela étant, la Cour a déjà dit qu’une vie familiale projetée pouvait relever du cadre de l’article 8 lorsque le fait qu’elle n’existe pas encore n’était pas imputable au requérant. Tel est le cas pour M. Anayo, qui n’a pu avoir aucun contact avec les jumeaux pour la seule raison que leur mère et leur père juridique ont refusé de le laisser les voir.
M. Anayo a fait preuve d’un véritable intérêt pour les enfants en exprimant avant et après leur naissance le désir d’avoir des contacts avec eux et en engageant promptement une action en justice à cette fin. De plus, même s’il n’a jamais cohabité avec Mme B, ces enfants sont issus d’une relation qui a duré deux ans environ, et qui n’était donc pas simplement fortuite. Même si l’on considère que les relations du requérant avec ses enfants ne constituent pas une « vie familiale », il n’en reste pas moins qu’elles concernent une partie importante de son identité et, dès lors, de sa « vie privée » au sens de l’article 8.
L’atteinte portée à la vie privée de M. Anayo était bien prévue par la loi allemande. La cour d’appel a estimé que l’intéressé ne faisait pas partie des personnes pouvant exercer un droit de visite à l'égard des enfants en appliquant les dispositions pertinentes du code civil. Le droit allemand tel que l’a interprété la cour d’appel dans le cas de M. Anayo ne prévoyait donc pas d’examen judiciaire du point de savoir si les contacts entre un père biologique et ses enfants relèveraient de l’intérêt supérieur de ceux-ci dans l’hypothèse où ils auraient pour père légal un autre homme et où le père biologique n’aurait encore assumé aucune responsabilité à leur égard, quelles qu’en soient les raisons. Les dispositions en cause visaient donc également les cas où le fait qu'une telle relation n'ait pas encore été établie n'était pas imputable au père biologique.
Il n’y a pas, dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, d'approche uniforme de la question de savoir si et dans quelles conditions un père biologique a le droit de voir son enfant lorsque celui-ci a un autre père aux yeux de la loi. Toutefois, dans bon nombre d’Etats, les juridictions internes sont en mesure d’examiner le point de savoir si une relation entre un père biologique et son enfant, dans un cas tel que celui de M. Anayo, serait ou non dans l’intérêt de l’enfant et, si oui, d'accorder au père un droit de visite.2
La Cour a conscience du fait que la décision des juridictions allemandes de refuser à M. Anayo la possibilité de voir ses enfants visait à respecter la volonté du législateur de donner aux liens familiaux existants la priorité sur les relations entre un père biologique et son enfant. Elle admet que ces relations existantes doivent également être protégées. Il aurait donc fallu ménager un juste équilibre entre les droits concurrents au regard de l’article 8 non pas seulement de deux parents et d’un enfant, mais aussi de plusieurs individus concernés – la mère, le père juridique, le père biologique, les enfants biologiques des couples mariés et les enfants nés d’une relation hors mariage de la mère.
La Cour n’est pas convaincue que les juridictions internes aient ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu dans cette affaire. Elle observe en particulier qu’elles n’ont pas examiné la question de savoir si, dans les circonstances particulières de l’espèce, une relation entre les jumeaux et M. Anayo aurait été dans l’intérêt des enfants. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
Le droit de connaître sa filiation s'impose au droit du défunt de reposer en paix
Arrêt JÄGGI c. SUISSE du 13 juillet 2006 Requête no 58757/00
"33. La Cour rappelle que, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Celles-ci peuvent impliquer la prise de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (Mikulić précité, §§ 57-58, et Odièvre, précité, § 40).
34. La Cour constate qu’en l’espèce, les autorités suisses ont refusé d’autoriser une expertise ADN qui aurait permis au requérant d’avoir la certitude que A.H., son père présumé, était véritablement son géniteur. Ce refus affecte le requérant dans sa vie privée.
35. Le Gouvernement justifie le refus de l’autorisation d’expertise ADN par la nécessité de protéger la sécurité juridique, d’une part, et par celle de protéger les intérêts de tiers, d’autre part.
36. La Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants. Il existe à cet égard différentes manières d’assurer le respect de la vie privée et la nature de l’obligation de l’Etat dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Odièvre précité, § 46).
37. Or, l’ampleur de cette marge d’appréciation de l’Etat dépend non seulement du ou des droits concernés mais également, pour chaque droit, de la nature même de ce qui est en cause. La Cour considère que le droit à l’identité, dont relève le droit de connaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée. Dans pareil cas, un examen d’autant plus approfondi s’impose pour peser les intérêts en présence.
38. La Cour considère que les personnes essayant d’établir leur ascendance ont un intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle. En même temps, il faut garder à l’esprit que la nécessité de protéger les tiers peut exclure la possibilité de contraindre ceux-ci à se soumettre à quelque analyse médicale que ce soit, notamment à des tests ADN (voir Mikulić précité, § 64). La Cour doit rechercher si, dans le cas d’espèce, un juste équilibre a été ménagé dans la pondération des intérêts concurrents.
39. Dans la mise en balance des intérêts en cause, il convient de considérer, d’un côté, le droit du requérant à connaître son ascendance et, de l’autre, le droit des tiers à l’intangibilité du corps du défunt, le droit au respect des morts ainsi que l’intérêt public à la protection de la sécurité juridique.
40. S’il est vrai que, comme le Tribunal fédéral l’a indiqué dans son arrêt, le requérant, âgé aujourd’hui de 67 ans, a pu construire sa personnalité même en l’absence de certitude quant à l’identité de son père biologique, il faut admettre que l’intérêt que peut avoir un individu à connaître son ascendance ne cesse nullement avec l’âge, bien au contraire. Le requérant a d’ailleurs démontré un intérêt authentique à connaître l’identité de son père, puisqu’il a tenté tout au long de sa vie d’acquérir une certitude à cet égard. Un tel comportement suppose des souffrances morales et psychiques, même si elles ne sont pas médicalement constatées.
41. La Cour note que le Tribunal fédéral a constaté que la famille du défunt n’a invoqué aucun motif d’ordre religieux ou philosophique à l’appui de son opposition à la mesure litigieuse. Cette mesure, un prélèvement ADN, constitue d’ailleurs une ingérence relativement peu intrusive. De surcroît, il convient de relever que c’est grâce au requérant que la concession de la tombe du défunt a été prolongée en 1997. Autrement, la paix du mort et l’intangibilité du corps du défunt auraient été atteints déjà à cette époque-là. En tout état de cause, la dépouille du défunt sera exhumée à l’expiration de la concession actuelle, qui vient à échéance en 2016. Le droit de reposer en paix ne bénéficie donc que d’une protection temporaire.
42. En ce qui concerne le respect de la vie privée du défunt lui-même, la Cour se réfère à sa jurisprudence dans l’affaire Succession de Kresten Filtenborg Mortensen c. Danemark ((déc.), no 1338/03, 15 mai 2006), où elle a constaté que le défunt dont l’ADN devait être prélevé ne pouvait être atteint dans sa vie privée par une demande d’un tel prélèvement intervenant après sa mort.
43. La Cour constate que la protection de la sécurité juridique ne saurait à elle seule suffire comme argument pour priver le requérant du droit de connaître son ascendance, étant donné que l’admission de l’action en paternité constitue une exception à un droit transitoire datant des années 1960 et qui n’affectera que le requérant. Le Gouvernement a d’ailleurs soutenu lui-même qu’une reconnaissance de la paternité biologique serait sans aucun effet sur les registres de l’état civil.
44. Il apparaît que, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’intérêt prépondérant qui est en jeu pour le requérant, les autorités suisses n’ont pas garanti à l’intéressé le respect de sa vie privée auquel il a droit en vertu de la Convention.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention."
ECARTER UN ENFANT NATUREL DE SA VOCATION SUCCESSORALE ET UNE VIOLATION
Arrêt Vermeire contre Belgique du 29/11/1991 Hudoc 298 requête 12849/87
La Cour avait constaté que le fait d'écarter un individu de sa vocation successorale par le seul caractère naturel de son lien de parenté était une violation des articles combinés 8 et 14 de la Convention; voir ci-dessous, la partie concernant les violations des articles combinés 8 et 14. Cet arrêt confirme l'arrêt de condamnation Marckx contre Belgique du 13/06/1979 ; Hudoc 119; requête 6833/74
ARRÊT PASCAUD C. FRANCE du 16 JUIN 2011 Requête 19535/08
Refus injustifié d’établir la véritable filiation d’un homme à l’égard de son père biologique
Le requérant, Christian Pascaud, est un ressortissant français né en 1960 et résidant à Saint-Emilion (France).
Avant la naissance du requérant le 8 février 1960, sa mère entretenait une relation avec W.A., fils d'un propriétaire viticole voisin. Quelques temps après, elle rencontra un autre homme C.P., qui reconnut le requérant en avril 1961. Le même mois, elle épousa C.P.
M. Pascaud indique que cet homme ne s'est jamais comporté en père vis-à-vis de lui. Il ajoute avoir été informé très tôt et qu’il était de notoriété publique que son véritable père était W.A. La mère et son époux divorcèrent en 1981. M. Pascaud indique que pendant des années, il rencontrait W.A. dans la plus grande discrétion et que celui-ci lui avait promis de régulariser la situation au décès de sa mère. En 1993, W.A. fut gravement handicapé par un accident cérébral.
Par un acte notarié du 27 août 1998, W.A. déclara instituer la commune de Saint-Emilion pour légataire universel de sa succession. Par un acte notarié du 4 septembre 1998, il fit donation à la commune de la nue-propriété de son exploitation viticole, le « Château Badette », à charge pour la commune de s'occuper de lui. A l'époque, son exploitation était estimée à environ 1,16 millions d’euros et comprenait une maison d'habitation, des bâtiments d'exploitation et des vignes. Le commune accepta la donation.
Le 24 octobre 2000, M. Pascaud assigna l’ex-mari de sa mère, C.P., devant le tribunal de grande instance de Libourne en vue d'obtenir l'annulation de sa reconnaissance de paternité, de voir constater judiciairement la paternité à l'égard de W.A. et d'obtenir la transcription de cette reconnaissance sur son acte de naissance. Une expertise génétique fut ordonnée. En juillet et août 2001, W.A. fut convoqué à trois reprises par le laboratoire d'analyses mais ne s'y rendit pas.
En septembre 2001, W.A. fut placé sous sauvegarde de justice. Le juge des tutelles, constatant que W.A. n'avait pas de famille connue, nomma l'adjointe au maire de Saint-Emilion comme mandataire.
Le 2 octobre 2001, lors d'un entretien entre le maire de Saint-Christophe-des-Bardes et W.A., ce dernier lui fit connaître sa décision de reconnaître officiellement son fils, M. Pascaud. Le maire demanda des directives au ministère public et, dans l’attente, s'abstint de formaliser l'enregistrement de reconnaissance qui lui avait été demandé.
Après consentement écrit de W.A., l’examen génétique fut réalisé. Il en résulta qu’il y avait 99,999 % de chances que W.A. soit le père de M. Pascaud.
Le 26 novembre 2001, le juge des tutelles plaça W.A. sous curatelle renforcée et nomma l'Union départementale des associations familiales comme curateur.
Le 6 décembre 2001, le procureur de la République indiqua au maire de Saint-Christophe-des-Bardes qu'il ne lui était pas permis de dresser l'acte de reconnaissance, malgré la réclamation du père biologique, tant que la première paternité n'était pas réduite à néant.
Le 7 mars 2002, W.A. décéda.
Le tribunal ordonna la radiation de la procédure engagée par M. Pascaud.
Le 8 août 2002, M. Pascaud assigna à nouveau l’ex-mari de sa mère, C.P., et la commune de Saint-Emilion, venant aux lieu et place de W.A., en vue d'obtenir l'annulation de la reconnaissance de paternité effectuée en 1961, la validation de la reconnaissance de paternité faite par W.A. en 2001 et sa transcription sur son acte de naissance, ainsi que la remise en cause du testament établi par W.A. au bénéfice de la commune.
Le 24 juin 2004, le tribunal de Libourne déclara nulle la reconnaissance de paternité de 1961, après avoir homologué le rapport d'expertise, et dit que C.P. n'était pas le père du requérant. Cependant, il rejeta la demande de recherche judiciaire de filiation naturelle de M. Pascaud, le délai légal pour introduire une telle action étant dépassé. Le 26 septembre 2006, la cour d'appel de Bordeaux débouta M. Pascaud de toutes ses demandes. Elle considéra, après avoir constaté l'évolution des facultés mentales de W.A. et s'être livré à une analyse graphologique de sa signature, qu'il n'avait pas consenti à l'expertise génétique et qu'il y avait lieu de la déclarer nulle. Elle constata en outre que M. Pascaud n’avait pas été reconnu par W.A., ce dernier ayant uniquement exprimé une déclaration d'intention de le reconnaître. Par une décision du 17 octobre 2007, la Cour de cassation déclara le pourvoi de M. Pascaud non admis.
Début 2008, la commune de Saint-Emilion indiqua à M. Pascaud que dans le cadre de la vente du « Château Badette », une indemnisation pourrait lui être versée en échange de son engagement de cesser définitivement toutes procédures et recours contre la commune. Elle lui indiqua également que divers objets personnels appartenant à W.A. lui seraient remis. La commune mit aux enchères la propriété.
ARTICLE 8
Malgré une preuve génétique établissant la probabilité de paternité de W.A. sur M. Pascaud à 99,999 %, ce dernier n'a pu ni contester son lien de filiation avec C.P., ni établir sa filiation biologique à l'égard de W.A. Cela constitue sans aucun doute une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée. Pour déterminer si cette ingérence était conforme à l’article 8, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre, d'un côté, le droit de M. Pascaud à connaître son ascendance et, de l'autre, le droit des tiers à ne pas être soumis à des tests ADN et l'intérêt général à la protection de la sécurité juridique.
Elle constate que c’est en tenant compte des droits et intérêts personnels de W.A. – en particulier l’absence de consentement exprès à l’expertise génétique - que la cour d’appel a refusé de reconnaître la véritable filiation biologique de M. Pascaud. Elle n’a en revanche, à aucun moment, pris en considération le droit de M. Pascaud à connaître son ascendance et à voir établie da véritable filiation - droit qui ne cesse nullement avec l’âge, bien au contraire. Or, la protection des intérêts du père présumé ne saurait constituer à elle seule un argument suffisant pour priver M. Pascaud de ses droits au regard de l'article 8.
Par ailleurs, la Cour constate que la mesure de sauvegarde de justice à laquelle avait été soumis W.A. ne le privait pas du droit de consentir à un prélèvement ADN, et que précisément, W.A. avait exprimé auprès des autorités la volonté de reconnaître M.Pascaud. En outre, ni la réalisation ni la fiabilité de l'expertise génétique qui concluait à une probabilité de paternité de 99,999 % de W.A. sur M. Pascaud n'ont jamais été contestées devant les juridictions internes.
Enfin, la Cour constate qu'après avoir invalidé l'expertise génétique, la cour d'appel a jugé que la filiation naturelle de M. Pascaud ne pouvait pas être établie. Le droit interne ne lui offrait pas non plus la possibilité de demander une nouvelle expertise ADN sur la dépouille du père présumé (le défunt n'ayant pas de son vivant expressément donné son consentement selon la cour d'appel, il lui aurait fallu recueillir l'accord de sa famille ; or, il n'en avait aucune).
Dans ces conditions, un juste équilibre entre les intérêts en présence n’a pas été ménagé, et M. Pascaud a subi une violation de l’article 8.
Article 41
M. Pascaud demandait plus de 2 millions d’euros à titre de satisfaction équitable pour dommage matériel (soit la moitié de l’actif successoral de W.A., auquel il aurait pu prétendre s’il avait été reconnu comme son fils). La Cour juge que cette question n’est pas en état et la réserve. Elle sera tranchée ultérieurement à la lumière d’observations complémentaires des parties.
La Cour alloue en revanche 10 000 euros (EUR) à M. Pascaud pour dommage moral, et 10 000 EUR pour frais et dépens.
L'ARTICLE 8 ET LE MARIAGE
LE DELAI ANORMALEMENT LONG POUR RECONNAÎTRE UN MARIAGE EST UNE VIOLATION
ARRET
DADOUCH c. MALTE du 20 JUILLET 2010 REQUETE 38816/07La CEDH CONDAMNE UN DELAI DE 28 MOIS MIS PAR MALTE POUR RECONNAITRE UN MARIAGE CELEBRE EN RUSSIE
La Cour estime que l’enregistrement d’un mariage, en tant qu’il reconnaît l’état civil d’un individu, relève du champ d’application de l’article 8 § 1. Le délai de plus de vingt-huit mois mis pour enregistrer le mariage de M. Dadouch a manifestement eu un impact sur la vie privée de celui-ci (l’absence de pareils documents ralentit et complique le traitement de certaines demandes, comme celles de prestations sociales ou d’avantages fiscaux, quand elle n’y fait pas obstacle). Une telle ingérence méconnaît l’article 8 sauf si elle peut se justifier comme étant « prévue par la loi », poursuivant un ou des buts légitimes et étant « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre le ou les buts visés. La Cour doute fortement que la législation pertinente ait eu la précision et la prévisibilité voulues, mais elle ne juge pas nécessaire de trancher la question. Elle est prête à admettre la thèse du gouvernement maltais, qui soutient que la réglementation nationale de l’enregistrement du mariage pouvait servir les buts légitimes que constituent la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. La Cour a principalement pour tâche de vérifier si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique ».
La Cour observe qu’hormis la question de savoir si les pièces fournies par le requérant remplissaient les conditions formelles, le Gouvernement n’a avancé aucune raison justifiant la nécessité de refuser l’enregistrement du mariage de M. Dadouch pendant plus de deux ans. A supposer même que l’acte de mariage en soi exigeât de plus amples vérifications, celles-ci auraient pu être menées plus rapidement.
De même, en ce qui concerne l’attestation de la nationalité de M. Dadouch, la Cour considère que celui-ci étant en possession d’un passeport maltais valide, il fallait présumer qu’il avait la nationalité maltaise. Si les autorités pensaient qu’il avait peut-être renoncé à sa nationalité maltaise, il leur appartenait de vérifier cela auprès du service compétent et dans un délai convenable, plutôt que d’exiger du titulaire d’un passeport maltais valide qu’il apportât la preuve qu’il avait toujours la nationalité maltaise. La Cour relève en outre que M. Dadouch avait cherché à obtenir une lettre attestant sa nationalité, malgré la base légale incertaine de cette exigence, mais les autorités refusèrent de lui délivrer une telle lettre.
La Cour écarte donc l’argument du Gouvernement selon lequel le retard est dû à la décision de M. Dadouch d’engager une procédure ; elle note que le Gouvernement lui-même concède que la procédure s’est indûment prolongée.
En conséquence, dans les circonstances de l’espèce, le refus d’enregistrer le mariage de M Dadouch pendant plus de deux ans s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, et il y a donc eu violation de l’article 8.
En vertu de l’article 41 (satisfaction équitable), la Cour dit que l’État maltais doit verser à M. Dadouch 3 000 euros (EUR) pour dommage moral et 3 000 EUR pour frais et dépens.
LES ETATS NE DOIVENT PAS EMPÊCHER LA VIE DE COUPLE
ARRET
AGRAW c. SUISSE du 29 JUILLET 2010 REQUETE 3295/06ARRET
MENGESHA c. SUISSE du 29 JUILLET 2010 REQUETE 24404/05LES IMMIGRES AVANT LEUR EXPULSION DU TERRITOIRE ONT DROIT DE MENER UNE VIE DE COUPLE
Les requérantes, Mme Agraw et Mme Mengesha Kimfe, sont deux ressortissantes éthiopiennes habitant en Suisse, nées respectivement en 1972 et 1974. Ces deux affaires concernent le refus des autorités suisses de modifier l’attribution cantonale des requérantes pour leur permettre d’être avec leurs maris - également de nationalité éthiopienne -, ces derniers se trouvant dans le centre d’accueil d’un autre canton, suite au rejet de leurs demandes d’asile.
Les requérantes et leurs époux étaient entrés illégalement en Suisse à différentes dates entre 1994 et 1998 pour y déposer une demande d’asile. Conformément à la loi fédérale sur l’asile, qui prévoit une répartition géographique des demandeurs, l’Office fédéral des réfugiés (« l’Office ») attribua administrativement Mme Agraw an canton de Berne, Mme Mengesha Kimfe au canton de Saint-Gall et leurs maris au canton de Vaud.
Les demandes d’asiles des intéressés ayant toutes été refusées, leur renvoi en Éthiopie fut prononcé et ils furent placés dans des centres d’accueil pour réfugiés en attendant leur éloignement. Ils restèrent cependant en Suisse, leur retour ne pouvant être organisée du fait des autorités éthiopiennes. Il ressortait en effet de directives de l’Office jointes par Mme Mengesha Kimfe à sa requête que, depuis 1993, les autorités éthiopiennes bloquaient le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés d’origine éthiopienne, l’Office ayant même temporairement sursis à l’exécution des renvois en 1997.
Les requérantes se marièrent respectivement en 2002 et 2003 à Lausanne (canton de Vaud). Les autorités refusèrent leurs demandes d’attribution à ce canton au motif qu’ « un changement d’attribution cantonale [était] exclu pour des requérants d’asile déboutés dont le délai de départ initialement fixé pour quitter la Suisse [était] échu ». Dans la décision concernant Mme Agraw, les autorités suisses soulignèrent que le retour volontaire des époux en Éthiopie était possible à tout moment, et qu’ils savaient, au moment de se marier, qu’ils ne pourraient pas séjourner ensemble en Suisse.
Après son mariage, Mme Mengesha Kimfe vécut principalement avec son époux à Lausanne, illégalement. S’étant présentée en décembre 2003 à l’hôtel de police de Lausanne sur convocation de celle-ci, elle fut reconduite sur le champ à Saint-Gall, menottée. Sa demande de regroupement familial, d’abord refusée, fut acceptée en 2008 lorsqu’une autorisation de séjour dans le canton de Vaud pour ce motif lui fut délivrée.
En 2005, Mme Agraw mit au monde un enfant, qui vécut avec elle dans le canton de Berne, séparé de son père. Sa demande d’autorisation de séjour pour le canton de Vaud fut finalement acceptée en 2008, l’Office ayant considéré son droit à l’unité de la famille.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 8 les requérantes se plaignaient de ne pas avoir pu vivre avec leurs époux en raison du refus des autorités suisses de modifier leur attribution cantonale, malgré les relations étroites et effectives entre eux.
Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme respectivement le 29 juin 2005 (no 24404/05) et le 9 janvier 2006 (no3295/06).
La Cour
Les États n’ont pas l’obligation générale de respecter le choix du domicile commun par les couples mariés ni d’accepter l’installation de conjoints étrangers dans le pays. Cependant, les requérantes – dont la prolongation involontaire de séjour en Suisse était imputable à l’absence d’exécution de leur renvoi en Éthiopie – les intéressés relevaient, au sens de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, de la « juridiction » de la Suisse, dès lors tenue d’assumer sa responsabilité y afférente.
Les requérantes ne se plaignaient pas de la décision prononçant leur éloignement du territoire suisse, mais d’avoir été empêchées de vivre en couple avec leurs époux suite au refus de leur attribution au canton où ils résidaient. Or la Cour observe que la possibilité de mener une vie de couple est l’un des attributs essentiels du droit au respect de la vie familiale. Elle note que l’ingérence des autorités suisses dans l’exercice de ce droit était prévue par la loi fédérale sur l’asile, dont il n’est pas contesté qu’elle vise à répartir équitablement les demandeurs d’asile entre les cantons et à empêcher des requérants déboutés de changer de canton.
Les requérantes ont été formellement empêchées de mener une vie de couple pendant environ cinq ans. Si Mme Mengesha Kimfe vivait la plupart du temps avec son époux à Lausanne, elle était néanmoins passible d’une sanction pénale pour séjour illégal lorsqu’elle lui rendait visite. Par ailleurs, sa décision de ne pas séjourner dans le canton de Saint-Gall a eu des conséquences pratiques importantes, telles la suspension de l’aide sociale et la restriction des remboursements de santé aux seuls frais occasionnés dans le canton de Saint-Gall. Quant à Mme Agraw, même si l’heure et demie de train qui la séparait de son mari permettait des contacts réguliers, comme en témoigne la naissance de leur enfant, la séparation prolongée a constitué une restriction grave à sa vie familiale.
La Cour admet certes que les autorités suisses ont intérêt, dans une certaine mesure, à ne pas modifier le statut des demandeurs d’asile déboutés. Elle relève cependant que les intéressés étaient empêchés de développer une vie familiale hors du territoire suisse, l’exécution de leur renvoi s’étant révélée impossible en raison du blocage systématique de la part des autorités éthiopiennes au rapatriement de leurs concitoyens.
Même si la répartition équitable des demandeurs d’asile entre les cantons peut être rattachée à la notion de « bien-être économique du pays » et d’ordre public, l’attribution des requérantes au canton de Vaud aurait eu une incidence limitée à cet égard. En tout état de cause leurs intérêts privés avaient bien plus de poids que les avantages de ce système pour l’État, même en considérant le travail administratif et les coûts engendrés par un transfert de canton.
Compte tenu du caractère exceptionnel de ces affaires et du nombre considérable d’années pendant lesquelles les requérantes ont été séparées formellement de leurs époux, la Cour estime que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, et conclut à la violation de l’article 8.
Au titre de la satisfaction équitable (article 41), la Cour dit que la Suisse doit verser à Mme Mengesha Kimfe 846 euros (EUR) pour dommage matériel et 5 000 EUR pour dommage moral, et à Mme Agraw, 2 330 EUR pour dommage matériel, 5 000 EUR pour dommage moral et 526 EUR pour frais et dépens.
LES ETATS DOIVENT PROTÉGER LES EPOUSES CONTRE LES VIOLENCES DES MARIS
ARRÊT A contre Croatie du 14 octobre 2010 Requête 55164/08
La Cour estime que la requérante aurait été mieux protégée des violences de son ex-mari si les autorités avaient eu une vue d’ensemble de la situation au lieu d’engager de nombreuses procédures distinctes.
Même si les tribunaux ont bien ordonné des mesures de protection, nombre d’entre elles – périodes de détention, amendes, traitement psycho-social et même peine d’emprisonnement – n’ont pas été exécutées, ce qui sape l’objectif même de dissuasion visé par ces sanctions. De fait, les recommandations visant à poursuivre le traitement psychiatrique, formulées assez tôt, n’ont été suivies d’effet qu’en octobre 2009 et encore seulement dans le cadre d’une procédure pénale sans lien avec les violences conjugales. Par ailleurs, on ne sait toujours pas avec certitude si B. a ou non déjà suivi un traitement psychiatrique.
Dès lors, le fait que les autorités n’aient pas mis en oeuvre des mesures ordonnées par les juridictions nationales visant, d’une part, à soigner les troubles psychiatriques de B., qui sont apparemment à l’origine de son comportement violent et, d’autre part, à protéger la requérante d’autres violences, a conduit à une violation du droit de celle-ci au respect de la vie privée pendant une période prolongée, au mépris de l’article 8.
Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 2, 3 et 13.
L'ARTICLE 8 ET LE CHOIX D'UN NOM
LE CHOIX DE L'USAGE D'UN NOM
Arrêt Burghattz contre Suisse du 22/02/1994 Hudoc 449 requête 16213/90
La Cour protège le droit pour un couple de choisir entre le nom de famille de l'épouse ou du mari:
"Rien ne différencie non plus le choix, par les époux, de l'un de leurs patronymes, de préférence à l'autre, comme nom de famille () il n'est pas délibéré dans le chef du mari que dans celui de la femme. Il ne justifie donc pas de l'assortir de conséquences variant selon le cas"
Imposer à un couple, le port du nom du mari à celui de l'épouse, manque de justification objective et raisonnable dans une période ou l'égalité des sexes, doit être assuré.
Partant, il y a violation de l'article 14+8.
Considérant que les faits sont condamnés sous l'angle des articles 14+8, il n'est nul besoin de les réexaminer sous l'angle de l'article 8 de la Convention.
Arrêt Losonci Rose et Rose contre Suisse du 9 NOVEMBRE 2010 requête 664/06
LES FAITS
Les requérants sont Laszlo Losonci Rose, un ressortissant hongrois, et Iris Rose, son épouse, binationale suisse et française. Ils sont nés respectivement en 1949 et 1955, et résident à Uetendorf (canton de Berne, Suisse).
Les requérants, souhaitant se marier, demandèrent à garder leur nom respectif plutôt que de choisir un double nom pour l’un des deux. Ils firent valoir les difficultés de changement de nom selon les droits hongrois et français et le fait que la requérante, occupant une fonction importante dans l’administration fédérale, était connue sous son nom de jeune fille. Ils firent en outre savoir qu’ils avaient l’intention de résider ensemble en Suisse après leur mariage. Le requérant exprima ainsi le souhait que son nom soit régi par le droit hongrois – son droit national – lui permettant de porter exclusivement son nom2.
Devant le rejet de sa demande et de son recours, les requérants décidèrent pour pouvoir se marier de choisir le nom de l’épouse comme « nom de famille » au sens du droit suisse. Ils se marièrent le 23 juillet 2004 et dans le registre de l’état civil, les noms des époux furent inscrits comme « Rose » pour la requérante et « Losonci Rose, né Losonci » pour le requérant, qui demanda après le mariage à remplacer dans le registre de l’état civil le double nom qu’il avait « provisoirement » choisi par le seul nom « Losonci », comme prévu par le droit hongrois, sans pour autant modifier le nom de son épouse.
Le 24 mai 2005, le Tribunal fédéral estima que la demande du requérant de porter le nom de sa femme comme nom de famille avait rendu obsolète son option de soumettre son nom au droit hongrois. Par ailleurs, les requérants ayant fait valoir la non-conformité à la Constitution de ce refus, le Tribunal fédéral, s’il reconnut que les dispositions légales en question, prises dans leur ensemble, étaient contraires au principe de l’égalité de traitement entre les sexes, dit qu’il ne lui était pas possible d’introduire des modifications du droit du nom qui avaient été refusées par le législateur. Une révision visant à rendre conforme à la Constitution le droit au nom avait en effet été rejetée le 22 juin 2001 par le Parlement fédéral.
VIOLATION DE L'ARTICLE 8 + 14
Les tribunaux suisses ont estimé que le requérant ne pouvait pas soumettre la détermination de son nom à son droit national – qui lui aurait permis de garder son propre nom après le mariage. Les requérants peuvent se prétendre victimes d’un traitement différent entre des personnes placées dans des situations analogues puisque le droit suisse permet, dans le cas de figure d’un homme suisse et d’une femme d’origine étrangère, que la femme puisse soumettre son nom à son droit national.
Les autorités suisses disent avoir poursuivi le but légitime de manifester l’unité de la famille à travers l’unité du « nom de famille ». La Cour, si elle rappelle la latitude dont jouissent les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme concernant les mesures visant à manifester l’unité de la famille, redit que seules des raisons impérieuses peuvent justifier une différence de traitement fondée exclusivement sur le sexe.
Un consensus se dessine au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe quant au choix du nom de famille des époux sur un pied d’égalité et les travaux des Nations Unies se dirigent vers la reconnaissance du droit pour chaque conjoint de conserver l’usage de son nom de famille original ou de participer sur un pied d’égalité au choix d’un nouveau nom de famille.
Or le requérant a été empêché de garder son nom après le mariage, ce qu’il aurait pu faire si les requérants avaient été de sexe inverse. La Cour estime que l’impossibilité qu’a prononcée le Tribunal fédéral d’introduire des modifications précédemment refusées par le législateur ne change en rien la responsabilité internationale de la Suisse au titre de la Convention. Par ailleurs, la Cour ne partage pas le point de vue du Gouvernement selon lequel le requérant n’a pas subi de préjudice grave. Elle rappelle en effet que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale.
Ainsi, la justification avancée par le Gouvernement ne paraissant pas raisonnable et la différence de traitement s’avérant discriminatoire, la Cour conclut que le régime en vigueur en Suisse engendre une discrimination entre les couples binationaux, selon que c’est l’homme ou la femme qui possède la nationalité suisse et qu’il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
Arrêt B contre France du 25/03/1992 Hudoc 353 requête 13343/87
La C.E.D.H a constaté que le fait de refuser à une transsexuelle de changer son prénom de Norbert à Lyne-Antoinette, est une violation de l'article 8 de la Convention alors que l'usage d'un nom est possible et qu'une jurisprudence permet de choisir un prénom neutre comme Dominique, Claude ou Camille.Le fait d'obliger une transsexuelle de garder un nom masculin sur ses papiers l'empêche de trouver un emploi et partant, est une violation de l'article 8 de la Convention.
Enfin, contraindre les individus qui veulent changer de sexe, à devoir se faire opérer à l'étranger avec des risques importants et sans soutien psychologique, est aussi une violation de l'article 8 de la Convention.
L'intérêt de l'enfant primesur le choix de son nom
Arrêt Guillot contre France du 24/10/1996 Hudoc 659 requête 22500/93
La Cour ne constate pas la violation de l'article 8 pour l'interdiction de donner le nom "Fleur de Marie" à une fillette.L'intérêt de l'Enfant prime sur la liberté de choix des parents:
"La Cour note qu'il n'est pas contesté que l'enfant porte couramment et sans entrave le prénom litigieux et que les juridictions françaises qui ont considéré l'intérêt de l'enfant ont accueilli la demande subsidiaire des requérants tendant à l'inscription du prénom "Fleur-Marie".
Eu égard à ce qui précède, la Cour ne trouve pas que les désagréments dénoncés par les requérants soient suffisants pour une question de manquement un respect de la vie privée et familiale sous l'angle du paragraphe 1 de l'article 8.
Partant il n'y a pas eu violation de l'article 8"
L'ARTICLE 8 ET LA SEXUALITE
Arrêt K.A et A.D contre Belgique du 17/02/2005 requête 42758/98 et 45558/99
LE DROIT DE VIVRE SA SEXUALITE EST LIMITE PAR L'INTERDICTION de porter des coups et blessures sur autrui sans son consentement
La Cour cherche à constater que les condamnations qui poursuivaient un but légitime et qui étaient prévues par la loi, étaient bien nécessaires dans une société démocratique:
78. La Cour constate que les parties s’entendent à considérer qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée quant aux faits sanctionnés par application de l’article 398 du code pénal. De ce fait, elle n’estime pas nécessaire d’examiner si la condamnation pour des faits constitutifs du délit d’incitation à la débauche et à la prostitution, a également constitué une ingérence dans les droits reconnus par l’article 8 de la Convention.
79. La Cour a souvent souligné que l’expression de « vie privée » est large et ne se prête pas à une définition exhaustive. Des éléments tels que le sexe, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle sont des composantes importantes du domaine personnel protégé par l’article 8 (voir, par exemple, les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, B. c. France du 25 mars 1992, série A no 232-C, pp. 53-54, § 63, Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 28, § 24).
79. Pour se concilier avec l’article 8 § 2, une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par l’article 8 doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 43).
80. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est arrivée quant au respect de l’article 7 de la Convention, la Cour conclut que l’ingérence est sans nul doute prévue par la loi.
81. De l’avis de la Cour, elle poursuivait en outre un ou des buts légitimes pleinement compatibles avec la Convention. Les poursuites et la condamnation pour coups et blessures visaient la protection « des droits et libertés d’autrui » dans la mesure où les juridictions nationales ont mis en cause, en l’espèce, la question du consentement de la « victime ». Ces juridictions ont aussi visé la « protection de la santé ». Quant à l’article 380bis du code pénal la Cour constate qu’il tend à protéger la « défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales ». Rien ne donne à penser qu’en visant ces divers buts, les autorités judiciaires belges aient recherché d’autres objectifs, étrangers à la Convention.
82. Reste donc à déterminer si la condamnation des requérants pouvait passer pour nécessaire, « dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. A cet égard, la mesure en cause doit se fonder sur un besoin social impérieux ce qui impose, notamment, qu’elle demeure proportionnée au but légitime recherché (McLeod c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998, § 52).
83. L’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], arrêt du 11 juillet 2002, Recueil 2002-VI, § 90) ou sous l’aspect de l’autonomie personnelle qui reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002, Recueil 2002-III, § 61). Ce droit implique le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Burghartz c. Suisse, série A no 280-B, rapport de la Commission, § 47, et Friedl c. Autriche, série A no 305-B, rapport de la Commission, § 45), en ce compris dans le domaine des relations sexuelles, qui est l’un des plus intimes de la sphère privée et est à ce titre protégé par cette disposition (Smith et Grady c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1999, Recueil 1999-VI, § 89). Le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle. A cet égard, « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps » (Pretty, précité, § 66).
84. Il en résulte que le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus. Il faut dès lors qu’il existe des « raisons particulièrement graves » pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité.
85. En l’espèce, en raison de la nature des faits incriminés, l’ingérence que constituent les condamnations prononcées n’apparaît pas disproportionnée. Si une personne peut revendiquer le droit d’exercer des pratiques sexuelles le plus librement possible, une limite qui doit trouver application est celle du respect de la volonté de la « victime » de ces pratiques, dont le propre droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit aussi être garanti. Ceci implique que les pratiques se déroulent dans des conditions qui permettent un tel respect, ce qui ne fut pas le cas.
En effet, à la lumière notamment des éléments retenus par la cour d’appel, il apparaît que les engagements des requérants visant à intervenir et arrêter immédiatement les pratiques en cause lorsque la « victime » n’y consentait plus n’ont pas été respectés. De surcroît, au fil du temps, toute organisation, tout contrôle de la situation étaient devenus absents. Il y a eu une escalade de violence et les requérants ont eux-mêmes avoué qu’ils ne savaient pas où elle se serait terminée.
86. Le quantum des peines prononcées et les conséquences résultant pour le premier requérant de sa condamnation, ne sont pas non plus de nature à convaincre la Cour que les autorités nationales sont intervenues de manière disproportionnée, eu égard notamment au fait que ce requérant pourra, en application de la loi du 5 août 1968, faire valoir ses droits pour les années prestées comme juge dans le cadre du régime général de pension du secteur privé et ne sera donc pas privé de tout moyen de subsistance (voir, a contrario et mutatis mutandis, Azinas c. Chypre, no 56679/00, §§ 44, 20 juin 2002).
87. Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que les autorités nationales étaient en droit de juger que les poursuites engagées contre les requérants et leur condamnation étaient des mesures nécessaires dans une société démocratique à la protection « des droits et libertés d’autrui » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
88. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Le consentement et l'intégrité physique primentsur la liberté sexuelle
Arrêt Avram et autres C. Moldova du 5 juillet 2011 requête 41588/05
LA DIFFUSION A LA TELEVISION D'UN FILM MONTRANT DES JOURNALISTES DURANT UNE PARTIE INTIME EST CONDAMNEE
Les requérantes, Ala Avram, Elena Vrabie, Eugenia Buzu, Ana Moraru et Alina Frumusachi, sont cinq ressortissantes moldaves nées en 1979 pour quatre d’entre elles et en 1976 pour la seconde requérante. Elles résident toutes à Chişinău.
Les cinq femmes, qui sont amies, se plaignaient de la diffusion sur une chaîne de télévision nationale, le 10 mai 2003, de séquences vidéo intimes où on les voyait dans un sauna en compagnie de cinq hommes, dont quatre étaient policiers. A l’époque, trois d’entre elles étaient journalistes (les deux premières pour le magazine d’investigation Accente), une autre était professeur de français et la dernière était bibliothécaire. Selon les intéressées, leurs premiers contacts avec les policiers datent de l’arrestation pour corruption du rédacteur en chef d’Accent en octobre 2002 ; à partir de cette époque, les policiers leur auraient fourni des informations pour leurs articles. L’une des requérantes déclare même avoir eu une liaison avec l’un des policiers.
Les séquences vidéo en question furent diffusées lors d'une émission sur la corruption dans les milieux journalistiques, notamment au sein du magazine Accente. On y voyait les requérantes, en sous-vêtements et apparemment ivres, dans un sauna ; deux d’entre elles embrassaient et caressaient un homme, tandis qu’une troisième se livrait à une danse érotique. Les visages des hommes apparaissant sur la vidéo étaient floutés. Le reportage faisait également état d’un document concernant la collaboration de Mme Avram avec le ministère de l’Intérieur.
Les requérantes alléguaient en particulier que les séquences litigieuses avaient été filmées en secret par les policiers et utilisées comme moyen de chantage pour qu’elles renoncent à publier un article sur des irrégularités commises au sein du ministère moldave de l’Intérieur. Les policiers auraient transmis la vidéo au service de télévision nationale après la publication par les deux premières requérantes de leur article malgré les menaces.
Les 17 et 20 mai 2003, Mme Avram porta plainte pour chantage et abus d’autorité contre les policiers. Les requérantes et les policiers furent interrogés. Ces derniers nièrent toute implication dans le tournage secret de la vidéo ou le chantage, et même toute relation avec les cinq requérantes. En juin 2004, les autorités de poursuite rejetèrent la plainte de la première requérante au motif que la diffusion d’informations diffamatoires ne constituait pas une infraction en droit moldave. Cette décision fut confirmée à l’issue d’un pourvoi extraordinaire en octobre 2005.
Dans l’intervalle, les requérantes engagèrent également une procédure civile contre le ministère de l’intérieur (pour avoir organisé le tournage secret de la vidéo et fourni des documents de nature privée au service de télévision nationale) et contre le service de télévision nationale (pour avoir diffusé des images de nature privée). Elles demandèrent réparation pour atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale en vertu de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En août 2008, la Cour suprême de justice rendit une décision définitive dans laquelle elle rejetait pour insuffisance de preuves les griefs à l’encontre du ministère de l’Intérieur concernant le tournage secret. Elle déclara néanmoins qu’eu égard à l’article 8 de la Convention la responsabilité du ministère était engagée du fait de la fourniture au service national de télévision de documents de nature privée concernant Mme Avram et que celle du service de télévision nationale devait donc être mise en cause quant à la diffusion de la scène du sauna.
La Cour suprême condamna le service national de télévision au versement d’une indemnité de 3 600 lei moldaves (MDL – soit l’équivalent de 214 euros (EUR)) à chacune des requérantes ; elle ordonna en outre au ministère de l’Intérieur de verser une somme de 3 600 MDL à Mme Avram et à un participant à l’émission de payer une somme de 1 800 MDL (soit l’équivalent de 107 EUR) à Mme Vrabie. Ces montants constituaient les montants maximums prévus par l’article 7/1 de l’ancien code civil moldave à titre de réparation pour préjudice causé à l’honneur ou à la dignité d’une personne.
Article 8
La Cour relève que l’atteinte au droit à la vie privée des requérantes n’est pas contestée. Les juridictions nationales l’ont reconnue et ont accordé réparation aux intéressées. La question essentielle est donc celle de savoir si les sommes octroyées étaient proportionnées au préjudice subi par les requérantes et si la Cour suprême a rempli ses obligations au titre de l’article 8 de la Convention lorsqu’elle a appliqué la disposition du droit interne qui limitait le montant de la réparation à verser aux victimes de diffamation.
La Cour n’est pas convaincue que la Cour suprême n’avait pas d’autre possibilité que l’application de l’article 7/1 de l’ancien code civil pour décider de la réparation à accorder. Au contraire, il existe plusieurs exemples d’affaires où la Cour suprême s’est fondée sur la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme pour indemniser des préjudices subis du fait de violations des droits garantis par la Convention, et où les dommages intérêts accordés étaient comparables à ceux octroyés par la Cour.
Quoi qu’il en soit, les sommes octroyées étaient trop faibles pour être proportionnées à une atteinte aussi grave aux droits des requérantes au respect de leur vie privée que celle constituée par la diffusion de séquences vidéo intimes à leur sujet sur une chaîne de télévision nationale. En réalité, la Cour ne voit aucune raison de douter de l’effet dramatique que cela a pu avoir sur la vie privée, familiale et sociale des intéressées. Celles-ci peuvent donc toujours prétendre avoir la qualité de victime. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 8.
Article 41 (satisfaction équitable)
La Cour dit que la Moldova doit verser pour dommage moral 5 000 EUR à Mme Avram, 6 000 EUR à Mme Vrabie et 4 000 EUR à Mme Buzu, Mme Moraru et Mme Frumusachi. Elle ordonne en outre le versement d’une somme de 1 500 EUR au titre des frais et dépens.
LE DROIT DE VIVRE SA SEXUALITE IMPLIQUE QUE L'ETAT
ne doit pas rajouter des contraintes inutiles pour rembourser les frais d'opération
ARRET
SCHLUMPF c. SUISSE du 8 JANVIER 2009 REQUETE 29002/06Après la mort de sa femme, il serait opéré et demande le remboursement à son assurance maladie. Celle ci refuse car il devait subir un suivi psychologique de deux ans avant L'opération or en l'espèce il n'a pas attendu les deux ans après les examens des médecins mais il avait attendu auparavant la mort de sa femme d'un cancer et la majorité de ses enfants. La CEDH trouve que ce délai de deux ans est en l'espèce trop long et inutile. Par conséquent, il y a violation de l'article 8.
"a) Les principes généraux établis par la Cour
100. Comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’observer, la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale de la personne (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 22), mais peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Des éléments tels que, par exemple, l’identité sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle, relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, B. c. France, 25 mars 1992, série A no 232-C, pp. 53 et suiv., § 63, Burghartz, précité, p. 28, § 24, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19 février 1997, Recueil 1997-I, p. 131, § 36, et Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 71, CEDH 1999-VI). Comme la Cour a déjà remarqué plus haut, cette disposition protège également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (paragraphe 77 ci-dessus, avec d’autres références). Bien qu’il n’ait été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III).
101. La dignité et la liberté de l’homme relevant de l’essence même de la Convention, le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des transsexuels est garanti (I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, § 70, 11 juillet 2002, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI ; voir également, quant aux affaires ayant trait à la situation des transsexuels, Rees c. Royaume-Uni, arrêt du 17 octobre 1986, série A no 106, Cossey c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 184, Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, arrêt du 30 juillet 1998, Recueil 1998-V, Grant c. Royaume-Uni, no 32570/03, CEDH 2006-..., et, indirectement, X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil 1997-II).
102. La Cour réaffirme par ailleurs que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (arrêts X et Y c. Pays-Bas, précité, p. 11, § 23, Botta c. Italie, 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 422, § 33, et Mikulić, précité, § 57).
103. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation - positive ou négative - existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par exemple, les arrêts Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, B. c. France, précité, p. 47, § 44, Sheffield et Horsham, précité, p. 2026, § 52, Mikulić, précité, § 57, et Cossey, précité, p. 15, § 37).
104. En ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit la définition sexuelle d’une personne (voir, mutatis mutandis, pour des affaires ayant trait aux personnes homosexuelles, Dudgeon, précité, p. 21, § 52, et Smith et Grady, § 89, précités).
b) Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
105. La Cour précise d’emblée que n’est pas en cause devant elle la reconnaissance, au sens juridique, du changement du sexe de la requérante (Christine Goodwin, précité, § 76, et L. c. Lituanie, no 27527/03, §§ 56-60, CEDH 2007-..., dans lesquelles la Cour a prononcé des violations de l’article 8), le président du tribunal de district d’Aarau ayant reconnu, le 14 février 2005, le changement de son identité sexuelle. Par la suite, les modifications d’état civil ont été effectuées (paragraphe 17 ci-dessus). En revanche, l’intéressée se plaint en substance que le Tribunal fédéral, en dernière instance, n’ait pas dûment tenu compte des problèmes liés à sa transsexualité dans le cadre du litige qui l’opposait à sa compagnie d’assurance.
106. La Cour note que les griefs soulevés par la requérante sur le terrain de l’article 8 § 1 portent sur le refus de prendre en compte certains éléments de preuve relatifs à sa transsexualité, point qui a déjà été examiné sur le terrain de l’article 6 § 1. Elle souligne cependant la différence de nature entre les intérêts protégés par l’article 6 § 1, qui accorde une garantie procédurale, et ceux protégés par l’article 8, qui assure le respect de la vie privée ; cette différence peut justifier l’examen d’un même ensemble de faits sous l’angle des deux articles (arrêts McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, série A no 307-B, p. 57, § 91, Buchberger c. Autriche, no 32899/96, § 49, 20 décembre 2001, et P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 120, CEDH 2002-VI).
107. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il convient d’examiner aussi le grief tiré par la requérante de l’article 8, selon lequel la manière dont le Tribunal fédéral des assurances a traité sa demande de remboursement de ses frais médicaux emporte violation des obligations positives qui incombaient à l’Etat (voir, mutatis mutandis, Van Kück, précité, § 75).
108. La Cour tient à préciser que la question centrale qui se pose en l’espèce est celle de l’application faite par le Tribunal fédéral des assurances des conditions de prise en charge des frais médicaux lorsqu’il a eu à se prononcer sur la demande de la requérante de se faire reconnaître un droit au remboursement pour les frais liés à une opération de conversion sexuelle (voir, mutatis mutandis, Van Kück, précité, § 78).
109. La Cour observe qu’en l’occurrence le Tribunal fédéral des assurances s’est fondé sur un critère établi par sa propre jurisprudence, qui ne trouve sa base dans aucune loi. Cette condition supplémentaire ne permet le remboursement des frais de l’opération de conversion sexuelle qu’après écoulement d’un délai d’observation de deux ans. Ce délai de deux ans s’explique, comme le soutient le Tribunal fédéral des assurances, par le fait qu’il garantit un équilibre entre les intérêts de la personne concernée, d’une part, et l’intérêt public visant à éviter les opérations inutiles, d’autre part.
110. La Cour est consciente des problèmes auxquels les compagnies d’assurances sociales sont confrontées dans leurs décisions de prise en charge des prestations. Elle ne sous-estime pas non plus l’ampleur des conséquences pour l’intéressée d’une opération de conversion sexuelle – intervention coûteuse et irréversible –, et, dès lors, l’intérêt de l’assurance et de l’intéressée à éviter qu’une décision soit prise hâtivement. C’est l’objectif principal – objectif certes légitime – poursuivi par le délai de deux ans. Toutefois, la Cour rappelle ce qu’elle a déjà affirmé en 2002, à savoir que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction requis pour changer son rôle sexuel dans la société (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, § 81).
111. La Cour ne méconnaît pas non plus qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, singulièrement aux instances juridictionnelles, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus). Néanmoins, dans la mesure où la Cour est compétente pour contrôler la procédure suivie devant les tribunaux internes, elle considère qu’une application trop rigide du délai de deux ans peut s’avérer contraire à l’article 8 de la Convention.
112. A cet égard, la Cour réitère le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir la jurisprudence citée au paragraphe 57 ci-dessus). Il en découle que, pour qu’ils puissent apparaître comme légitimes, les arguments invoqués pour justifier une ingérence doivent poursuivre concrètement et effectivement les motifs mentionnés au paragraphe 2 de l’article 8. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 77, CEDH 2007-...). En insistant sur le respect du délai de deux ans, le Tribunal fédéral a refusé de se livrer à une analyse des circonstances spécifiques du cas d’espèce et de peser les différents intérêts en jeu. La Cour estime que les autorités internes auraient dû prendre en compte les opinions des spécialistes afin d’examiner s’il y avait lieu d’admettre une exception à la règle des deux ans, notamment sur la base de l’âge relativement avancé de la requérante et de l’intérêt à ce qu’elle subisse une intervention chirurgicale dans un bref délai.
113. En outre, la Cour ne s’estime pas tenue de répondre définitivement à la question de savoir si ce délai de deux ans correspond aux courants actuels dans la pratique et la doctrine en matière de conversion sexuelle. En revanche, elle est convaincue que, depuis 1988, année où le Tribunal fédéral des assurances a rendu ses deux arrêts de principe, la médecine a fait des progrès dans l’établissement de la « véracité » du transsexualisme (voir, dans ce sens, Christine Goodwin, précité, §§ 81 et suiv., et § 92), ce dont le Tribunal fédéral des assurances n’a pas tenu compte. Or, la Cour a à maintes occasions souligné l’importance d’une approche évolutive dans l’interprétation de la Convention, à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril 1978, série A no 26, p. 15, § 31, Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 19, § 41, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14 et suiv., § 26, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII, et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I).
114. La Cour a par ailleurs jugé que le fait que les services médicaux n’attendent pas, pour dispenser des soins et des traitements chirurgicaux à des transsexuels, que chacun des aspects du statut juridique de ces personnes ait été examiné et réglé bénéficie aux intéressés et contribue à leur liberté de choix (Rees, précité, p. 18, § 45). Elle a aussi jugé que la détermination dont témoignent les personnes concernées constitue un élément assez important pour entrer en ligne de compte, avec d’autres, sur le terrain de l’article 8 (B. c. France, précité, p. 51, § 55, et Van Kück, précité, § 77). A cet égard, la Cour considère comme important le fait que la décision tardive de la requérante de subir l’opération s’explique exclusivement par le respect qu’elle portait à ses enfants et à son ex-épouse, ce qui l’a conduite à reporter l’intervention jusqu’à la majorité des enfants et jusqu’au décès de son épouse. En un mot, l’application du délai d’attente de deux ans a eu pour effet de prolonger la situation insatisfaisante de la requérante (voir, dans le même sens, Christine Goodwin, précité, § 90).
115. Le respect de la vie privée de la requérante aurait exigé la prise en compte des réalités médicale, biologique et psychologique, exprimées sans équivoque par l’avis des experts médicaux, pour éviter une application mécanique du délai de deux ans. La Cour en conclut que, eu égard à la situation très particulière dans laquelle se trouvait la requérante – âgée de plus de 67 ans au moment de sa demande de prise en charge des frais liés à l’opération –, et compte tenu de la marge d’appréciation étroite dont l’Etat défendeur bénéficiait s’agissant d’une question touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, un juste équilibre n’a pas été ménagé entre les intérêts de la compagnie d’assurance, d’une part, et les intérêts de la requérante, d’autre part.
116. Il y a donc eu violation de l’article 8."
LA PROSTITUTION NE DOIT DONNER LIEU A UN FICHAGE PUBLIC
Khelili c. Suisse requête n° 16188/07 du 18 octobre 2011
Une française classée comme « prostituée » pendant cinq ans dans la base de données de police de Genève a eu son droit au respect de la vie privée atteint
La requérante, Mme Sabrina Khelili, est une ressortissante française, née en 1959 et résidant à Saint Priest (France).
Lors d’un contrôle de police en 1993 à Genève, la police trouva sur Mme Khelili des cartes de visite sur lesquelles on lisait « Gentille, jolie femme fin trentaine attend ami pour prendre un verre de temps en temps ou sortir. Tel. (…). ». Selon Mme Khelili, suite à cette découverte, la police de Genève l’aurait fichée comme prostituée, profession qu’elle a toujours contesté exercer. La police prétendit qu’elle avait appliqué la loi cantonale sur les renseignements et les dossiers, qui autorise la police à gérer des dossiers et des fichiers pouvant contenir des données personnelles pour le temps nécessaire à l’accomplissement de ses missions (notamment de répression des infractions ou de prévention des crimes et des délits). En novembre 1993, l’Office fédéral des étrangers prononça à l’encontre de Mme Khelili une interdiction de séjour en Suisse,
pour des motifs préventifs, pour une durée de deux ans.
En 2001, Mme Khelili fit l’objet de deux plaintes pénales pour injures et menaces. En 2003 elle apprit par une lettre de la police de Genève que la mention « prostituée » continuait à figurer dans les dossiers de la police. En Mai 2005, Mme Khelili fut condamnée à 20 jours d’emprisonnement avec sursis pour deux autres plaintes pour injure et utilisation abusive d’une installation télécommunication déposées à son encontre en 2002 et 2003.
En juillet 2005, le chef de la police certifia que la mention concernant sa profession avait été remplacée par « couturière » dans la base de données de la police. Après avoir appris, en 2006, pendant une conversation téléphonique, que la mention « prostituée » figurait toujours dans les fichiers informatiques de la police, Mme Khelili demanda la suppression des informations relatives à la prostitution figurant dans son dossier de police. En 2006, le chef de la police confirma dans une lettre que cela avait été fait. Mme Khelili demanda également à ce que les données concernant les plaintes pénales pour injures et menaces, déposées à son encontre en 2001, qui contenaient notamment la mention « prostituée », soient supprimées. Cette demande a été refusée au motif qu’elles devaient être conservées à titre préventif, compte tenu de ses infractions précédentes. Mme Khelili soutient que la mention litigieuse dans ses dossiers peut rendre plus difficile sa vie quotidienne, parce que cette information serait également communiquée à des futurs employeurs potentiels.
VIOLATION DE L'ARTICLE 8
La Cour accepte qu’en l’espèce l’ingérence dans les droits de Mme Khelili avait une base légale en droit interne. La Cour reconnaît, également, que la conservation des données de Mme Khelili avait pour but la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits d’autrui.
En revanche, la Cour note que la mention « prostituée » comme profession a été supprimée de la base de données informatisée de la police, mais que cette expression, jointe aux affaires pénales en relation avec les plaintes déposées contre Mme Khelili, n’a pas été corrigée. La Cour rappelle que la mention litigieuse peut nuire à la réputation de Mme Khelili et, comme elle le prétend, rendre plus difficile sa vie quotidienne, étant donné que les informations figurant dans les dossiers de police peuvent être transmises aux autorités. Cela est d’autant plus important de nos jours que des données à caractère personnel sont soumises à un traitement automatique qui facilite considérablement l’accès à celles-ci et leur diffusion. Mme Khelili avait donc un intérêt considérable à voir la mention « prostituée » biffée des fichiers et dossiers de police.
La Cour tient compte d’une part du fait que l’allégation de prostitution clandestine paraît très vague et générale et que le lien entre la condamnation de Mme Khelili pour injures et menaces, et le maintien de la mention « prostituée » n’est pas suffisamment étroit.
Par ailleurs, la Cour note le comportement contradictoire des autorités; en dépit de la confirmation de la police que la mention « prostituée » a été corrigée, Mme Khelili apprit que cette expression figurait toujours dans les fichiers informatiques de la police.
Par conséquent, la Cour conclut que la mémorisation, dans le dossier de police, d’une donnée à caractère personnel, prétendument erronée, a violé le respect de la vie privée de Mme Khelili et elle estime que le maintien de la mention « prostituée » pendant des années n’était ni justifié, ni nécessaire dans une société démocratique.
Article 41 (satisfaction équitable)
La Cour ordonne à la Suisse de verser à Mme Khelili 15 000 euros (EUR) pour dommage moral et rejette la demande pour frais et dépens.
L'ARTICLE 8 ET LE RESPECT DE LA RELIGION
LES JURIDICTIONS NATIONALES DOIVENT FAIRE LA BALANCE ENTRE LES INTERÊTS DES RELIGIONS ET LA VIE PRIVEE DES RELIGIEUX
L'INTERÊT DES DOGMES D'UNE RELIGION
vie privée des ministres du culteARRET OBST ET SCHÜTH C.ALLEMAGNE DU 23 septembre 2010 requêtes 425/03 et 1620/03
Ces affaires ont l’une et l’autre pour objet le licenciement par une église d’un de ses employés pour relation extraconjugale. Pour la première fois, la Cour a abordé la question du licenciement d’employés ecclésiastiques en raison d’un comportement relevant de la sphère privée.
Le requérant dans la première affaire est
Michael Obst, ressortissant allemand né en 1959 et résidant à Neu-Anspach. Il grandit au sein de l’Église mormone et, en 1980, se maria selon le rite mormon. Après avoir exercé différentes fonctions au sein de cette église, il fut nommé en 1986 directeur pour l’Europe au département des relations publiques. Au début du mois de décembre 1993, il s’adressa à son pasteur, lui confiant que son mariage périclitait depuis des années et qu’il avait eu une liaison avec une autre femme. Suivant le conseil de son pasteur, il en informa son supérieur hiérarchique, qui le licencia sans préavis quelques jours plus tard. Par la suite, il fut excommunié dans le cadre d’une procédure disciplinaire interne.M. Obst saisit le tribunal du travail de Francfort-sur-le-Main qui, par un jugement rendu en janvier 1995, annula son licenciement. La cour d’appel du travail confirma tout d’abord ce jugement. Cependant, la Cour fédérale du travail cassa son arrêt et lui renvoya l’affaire, relevant que, par son comportement, M. Obst avait dérogé à ses obligations prévues par les stipulations de son contrat de travail. Elle se référa en outre à un arrêt de principe de la Cour constitutionnelle fédérale du 4 juin 1985 sur la légalité du licenciement d’employés ecclésiastiques ayant manqué à leurs obligations de loyauté. Selon cet arrêt, l’église employeur avait le droit de régler ses affaires de manière autonome, tandis que les juridictions du travail n’étaient tenues par ses préceptes moraux et religieux que pour autant qu’ils n’entrent pas en conflit avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique de l’État. Pour la Cour fédérale du travail, les exigences de l’Église mormone en matière de fidélité conjugale n’étaient pas en contradiction avec lesdits principes, le mariage revêtant une importance prééminente dans la Loi fondamentale allemande aussi. Le licenciement était en outre nécessaire à la préservation de la crédibilité de l’Église mormone, qui s’était trouvée menacée étant donné les responsabilités de M. Obst en tant que directeur des relations publiques pour l’Europe. Par ailleurs, l’Église mormone n’était pas tenue de formuler un avertissement dès lors qu’il s’agissait d’un manquement dont la gravité n’avait pu échapper à M. Obst du fait de sa longue carrière en son sein. Statuant sur renvoi, la cour d’appel du travail infirma en janvier 1998 le jugement de première instance.
M. Obst saisit une nouvelle fois en vain la Cour fédérale du travail. En juin 2002, se référant à son arrêt le principe du 4 juin 1985, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel formé par lui.
Le requérant dans la seconde affaire est Bernhard Schüth, ressortissant allemand né en 1957 et résidant à Essen. Il fut organiste et chef de chœur dans la paroisse catholique Saint-Lambert, à Essen, du milieu des années 80 jusqu’en 1994, lorsqu’il se sépara de son épouse. Depuis 1995, il vit avec sa nouvelle compagne. En juillet 1997, après que les enfants du requérant eurent dit au jardin d’enfants que leur père allait être de nouveau papa, le doyen de la paroisse s’entretint avec M. Schüth. Quelques jours plus tard, la paroisse prononça le licenciement de ce dernier à compter d’avril 1998 au motif qu’il avait enfreint les règles fondamentales de l’Église catholique pour le service ecclésial. En particulier, en entretenant une liaison extraconjugale avec une autre femme, enceinte de lui, il avait non seulement commis un adultère mais s’était aussi rendu coupable de bigamie.
M. Schüth saisit le tribunal du travail d’Essen qui, dans un jugement rendu en décembre 1997, annula son licenciement. La cour d’appel du travail confirma tout d’abord ce jugement. Cependant, la Cour fédérale du travail cassa son arrêt et lui renvoya l’affaire, jugeant qu’elle aurait dû entendre le doyen de la paroisse pour déterminer si celui-ci avait tenté d’inciter M. Schüth à mettre un terme à sa relation extraconjugale. Comme dans le cas de M. Obst, elle se référa à l’arrêt de principe de la Cour constitutionnelle fédérale et souligna que les exigences de l’Église catholique en matière de fidélité conjugale n’étaient pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique.
En février 2000, statuant sur renvoi, la cour d’appel du travail infirma le jugement de première instance au motif que, face à la position ferme de M. Schüth concernant sa nouvelle relation, le doyen avait pu considérer à bon escient qu’un avertissement préalable était superflu. Elle admit que la paroisse ne pouvait continuer à l’employer sans perdre toute crédibilité, son activité étant en relation étroite avec la mission de l’Église.
M. Schüth saisit une nouvelle fois en vain la Cour fédérale du travail,. En juillet 2002, se référant à son arrêt le principe du 4 juin 1985, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel formé par lui.
Décision de la Cour
Dans l’une et l’autre de ces affaires, la Cour est appelée à examiner si l’équilibre ménagé par les juridictions du travail allemandes entre, d’une part, le droit au respect de la vie privée des requérants garanti par l’article 8 et, d’autre part, les droits dont jouissent l’Église catholique et l’Église mormone en vertu de la Convention, a offert aux intéressés une protection suffisante. Elle rappelle que l’article 9 (liberté de religion), interprété à la lumière de l’article 11 (liberté de réunion et d’association), protège l’autonomie des communautés religieuses de toute ingérence injustifiée de l’État.
En mettant en place un système de juridictions du travail ainsi qu’une juridiction constitutionnelle compétente pour contrôler les décisions rendues par celles-ci, l’Allemagne a en principe respecté ses obligations positives à l’égard des justiciables dans le domaine du droit du travail. Les requérants ont eu la possibilité de porter leur affaire devant le juge du travail appelé à examiner la licéité des licenciements litigieux sous l’angle du droit du travail étatique en tenant compte du droit du travail ecclésiastique. Dans les deux cas, la Cour fédérale du travail a jugé que les exigences respectives de l’Église mormone et de l’Église catholique en matière de fidélité conjugale n’étaient pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique.
En ce qui concerne
M. Obst, la Cour relève que les juridictions du travail ont pris en compte tous les éléments pertinents et ont procédé à une mise en balance circonstanciée et approfondie des intérêts en jeu. Elles ont souligné que l’Église mormone avait pu fonder le licenciement sur l’adultère de M. Obst uniquement parce que celui-ci l’en avait informée lui-même. Elles ont jugé que son licenciement s’analysait en une mesure nécessaire visant à la préservation de la crédibilité de l’Église mormone, compte tenu notamment de la nature du poste qu’il occupait. Elles ont exposé pourquoi l’Église n’avait pas été tenue de prononcer d’abord une sanction moins lourde, par exemple un avertissement, et elles ont souligné que le préjudice causé à M. Obst par son licenciement était limité, eu égard notamment à son âge assez peu avancé.Le fait que, après une mise en balance minutieuse, les tribunaux allemands ont accordé plus de poids aux intérêts de l’Église mormone qu’à ceux de M. Obst ne saurait en soi soulever un problème au regard de la Convention. Les conclusions des juridictions du travail, selon lesquelles M. Obst n’a pas été soumis à des obligations inacceptables, ne paraissent pas déraisonnables. En effet, pour avoir grandi au sein de l’Église mormone, il était ou devait être conscient, lors de la signature du contrat de travail, de l’importance que revêtait la fidélité maritale pour son employeur et de l’incompatibilité de sa relation extraconjugale avec les obligations de loyauté accrues qu’il avait contractées envers l’Église en tant que directeur pour l’Europe au département des relations publiques.
En ce qui concerne
M. Schüth, en revanche, la Cour observe que la cour d’appel du travail s’est bornée à expliquer que, si ses fonctions d’organiste et de chef de chœur ne figuraient pas parmi celles de la catégorie d’employés qui, en cas de comportement répréhensible grave, doivent être renvoyés – c’est-à-dire ceux qui exercent des fonctions de conseil ou de direction ou qui travaillent à la catéchèse –, elles étaient néanmoins si proches de la mission de proclamation de l’Église catholique que la paroisse ne pouvait pas continuer à l’employer sans perdre toute crédibilité. Cette juridiction n’a pas examiné cet argument plus avant, mais semble avoir simplement repris l’opinion de l’église employeur sur ce point.En outre, les juridictions du travail n’ont fait aucune mention de la vie de famille de fait de M. Schüth ni de la protection juridique dont celle-ci bénéficiait. Les intérêts de l’Église employeur ont ainsi été mis en balance non pas avec le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et familiale, mais uniquement avec son intérêt d’être maintenu dans son emploi. Un examen plus circonstancié s’imposait lors de la mise en balance des droits et intérêts concurrents en jeu.
La Cour admet que, en signant son contrat de travail, M. Schüth a accepté un devoir de loyauté envers l’Église catholique qui limitait jusqu’à un certain degré son droit au respect de sa vie privée, mais précise que l’on ne saurait interpréter sa signature de ce contrat comme un engagement personnel sans équivoque de vivre dans l’abstinence en cas de séparation ou de divorce. Les juridictions du travail allemandes ne se sont penchées qu’en marge sur le fait que le cas de M. Schüth n’avait pas été médiatisé et que ce dernier, après quatorze ans de service pour la paroisse, ne semble pas avoir combattu les positions de l’Église catholique.
Le fait qu’un employé ecclésiastique licencié n’ait que des possibilités limitées de trouver un nouvel emploi revêt une importance particulière. Cela est d’autant plus vrai lorsque la formation de cet employé revêt un caractère si particulier qu’il lui est difficile, voire impossible, de trouver un nouveau poste en dehors de l’Église employeur, ce qui est le cas de M. Schüth, qui travaille aujourd’hui à temps partiel pour une paroisse protestante. A cet égard, la Cour note que la réglementation de l’Église protestante concernant les musiciens d’église ne permet l’embauche d’une personne qui n’est pas membre d’une Église protestante que de manière exceptionnelle et uniquement dans le cadre d’un emploi secondaire.
La Cour estime donc que les juridictions du travail n’ont pas mis en balance les droits de M. Schüth et ceux de l’église employeur d’une manière conforme à la Convention.
La Cour, à l’unanimité, conclut à l’absence de violation de l’article 8 dans le cas de M. Obst et à la violation de l’article 8 dans le cas de M. Schüth.Satisfaction équitable
La Cour juge que la question de l’application de l’article 41 de la Convention (satisfaction équitable) concernant M. Schüth ne se trouve pas en état et qu’il y a lieu de la réserver. Les parties disposent d’un délai de trois mois à partir du prononcé de l’arrêt pour parvenir à un accord à cet égard.
L'ARTICLE 8 ET LA PROTECTION DU DOMICILE
LES ETATS DOIVENT PROTÉGER LE DOMICILE ET LES ABORDS DU DOMICILE
ARRÊT DEES C. HONGRIE REQUÊTE 2345/06 DU 9 NOVEMBRE 2010
LES FAITS
M. Deés allègue qu’afin d’éviter un péage mis en place en 1997 sur une autoroute privatisée près de Alsónémedi, de nombreux camions choisissent d’autres itinéraires, notamment la rue où il habite (qui est une portion d’une route nationale).
Le 23 février 1999, le requérant engagea une procédure d’indemnisation contre la société d’entretien des routes publiques du comté de Pest. Il soutint qu’en raison de l’augmentation de la circulation dans sa rue, des fissures étaient apparues dans les murs de sa maison. Il fut finalement débouté en appel le 15 novembre 2005. Les tribunaux internes estimèrent en particulier que, bien que le bruit – mesuré par un expert à deux reprises en mai 2003 – ait, lors des mesures, dépassé de 15% et 12% la limite légale de 60 dB(A), les vibrations ou les bruits causés par la circulation n’étaient pas assez forts pour causer des dommages à la maison de M. Deés.
Dans l’intervalle, les autorités s’employèrent à partir de 1998 à ralentir et réorganiser la circulation dans ce secteur. En particulier, elles construisirent trois bretelles de contournement, imposèrent une limite de vitesse de 40 km/h la nuit et dotèrent deux carrefours voisins de feux tricolores. En 2001 furent installés des panneaux de signalisation visant à interdire l’accès des véhicules de plus de 6 tonnes et à canaliser la circulation.
VIOLATION DE L'ARTICLE 8
La Cour rappelle que la Convention protège le droit d’un individu non seulement au simple espace physique que constitue son domicile (ce qui implique, par exemple, une protection contre l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée) mais également à la jouissance paisible, dans des limites raisonnables, dudit espace contre des nuisances telles que les bruits, les émissions ou les odeurs.
La Cour reconnaît en particulier la complexité de la tâche dont ont dû s’acquitter les autorités dans l’affaire de M. Deés s’agissant de gérer les questions d’infrastructure – ce qui impliquait de prendre des mesures exigeant beaucoup de temps et de ressources – et de ménager l’équilibre entre les usagers de la route et les intérêts des riverains. Toutefois, malgré les efforts consentis en vue de limiter et canaliser la circulation, les mesures prises se sont avérées constamment insuffisantes, en conséquence de quoi M. Deés a été exposé à un bruit excessif pendant une longue période (au moins jusqu’en mai 2003, époque à laquelle un expert a mesuré le niveau sonore et a conclu qu’il dépassait la limite légale).
En somme, à l’époque des faits, la rue où habitait M. Deés a été le théâtre de nuisances graves et directes, qui ont empêché le requérant de jouir de son domicile. Dès lors, l’Etat a failli à son obligation de garantir le droit du requérant au respect de son domicile et de sa vie privée, au mépris de l’article 8.
ARRÊT DUBETSKA ET AUTRES C. UKRAINE REQUÊTE 30499/03 DU 10 février 2011
Deux familles ukrainiennes sont victimes d’une pollution industrielle depuis plus de 12 ans et les autorités manquent d’y remédier
PRINCIPAUX FAITS
Les requérants sont des ressortissants ukrainiens, qui résident dans le hameau de Vilshyna dans la région de Lviv (Ukraine). Ils appartiennent à deux familles élargies, les Dubetska-Nayda et les Gavrylyuk–Vakiv, et habitent dans deux maisons proches l’une de l’autre, construites respectivement en 1933 et 1959.
En 1960, une mine étatique de charbon commença à être exploitée dans le voisinage des deux maisons et un terril fut érigé à quelque 100 mètres de la demeure des Dubetska-Nayda. En 1979, l’Etat ouvrit également une usine de traitement du charbon qui, pour la durée de l’exploitation, édifia un terril de 60 mètres à environ 430 mètres de la maison des Dubetska-Nayda et 420 mètres de celle des Gavrylyuk-Vakiv. Le terril resta propriété de l’Etat même après la privatisation de l’usine en 2007.
Des études menées par des organismes publics ou non révélèrent les effets négatifs sur l’environnement engendrés par l’exploitation de la mine et de l’usine, notamment des inondations, une pollution de la nappe phréatique et une subsidence du sol et de l’air. Les rapports concluaient que les personnes qui vivaient aux abords de l’usine et de la mine étaient exposées à un risque accru de cancer et de maladies respiratoires et rénales.
Les requérants se plaignirent à maintes reprises auprès des autorités des problèmes de santé et des dommages à leurs maisons résultant de la pollution. Ils déclarèrent notamment souffrir d’affections chroniques telles que bronchite, emphysèmes et carcinomes. Ils ajoutèrent n’avoir eu pendant des années qu’un accès irrégulier et insuffisant à l’eau potable, ce qui avait de surcroît créé des problèmes de communication
et de relations au sein des familles. Leurs maisons avaient subi des dommages du fait de l’effondrement des sols. Les requérants affirmèrent ne pas pouvoir se reloger ailleurs car ils n’avaient pas d’argent pour acheter de nouvelles maisons et que celles qu’ils habitaient avaient perdu de leur valeur en raison de la pollution.
Les autorités examinèrent différentes façons de remédier à la situation en demandant tout d’abord au directeur de l’usine, en 1994, de procurer un nouveau logement dans une zone sans problème aux requérants. Cette demande resta un voeu pieux et, entre 2000 et 2003, les autorités envisagèrent alors de réinstaller ailleurs les requérants à brève échéance. Au vu du défaut d’amélioration de la situation, chacune des familles saisit la justice d’une demande de relogement. Une décision favorable à la famille Dubetska-Nayda fut rendue en décembre 2005 mais elle ne reçut jamais exécution. Quant à la famille Gavrylyuk-Vakiv, elle fut déboutée dans une décision de 2004 devenue définitive en 2007. Dans cette dernière affaire surtout, les juridictions mentionnèrent à l’appui de leur conclusion que les autorités avaient envisagé à un certain stade de la procédure de réduire le terril de l’usine, que certaines enquêtes avaient démontré que les requérants vivaient à l’extérieur de la zone dangereuse et qu’en vertu de la législation applicable, les propriétaires de l’usine pouvaient être condamnés à une amende mais non tenus de fournir un logement.
VIOLATION DE L'ARTICLE 8
La Cour estime que l’exploitation de la mine et de l’usine, et tout particulièrement les deux terrils, ont contribué aux problèmes dont se plaignent les requérants à savoir une détérioration de leur état de santé due à la pollution de l’air, de l’eau et du sol et les dommages causés à leurs maisons par la subsidence du sol résultant de l’enfouissement de substances toxiques dans le périmètre des deux installations industrielles.
La Cour relève également que, plusieurs fois au cours des années écoulées, les autorités ont estimé nécessaire de reloger des requérants et que, s’agissant de la famille Dubetska-Nayda, un tribunal ukrainien a confirmé cette nécessité. Pour ce qui est de la famille Gavrylyuk-Vakiv, les juridictions ont justifié leur refus d’accéder à la demande de relogement en constatant que les autorités avaient envisagé des mesures pour réduire la pollution dans la zone concernée, ce qui devait entraîner une amélioration de la situation des requérants. Cependant, aucune de ces mesures n’a encore été adoptée et la Cour en vient donc à constater que pendant plus de douze ans après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Ukraine, les requérants ont vécu en permanence dans une zone polluée, non adaptée à l’habitat et que le fonctionnement de la mine et de l’usine a altéré leur vie de manière substantielle
Les requérants ne disposent pas de ressources suffisantes pour se reloger eux-mêmes, étant donné que la valeur de leurs maisons a chuté de manière dramatique en raison de la pollution de la région. Ils ont donc besoin de l’aide de l’Etat pour se reloger, aide qu’ils attendent depuis qu’elle leur a été promise par les autorités dès 1994.
Les autorités étaient parfaitement au courant de l’impact négatif sur l’environnement de la mine et de l’usine, mais n’ont jamais relogé les requérants ni trouvé une solution permettant de ramener la pollution à un niveau supportable pour les personnes vivant à proximité des installations industrielles. Malgré des tentatives de sanctionner le directeur de l’usine, d’ordonner et de mettre en œuvre le relogement des requérants, ainsi que de la construction, en 2009, d’un aqueduc alimentant suffisamment en eau potable les requérants, il n’en demeure pas moins que, pendant douze ans, les autorités n’ont pas trouvé de solution remédiant efficacement à la situation de ces derniers. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
La Cour conclut également que le constat d’une violation de l’article 8 crée, à la charge du gouvernement ukrainien, une obligation de prendre les mesures qui s’imposent pour porter remède à la situation des requérants.
ARRÊT APANASEWICZ C. POLOGNE REQUÊTE 6854/07 DU 3 MAI 2011
Inexécution d’une décision ordonnant la fermeture d’une usine construite illégalement
Principaux faits
La requérante, Helena Apanasewicz, est une ressortissante polonaise née en 1934. Elle réside dans une maison située dans une zone résidentielle de Gostyń (Pologne).
En 1988, le propriétaire de la parcelle de terrain voisine de celle de Mme Apanasewicz érigea sans autorisation sur son terrain une usine de production de béton, dont il démarra immédiatement l’exploitation et qu’il agrandit progressivement.
En 1989, Mme Apanasewicz engagea une procédure civile pour faire cesser le trouble de voisinage qu’elle estimait subir (pollution, diverses atteintes à sa santé, récoltes incomestibles etc.). Sa demande fut dans un premier temps accueillie en 1997, par une décision qui fut annulée en 1998 puis renversée en 2000. Elle fit appel. Par un arrêt du 3 juillet 2001 (définitif le 30 novembre 2001), le tribunal régional de Poznań accepta finalement les prétentions de Mme Apanasewicz. S’appuyant notamment sur des mesures faites sur le site litigieux, mais aussi vu le caractère irrégulier des chantiers réalisés par le propriétaire de l’usine, la durée importante des nuisances, leur forte intensité, la proximité directe des propriétés ainsi que le défaut de compatibilité entre la nature de l’activité de l’usine et l’affectation attribuée aux terrains dans la réglementation urbanistique pertinente, le tribunal jugea que Mme Apanasewicz avait été troublée dans la jouissance paisible de sa propriété d’une manière excédant les inconvénients ordinaires du voisinage. Il ordonna l’arrêt de l’exploitation de l’usine.
Deux procédures parallèles eurent lieu, tendant à l’exécution de cet arrêt – l’une civile, l’autre administrative.
Tout d’abord, en janvier 2002, Mme Apanasewicz engagea une procédure civile d’exécution. A sept reprises, entre 2002 et 2009, elle demanda aux juridictions civiles d’imposer des amendes au propriétaire de l’usine pour le contraindre à cesser son activité. La majorité des amendes qu’elle avait demandées furent imposées à son voisin, mais celui-ci continua son activité. En 2005, le tribunal régional reconnut que la procédure d’exécution durait excessivement longtemps.
Dans le cadre de la procédure administrative menée en parallèle, le 27 septembre 2000, l’inspecteur des constructions du district de Gostyń ordonna la démolition de l’usine au motif qu’elle avait été érigée illégalement. En 2001, il accepta de suspendre cette mesure pour cinq ans, admettant que la fermeture immédiate de l’usine aurait été préjudiciable pour l’économie locale, en ce qu’elle pouvait conduire à des suppressions d’emplois. Cette suspension ordonnait de rechercher des mesures alternatives (par exemple transférer l’usine à un autre endroit, en respectant le plan local d’urbanisme).
Le 18 décembre 2006, suite à l’expiration de la période de suspension de la procédure d’exécution, l’inspecteur de district rappela au propriétaire de l’usine l’obligation qui lui était faite de démolir son usine. La procédure tendant à cette démolition est toujours en cours à ce jour.
Article 6 § 1
La Cour rappelle que le droit à un tribunal garanti par l’article 6 implique que les décisions de justice définitives soient exécutées. Dans le cas de Mme Apanasewicz, elle examine donc si, dans le cadre des procédures tendant à l’exécution de la décision du tribunal régional de Poznań ordonnant au propriétaire de l’usine de cesser son activité, la Pologne a pris des mesures adéquates et suffisantes pour atteindre cet objectif.
S’agissant de la procédure d’exécution civile, dans la mesure où Mme Apanasewicz et son voisin sont des particuliers, les autorités polonaises devaient, en tant que dépositaires de la force publique, agir de manière diligente pour assister Mme Apanasewicz dans ses démarches tendant à faire exécuter le jugement en sa faveur.
Celle-ci ne pouvait que demander des amendes à l’encontre de son voisin, ce qu’elle a fait, et la plupart de ses demandes ont en effet été accueillies favorablement par les tribunaux. Toutefois, force est de constater que, malgré le temps considérable passé depuis que l’arrêt à exécuter, celui-ci reste inappliqué. En outre, on ne peut pas soutenir que les autorités aient agi « avec diligence », la procédure civile s’étendant à ce jour sur plus de 20 ans – une juridiction nationale ayant à juste titre considéré excessive la durée de la procédure.
S’agissant de la procédure d’exécution administrative, les autorités elles-mêmes devaient agir d’office pour faire appliquer la décision rendue et rétablir la situation conforme à la loi (l’obligation pesant sur les autorités était plus contraignante que dans la procédure civile). Or, la procédure tendant à la démolition de l’usine est en cours depuis environ dix ans et l’usine n’a toujours pas été démolie. Les considérations d’ordre social pour lesquelles la procédure a été suspendue entre 2001 et 2006 pouvaient en principe être valables, mais la Cour relève que cette suspension ordonnait de rechercher des mesures alternatives (par exemple transférer l’usine à un autre endroit, en respectant le plan local d’urbanisme) et qu’aucune mesure de ce type n’a été prise. De plus, pendant ce temps le propriétaire de l’usine a encore pu agrandir ses installations.
Les manœuvres dilatoires d’un particulier ne sauraient en tout état de cause pas justifier le manque de diligence des autorités. Enfin, la Cour estime qu’en ne prononçant qu’une seule astreinte administrative à l’égard du propriétaire de l’usine, les autorités ont fait un usage insuffisant des mesures coercitives que leur offrait le droit polonais.
Dans ces circonstances, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1.
Article 8
Le droit au respect de la vie privée et familiale englobe le droit au respect du domicile – ce qui inclut le droit de jouir en toute tranquillité dudit domicile. Lorsqu’à son domicile, une personne pâtit directement et gravement du bruit ou d’autres formes de pollution, une question peut donc se poser sous l’angle de l’article 8.
Il est clair que Mme Apanasewicz est directement affectée par les nuisances engendrées par l’activité de son voisin. La Cour doit cependant déterminer si, du fait de leur intensité, les nuisances subies par l’intéressée ont atteint le seuil minimum de gravité pour que la responsabilité des autorités polonaises au regard de l’article 8 puisse être engagée.
Vu les conclusions de l’arrêt du 3 juillet 2001 (nuisances fortes, proximité des installations litigieuses etc.), la Cour juge que le seuil minimum de gravité requis pour que l’article 8 s’applique a été atteint dans le cas de Mme Apanasewicz. Elle examine ensuite dans quelle mesure les autorités polonaises se sont acquittées de leur obligation de protéger le droit de Mme Apanasewicz au respect de sa vie privée et familiale contre l’ingérence causée par l’activité de son voisin. Or, sur ce point, elle ne peut que constater que si les autorités nationales ont pris certaines mesures en ce sens (essentiellement sur l’initiative de Mme Apanasewicz), celles-ci sont restées entièrement inopérantes.
L’article 8 a donc également été violé.
Article 41
Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que la Pologne doit verser à Mme Apanasewicz
ARRÊT GRIMKOVSKAYA C.UKRAINE DU 21 JUILLET 2011 Requête 38182/03
Vie familiale gravement perturbée par la circulation routière et la pollution en résultant
Article 8
La Cour constate que les niveaux de bruit et leurs effets sur la vie familiale de Mme Grimkovskaya n’ont jamais été mesurés. Aucun expert indépendant n’a confirmé que les dégradations de la maison avaient été causées par les vibrations provoquées par L’intense circulation. Si les certificats médicaux identifient un certain nombre de maladies dont souffrent les parents et le jeune fils de Mme Grimkovskaya, il n’a pas été possible d’établir dans quelle mesure ces maladies avaient été causées ou aggravées par l’exploitation de l’autoroute. En outre, les médecins ont laissé entendre que le fils de l’intéressée était déjà atteint d’immunodéficience avant le passage de l’autoroute M04 et qu’il vivait dans un environnement saturé en polluants depuis sa naissance. En l’absence de preuves, autres que les affirmations de Mme Grimkovskaya, que la circulation avait repris dans la rue K., la Cour a examiné la situation en partant de l’hypothèse que la circulation avait effectivement été suspendue en juin 2002.
Toutefois, elle estime que les effets cumulatifs du bruit, des vibrations et de la pollution de l’air et du sol dans la rue K. ont porté atteinte à la vie familiale de Mme Grimkovskaya.
La Cour observe ensuite que la gestion des questions concernant les infrastructures est une tâche difficile exigeant beaucoup de temps et de ressources de la part des Etats. Elle note également que les gouvernements ne sauraient être tenus pour responsables simplement parce qu’ils autorisent une circulation intense dans les quartiers résidentiels d’une ville.
Nonobstant ce qui précède, la Cour relève que le gouvernement ukrainien n’a pas réalisé d’étude de faisabilité environnementale avant de permettre le passage d’une autoroute par la rue K., et n’a déployé aucun effort suffisant pour atténuer les effets nocifs de l’autoroute. En outre, Mme Grimkovskaya n’a pas eu de véritable possibilité de contester en justice la politique de l’Etat concernant cette autoroute. En effet, le tribunal a rejeté la demande de Mme Grimkovskaya au civil sans motiver suffisamment sa décision et sans répondre aux arguments de l’intéressée.
Dès lors, la Cour conclut à la violation de l’article 8.
L'ARTICLE 8 ET L'EMBRYON
UN EMBRYON N'EST PAS UN INDIVIDU PROTEGE PAR LA CONVENTION
L'embryon n'est pas une personne donc pas un enfant. Il n'a donc pas d'intérêt à protéger face à la volonté des donneurs à interrompre un traitement FIV
ARRÊT EVANS c. ROYAUME-UNI Requête no 6339/05 du 7 mars 2005
61. La Cour observe qu’il n’existe pas de consensus international sur la réglementation des traitements par FIV et l’utilisation des embryons qui en sont issus. Il ressort des données du droit comparé résumées ci-dessus (paragraphes 31 à 39) que certains Etats se sont dotés d’une législation spécifique sur ce sujet tandis que d’autres n’ont pas légiféré en la matière ou l’ont fait de manière partielle seulement, préférant s’en remettre aux principes généraux du droit ou aux règles déontologiques. Force est de constater une fois encore l’absence de communauté de vues sur le point de savoir jusqu’à quel moment l’un des participants à un traitement de ce type peut revenir sur son consentement à l’utilisation des gamètes prélevés dans le cadre de cette thérapie. Certains Etats semblent autoriser l’exercice du droit de révocation jusqu’à la fécondation, d’autres permettent l’usage de cette faculté à tout instant jusqu’à l’implantation de l’embryon, d’autres encore laissent aux tribunaux le soin d’apprécier, en interprétant les stipulations contractuelles existantes ou en mettant en balance les intérêts respectifs des parties, jusqu’à quel moment la rétractation du consentement peut intervenir.
62. Dès lors que le recours aux traitements par FIV suscite de délicates interrogations d’ordre moral et éthique, qui s’inscrivent dans un contexte d’évolutions rapides de la science et de la médecine, et que les questions soulevées en l’espèce se rapportent à des domaines sur lesquels il n’existe pas de concordance de vues nette entre les Etats membres, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’Etat défendeur une ample marge d’appréciation (X, Y et Z, précité, § 44). A cet égard, la Cour ne saurait se rallier à la distinction opérée par la requérante entre l’intervention de l’Etat en matière de traitements par FIV et la réglementation juridique dont ceux-ci font l’objet. Ces deux éléments sont indissociables et l’ample marge d’appréciation reconnue à l’Etat s’applique en principe tant à sa décision d’intervenir dans ce domaine qu’aux règles détaillées qu’il édicte pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents une fois qu’il s’est saisi de la question.
63. La Cour relève ensuite que la loi litigieuse en l’espèce fut adoptée à l’issue d’une analyse exceptionnellement minutieuse des implications sociales, éthiques et juridiques des avancées en matière de fécondation et d’embryologie humaines. Le Royaume-Uni a été particulièrement prompt à réagir aux progrès scientifiques réalisés dans ce domaine. Quatre ans après la naissance du premier enfant conçu par FIV, une commission d’enquête composée d’experts fut constituée sous la présidence de Dame Mary Warnock, DBE. Après que cette commission eut rendu ses conclusions, celles de ses recommandations qui se rapportaient aux traitements par FIV furent regroupées dans un livre vert qui fut publié et soumis à un débat public. Après réception des observations des parties intéressées, ces recommandations furent reprises dans un livre blanc puis finalement intégrées, en 1989, dans un projet de loi qui fut adopté par le Parlement et devint la loi de 1990 (paragraphe 23 ci-dessus). Tant les recommandations formulées par la commission que la politique législative mise en œuvre en la matière conféraient au maintien du consentement de chacun des participants aux traitements en question un caractère primordial (paragraphe 27 ci-dessus). Certes, comme l’a relevé Lady Justice Arden, ni le rapport de la commission Warnock ni le livre vert n’avaient envisagé le problème que soulèverait la séparation du couple en cours de traitement. Toutefois, le livre blanc précisait que la future loi permettrait aux donneurs de gamètes de modifier ou de retirer leur consentement à tout moment jusqu’à l’utilisation des embryons et, comme la Cour d’appel l’a considéré dans la présente affaire, la loi en cause avait notamment pour objectif de garantir la liberté du consentement des intéressés depuis le début du traitement jusqu’à l’implantation des embryons (ibidem ; voir aussi les paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
64. Ainsi, en vertu de l’annexe 3 à la loi de 1990, toutes les cliniques qui proposent des traitements par FIV ont l’obligation légale de préciser aux personnes qui se lancent dans ce processus que chacun des donneurs de gamètes est libre d’y mettre fin à tout moment avant l’implantation des embryons. Pour garantir que les intéressés ont pris connaissance de cette information et qu’ils l’ont comprise, la loi leur impose de signer un formulaire dans lequel figurent les divers engagements auxquels ils déclarent souscrire (paragraphes 10 et 29 ci-dessus). En l’espèce, s’il est vrai qu’en raison de la gravité de l’état de santé de la requérante, celle-ci et son ex-compagnon ont dû se déterminer sur la fécondation des ovules de l’intéressée sans avoir pu consacrer à cette question le temps qu’il est généralement souhaitable de prendre pour y réfléchir et obtenir conseil, il n’est pas contesté que chacun d’eux a été informé de la possibilité qui lui était offerte de retirer son consentement à tout moment jusqu’à l’implantation des embryons conçus par ce procédé.
65. La Cour rappelle avoir déclaré à plusieurs reprises que les exigences de l’article 8 de la Convention ne s’opposent pas à ce qu’un Etat adopte une législation qui régit des aspects importants de la vie privée sans prévoir la mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas individuel. Si, comme l’a observé la requérante, la nature des lois et les aspects de la vie privée qui étaient en jeu dans les affaires Pretty et Odièvre (paragraphe 50 ci-dessus) se distinguent de ceux de la cause, la Cour estime qu’en l’espèce, comme c’était le cas dans ces affaires, la décision du législateur d’opter pour une règle claire ou « intangible » – qui avait pour double objectif de favoriser la sécurité juridique et de préserver la confiance que le droit doit inspirer à l’opinion dans un domaine particulièrement sensible – s’appuyait sur des considérations d’ordre public impérieuses. La Cour souscrit au point de vue de la Cour d’appel, selon lequel accorder au retrait du consentement du donneur masculin un caractère pertinent mais non décisif, ou permettre aux cliniques, aux tribunaux ou à des autorités indépendantes de se passer du consentement du donneur, aurait non seulement conduit à de graves difficultés pour l’appréciation de l’importance à attribuer aux droits respectifs des intéressés, en particulier lorsque la situation personnelle de ceux-ci a changé depuis le début du traitement par FIV, mais aurait aussi conduit à « de nouveaux problèmes d’arbitraire et d’incohérence, encore plus inextricables » (paragraphe 19 et 20 ci-dessus).
66. La Cour n’est pas convaincue par les arguments de la requérante selon lesquels, d’une part, il n’y a pas de comparaison possible entre les situations respectives de l’homme et de la femme qui se prêtent à un traitement par FIV et, d’autre part, un juste équilibre ne peut en principe être ménagé que si l’on rend irrévocable le consentement du donneur masculin. S’il est certain que pareil traitement ne requiert pas le même degré d’engagement de la part des deux intéressés, la Cour ne partage pas l’idée que les droits du donneur masculin au titre de l’article 8 sont moins dignes de protection que ceux de la femme concernée et qu’à l’évidence la mise en balance des intérêts penche toujours de manière décisive en faveur de celle-ci. Dans la décision qu’il a rendue dans cette affaire, le juge Wall a relevé que les dispositions de l’annexe 3 à la loi s’appliquaient à tous les patients suivant un traitement par FIV, quel que fût leur sexe, et a indiqué qu’on n’avait pas de mal à imaginer qu’un homme stérile pût être confronté à un dilemme semblable à celui devant lequel se trouve l’intéressée (paragraphe 17 ci-dessus).
67. La Cour compatit, avec les juridictions britanniques, à l’épreuve que traverse la requérante, qui ne pourra avoir un enfant de son sang si l’implantation n’a pas lieu. Cependant, comme les tribunaux internes, elle ne considère pas que l’absence de disposition permettant de passer outre à la révocation du consentement d’un parent biologique, même dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, soit de nature à rompre le juste équilibre exigé par l’article 8. Ainsi que Lady Justice Arden l’a relevé (paragraphe 20 ci-dessus), la situation personnelle des parties a changé depuis le début du traitement et, même en l’espèce, il serait difficile à un tribunal de se prononcer sur la question de savoir si la rétractation de J aurait pour l’intéressée des effets plus importants que ceux qui résulteraient pour J de la nullité de la rétractation en question. L’affaire Nachmani, invoquée par la requérante (paragraphes 39 et 49 ci-dessus), constitue une bonne illustration du dilemme auquel un juge serait confronté en pareil cas. Dans cette affaire, un tribunal de district s’était prononcé en faveur de la demanderesse en première instance, estimant que le défendeur ne pouvait pas davantage retirer son consentement à avoir un enfant qu’un homme qui féconde un ovule lors d’un rapport sexuel. Un collège de cinq juges de la Cour suprême israélienne infirma par la suite ce jugement en se fondant sur le droit fondamental de l’homme à ne pas être contraint à devenir père. Cette décision, déférée à un collège de onze juges, fut annulée à une majorité de sept voix contre quatre. Les juges de la majorité estimèrent que les intérêts de la demanderesse, et en particulier le fait qu’elle ne disposait pas de solutions de rechange pour avoir un enfant de son sang, devaient primer ceux du défendeur. Les juges minoritaires soulignèrent pour leur part que la demanderesse savait que l’accord de son partenaire était requis tout au long du traitement et que la convention qui les liaient ne pouvait recevoir exécution après la séparation du couple.
68. La Cour reconnaît que le Parlement aurait pu ménager un équilibre différent entre les intérêts en présence, par exemple en conférant à l’accord du donneur masculin un caractère irrévocable, ou en interdisant formellement à celui-ci de revenir sur son engagement après la conception de l’embryon (moment représentant la « ligne intangible »). A cet égard, elle note que cette dernière solution a été adoptée par un certain nombre d’Etats membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 32 ci-dessus). Toutefois, la question centrale qui se pose au regard de l’article 8 n’est pas celle de savoir s’il était loisible au législateur d’opter pour un autre système, éventuellement de nature à assurer un meilleur équilibre entre les intérêts concurrents, mais de déterminer si le Parlement a excédé la marge d’appréciation qui lui est reconnue au titre de cette disposition en établissant un équilibre selon les modalités qu’il a choisies. Pour statuer sur ce point, la Cour attachera un certain poids au fait que si, comme elle l’a constaté ci-dessus, il n’existe pas de consensus international sur la question de savoir jusqu’à quel moment le consentement à l’utilisation de gamètes peut être révoqué, le Royaume-Uni n’est assurément pas le seul des Etats membres du Conseil de l’Europe à autoriser les femmes et les hommes qui se prêtent à un traitement par FIV à revenir à tout moment sur leur consentement à l’utilisation ou à la conservation de leurs gamètes, jusqu’à l’implantation des embryons obtenus par ce procédé. Par ailleurs, elle relève que la primauté du consentement est aussi affirmée dans les instruments internationaux pertinents relatifs aux interventions médicales (paragraphes 31 à 42 ci-dessus).
69. Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime que, en insérant dans la loi de 1990 une disposition claire qui s’appuie sur des justifications de principe, qui reconnaît à chacune des personnes concernées par un traitement par FIV la liberté de se rétracter jusqu’au moment de l’implantation de l’embryon, qui fut expliquée aux participants au traitement en question et qui figurait explicitement dans les formulaires que ceux-ci ont signés, le Royaume-Uni n’a pas excédé la marge d’appréciation dont il bénéficiait et n’a pas rompu le juste équilibre exigé par l’article 8 de la Convention.
Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.
LES ETATS PEUVENT INTERDIRE L'AVORTEMENT SUR LEUR TERRITOIRESAUF EN CAS CAUSE MEDICALE POUR LA MERE
Le fœtus n'est pas une personne au sens de la convention, comme l'édicte l'Arrêt Vo contre France du 08/07/2004 requête 53924/00 dans lequel la CEDH a constaté qu'un foetus n'était pas encore un être humain et en ce sens ne peut prétendre au droit à la vie protégée par l'article 2 de la Convention.
Dans l'arrêt de la Grande Chambre A B C contre Irlande requête 25579/05 du 16 décembre 2010, la CEDH admet que l'avortement peut être interdit sur le territoire d'un Etat catholique à condition de permettre un avortement à l'étranger et qu'il ne s'agisse pas d'un avortement thérapeutique.
Arrêt Grande Chambre A B C contre Irlande requête 25579/05 du 16 décembre 2010
concernant A et B
235. En l'espèce, la Cour estime qu'en réalité, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, on observe dans une majorité substantielle des Etats membres du Conseil de l'Europe une tendance en faveur de l'autorisation de l'avortement pour des motifs plus larges que ceux prévus par le droit irlandais. Elle relève en particulier que les première et deuxième requérantes auraient pu interrompre leur grossesse sur simple demande (sous réserve du respect de certains critères, notamment de délai maximum depuis le début de la grossesse) dans beaucoup de ces Etats. La première requérante aurait pu être autorisée à avorter pour des motifs de santé ou de bien-être dans une quarantaine d'Etats, et la deuxième requérante aurait pu obtenir un avortement en invoquant des motifs de bien-être dans quelque 35 Etats membres. Seuls trois Etats sont encore plus restrictifs que l'Irlande en matière d'accès à l'avortement, puisqu'ils interdisent toute interruption de grossesse quel que soit le risque pour la vie de la femme enceinte. Certains Etats ont élargi ces dernières années les motifs légaux d'avortement (paragraphe 112 ci-dessus). L'Irlande est le seul Etat qui autorise l'avortement uniquement en cas de risque pour la vie de la future mère (y compris le risque de suicide). Eu égard à la tendance existant dans une majorité substantielle des Etats contractants, la Cour juge inutile d'examiner plus avant les tendances et opinions au niveau international, qui selon les deux premières requérantes et certaines tierces parties militent également en faveur d'un accès plus large à l'avortement.
236. Cela dit, la Cour estime que le consensus observé ne réduit pas de manière décisive l'ample marge d'appréciation de l'Etat.
237. La Cour rappelle l'importante conclusion à laquelle elle est parvenue dans l'affaire Vo précitée : étant donné qu'aucun consensus européen n'existe sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie, le point de départ du droit à la vie relève de la marge d'appréciation des Etats, de sorte qu'il est impossible de répondre à la question de savoir si l'enfant à naître est une « personne » au sens de l'article 2 de la Convention. Les droits revendiqués au nom du fœtus et ceux de la future mère étant inextricablement liés (voir l'analyse de la jurisprudence issue de la Convention exposée aux paragraphes 75-80 de l'arrêt Vo précité), dès lors qu'on accorde aux Etats une marge d'appréciation en matière de protection de l'enfant à naître, il faut nécessairement leur laisser aussi une marge d'appréciation quant à la façon de ménager un équilibre entre cette protection et celle des droits concurrents de la femme enceinte. Il s'ensuit que, même si l'examen des législations nationales semble indiquer que la plupart des Etats contractants ont résolu le conflit entre les différents droits et intérêts en jeu dans le sens d'un élargissement des conditions d'accès à l'avortement, la Cour ne saurait considérer ce consensus comme un facteur décisif pour l'examen du point de savoir si l'interdiction de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être en Irlande a permis de ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts en présence, même dans le cadre d'une interprétation évolutive de la Convention (Tyrer, § 31 ; et Vo, § 82, tous deux précités).
238. La marge d'appréciation en cause n'est certes pas illimitée. L'interdiction dénoncée par les deux premières requérantes doit être compatible avec les obligations incombant à l'Etat en vertu de la Convention et, eu égard à la responsabilité dont l'investit l'article 19 de la Convention, la Cour doit contrôler si la mesure litigieuse atteste d'une mise en balance proportionnée des intérêts concurrents en jeu (Open Door, § 68). Un respect inconditionnel de la protection de la vie prénatale ou l'idée que les droits de la future mère seraient de moindre envergure ne sauraient donc, au regard de la Convention, automatiquement justifier une interdiction de l'avortement fondée sur le souci de protéger la vie de l'enfant à naître. Contrairement à ce que le Gouvernement soutient en s'appuyant sur certaines déclarations internationales (paragraphe 187 ci-dessus), la réglementation du droit à l'avortement ne relève pas non plus des seuls Etats contractants. Cependant, ainsi qu'elle l'a expliqué ci-dessus, la Cour doit déterminer si l'interdiction par l'Etat irlandais de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être est compatible avec l'article 8 de la Convention en se fondant sur le critère susmentionné du juste équilibre, étant entendu qu'une une ample marge d'appréciation doit être reconnue à l'Etat.
239. Le long, complexe et épineux débat mené en Irlande sur la teneur du droit national relatif à l'avortement (paragraphes 28 à 76 ci-dessus) a fait apparaître un choix : le droit irlandais interdit que soient pratiqués en Irlande des avortements motivés par des considérations de santé ou de bien-être, mais il autorise les femmes qui, comme les première et deuxième requérantes, souhaitent avorter pour ce type de motifs (paragraphes 123-130 ci-dessus) à se rendre dans un autre Etat à cet effet.
D'une part, les treizième et quatorzième amendements à la Constitution ont levé tout obstacle juridique empêchant des femmes adultes de se rendre à l'étranger pour y subir un avortement et d'obtenir des informations en Irlande à cet égard. Des mesures législatives ont ensuite été adoptées pour assurer la diffusion d'informations et de conseils concernant, notamment, les options offertes – dont les services d'avortement disponibles à l'étranger – et le suivi médical nécessaire avant et, surtout, après une interruption de grossesse. L'importance du rôle des médecins dans la fourniture d'informations sur l'ensemble des options possibles, y compris les services d'avortement à l'étranger, et leur obligation de dispenser tous les soins médicaux nécessaires, notamment après une interruption de grossesse, sont rappelées dans les travaux et les documents de la CPA ainsi que dans les directives professionnelles à l'usage des médecins (voir, de manière générale, le paragraphe 130 ci-dessus). La Cour a conclu ci-dessus que les deux premières requérantes n'avaient pas démontré avoir manqué des informations ou des soins médicaux nécessaires en rapport avec l'interruption de leurs grossesses (paragraphes 127 et 130 ci-dessus).
D'autre part, il est vrai que le fait de se rendre à l'étranger pour y avorter a constitué une épreuve morale et physique pour les deux requérantes, et spécialement pour la première d'entre elles, qui se trouvait dans le dénuement (paragraphe 163 ci-dessus). Sans aller jusqu'à y voir un traitement relevant de l'article 3 (paragraphe 164 ci-dessus), la Cour ne sous-estime pas la gravité de l'impact produit par la restriction incriminée sur les intéressées. Il se peut même, comme celles-ci l'allèguent, que l'interdiction de l'avortement dont elles se plaignent soit dans une large mesure impuissante à protéger la vie de l'enfant à naître, eu égard au fait qu'un nombre important de femmes usent de la possibilité que leur offre le droit national de se rendre à l'étranger pour y subir un avortement interdit en Irlande. Cependant, la Cour ne se considère pas en mesure de parvenir à des conclusions plus précises à cet égard, vu la controverse autour des données statistiques produites devant elle (paragraphes 170, 183 et 206 ci-dessus).
240. C'est ce choix même que contestent les deux premières requérantes. Or c'est essentiellement pour ce choix que vaut l'ample marge d'appréciation laissée à l'Etat. La Cour estime qu'il s'agit là d'un cas de figure différent de celui de l'affaire Open Door, qui portait sur l'interdiction de diffuser des informations sur les services d'avortement offerts à l'étranger et dans laquelle elle avait conclu que cette interdiction était inefficace pour la sauvegarde du droit à la vie puisque les femmes allaient de toute façon se faire avorter à l'étranger (Open Door, § 76). De l'avis de la Cour, il convient d'établir une distinction claire entre cette interdiction et le choix plus fondamental ici en cause : celui fait par l'Irlande quant aux motifs légaux d'avortement, auquel s'applique la marge d'appréciation susmentionnée.
241. En conséquence, considérant que les femmes en Irlande peuvent sans enfreindre la loi aller se faire avorter à l'étranger et obtenir à cet égard des informations et des soins médicaux adéquats en Irlande, la Cour estime qu'en interdisant sur la base des idées morales profondes du peuple irlandais concernant la nature de la vie (paragraphes 222-227) et la protection à accorder en conséquence au droit à la vie des enfants à naître l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être sur son territoire, l'Etat irlandais n'a pas excédé la marge d'appréciation dont il jouit en la matière. Aussi considère-t-elle que l'interdiction litigieuse a ménagé un juste équilibre entre le droit des première et deuxième requérantes au respect de leur vie privée et les droits invoqués au nom des enfants à naître.
concernant C atteinte d'une forme rare de cancer
243. La troisième requérante fait grief à l'Etat irlandais de ne pas avoir adopté de loi pour mettre en œuvre l'article 40.3.3 de la Constitution et, spécialement, de ne pas avoir introduit de procédure qui lui aurait permis d'établir si elle remplissait les conditions pour avorter légalement en Irlande à raison du risque pour sa vie que présentait sa grossesse.
a) Le grief de la troisième requérante doit-il être examiné sous l'angle des obligations positives ou négatives découlant de l'article 8 de la Convention ?
244. Si, comme la Cour l'a rappelé ci-dessus, l'article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut aussi imposer à l'Etat des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée (voir, par exemple, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91).
245. La Cour a conclu dans des affaires précédentes que les Etats avaient l'obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale (Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 74-83, CEDH-2004-II ; Sentges c. Pays-Bas (déc.), no27677/02, 8 juillet 2003 ; Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005-I ; Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002 ; Odièvre, précité, § 42). De plus, une telle obligation peut impliquer la mise en place d'une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32 ; McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil 1998-III ; et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005-X), et notamment la création d'un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques en matière d'avortement (Tysiąc, précité, § 110).
246. En conséquence, la Cour estime que le grief de la troisième requérante doit être analysé sous l'angle des obligations positives découlant de l'article 8. Il s'agit en particulier de déterminer si l'Etat avait l'obligation positive de mettre en place une procédure effective et accessible qui aurait permis à la requérante de faire établir si elle avait ou non le droit de se faire avorter en Irlande, préservant ainsi les intérêts de l'intéressée protégés par l'article 8 de la Convention.
b) Principes applicables à l'appréciation des obligations positives incombant à un Etat
247. Les principes applicables à l'appréciation des obligations positives de l'Etat au titre de l'article 8 sont comparables à ceux régissant l'appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts antagoniques de l'individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l'article 8 jouant un certain rôle (Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 42, série A no160, et Roche, précité, § 157).
248. La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; ses exigences varient beaucoup d'un cas à l'autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les Etats contractants (Christine Goodwin, précité, § 72).
Néanmoins, la Cour a jugé pertinents une série d'éléments pour l'appréciation du contenu des obligations positives incombant aux Etats. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l'importance de l'intérêt en jeu ou la mise en cause de valeurs fondamentales et d'aspects essentiels de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27 ; et Gaskin, précité, § 49), ainsi que l'impact sur l'intéressé d'un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l'ordre interne revêtant une grande importance pour l'appréciation à effectuer sous l'angle de l'article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C ; et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D'autres facteurs concernent la position de l'Etat, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de l'obligation alléguée (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) et l'ampleur de la charge que l'obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106 ; Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).
249. Comme dans le contexte des obligations négatives, l'Etat jouit d'une certaine latitude (voir, parmi d'autres, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 49, série A no 290). Si l'Etat jouit d'une ample marge d'appréciation pour définir les circonstances dans lesquelles il autorise l'avortement (paragraphes 231-238 ci-dessus), une fois la décision prise, le cadre juridique correspondant doit « présenter une certaine cohérence et permettre de prendre en compte les différents intérêts légitimes en jeu de manière adéquate et conformément aux obligations découlant de la Convention » (S.H. et autres c. Autriche, no 57813/00, § 74, 1er avril 2010).
c) Application des principes généraux à l'affaire de la troisième requérante
250. La troisième requérante était atteinte d'une forme rare de cancer. La découverte de sa grossesse lui fit craindre pour sa vie, car elle pensait que son état augmentait le risque d'une récidive et qu'elle ne pourrait pas bénéficier en Irlande d'un traitement pour son cancer si elle était enceinte (paragraphe 125 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la possibilité pour l'intéressée d'établir que sa grossesse lui faisait courir un risque pour sa vie touchait manifestement à des valeurs fondamentales et à des aspects essentiels de son droit au respect de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27). Contrairement au Gouvernement, la Cour estime que la requérante n'a pas à apporter d'autres éléments en vue de démontrer la réalité du risque médical allégué, son grief tenant justement à l'absence au niveau national d'un quelconque mécanisme qui lui eût permis d'établir ce risque de manière effective.
251. Le Gouvernement soutient quant à lui qu'il existait des procédures effectives et accessibles au travers desquelles une femme pouvait obtenir une décision sur le point de savoir si elle remplissait les conditions requises pour avorter légalement en Irlande.
252. La Cour examinera tout d'abord la seule voie non juridictionnelle invoquée à cet égard par le Gouvernement, à savoir le processus ordinaire de consultation médicale entre une femme et son médecin.
253. Elle doute toutefois quelque peu que cette voie se fût avérée effective si la troisième requérante avait tenté de l'emprunter pour faire établir un droit, dans son cas, à obtenir un avortement en Irlande.
Elle note d'abord que le seul motif pour lequel une femme peut avorter sans enfreindre la loi en Irlande est libellé en des termes généraux : l'article 40.3.3, tel qu'interprété par la Cour suprême dans l'affaire X, prévoit qu'il est possible de subir un avortement en Irlande s'il est établi selon le critère de probabilité qu'il existe un risque réel et sérieux pour la vie (et pas seulement pour la santé) de la mère, y compris s'il s'agit d'un risque de suicide, qui ne peut être évité que par l'interruption de la grossesse (affaire X, paragraphes 39-44 ci-dessus). S'il n'est pas inhabituel qu'une disposition constitutionnelle revête un caractère aussi général, il demeure que le droit irlandais n'a jamais par la suite ni par la voie législative, ni au travers de la jurisprudence, ni autrement, défini des critères ou procédures qui auraient permis de mesurer ou d'établir ce risque ; il a ainsi laissé planer de l'incertitude sur la façon précise dont l'article 40.3.3 de la Constitution devait s'appliquer. En fait, alors que cette disposition (telle qu'interprétée par la Cour suprême dans l'affaire X) était censée nuancer les articles 58 et 59 de l'ancienne loi de 1861 (paragraphe 145 ci-dessus), il n'a jamais été procédé à la modification de ceux-ci, de sorte qu'a priori l'interdiction absolue de l'avortement, assortie des sévères sanctions pénales qu'ils prévoient, demeure en vigueur, ce qui ajoute à l'incertitude que doit affronter une femme désireuse d'avorter légalement en Irlande.
De plus, que les directives professionnelles à l'usage des médecins irlandais permettent ou non de préciser, comme le soutient le Gouvernement, les conditions dans lesquelles un avortement peut être légalement obtenu en Irlande en vertu du droit général consacré par l'article 40.3.3 (voir également l'arrêt de la High Court en l'affaire MR c. TR et autres, paragraphe 97 ci-dessus), elles ne définissent absolument pas les critères selon lesquels les médecins sont censés apprécier ce risque. La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu'il affirme qu'il est possible de voir dans les observations formulées oralement devant la commission constitutionnelle ou dans les lignes directrices en matière d'obstétrique sur les grossesses extra-utérines établies dans un autre Etat une clarification pertinente du droit irlandais. Quoi qu'il en soit, la troisième requérante ne présentait aucun des trois états dont il était admis dans lesdites observations orales qu'ils appelaient une intervention médicale en vue de sauver la vie de la mère (pré-éclampsie, cancer du col de l'utérus et grossesse extra-utérine).
En outre, il n'existe aucun cadre qui permettrait d'examiner les divergences d'opinion entre une femme et son médecin ou entre les différents médecins consultés, ou des hésitations bien naturelles de la part d'une femme ou d'un médecin, et de parvenir à cet égard à une décision établissant sur le plan juridique s'il ressort d'une situation particulière qu'une femme est exposée à un risque pour sa vie tel qu'il convient de l'autoriser à subir un avortement en Irlande.
254. Dans ce contexte de forte incertitude, la Cour juge évident que les dispositions pénales de la loi de 1861 constituent lors du processus de consultation médicale un fort élément dissuasif tant pour les femmes que pour les médecins, indépendamment de la question de savoir si, dans les faits, des poursuites ont jamais été engagées en vertu de cette loi. A supposer que la troisième requérante et ses médecins eussent pris, au cours de la consultation médicale, la décision de faire pratiquer un avortement en Irlande sur la base d'un risque pour la vie de l'intéressée, ils auraient encouru une condamnation pénale sévère et une peine d'emprisonnement dans le cas où la décision aurait été ultérieurement jugée contraire à l'article 40.3.3 de la Constitution. Les médecins se seraient également exposés à une procédure disciplinaire et à de graves sanctions. Le Gouvernement n'a pas indiqué si un médecin a jamais fait l'objet de poursuites disciplinaires à cet égard. Le rapport remis par le groupe d'études en 1996, le livre vert de 1999 et le cinquième rapport d'étape de 2000 sur l'avortement font tous état de préoccupations quant au défaut de protection juridique du personnel médical. La Cour ajoute que les médecins auxquels s'adressent des femmes telles que la troisième requérante ne se trouvent pas dans la même situation que ceux qui, dans l'affaire C invoquée par le Gouvernement, avaient dû donner un avis concernant la victime d'un viol qui risquait de se suicider, situation qui relevait manifestement d'une application des critères définis dans l'affaire X.
255. En conséquence, et compte tenu également de l'arrêt prononcé par le juge McCarthy en l'affaire X (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour estime que le processus ordinaire de consultation médicale ne peut être considéré comme une voie permettant effectivement de déterminer si un avortement peut être pratiqué légalement en Irlande en raison d'un risque pour la vie de la femme concernée.
256. Deuxièmement, le Gouvernement considère que l'existence de procédures judiciaires était de nature à permettre la sauvegarde des intérêts de la troisième requérante ; il plaide à cet égard le non-épuisement par l'intéressée des voies de recours internes, exception qui a été jointe au fond du présent grief (paragraphe 155 ci-dessus). Il soutient que la requérante aurait pu engager une action constitutionnelle pour faire établir si elle avait ou non le droit d'avorter en Irlande, et obtenir, le cas échéant, une ordonnance enjoignant aux médecins de mettre fin à sa grossesse. Il ajoute que, pour autant que l'intéressée allègue que la loi de 1861 a un effet dissuasif sur les médecins, pareille action lui aurait par ailleurs permis de faire établir si cette loi portait atteinte à ses droits constitutionnels et, dans l'affirmative, d'obtenir une ordonnance écartant les dispositions incriminées.
257. Pour les raisons énoncées ci-dessous, la Cour estime toutefois qu'une telle procédure n'aurait pas constitué pour la troisième requérante un moyen effectif de protéger son droit au respect de sa vie privée.
258. Pour la Cour, les juridictions constitutionnelles ne fournissent pas le meilleur cadre pour déterminer si une femme remplit les conditions pour avorter légalement dans un Etat. Leur confier cette tâche reviendrait en effet à exiger d'elles de définir au cas par cas les critères légaux permettant de mesurer le risque pour la vie d'une femme et, en outre, de déterminer dans chaque cas d'espèce, preuves – surtout médicales – à l'appui, si l'intéressée a établi courir un risque de nature à lui permettre d'avorter légalement en Irlande. Or les juridictions nationales elles-mêmes considèrent que cette fonction ne doit pas leur incomber. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le juge McCarthy, dans l'affaire X, avait expressément renvoyé à de précédentes décisions judiciaires dans lesquelles les juges avaient regretté qu'une loi n'eût pas été adoptée pour mettre en œuvre l'article 40.3.3, ajoutant que, si ce vide législatif n'empêchait en rien les tribunaux d'exercer leurs fonctions, il était raisonnable de considérer que le peuple, en adoptant le huitième amendement, était en droit de penser qu'une législation serait introduite pour réglementer la façon de concilier le droit à la vie de l'enfant à naître et celui de la mère. De l'avis du juge McCarthy, la non-adoption par le législateur d'une législation appropriée n'était plus seulement malheureuse mais « inexcusable » (paragraphe 44 ci-dessus). La High Court, dans l'affaire C (paragraphe 95-96 ci-dessus), avait, de manière plus succincte, évoqué la même question, déclarant qu'on aurait tort de vouloir faire d'elle une sorte « d'instance d'autorisation » de l'avortement.
259. De même, on ne saurait raisonnablement exiger d'une femme qu'elle engage une procédure constitutionnelle aussi compliquée alors qu'elle peut faire valoir au regard de la Constitution un droit incontestable à subir un avortement en cas de risque avéré pour sa vie (voir le livre vert de 1999, paragraphe 68 ci-dessus). Pour les raisons exposées au paragraphe 148 ci-dessus, la présente espèce ne peut se comparer à l'affaire D c. Irlande, notamment parce que la question de l'existence au bénéfice d'une femme enceinte d'un fœtus présentant une malformation létale d'un droit constitutionnel à avorter en Irlande pour ce motif était encore sans réponse.
260. En outre, on voit mal comment les tribunaux s'y prendraient pour faire exécuter une ordonnance enjoignant à un médecin d'interrompre une grossesse. Les données statistiques fournies par le Gouvernement en réponse à une question de la Cour (paragraphe 189 ci-dessus) se rapportent uniquement aux services d'urgence des hôpitaux publics et aux grossesses extra-utérines, et elles sont révélatrices de l'ignorance de l'Etat quant au point de savoir par qui et où des avortements sont pratiqués légalement en Irlande. De même, il est difficile de voir sur quelle base une déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions de la loi de 1861 aurait pu être formulée, puisque l'article 40.3.3 avait déjà apporté à celles-ci des tempéraments et que les circonstances dans lesquelles la troisième requérante demandait à subir un avortement s'inscrivaient dans les limites posées par cet article.
261. Troisièmement, les conclusions de la Cour concernant la loi de 2003 qui se trouvent exposées au paragraphe 150 ci-dessus sont également applicables au cas de la troisième requérante. De plus, étant donné que le grief de l'intéressée ne porte pas sur un manque d'informations mais sur l'absence d'un processus décisionnel, il n'y a pas lieu d'examiner si elle avait à sa disposition un recours qu'elle était censée exercer à cet égard, en particulier relativement à la loi de 1995.
262. Les éléments ci-dessus permettent de distinguer l'espèce de l'affaire Whiteside, sur laquelle le Gouvernement s'appuie pour démontrer qu'il pouvait satisfaire à l'obligation positive lui incombant par le biais de procédures judiciaires plutôt que par la voie législative.
263. En conséquence, la Cour estime que ni le processus de consultation médicale ni les recours judiciaires invoqués par le Gouvernement ne constituaient des procédures effectives et accessibles propres à permettre à la troisième requérante de faire établir l'existence, dans son cas, d'un droit à avorter en Irlande. Partant, elle n'a pas à se prononcer sur les observations complémentaires des parties concernant les délais, la célérité, le coût et la confidentialité de ces procédures internes.
264. Pour la Cour, l'incertitude engendrée par le défaut de mise en œuvre législative de l'article 40.3.3, et plus particulièrement par l'absence de procédures effectives et accessibles qui eussent permis à la troisième requérante de faire établir l'existence, dans son cas, d'un droit à un avortement au titre de cette disposition, a donné lieu à une discordance flagrante entre le droit théorique reconnu aux femmes d'avorter en Irlande en cas de risque avéré pour leur vie et la réalité de la mise en œuvre concrète de ce droit (Christine Goodwin, précité, §§ 77-78, et S.H. et autres c. Autriche, précité, § 74 ; voir également les observations du Commissaire aux droits de l'homme, paragraphe 110 ci-dessus).
265. Par ailleurs, le Gouvernement n'a pas justifié l'absence de mise en œuvre de l'article 40.3.3, et aucune explication convaincante de cet état de fait ne ressort des rapports élaborés à la suite des processus de réflexion publics. Le rapport remis par le groupe d'études en 1996 concluait que le droit matériel de l'avortement en Irlande était peu clair et recommandait l'adoption d'une loi d'application de l'article 40.3.3 qui prévoirait un processus d'attestation par des médecins spécialistes et un délai pour toute interruption de grossesse considérée comme légale au regard de l'article 40.3.3. Dans la discussion de l'option consistant à introduire une telle législation, le livre vert de 1999 énonçait que cette solution présenterait plusieurs avantages : elle fournirait un cadre permettant d'apprécier la nécessité d'un avortement, au lieu de régler la question au cas par cas devant les tribunaux, avec la publicité et les débats que cela implique, elle permettrait aux femmes enceintes qui établiraient l'existence d'un risque réel et sérieux pour leur vie d'avorter en Irlande plutôt que de devoir se rendre à l'étranger dans ce but, et elle fournirait une protection juridique au personnel médical et autre impliqué dans toute interruption de grossesse pratiquée en Irlande. L'évaluation politique de ce document par la commission constitutionnelle conduisit au cinquième rapport d'étape sur l'avortement, dans lequel la commission concluait que la clarté dans les dispositions juridiques était essentielle pour donner des indications aux professionnels de la médecine, et que tout cadre juridique devait donc permettre aux médecins d'avoir recours aux meilleures pratiques médicales pour sauver la vie de la future mère.
Ainsi, malgré la reconnaissance par ces organismes de la nécessité de clarifier le droit régissant la possibilité d'avorter légalement en Irlande, un accord n'a pu se faire sur aucune proposition de réforme, aucune législation ni aucun référendum constitutionnel n'ont été proposés, et le Gouvernement a confirmé à la Cour qu'aucune réforme législative n'est envisagée pour le moment.
266. Quant à la charge qu'une mise en œuvre de l'article 40.3.3 imposerait à l'Etat, la Cour admet qu'il s'agirait là d'une tâche délicate et complexe. S'il ne lui appartient pas d'indiquer à l'Etat quels sont les moyens les plus appropriés pour se conformer à ses obligations positives (Marckx, précité, § 58 ; Airey, précité, § 26, et B. c. France, précité, § 63), elle note toutefois que, dans de nombreux Etats parties, des lois ont été adoptées qui définissent les conditions d'accès à l'avortement et mettent en place divers mécanismes procéduraux et institutionnels à cet effet (Tysiąc, § 123). Par ailleurs, on ne peut considérer que semblable mise en œuvre occasionnerait un préjudice important au peuple irlandais, puisqu'elle ne ferait que rendre effectif un droit déjà consacré, à l'issue d'un référendum, par l'article 40.3.3 de la Constitution.
d) Conclusion de la Cour quant à la troisième requérante
267. Dans ces conditions, la Cour rejette l'exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement relativement à la troisième requérante. Elle conclut par ailleurs que, faute d'avoir adopté des dispositions législatives ou réglementaires instituant une procédure accessible et effective au travers de laquelle la requérante aurait pu faire établir si elle pouvait ou non avorter en Irlande sur le fondement de l'article 40.3.3 de la Constitution, les autorités ont méconnu leur obligation positive d'assurer à l'intéressée un respect effectif de sa vie privée.
268. Dès lors, la Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention dans le chef de la troisième requérante
ARRET R.R c. Pologne Requête no 27617/04 du 26 MAI 2011
La mère d’un enfant né avec un grave handicap après le refus des services médicaux de réaliser une amniocentèse pour détecter la trisomie 21, en temps utile reconnue victime de «traitements inhumains».
La requérante, R.R., est une ressortissante polonaise née en 1973 et résidant en Pologne
.Le 20 février 2002, alors qu’elle était enceinte de 18 semaines, elle passa une échographie à l’issue de laquelle son médecin de famille, le Dr S.B, lui indiqua qu’il soupçonnait une malformation du foetus. Elle exprima alors le souhait de subir une I.V.G.
dans l’hypothèse où la malformation serait avérée. Elle était alors mariée et mère de deux enfants.
Deux autres échographies confirmèrent les soupçons de malformation et une amniocentèse fut recommandée.
R.R. consulta alors un spécialiste en génétique clinique, qui lui recommanda de demander au Dr S.B. une ordonnance prescrivant la réalisation de l’amniocentèse dans un hôpital public de Łódź. Le Dr S.B. refusa.
Au cours de la première semaine de mars 2002, R.R. et son mari prièrent le Dr S.B., qui était alors de garde de nuit à l’hôpital T., d’interrompre la grossesse. Celui-ci refusa.
Le 11 mars 2002, R.R. fut admise à l’hôpital T., où on lui apprit qu’il n’était pas possible de prendre sur place la décision de pratiquer l’I.V.G. et qu’une telle intervention risquerait de mettre sa vie en danger.
Le 14 mars 2002, à sa sortie de l’hôpital T., R.R. parcourut 150 kilomètres pour se rendre au centre hospitalier universitaire de Cracovie, auquel l’hôpital T. l’avait adressée.
Le médecin qu’elle consulta sur place lui reprocha d’envisager un avortement et refusa d’autoriser les tests génétiques. Elle fut également informée que l’hôpital refusait de pratiquer des I.V.G. et n’en avait pratiqué aucune au cours des 150 dernières années.
Elle resta hospitalisée pendant trois jours et passa une nouvelle échographie, dont les résultats ne furent pas probants. Devant la Cour, elle alléguait que le personnel médical lui avait adressé des remarques dégradantes et l’avait maintenue en hospitalisation sans lui donner d’explication, simplement pour réaliser des tests sans rapport avec ses propres préoccupations (les tests concernaient une éventuelle inflammation du foetus).
Elle sortit de l’hôpital le 16 mars 2002. Le dossier d’hospitalisation et le certificat médical correspondant indiquent que le foetus présentait un développement anormal.
Le 21 mars 2002, une nouvelle échographie confirma la malformation.
Le 26 mars 2002, la requérante se présenta, sans ordonnance (n’étant pas parvenue à en obtenir une), aux urgences de l’hôpital, où elle subit une amniocentèse, dans sa 23e semaine de grossesse. Elle fut informée qu’elle devrait attendre deux semaines pour avoir les résultats.
Le 29 mars 2002, elle présenta à l’hôpital T. une demande écrite d’I.V.G. en vertu de la loi de 1993 sur le planning familial, qui dispose que l’avortement pour cause d’anomalie
foetale ne peut être réalisé que tant que le foetus n’est pas viable, c’est-à-dire normalement avant la 24e semaine de grossesse.
Le 3 avril 2002, elle retourna à l’hôpital T., où on lui indiqua que le médecin ne pouvait pas la voir car il était malade.
Le 9 avril 2002, elle reçut les résultats des tests génétiques, qui confirmèrent que l’enfant à naître était atteint du syndrome de Turner. Le même jour, elle renouvela sa demande d’I.V.G. Les médecins de l’hôpital T. refusèrent de pratiquer l’I.V.G. au motif que le délai légal avait expiré.
Le 11 juillet 2002, R.R. donna naissance à une fille atteinte du syndrome de Turner.
Son mari la quitta après la naissance de l’enfant.
R.R. demanda l’ouverture de poursuites pénales contre les médecins qui avaient refusé de pratiquer les tests prénataux en temps utile. Le 2 février 2004, le tribunal compétent jugea qu’aucune infraction pénale n’avait été commise, les médecins n’étant pas « fonctionnaires ».
Le 11 mai 2004, R.R. engagea une action civile contre les médecins et les hôpitaux concernés et sollicita la condamnation du Dr S.B. à lui verser une indemnisation relativement à un article de journal publié en novembre 2003, dans lequel il avait dévoilé des détails personnels sur sa santé et l’avait accusée, ainsi que son mari, d’être des parents irresponsables.
Le 19 octobre 2005, le tribunal régional de Cracovie condamna le Dr S.B. à verser à la requérante 10 000 zlotys polonais (PLN) en raison de la déclaration qu’il avait faite dans la presse, mais rejeta tous les autres griefs qu’elle avait formulés contre les médecins et les hôpitaux qui l’avaient traitée.
R.R. contesta ce jugement devant la cour d’appel de Cracovie, qui rejeta l’appel le 28 juillet 2006.
Le 11 juillet 2008, la Cour suprême accueillit le pourvoi de R.R., jugea qu’elle avait subi un stress, une angoisse et une humiliation du fait de la manière dont son cas avait été traité, et renvoya l’affaire.
Le 30 octobre 2008, la cour d’appel de Cracovie condamna le Dr S.B. à verser à la requérante 20 000 PLN pour ne pas lui avoir fait passer les tests génétiques en temps utile et 30 000 PLN relativement à sa déclaration dans la presse. Elle jugea également les hôpitaux responsables de la négligence de leurs employés et constata que les médecins avaient en outre omis de consigner par écrit leurs refus et les motivations afférentes, en contravention avec l’article 39 de la loi sur la profession médicale. Elle condamna l’hôpital T. et le centre hospitalier universitaire de Cracovie à verser à la requérante 5 000 et 10 000 PLN respectivement.
Article 3
La Cour note que l’indemnisation (35 000 PLN) octroyée à la requérante par les juridictions polonaises est insuffisante au regard des questions soulevées devant elle. Elle considère donc que l’intéressée n’a pas perdu la qualité de victime.
Elle considère également qu’il n’était pas nécessaire que la requérante forme un recours constitutionnel.
Elle observe que l’échographie pratiquée à la 18e semaine de grossesse confirmait la probabilité que le fœtus souffre d’une malformation, que, à la suite de cette échographie, la requérante craignit que le fœtus ne souffre d’une affection génétique, et que, à la lumière des résultats des échographies subséquentes, on ne saurait dire que ses craintes
n’étaient pas fondées. L’intéressée a tenté à plusieurs reprises, mais en vain, de passer des tests génétiques qui lui auraient apporté les informations confirmant ou dissipant ses craintes. Pendant plusieurs semaines, on lui a fait croire qu’elle passerait les tests nécessaires. Elle a été adressée à plusieurs médecins, cliniques et hôpitaux loin de son domicile et même hospitalisée plusieurs jours sans but clinique précis. La Cour juge que la réponse à la question de savoir si elle aurait dû passer les tests génétiques, comme le recommandaient les médecins, a été retardée par la procrastination, la désorganisation et le défaut de conseils et d’information.
La requérante est finalement parvenue, au moyen d’un subterfuge, à être admise dans un hôpital de Łódź, où elle a passé les tests en question, à sa 23e semaine de grossesse.
Il n’est pas contesté que seuls des tests génétiques pouvaient confirmer ou réfuter le diagnostic initial, et il n’a pas été avancé, encore moins démontré, qu’au moment des faits ces tests n’étaient pas réalisables, faute de matériel, de personnel ou de moyens financiers.
En vertu de la loi de 1993, l’Etat est tenu de garantir l’accès sans entrave à l’information et aux examens prénataux, en particulier en cas de risque d’anomalie génétique ou d’anomalie de développement. Différentes dispositions légales sans ambigüité en vigueur au moment des faits énonçaient clairement les obligations de l’Etat en matière d’accès des femmes enceintes à l’information sur leur santé et celle de leur fœtus.
Or il n’y a aucun signe que les personnes et les institutions qui ont traité les demandes de tests génétiques formulées par la requérante en tant que patiente aient pris en considération les obligations juridiques de l’Etat et du personnel médical relativement aux droits de l’intéressée.
La Cour note que la requérante était dans une situation très vulnérable. Comme l’aurait été toute autre femme enceinte dans sa situation, elle était profondément troublée par la possibilité que son fœtus puisse souffrir d’une malformation, et il était donc naturel
qu’elle veuille obtenir autant d’informations que possible afin de décider que faire. En conséquence de la procrastination des professionnels de la santé, elle a dû endurer des semaines d’incertitude pénible quant à la santé du fœtus, à son propre avenir et à celui
de sa famille, ainsi qu’à la perspective d’élever un enfant souffrant d’une maladie incurable. Elle a subi une angoisse extrême, devant réfléchir à la manière dont sa famille et elle pourraient assurer le bien-être de l’enfant et son bonheur et lui apporter des soins adaptés sur le long terme. Les professionnels de la santé qui ont traité son cas n’ont pas dûment reconnu ses préoccupations et n’y ont pas répondu. Six semaines se sont écoulées entre la première échographie pertinente et les résultats de l’amniocentèse, de sorte que lorsque les résultats ont été disponibles, il était trop tard pour qu’elle puisse faire un choix éclairé sur la question de savoir si elle devait mener sa grossesse à terme ou demander une I.V.G., le délai légal ayant alors expiré.
On peut considérer que la souffrance de la requérante, tant avant les résultats des tests que par la suite, a été aggravée par le fait qu’elle avait légalement le droit de bénéficier des services de diagnostic qu’elle demandait et que ces services ont toujours été disponibles.
Il est extrêmement regrettable que les médecins auxquels elle a eu affaire aient été incorrects avec elle. La Cour ne peut que rejoindre l’opinion de la Cour suprême polonaise selon laquelle elle a été humiliée. Partant, il y a eu violation de l’article 3.
Article 8
La Cour note que, si les Etats disposent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne les circonstances dans lesquelles ils autorisent l’avortement, ils doivent une fois qu’ils ont pris une décision en la matière mettre en place un cadre juridique cohérent permettant la prise en compte adéquate des différents intérêts légitimes en jeu conformément à la Convention.
Elle rappelle que l’interdiction de mettre fin à une grossesse pour raisons de santé et/ou de bien-être s’analyse en une ingérence dans la vie privée des personnes visées. Une femme enceinte devrait au moins avoir la possibilité d’être entendue en personne et d’exposer son point de vue. Les organes ou individus compétents devraient aussi motiver par écrit leur décision.
La Cour note que la loi de 1993 autorise l’avortement dans certains cas. Un médecin qui interromprait une grossesse hors des conditions énoncées dans cette loi se rendrait coupable d’une infraction pénale passible d’une peine de prison d’une durée maximale de trois ans. La Cour rappelle que les restrictions légales posées à l’avortement en Pologne, combinées avec le risque pour les médecins de voir leur responsabilité pénale engagée en vertu de l’article 156 § 1 du code pénal, risque d’avoir sur eux un effet dissuasif lorsqu’ils doivent déterminer si les conditions pour pratiquer un avortement légal sont réunies dans un cas donné. Elle considère que les dispositions régissant la possibilité légale de pratiquer un avortement devraient être formulées de manière à réduire cet effet dissuasif.
Dans le cas de la requérante, ce qui était en jeu était essentiellement un accès en temps utile à un service de diagnostic médical permettant de déterminer si les conditions pour réaliser un avortement légal étaient réunies.
Dans le cadre d’une grossesse, l’accès effectif aux informations pertinentes relatives à la santé de la mère et du fœtus est d’une importance directe pour l’exercice de l’autonomie personnelle lorsque la loi autorise l’avortement dans certains cas seulement.
Les difficultés expérimentées par la requérante semblent avoir été causées en partie par la réticence des médecins censés prescrire les examens, ainsi que par une certaine confusion organisationnelle et administrative du système de santé polonais.
La Cour souligne que, la législation polonaise autorisant l’avortement en cas de malformation fœtale, il incombait à l’Etat de mettre en place un cadre juridique et procédural adéquat pour garantir aux femmes enceintes l’accès à des informations pertinentes, complètes et fiables sur la santé du fœtus.
Or, dans le cas de la requérante, six semaines se sont écoulées entre la première échographie pertinente et la délivrance des résultats de l’amniocentèse. Il est important également de noter que la Cour suprême a critiqué la conduite des professionnels de la santé qui sont intervenus dans le cas de R.R. et la procrastination dont ils ont fait preuve avant de décider de prescrire des tests génétiques. En conséquence de leur attitude, l’intéressée n’a pas pu obtenir dans les délais un diagnostic sur la santé du fœtus établi avec le niveau de certitude requis, par des tests génétiques, de manière à conserver la possibilité légale d’avorter.
La Cour ne souscrit pas à la thèse du gouvernement polonais selon laquelle donner accès à des tests génétiques prénataux revient en pratique à donner accès à l’avortement. Les femmes peuvent demander de tels tests pour différentes raisons. De plus, les Etats sont tenus d’organiser leurs services de santé de manière à garantir que l’exercice effectif de la liberté de conscience des professionnels de la santé dans un contexte professionnel n’empêche pas les patients d’accéder à des services auxquels ils ont légalement droit.
La Cour considère qu’il n’a pas été démontré que le droit polonais contenait des mécanismes effectifs qui auraient permis à la requérante d’avoir accès aux services de diagnostic disponibles et de faire, à la lumière des résultats des examens, un choix éclairé sur la question de savoir si elle devait ou non demander un avortement.
Elle rappelle que la mise en œuvre effective de la partie pertinente de la loi de 1993 nécessiterait de garantir aux femmes enceintes l’accès à des services de diagnostic qui montreraient si le fœtus est ou non en bonne santé – services qui sont de fait disponibles.
Elle note également que la législation de bon nombre d’autres pays européens prévoit des conditions régissant l’accès effectif à l’avortement légal ainsi que des procédures de mise en œuvre des lois pertinentes.
Elle conclut que les autorités polonaises ont manqué à leur obligation de garantir à la requérante le respect effectif de sa vie privée et que, partant, il y a eu violation de l’article 8.
Grande Chambre SH et autres C. Autriche requête n°57813/00 du 3 novembre 2011
L’interdiction du recours aux dons de sperme et d’ovules en vue d’une fécondation in vitro en Autriche n’était pas contraire à la Convention
Article 8
Les parties s’accordent à dire que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce. La Cour souscrit à cette thèse, estimant que le droit d’un couple à concevoir un enfant et à recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée relève de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale.
Les dispositions pertinentes de la loi autrichienne sur la procréation artificielle soulèvent la question de savoir s’il pèse sur l’Etat une obligation positive d’autoriser certaines méthodes de procréation artificielle. Toutefois, la Cour estime raisonnable de considérer l’affaire comme mettant en cause une ingérence de l’Etat dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale. Ceux-ci se sont vu interdire le recours à certaines techniques de procréation artificielle par l’effet d’une disposition de la loi qu’ils ont tenté en vain de contester devant les juridictions autrichiennes.
Dans ces conditions, il est constant que l’interdiction litigieuse était prévue par la loi. En ce qui concerne la marge d’appréciation de l’Etat en matière de réglementation de la procréation artificielle, la Cour constate que les Etats membres du Conseil de l’Europe ont aujourd’hui clairement tendance à autoriser dans leur législation le don de gamètes à des fins de fécondation in vitro. Toutefois, le consensus européen qui semble se dessiner correspond davantage à un stade de l’évolution d’une branche du droit particulièrement dynamique qu’à des principes établis de longue date, raison pour laquelle il ne peut restreindre de manière décisive la marge d’appréciation de l’Etat. Au contraire, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’Autriche une ample marge d’appréciation car le recours à la fécondation in vitro suscitait – à l’époque où les juridictions internes se sont prononcées sur cette affaire – et continue de susciter de délicates interrogations éthiques qui s’inscrivent dans un contexte d’évolution rapide de la science.
La Cour observe que le législateur autrichien n’a pas interdit totalement la procréation artificielle puisqu’il a autorisé le recours aux techniques homologues. Pour sa part, la Cour constitutionnelle a conclu que le législateur s’était efforcé de concilier le souhait de donner accès à la procréation médicalement assistée et l’inquiétude que suscitent dans de larges pans de la société le rôle et les possibilités de la médecine reproductive moderne.
Le législateur autrichien aurait pu instaurer des garanties propres à réduire les risques inhérents au don d’ovules, notamment l’exploitation des femmes issues de milieux défavorisés et les contraintes que pourraient subir certaines femmes pour fournir plus d’ovules qu’il ne serait nécessaire. En outre, les liens familiaux atypiques, qui ne s’inscrivent pas dans le schéma classique parent-enfant reposant sur un lien biologique direct, ne sont pas inconnus des ordres juridiques des Etats membres du Conseil de l’Europe. L’institution de l’adoption, que tous les Etats membres connaissent, réglemente de manière satisfaisante ce type de liens.
Toutefois, la Cour doit tenir compte de ce que la dissociation de la maternité entre une mère génétique et une mère utérine crée des rapports très différents de ceux qui résultent de l’adoption. C’est la raison pour laquelle l’un des objectifs du législateur a été de maintenir le principe fondamental de droit civil selon lequel l’identité de la mère est toujours certaine en faisant en sorte que deux femmes ne puissent se disputer la maternité biologique d’un même enfant.
La Cour observe en outre que les instruments juridiques européens pertinents n’abordent pas la question du don d’ovules ou – à l’instar de la directive de l’Union européenne sur les normes de sécurité pour le don de cellules humaines – laissent expressément aux Etats le choix d’autoriser ou non l’utilisation de cellules souches.
En ce qui concerne l’interdiction du don de sperme à des fins de fécondation in vitro, force est de constater que ce traitement de procréation artificielle combine deux techniques qui, mises en œuvre séparément, sont autorisées par la législation autrichienne. En outre, certains des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier l’interdiction du don de gamètes à des fins de fécondation in vitro ne valent que pour l’interdiction du don d’ovules. Restent toutefois les préoccupations d’ordre général exprimées par le Gouvernement, à savoir que le don de gamètes impliquant des tiers dans un processus médical hautement technique est controversé et soulève des questions sociales et morales complexes qui ne font l’objet d’aucun consensus en Autriche.
Le fait que le législateur autrichien a interdit les dons de sperme et d’ovules à des fins de fécondation in vitro sans pour autant proscrire le don de sperme à des fins de fécondation in vivo témoigne du soin avec lequel il a cherché à concilier les réalités sociales avec ses positions de principe en la matière. En outre, le droit autrichien n’interdit pas aux personnes concernées de se rendre à l’étranger pour s’y soumettre à des traitements contre la stérilité faisant appel à des techniques de procréation artificielle non autorisées en Autriche.
La Cour conclut que ni l’interdiction du don d’ovules à des fins de procréation artificielle ni la prohibition du don de sperme à des fins de fécondation in vitro n’ont excédé la marge d’appréciation dont l’Autriche disposait à l’époque pertinente. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 en l’espèce.
Cependant, la Cour relève que, dans l’arrêt confirmant la validité de l’interdiction litigieuse rendu en 1999, la Cour constitutionnelle a précisé que le régime juridique en vigueur reflétait l’état de la science médicale et le consensus existant dans la société à l’époque pertinente, et que ces données pouvaient subir des évolutions dont le législateur devrait tenir compte. Le Gouvernement n’a pas indiqué si les autorités avaient donné suite à cet aspect de l’arrêt en question. Bien qu’elle ait conclu à la non violation de l’article 8 en l’espèce, la Cour observe que le domaine de la procréation artificielle, qui connaît des évolutions scientifiques et juridiques particulièrement rapides, appelle un examen permanent de la part des Etats membres.
L'ARTICLE 8 ET LE DROIT AU SUICIDE
LES ETATS ONT DROIT D'IMPOSER UN CONTRÔLE MEDICAL
AVANT D'AIDER UN CITOYEN A SE SUICIDER
Arrêt Haas contre Irlande requête 31322/07 du 20 janvier 2011
La Cour admet que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de forger librement sa propre volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée. Toutefois, l’objet de la controverse dans cette affaire est autre : il s’agit de déterminer si, en vertu de l’article 8, l’Etat a l’ « obligation positive » de faire en sorte que M. Haas puisse obtenir sans ordonnance médicale la substance lui permettant de mourir sans douleur et sans risque d’échec.
La Cour note que l’on est loin d’un consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe quant au droit d’un individu de choisir quand et de quelle manière il veut mettre fin à ses jours2. En Suisse, selon le code pénal, l’incitation et l’assistance au suicide ne sont punissables que lorsque l’auteur de tels actes les commet en étant poussé par un mobile égoïste. Mais la grande majorité des Etats membres semble donner plus de poids à la protection de la vie de l’individu (article 2) qu’à son droit d’y mettre fin (article 8). La Cour en conclut que la marge d’appréciation des Etats est considérable dans ce domaine.
La Cour, si elle admet que M. Haas peut souhaiter vouloir se suicider de façon sûre, digne et sans douleur superflue, n’en est pas moins d’avis que l’exigence posée par le droit suisse d’une ordonnance médicale pour se procurer du pentobarbital sodique a un objectif légitime. Il s’agit de protéger notamment toute personne d’une prise de décision précipitée, ainsi que de prévenir des abus. Cela est d’autant plus vrai dans un pays comme la Suisse, qui permet assez facilement l’assistance au suicide (voir ci-dessus).
La Cour considère que l’on ne saurait sous-estimer les risques d’abus inhérents à un système facilitant l’accès au suicide assisté. La Cour partage l’argument développé devant elle par le Gouvernement suisse et selon lequel la restriction d’accès au pentobarbital sodique sert la protection de la santé, la sûreté publique et la prévention d’infractions pénales. Elle partage également le point de vue du Tribunal fédéral, selon lequel le droit à la vie oblige les Etats à mettre en place une procédure propre à assurer qu’une décision de mettre fin à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l’intéressé. La Cour estime que l’exigence d’une ordonnance médicale, délivrée sur le fondement d’une expertise psychiatrique complète, est un moyen permettant de satisfaire à cette exigence.
Reste à trancher la question de savoir si M. Haas a eu, ou non, un accès effectif à une expertise médicale qui aurait permis l’accès au pentobarbital sodique (dans le cas contraire, son droit de choisir le moment et la manière de mourir serait en effet théorique et illusoire). Or, la Cour n’est pas convaincue qu’il se trouvait dans l’impossibilité de trouver un spécialiste prêt à l’assister comme il le prétendait.
Vu l’ensemble de ces considérations et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales dans ce domaine, la Cour conclut, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 8.
LA LOI FRANCAISE ADAPTEE A LA CONVENTION
La LOI n° 2011-525 du 17 mai 2011 complète le titre IV du livre Ier du code de procédure pénale, par un chapitre IV ainsi rédigé :
Chapitre IV Des autopsies judiciaires
Art. 230-28 du code de procédure pénale
Une autopsie judiciaire peut être ordonnée dans le cadre d'une enquête judiciaire en application des articles 60,74 et 77-1 ou d'une information judiciaire en application des articles 156 et suivants.
Elle ne peut être réalisée que par un praticien titulaire d'un diplôme attestant de sa formation en médecine légale ou d'un titre justifiant de son expérience en médecine légale.
Au cours d'une autopsie judiciaire, le praticien désigné à cette fin procède aux prélèvements biologiques qui sont nécessaires aux besoins de l'enquête ou de l'information judiciaire.
Sous réserve des nécessités de l'enquête ou de l'information judiciaire, le conjoint, le concubin, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité, les ascendants ou les descendants en ligne directe du défunt sont informés dans les meilleurs délais de ce qu'une autopsie a été ordonnée et que des prélèvements biologiques ont été effectués.
Art. 230-29 du code de procédure pénale
Lorsqu'une autopsie judiciaire a été réalisée dans le cadre d'une enquête ou d'une information judiciaire et que la conservation du corps du défunt n'est plus nécessaire à la manifestation de la vérité, l'autorité judiciaire compétente délivre dans les meilleurs délais l'autorisation de remise du corps et le permis d'inhumer.
Le praticien ayant procédé à une autopsie judiciaire est tenu de s'assurer de la meilleure restauration possible du corps avant sa remise aux proches du défunt.
Il ne peut être refusé aux proches du défunt qui le souhaitent d'avoir accès au corps avant sa mise en bière, sauf pour des raisons de santé publique. L'accès au corps se déroule dans des conditions qui leur garantissent respect, dignité, décence et humanité. Une charte de bonnes pratiques, dont le contenu est défini par voie réglementaire, informe les familles de leurs droits et devoirs. Elle est obligatoirement affichée en un lieu visible.
A l'issue d'un délai d'un mois à compter de la date de l'autopsie, les proches du défunt ayant qualité pour pourvoir aux funérailles peuvent demander la restitution du corps auprès du procureur de la République ou du juge d'instruction, qui doit y répondre par une décision écrite dans un délai de quinze jours.
Art. 230-30 du code de procédure pénale
-Lorsque les prélèvements biologiques réalisés au cours d'une autopsie judiciaire ne sont plus nécessaires à la manifestation de la vérité, l'autorité judiciaire compétente peut ordonner leur destruction.
La destruction s'effectue selon les modalités prévues par l'article R. 1335-11 du code de la santé publique.
Toutefois, sous réserve des contraintes de santé publique et lorsque ces prélèvements constituent les seuls éléments ayant permis l'identification du défunt, l'autorité judiciaire compétente peut autoriser leur restitution en vue d'une inhumation ou d'une crémation.
Art. 230-31 du code de procédure pénale
Les modalités d'application des dispositions du présent chapitre sont précisées par décret en Conseil d'Etat.
PROJET DE DECRET SUR LES ETRANGERS
La commission nationale de l'informatique et des libertés :
Délibération n° 2011-036 du 10 février 2011 porte avis sur un projet de décret relatif au système informatisé de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France et à certains documents de voyage pour étrangers (saisine n° AV 10021783)
JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION
La LOI n° 2011-672 du 16 juin 2011 est relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité.
Décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011 sur la loi relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité.
COUR DE CASSATION ASSEMBLEE PLENIERE ARRÊT DU 3 JUIN 2011 Pourvoi N° 09-71.352 CASSATION PARTIELLE
Pour toucher les allocations familiales, les étrangers doivent justifier d'un certificat médical de l'OFII
Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. X..., de nationalité marocaine, qui justifie d’une carte de résident valable jusqu’en juin 2011, a sollicité, en septembre 2005, de la caisse d’allocations familiales de Paris (la caisse) le bénéfice des prestations familiales au titre de ses deux filles, N... et A..., nées respectivement en 1986 et en 1989 au ... et arrivées en France en 2003 en dehors de la procédure de regroupement familial ; que la caisse ayant rejeté sa demande au motif qu’il ne produisait pas le certificat médical de l’Office des migrations internationales, devenu l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), il a saisi une juridiction de sécurité sociale d’un recours.
Mais attendu que l’arrêt constate que M. X..., dont il n’est pas contesté qu’il assume la charge effective et permanente de ses deux enfants, justifie être titulaire d’une carte de résident valable de juin 2001 à juin 2011 ; que la cour d’appel en a exactement déduit que jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 19 décembre 2005 qui a modifié les conditions d’attribution des prestations familiales, le bénéfice de celles-ci ne pouvait être subordonné à la production d’un certificat de l’OFII.
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé.
Attendu que pour accueillir la demande de M. X... tendant à obtenir les prestations familiales pour la période postérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 19 décembre 2005, l’arrêt retient que la nouvelle réglementation qui subordonne le bénéfice des prestations familiales à la justification de la régularité du séjour des enfants porte une atteinte disproportionnée au principe de non-discrimination en raison de l’origine nationale et au droit à la protection de la vie familiale garantis par les articles 8 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Qu’en statuant ainsi, alors que les nouvelles dispositions législatives et réglementaires, qui revêtent un caractère objectif justifié par la nécessité dans un état démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale garanti par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la cour d’appel a violé les textes susvisés.
COUR DE CASSATION ASSEMBLEE PLENIERE ARRÊT DU 3 JUIN 2011 Pourvoi N° 09-69052 REJET
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Rennes, 28 janvier 2009), que M. et Mme X..., de nationalité congolaise, qui résident en France de façon régulière depuis octobre 2000, ont sollicité de la caisse d’allocations familiales d’Ille-et-Vilaine (la caisse) le bénéfice des prestations familiales au titre de leurs deux enfants, C... et J..., nés à ... respectivement en 1994 et en 1997, entrés en France en mai 2002, en dehors de la procédure de regroupement familial ; que la caisse ayant rejeté leur demande au motif qu’ils ne produisaient pas le certificat médical de l’Office des migrations internationales devenu l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), ils ont saisi une juridiction de sécurité sociale d’un recours
Mais attendu que les articles L. 512-2 et D. 512-2 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction issue respectivement de la loi n̊ 2005-1579 du 19 décembre 2005 et du décret n̊ 2006-234 du 27 février 2006, subordonnent le versement des prestations familiales à la production d’un document attestant d’une entrée régulière des enfants étrangers en France et, en particulier pour les enfants entrés au titre du regroupement familial, du certificat médical délivré par l’OFII ; que ces dispositions qui revêtent un caractère objectif justifié par la nécessité dans un état démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale garanti par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni ne méconnaissent les dispositions de l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant
Mais attendu que l’arrêt constate que les époux X... justifient qu’ils résident légalement sur le territoire national français depuis le mois d’octobre 2000 ; que la cour d’appel en a exactement déduit que jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 19 décembre 2005 qui a modifié les conditions d’attribution des prestations familiales, le bénéfice de celles-ci ne pouvait être subordonné à la production d’un certificat de l’OFII
Communiqué relatif aux arrêts de l’assemblée plénière du 3 juin 2011 – n°09-71.352 et 09-69.052
Par deux arrêts rendus le 3 juin 2011, la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, a statué sur le droit aux prestations familiales pour les enfants étrangers entrés en France sans respecter les règles du regroupement familial.
Dans ces espèces, l’attribution des allocations familiales avait été refusée à des parents étrangers au motif qu’ils ne produisaient pas le certificat de contrôle médical de leurs enfants, délivré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration.
La Cour de cassation a distingué deux périodes.
- Dans le prolongement d’un précédent arrêt d’assemblée plénière du 16 avril 2004 (n° 02-30.157, Bull. Ass. Plén., n° 8), qui avait fait prévaloir le principe du droit aux prestations familiales pour les bénéficiaires étrangers en situation régulière, énoncé à l’article L. 512-2 du code de la sécurité sociale, sur les modalités d’application définies par les articles R. 511-1 et R. 511-2 du même code, elle a jugé qu’antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi n° 2005-1579 du 19 décembre 2005 de financement de la sécurité sociale pour 2006, le bénéfice des prestations familiales ne pouvait être subordonné à la production d’un certificat de l’OFII.
- L’article 89 de la loi du 19 décembre 2005, déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (décision n° 2005-528 du 15 décembre 2005), a modifié l’article L. 512-2 du code de la sécurité sociale qui, dans sa nouvelle rédaction, prévoit que les ressortissants étrangers peuvent demander à bénéficier des prestations familiales pour les enfants à leur charge, sous réserve, s’agissant de l’enfant à charge, de son entrée régulière « dans le cadre de la procédure de regroupement familial ».
Examinant la conventionalité de ces nouvelles dispositions, la Cour de cassation a jugé qu’elles revêtaient « un caractère objectif justifié par la nécessité dans un Etat démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants » et qu’elles ne portaient pas « une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale garanti par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », ni ne méconnaissaient les dispositions de l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant.
Elle en a déduit que, depuis l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, le bénéfice des prestations familiales pouvait être subordonné à l’accomplissement de la procédure de regroupement familial.
C’est dans le même sens qu’avait conclu l’avocat général.
Cour de Cassation 1ere chambre civile arrêt du 29 juin 2011 pourvoi n° 10-21431 CASSATION
une demande d'asile donne des droits
Vu l’article L. 552-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile
Attendu, selon l’ordonnance attaquée rendue par le premier président d’une cour d’appel et les pièces de la procédure, que M. X..., de nationalité irakienne, en situation irrégulière en France, a fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière et d’une décision de maintien en rétention qui lui ont été notifiés le 28 mai 2010 ; que, le 30 mai 2010, un juge des libertés et de la détention a prolongé sa rétention pour une durée maximale de quinze jours ; que le 31 mai 2010, M. X... a déposé une demande d’asile
Attendu que, pour prolonger la rétention de l’intéressé pour une nouvelle période de quinze jours, l’ordonnance retient que la demande d’asile présentée par M. X... apparaissait dilatoire et abusive et qu’il s’agissait d’une obstruction volontaire faite à son éloignement
Qu’en statuant ainsi, alors que le dépôt d’une demande d’asile est constitutif de l’exercice d’un droit de sorte qu’une telle demande ne peut jamais être regardée comme une obstruction volontaire faite par l’étranger à son éloignement rendant impossible l’exécution de cette mesure, le premier président a violé le texte susvisé
Vu l’article L. 411 3 du code de l’organisation judiciaire
Et attendu que les délais légaux de rétention étant expirés, il ne reste plus rien à juger
Cour de Cassation 1ere chambre civile arrêt du 29 juin 2011 pourvoi n° 10-20602 CASSATION
une détention peut être prolongée par une rétention de l'étranger
Vu l’article L. 553-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile
Attendu que M. X..., de nationalité chinoise, en situation irrégulière en France, a fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière du 2 avril 2010 alors qu’il était détenu au centre de détention de Chateaudun ; que, le 12 mai 2010, à l’issue de sa période d’incarcération, le préfet d’Eure et Loir a pris une décision de placement en rétention et M. X... a été conduit au centre de rétention administrative du Mesnil Amelot ; qu’un juge des libertés et de la détention a prolongé la rétention pour une durée maximale de quinze jours
Attendu que, pour infirmer cette décision et dire n’y avoir lieu à prolongation de la rétention, l’ordonnance attaquée retient que la preuve n’est pas rapportée devant la juridiction d’appel de ce que les prescriptions de l’article L. 553-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ont été mises en œuvre et que la procédure est irrégulière
Qu’en statuant ainsi alors que M. X... n’avait pas été déplacé, pendant la durée de sa rétention, d’un lieu de rétention vers un autre, mais maintenu dans un centre de rétention à l’issue de sa période d’incarcération, de sorte que les prescriptions de l’article L. 553-2 n’avaient pas à être mises en œuvre, le premier président a, par fausse application, violé l’article susvisé ;
Vu l’article L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire
Et attendu que les délais légaux de rétention étant expirés, il ne reste plus rien à juger
COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, 1er juin 2011 N° Pourvoi 10-19028 REJET
Les droits des parents sont limités dans le temps pour permettre à l'enfant abandonné d'être adopté
Mais attendu que c’est par une appréciation souveraine que la cour d’appel a estimé, sans méconnaître l’article 7 § 1 de la Convention de New York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l’enfant et l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que, passé un délai suffisant pour que les parents de naissance puissent manifester leur intérêt et souscrire une reconnaissance, il était contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant de le priver de l’environnement familial stable que peut lui conférer le placement en vue d’adoption dans l’attente d’une hypothétique reconnaissance, intervenue 17 mois après la naissance sans manifestation antérieure d’intérêt ; que le moyen n’est pas fondé
COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, 1er juin 2011 N° Pourvoi 10-20554 REJET
Les droits des parents sont limités dans le temps pour permettre à l'enfant abandonné d'être adopté
Mais attendu que M. X... et Mme B... n’ayant pas fait état d’une situation de concubinage avant la naissance, ni durant l’instance et n’ayant pas vu ou revu l’enfant après l’accouchement, la cour d’appel, appréciant l’intérêt actuel de J... de maintenir la stabilité de son milieu familial et constatant que les délais entre la naissance, le consentement et le placement en vue d’adoption avaient été suffisants pour permettre aux parents de naissance d’agir, a souverainement estimé, sans méconnaître les articles 7 § 1 de la Convention de New York du 20 novembre 1989 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qu’il était de l’intérêt supérieur de l’enfant de lui procurer un milieu familial stable, sans attendre une hypothétique reconnaissance ; que le moyen n’est pas fondé
COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, 9 MARS 2011 N° Pourvoi 10-10385 REJET
L'adoption simple des enfants du conjoint n'est pas un droit en France
Attendu que Mme X... et Mme Y..., vivant ensemble depuis 2000, ont eu chacune un enfant né, par insémination artificielle, du même donneur ; qu'elles ont formé une demande d'adoption simple de l'enfant né de leur compagne et consenti à l'adoption de leur enfant par celle-ci ; que le tribunal, après avoir joint les deux requêtes, les a rejetées en application de l'article 365 du code civil
Attendu que Mme X... et Mme Y... font grief à l'arrêt attaqué (Paris, 1er octobre 2009) d'avoir rejeté leur requête en adoption simple
Attendu que le Conseil constitutionnel ayant déclaré conforme à la Constitution l'article 365 du code civil (Décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010), ce premier moyen ne peut être accueilli
Sur le second moyen, pris en ses quatre branches, ci-après annexé :
Attendu que Mme X... et Mme Y... font le même grief à l'arrêt
Attendu qu'ayant relevé, d'une part, que la mère de l'enfant perdrait son autorité parentale en cas d'adoption de son enfant alors qu'elle présente toute aptitude à exercer cette autorité et ne manifeste aucun rejet à son égard, d'autre part, que l'article 365 du code civil ne prévoit le partage de l'autorité parentale que dans le cas de l'adoption de l'enfant du conjoint, et qu'en l'état de la législation française, les conjoints sont des personnes unies par les liens du mariage, la cour d'appel, qui n'a contredit aucune des dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, et qui a pris en considération l'intérêt supérieur des enfants, a légalement justifié sa décision.
COUR DE CASSATION 1ere Chambre Civile arrêt du 6 avril 2011 N° POURVOI N° 09-66486 REJET
La gestation pour autrui est contraire au droit français
Attendu que les époux X... font grief à l'arrêt d'avoir déclaré le ministère public recevable en son action
Mais attendu qu'ayant relevé que le ministère public contestait l'opposabilité en France, au regard de la conception française de l'ordre public international, des jugements étrangers validant une gestation pour le compte d'autrui, la cour d'appel en a exactement déduit qu'il justifiait d'un intérêt à agir pour la défense de l'ordre public, en application de l'article 423 du code de procédure civile ; que le moyen n'est pas fondé
Attendu que les époux X... font grief à l'arrêt d'avoir accueilli la demande,
Mais attendu qu'est justifié le refus de transcription d'un acte de naissance établi en exécution d'une décision étrangère, fondé sur la contrariété à l'ordre public international français de cette décision, lorsque celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français ; qu'en l'état du droit positif, il est contraire au principe de l'indisponibilité de l'état des personnes, principe essentiel du droit français, de faire produire effet, au regard de la filiation, à une convention portant sur la gestation pour le compte d'autrui, qui, fût-elle licite à l'étranger, est nulle d'une nullité d'ordre public aux termes des articles 16-7 et 16-9 du code civil ;
Que, dès lors, la cour d'appel a retenu, à bon droit, que dans la mesure où ils donnaient effet à une convention de cette nature, les jugements "américains" du 4 juin 2001 étaient contraires à la conception française de l'ordre public international, en sorte que l'acte de naissance litigieux ayant été établi en application de ces décisions, sa transcription sur les registres d'état civil français devait être, dans les limites de la demande du ministère public, rectifiée par voie de suppression de la mention de Mme Y... en tant que mère ; qu'une telle rectification, qui ne prive pas l'enfant de sa filiation paternelle, ni de la filiation maternelle que le droit de l'Etat du Minnesota lui reconnaît, ni ne l'empêche de vivre avec les époux X... en France, ne porte pas atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de cet enfant au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, non plus qu'à son intérêt supérieur garanti par l'article 3 §1 de la Convention internationale des droits de l'enfant ; que le moyen n'est pas fondé
COUR DE CASSATION 1ere Chambre Civile arrêt du 6 avril 2011 N° POURVOI N° 10-19053 REJET
La gestation pour autrui est contraire au droit français, confirmation.
Mais attendu qu'est justifié le refus de transcription d'un acte de naissance établi en exécution d'une décision étrangère, fondé sur la contrariété à l'ordre public international français de cette décision, lorsque celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français ; qu'en l'état du droit positif, il est contraire au principe de l'indisponibilité de l'état des personnes, principe essentiel du droit français, de faire produire effet, au regard de la filiation, à une convention portant sur la gestation pour le compte d'autrui, qui, fût-elle licite à l'étranger, est nulle d'une nullité d'ordre public aux termes des articles 16-7 et 16-9 du code civil ;
Que dès lors, la cour d'appel a retenu à bon droit que dans la mesure où il donnait effet à une convention de cette nature, le jugement "américain" du 14 juillet 2000 était contraire à la conception française de l'ordre public international, en sorte que les actes de naissance litigieux ayant été établis en application de cette décision, leur transcription sur les registres d'état civil français devait être annulée ; qu'une telle annulation, qui ne prive pas les enfants de la filiation maternelle et paternelle que le droit californien leur reconnaît ni ne les empêche de vivre avec les époux X... en France, ne porte pas atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de ces enfants au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, non plus qu'à leur intérêt supérieur garanti par l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant ; que le moyen n'est pas fondé
COUR DE CASSATION 1ere Chambre Civile arrêt du 6 avril 2011 N° POURVOI N° 09-17130 REJET
La gestation pour autrui est contraire au droit français, confirmation.
Mais attendu qu'en l'état du droit positif, il est contraire au principe de l'indisponibilité de l'état des personnes, principe essentiel du droit français, de faire produire effet à une convention portant sur la gestation pour le compte d'autrui, nulle d'une nullité d'ordre public aux termes des articles 16-7 et 16-9 du code civil ; que ce principe fait obstacle aux effets en France d'une possession d'état invoquée pour l'établissement de la filiation en conséquence d'une telle convention, fût-elle licitement conclue à l'étranger, en raison de sa contrariété à l'ordre public international français ;
Que dès lors, la cour d'appel a retenu à bon droit, qu'en l'état de la convention du 29 octobre 2000 portant sur la gestation pour le compte d'autrui, la possession d'état de Y... à l'égard de M. et Mme X... ne pouvait produire aucun effet quant à l'établissement de sa filiation ; qu'une telle situation, qui ne prive pas l'enfant de la filiation maternelle et paternelle que le droit de l'Etat du Minnesota lui reconnaît ni ne l'empêche de vivre avec les époux X... en France, ne porte pas atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de cette enfant au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, non plus qu'à son intérêt supérieur garanti par l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant ;
D'où il suit que la cour d'appel a rejeté à bon droit la demande des époux X... et de Mme A... en transcription du certificat de notoriété constatant la possession d'état de Y... à l'égard de M. et Mme X... ainsi que celle, subsidiaire, de M. X... visant à voir établi le lien de filiation existant entre lui et cette enfant par la possession d'état ; que les moyens ne sont pas fondés
COUR DE CASSATION Chambre Criminelle arrêt du 16 mars 2011 N° POURVOI 10-85885 REJET
L'article 13 a pour but de protéger l'article 8 de la Convention
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 132-44 du code pénal et 712-8 du code de procédure pénale
Attendu qu'il résulte de l'arrêt et des pièces de procédure que Mme X..., épouse Y..., condamnée le 5 janvier 2010, par le tribunal de Villefranche-sur-Saône, pour abus de confiance, faux et usage, à un an d'emprisonnement avec sursis et mise à l'épreuve pendant deux ans, a saisi, le 4 juin 2010, le juge de l'application des peines, en application des dispositions de l'article 132-44, 5°, du code pénal, afin qu'il l'autorise à effectuer un déplacement et un séjour à l'étranger pour maintenir les liens avec sa famille ; qu'elle a interjeté appel de l'ordonnance ayant refusé de faire droit à sa demande
Attendu que le procureur général a excipé de l'irrecevabilité de l'appel au motif que le rejet de la demande d'autorisation ne constituait pas une décision refusant de modifier une mesure de mise à l'épreuve ou une obligation résultant de cette mesure au sens de l'article 712-8 du code de procédure pénale
Attendu que, pour écarter cette argumentation, déclarer l'appel recevable et accorder cette autorisation, le président de la chambre de l'application des peines énonce que l'absence de recours contre un refus d'autorisation de déplacement à l'étranger fondé sur le maintien des liens familiaux priverait la condamnée de la possibilité de contester cette atteinte et méconnaîtrait son droit à un recours effectif garanti par l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme
Attendu qu'en statuant ainsi, le président de la chambre de l'application des peines a justifié sa décision au regard de la Convention européenne des droits de l'homme et notamment de son article 13
EN MATIERE D'ENQUETE PENALE LA COUR DE CASSATION
COUVRE LES FAUTES DE PROCEDURE QUANT IL S'AGIT DE TRAFIQUANTS DE DROGUE
Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 23 novembre 2011 Pourvoi n°11-84308 Rejet
Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt et des pièces de la procédure que, lors d'une enquête portant sur un trafic de stupéfiants, les officiers de police judiciaire ont délivré, avec l'autorisation du procureur de la République, le 24 juillet 2009, une réquisition judiciaire à un opérateur de téléphonie aux fins d'identifier les appels entrants et sortants sur trois lignes téléphoniques ainsi que les cellules activées par ces lignes ; que, dans le même temps, le juge des libertés et de la détention, sur réquisitions du ministère public, a autorisé, par ordonnances des 6 août et 20 août 2009, et ce jusqu'au 4 septembre 2009, l'interception des correspondances téléphoniques sur la ligne utilisée par M. Sofiane Y... ; qu'il a été mis fin à l'exécution de cette dernière mesure le 3 septembre 2009 ; que, le 4 septembre 2009, le procureur de la République a ouvert une information contre personnes non dénommées des chefs d'importation de stupéfiants, infractions à la législation sur les stupéfiants, association de malfaiteurs et blanchiment ; que, le 8 septembre 2009, le juge d'instruction a délivré une commission rogatoire aux fins qu'il soit procédé à de nouvelles interceptions de correspondances sur la ligne téléphonique susvisée ;
Attendu que, par commissions rogatoires distinctes, en date des 18 mai et 3 juin 2010, le magistrat instructeur a prescrit, d'une part, la mise en place d'un dispositif technique, dit de " géolocalisation ", sur un véhicule Renault Laguna utilisé par les suspects aux fins d'en déterminer les déplacements, et, d'autre part, l'installation, dans ce même véhicule et dans le parking souterrain d'un immeuble d'habitation, d'un système de captation des conversations, et, dans ce dernier lieu, d'images des personnes concernées ;
Attendu qu'à la suite de la communication qui lui a été faite, par le magistrat instructeur, d'éléments provenant de ces investigations, le procureur de la République a délivré, les 27 mai et 11 juin 2010, des réquisitoires portant, notamment, sur des faits d'importation de stupéfiants survenus postérieurement à la saisine initiale du juge d'instruction ;
Attendu que MM. Mohamed Y..., Ouahid Y... et Mohamed X..., notamment, ont été mis en examen des chefs susvisés, le 14 juin 2010 et que M. Salah Y... l'a été, le 7 décembre 2010 ;
Attendu que, par requêtes déposées, respectivement les 9 décembre, 10 décembre et 14 décembre 2010, MM. Mohamed Y..., Mohamed X... et Ouahid Y... ont saisi la chambre de l'instruction aux fins d'annulation de nombreux actes de la procédure ; que cette juridiction n'a fait droit que partiellement à leurs demandes ;
En cet état
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 16 et 66 de la Constitution, 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, préliminaire, 40, 41, 60-1, 60-2, 77-1, 77-1-1, 592, 593 du code de procédure pénale ;
" en ce que l'arrêt attaqué a refusé d'annuler la réquisition judiciaire du 24 juillet 2009 adressée, sur la seule autorisation du procureur de la République, par les officiers de police judiciaire dans le cadre de l'enquête préliminaire aux opérateurs de téléphonie pour avoir la localisation et la liste des appels entrants et sortants de trois lignes téléphoniques pour lesquelles le juge des libertés et de la détention avait refusé d'autoriser la mise sous écoute ;
" aux motifs que la réquisition du 24 juillet 2009 a été régulièrement délivrée conformément aux dispositions de l'article 77-1-1 ; que cette réquisition ne portait que sur l'identification des titulaires de quatre lignes téléphoniques et la liste des appels entrants et sortants sur trois d'entre elles ; que ces opérations sont de simples mesures techniques relevant dudit article et ne sont pas des interceptions de correspondance qui seules sont susceptibles de porter atteinte à la vie privée et au secret de correspondances ; qu'ainsi, l'autorisation du juge des libertés et de la détention n'était pas nécessaire ;
" 1°) alors que l'article 77-1-1 du code de procédure pénale ne permet à l'officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République, de ne requérir un opérateur privé qu'aux fins de lui remettre des documents intéressant l'enquête et non de procéder à des mesures techniques ; qu'en l'espèce, par la réquisition litigieuse, l'officier de police judiciaire demandait également à la société Cegetel de « procéder à l'identification des cellules déclenchées par ces lignes » ; que cette mesure, qui n'est pas une remise de documents et comporte des investigations attentatoires à la vie privée et à la liberté d'aller et venir dès lors qu'elle permet de connaître les déplacements des titulaires des abonnements, ne pouvait être ordonnée par l'officier de police judiciaire sur la seule autorisation du procureur de la République, dans le cadre de l'article 77-1-1 du code de procédure pénale ; qu'ainsi, l'arrêt attaqué, en affirmant que ces « mesures techniques » relevaient de l'article 77-1-1 du code de procédure pénale, a violé ce texte par fausse application ainsi que l'ensemble des textes visés au moyen ;
" 2°) alors que, le ministère public, partie poursuivante, ne présente pas les garanties d'indépendance et d'impartialité et n'est pas une autorité judiciaire habilitée comme telle à garantir la liberté ; que les renseignements concernant non seulement la liste des appels entrants et sortants de lignes téléphoniques mais aussi « l'identification des cellules déclenchées par ces lignes », c'est à dire la localisation des titulaires de ces lignes, portent atteinte à la vie privée et la liberté d'aller et venir ; que tel était le cas en l'espèce des renseignements demandés à la société Cegetel par la réquisition du 24 juillet 2009 ; que, dès lors, ces mesures ne pouvaient être valablement autorisées par le seul procureur de la république, sans l'accord ou l'autorisation du juge des libertés et de la détention qui, le même jour, avait refusé d'autoriser l'interception des mêmes lignes téléphoniques faute d'existence de soupçons suffisants pour justifier une mesure portant atteinte aux libertés individuelles ; qu'en refusant d'annuler ladite réquisition ainsi que toute la procédure subséquente, l'arrêt attaqué a violé les textes susvisés " ;
Attendu que, pour rejeter le moyen de nullité pris de l'absence de simple caractère technique de la réquisition judiciaire adressée à un opérateur de téléphonie et du défaut de qualité du procureur de la République pour autoriser une telle investigation, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, les juges ont fait une exacte application de l'article 77-1-1 du code de procédure pénale et du texte conventionnel invoqué, dès lors que la remise de documents au sens du premier de ces textes s'entend également de la communication, sans recours à un moyen coercitif, de documents issus d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, tels ceux détenus par un opérateur de téléphonie et qu'une telle mesure n'entre pas dans le champ d'application de l'article 5 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme relatif au contrôle de la privation de liberté ;
D'où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ;
Sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles 706-95, préliminaire, 171, 592, 593, 802 du code de procédure pénale, 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
" en ce que l'arrêt attaqué a refusé d'annuler les écoutes téléphoniques de la ligne n° ..., ordonnées le 6 août 2009 ainsi que celle du réquisitoire introductif et de toute la procédure subséquente ;
" aux motis que les interceptions de correspondances téléphoniques de la ligne utilisée par M. Sofiane Y... ont été effectuées dans les délais impartis par le juge des libertés et de la détention et n'ont porté que sur les conversations en relation avec les faits recherchés, ce que les requérants ne contestent pas ; que, si à l'issue des opérations d'interception qui ont pris fin le 3 septembre 2009, le juge des libertés et de la détention n'a pas été informé dans les termes de l'article 706-95 du code de procédure pénale, néanmoins ces écoutes téléphoniques ont fait l'objet d'un contrôle par le juge d'instruction saisi le 4 septembre 2009, qui, d'ailleurs, en a ordonné le renouvellement le 8 septembre 2009 ; qu'ainsi, l'omission de la formalité prévue par la loi, n'a pas porté atteinte aux intérêts des requérants ;
" alors que, s'il n'est pas nécessaire de communiquer au juge des libertés et de la détention qui l'a autorisée les procès-verbaux de transcription de l'écoute téléphonique, le procureur de la République doit le tenir informé des diligences effectuées ; que cette règle qui touche à la compétence et à l'ordre des juridictions doit être observée à peine de nullité de la procédure et indépendamment de la démonstration d'un grief ; que l'arrêt attaqué, qui constate que le juge des libertés et de la détention n'a pas été tenu informé des diligences effectuées sur l'autorisation qu'il avait donnée et refuse de prononcer la nullité des écoutes téléphoniques ainsi pratiquées ainsi que de toute la procédure subséquente, a violé les textes visés au moyen " ;
Attendu que la Cour de cassation est en mesure de s'assurer que l'interception de communications téléphoniques autorisée, à la demande du procureur de la République, par le juge des libertés et de la détention, a pris fin avant la date fixée par ce magistrat pour son exécution et que, dans le même délai, les procès-verbaux en résultant, joints au réquisitoire introductif, ont été soumis au contrôle du juge d'instruction, en sorte que l'irrégularité résultant de la méconnaissance des formalités substantielles prévues par l'alinéa 3 de l'article 706-95 du code de procédure pénale n'a pas eu pour effet de porter atteinte aux intérêts des requérants ;
D'où il suit que le moyen doit être écarté ;
Sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation des articles 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, préliminaire, 81, 170, 171, 592, 593, 802 du code de procédure pénale, ensemble violation des droits de la défense ;
" en ce que l'arrêt attaqué a refusé d'annuler les mesures de surveillance par géolocalisation effectuées grâce à la mise en place d'un dispositif technique placé sur le véhicule utilisé par M. Mohamed Y..., ainsi que toute la procédure subséquente ;
" aux motifs que la surveillance à distance du déplacement d'un véhicule par un dispositif de géolocalisation par satellite (GPS) n'est pas prévue expressément par le code de procédure pénale ; que, cependant, le recours à ce type de surveillance est justifié par l'article 81 dudit code qui permet au juge d'instruction de procéder à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité ; que la mise en place du dispositif de surveillance par GPS du véhicule Renault Laguna immatriculé... (sic) a été autorisée le 3 juin 2010 par une ordonnance motivée du juge d'instruction, pour une durée limitée d'un mois ; que cette surveillance a été ordonnée dans le cadre de l'information ouverte contre X du chef d'importation de produits stupéfiants, l'existence d'un vaste trafic de ces produits ayant été constatée dans une cité de la Courneuve ; qu'elle a été réalisée sous le contrôle du juge et qu'un procès-verbal de transcription de ladite surveillance a été versé au dossier et peut être contradictoirement discuté par les requérants ; que cette surveillance des requérants, telle qu'elle a été effectuée, sous le contrôle d'un juge constituant une garantie suffisante contre l'arbitraire, était proportionnée au but poursuivi, s'agissant d'un important trafic de stupéfiants en bande organisée portant gravement atteinte à l'ordre public et à la santé publique et nécessaire au sens de l'article 8, alinéa 2, de la Convention européenne des droits de l'homme ; que l'ordonnance du 3 juin 2010 autorisait les enquêteurs à s'introduire dans le parking dans le véhicule Renault Laguna immatriculé..., (sic) y compris en dehors des heures prévues à l'article 59 du code de procédure pénale, non seulement pour la pose d'un dispositif technique de sonorisation et de captation d'images mais aussi pour celui du dispositif de géolocalisation ; que, contrairement à ce qui est affirmé, la loi française n'interdit pas le procédé de géolocalisation ; qu'en effet, l'article 15 de la loi n° 95-73 du 21 j anvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité dispose simplement que s'il peut être fait obligation aux constructeurs et importateurs de véhicules, en vue de prévenir les infractions contre les véhicules et leurs équipements, d'installer sur ces biens des dispositifs de sécurité ou leur marquage, y compris par des procédés électroniques, il ne peut, en revanche, leur être fait obligation d'installer des dispositifs ou procédés permettant de localiser à distance des véhicules non signalés comme volés ; qu'il ne ressort pas des pièces de la procédure que les officiers de police judiciaire ont procédé à des actes d'enquêtes sur les territoires belge et hollandais ; que les opérations de géolocalisation du véhicule réalisées le 4 juin 2010 en application de l'ordonnance du 3 juin 2010 sont régulières ; que le moyen pris de leur annulation ne peut être admis ; qu'en conséquence, l'interpellation de M. Mohamed Y... (sic, il s'agit en réalité de M. Mohamed X...) alors qu'il vient de pénétrer dans le véhicule Laguna contenant 111 kg de cannabis, n'encourt aucune nullité ;
" alors que toute ingérence dans la vie privée et familiale doit être prévue par une loi suffisamment claire et précise pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à de telles mesures ; que la mise en place d'un GPS sur un véhicule privé à l'insu de son utilisateur constitue une ingérence dans la vie privée et familiale qui n'est donc compatible avec les exigences de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qu'à la condition d'être prévue par une loi suffisamment claire et précise ; qu'en affirmant que l'article 81 du code de procédure pénale, qui ne prévoit ni les circonstances ni les conditions dans lesquelles un tel dispositif peut être placé sur un véhicule privé, constituait une base légale suffisante à cette ingérence, l'arrêt attaqué a violé l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme " ;
Attendu que, pour écarter le moyen de nullité pris du défaut de fondement légal de l'apposition sur un véhicule automobile Renault Laguna d'un dispositif technique, dit de " géolocalisation ", permettant d'en suivre et relever les déplacements, l'arrêt retient que, d'une part, cette mesure a pour fondement l'article 81 du code de procédure pénale et que, d'autre part, en l'espèce, cette surveillance a été effectuée sous le contrôle d'un juge constituant une garantie suffisante contre l'arbitraire, qu'elle était proportionnée au but poursuivi, s'agissant d'un important trafic de stupéfiants en bande organisée portant gravement atteinte à l'ordre public et à la santé publique et nécessaire au sens de l'article 8 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, les juges, qui ont caractérisé la prévisibilité et l'accessibilité de la loi, et la proportionnalité de l'ingérence ainsi réalisée dans l'exercice, par les requérants, du droit au respect de leur vie privée, ont fait une exacte application du texte conventionnel invoqué ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le quatrième moyen de cassation, pris de la violation des articles 706-96, 592 et 593 du code de procédure pénale, ensemble violation des droits de la défense ;
" en ce que l'arrêt attaqué a refusé d'annuler les opérations de sonorisation et de captation d'images du parking souterrain de l'immeuble situé 34/ 38 rue d'Aubervilliers à Paris et du véhicule Renault Laguna stationné dans ce même lieu ainsi que toute la procédure subséquente ;
" aux motifs, d'une part, que, par ordonnances motivées des 18 mai et 3 juin 2010, le juge d'instruction a autorisé des opérations de sonorisation et de captation d'images des deux niveaux du parking souterrain de l'immeuble situé 34/ 38 rue de la commune de Paris à Aubervilliers, et des opérations de sonorisation du véhicule Renault Laguna immatriculé... stationné en ce même lieu ; que le même jour, le juge d'instruction a délivré deux commissions rogatoires spéciales pour la réalisation de ces opérations autorisant les officiers de police judiciaire à pénétrer dans le parking et dans le véhicule ; qu'un parking, partie commune d'une copropriété, n'est pas un lieu d'habitation au sens de l'article 706-96 du code de procédure pénale mais un lieu privé ; que, par application des dispositions de l'article 706-96 précité, le juge d'instruction peut autoriser les officiers de police judiciaire à y pénétrer pour la mise en place des dispositifs techniques de sonorisation et de fixations d'images, y compris hors des heures prévues par l'article 59 du code de procédure pénale sans avoir à saisir le juge des libertés et de la détention ;
" alors que les parties communes d'un immeuble d'habitation, y compris le parking, sont parties intégrantes de ce lieu d'habitation en sorte que seul le juge des libertés et de la détention est compétent pour autoriser les enquêteurs à y pénétrer afin de mettre en place des dispositifs de sonorisation et captation d'images ;
" et aux motifs, d'autre part, que l'article 706-96 ne prévoit pas d'autorisation spéciale à donner aux policiers qui doivent dans le cadre des opérations précitées, et pendant la durée fixée pour celles-ci, pénétrer à nouveau dans ces lieux pour effectuer une réparation du dispositif ou récupérer des données enregistrées ;
" alors que l'article 706-96 qui prévoit que le juge d'instruction doit autoriser les enquêteurs à pénétrer dans les lieux privés pour l'installation du dispositif de sonorisation et de captation d'images, qu'il doit également les autoriser pour pénétrer à nouveau dans lesdits lieux afin de désinstaller le dispositif technique et que les opérations effectuées ne peuvent avoir d'autres fins que la mise en place du dispositif technique exige nécessairement que chaque visite des lieux soient préalablement autorisée par le juge ; que l'arrêt attaqué a violé l'article 706-96 susvisé " ;
Attendu que, pour rejeter le grief de nullité tenant aux opérations de sonorisation et de captation d'images dans un parking souterrain, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, les juges ont justifié leur décision dès lors que, d'une part, le parking souterrain d'un immeuble d'habitation constitue un lieu privé et non un lieu d'habitation, au sens de l'article 706-96 du code de procédure pénale et que, d'autre part, l'ordonnance et la commission rogatoire par lesquelles le juge d'instruction prescrit la mise en place du dispositif de captation et le placement sous scellés des enregistrements incluent l'autorisation donnée aux officiers de police judiciaire de pénétrer dans les lieux aux seules fins de contrôler le fonctionnement du système et de recueillir les données, chaque fois qu'il est nécessaire, obligation leur étant faite d'en rendre compte par procès-verbal au magistrat, lequel exerce le contrôle effectif de ces opérations ; que tel est le cas en l'espèce ;
D'où il suit que le moyen doit être écarté ;
Sur le cinquième moyen de cassation, pris de la violation des articles 19, 80, 81, 1er alinéa, 171, 802 du code de procédure pénale, ensemble violation des droits de la défense ;
" en ce que l'arrêt attaqué a refusé d'annuler les actes coercitifs (géolocalisation, écoutes téléphoniques, sonorisation et captation d'images) effectués entre le 30 avril et le 7 mai 2010 et entre le 1er juin et le 11 juin 2010, relatifs à des faits non compris dans la saisine du juge d'instruction, ainsi que toute la procédure subséquente, notamment les interpellations et mises en examen de MM. Mohamed, Ouaihid Y... et M. Mohamed X... et a refusé de prononcer leur mise en liberté ;
" aux motifs que les procès-verbaux de surveillance et d'interrogatoire des vendeurs depuis 2008 figurant dans l'enquête préliminaire décrivaient un trafic très important de cannabis en cours par un réseau composé de plusieurs individus ; qu'il résultait des modalités de l'approvisionnement du point de vente par les frères Y..., de la recherche de cartes bleues pour louer des voitures et de la présence de véhicules immatriculés à l'étranger des indices apparents d'importation du cannabis dont la vente était organisée ; qu'en outre, le cannabis étant classé parmi les stupéfiants et sa production, son emploi pour des usages aux fins de recherche ou d'opérations industrielles ou commerciales étant très réglementés sur le territoire national, les ventes de grandes quantités constatées lors de l'enquête préliminaire impliquaient nécessairement que le cannabis vendu était importé ; qu'en conséquence, il appartenait au juge d'instruction saisi par le réquisitoire introductif du 4 septembre 2009 de faits d'importation et de trafic de stupéfiants de vérifier l'ampleur du réseau, d'identifier ses membres, d'en rechercher son organisation et de déterminer le périmètre de son territoire d'activité ; que, pour opérer ces vérifications, le juge d'instruction, après des avis favorables du parquet, a rendu des ordonnances et délivré des commissions rogatoires techniques autorisant les officiers de police judiciaire à procéder à des écoutes téléphoniques et à des captations d'images ; que les enquêteurs ont opéré des surveillances physiques sur le terrain ; que, rapidement, l'ensemble de ces surveillances a révélé que le trafic perdurait et que des importations se poursuivaient ; que les infractions dont il était saisi continuant à être commises par les personnes surveillées selon un mode opératoire identique à celui révélé au cours de l'enquête préliminaire, le juge d'instruction pouvait ordonner de nouvelles mesures de surveillance et d'investigations ; que, dès que le magistrat instructeur a eu connaissance par l'étude judiciaire du n° 06.. 32. 52, de la vraisemblance des présomptions relatives à des importations imminentes de stupéfiants en provenance des Pays-Bas, il a immédiatement saisi le parquet qui, par réquisitoires supplétifs des 27 mai et 11 juin 2011 a étendu sa saisine ; que le juge ayant instruit dans les limites de sa saisine, le moyen doit être rejeté ;
" alors que le juge d'instruction, qui doit instruire à charge et à décharge, ne peut ordonner de mesures d'investigation et de surveillance coercitives que sur des faits dont il est déjà saisi et n'a pas compétence pour diriger une enquête sur des faits non encore commis ; que chaque importation constitue un fait nouveau même si elle est commise selon un mode opératoire identique ; qu'en affirmant que le juge d'instruction pouvait autoriser des écoutes téléphoniques et des captations d'images et ordonner de nouvelles mesures de surveillances et d'investigations sans se limiter à de simples vérifications sur les importations qui se poursuivaient après sa saisine et dont il n'était par conséquent pas saisi, la chambre de l'instruction a violé les textes visés au moyen et les règles d'ordre public régissant la compétence du juge d'instruction " ;
Attendu que, pour décider que le juge d'instruction, saisi initialement, non seulement de faits d'importation de stupéfiants, mais également d'autres infractions à la législation sur les stupéfiants, d'association de malfaiteurs et de blanchiment, n'avait pas excédé sa saisine en poursuivant la mise en oeuvre des mesures coercitives exécutées sur commission rogatoire lorsque des faits nouveaux d'importation étaient apparus, l'arrêt retient, notamment, que, dès que la réalité de ces nouvelles importations en provenance des Pays-Bas a été confirmée par les investigations, le magistrat instructeur a communiqué ces éléments au procureur de la République qui a étendu sa saisine par les réquisitoires supplétifs susvisés ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, fondées sur l'appréciation souveraine des éléments de fait qui lui étaient soumis, la chambre de l'instruction a justifié sa décision ;
D'où il suit que le moyen doit être écarté
JURISPRUDENCE DU CONSEIL D'ETAT
Avis du Conseil d'Etat n°s 345978 et 346612 du 21 mars 2011 publié au JORF n°0129 du 4 juin 2011 page 9638 texte n° 87
Le Conseil d'Etat (section du contentieux, 2e et 7e sous-sections réunies),
Sur le rapport de la 2e sous-section de la section du contentieux,
Vu, primo sous le n° 345978, le jugement n° 1100323 du 20 janvier 2011, enregistré le 21 janvier 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel le tribunal administratif de Montreuil, avant de statuer sur la demande de M. Liang Jin tendant, d'une part, à l'annulation de l'arrêté du 14 janvier 2011 par lequel le préfet de la Seine-Saint-Denis a décidé sa reconduite à la frontière et fixé le pays de destination, ainsi que de l'arrêté du même jour par lequel le préfet de la Seine-Saint-Denis l'a placé en rétention administrative, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint au préfet de lui délivrer sous astreinte une autorisation provisoire de séjour, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat en soumettant à son examen la question suivante :
« Les dispositions des articles 7 et 8 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sont-elles précises et inconditionnelles et, par suite, directement invocables en droit interne en l'absence de transposition par le législateur ? » ;
Vu, secondo sous le n° 346612, le jugement n° 1100870 du 10 février 2011, enregistré le 11 février 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, par lequel le tribunal administratif de Montreuil, avant de statuer sur la demande de M. Kadarou Thiero tendant, d'une part, à l'annulation de l'arrêté du 3 février 2011 par lequel le préfet de la Seine-Saint-Denis a décidé sa reconduite à la frontière, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint au préfet de lui délivrer un titre de séjour temporaire dans le délai d'un mois suivant la notification du jugement à intervenir, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat en soumettant à son examen la question suivante : « Lorsque la décision ordonnant la reconduite à la frontière d'un étranger ne prévoit pas un délai approprié pour le départ de l'intéressé, les dispositions du II de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui ne prévoient aucun délai, sont-elles compatibles avec les stipulations des articles 7 et 8 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 ? »
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 7 mars 2011, présentée par le ministre de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration ;
Vu la Constitution, notamment son article 88-1 ;
Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
Vu la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 ;
Vu le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu le code de justice administrative, notamment son article L. 113-1 ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de Mme Stéphanie Gargoullaud, chargée des fonctions de maître des requêtes ;
― les conclusions de M. Frédéric Lenica, rapporteur public ;
Rend l'avis suivant :
1. Le Parlement européen et le Conseil ont pris, le 16 décembre 2008, une directive relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
L'article 7 de cette directive, relatif au « départ volontaire », dispose que :
« 1. La décision de retour prévoit un délai approprié allant de sept à trente jours pour le départ volontaire, sans préjudice des exceptions visées aux paragraphes 2 et 4. Les Etats membres peuvent prévoir dans leur législation nationale que ce délai n'est accordé qu'à la suite d'une demande du ressortissant concerné d'un pays tiers. Dans ce cas, les Etats membres informent les ressortissants concernés de pays tiers de la possibilité de présenter une telle demande. Le délai prévu au premier alinéa n'exclut pas la possibilité, pour les ressortissants concernés de pays tiers, de partir plus tôt.
2. Si nécessaire, les Etats membres prolongent le délai de départ volontaire d'une durée appropriée, en tenant compte des circonstances propres à chaque cas, telles que la durée de séjour, l'existence d'enfants scolarisés et d'autres liens familiaux et sociaux.
3. Certaines obligations visant à éviter le risque de fuite, comme les obligations de se présenter régulièrement aux autorités, de déposer une garantie financière adéquate, de remettre des documents ou de demeurer en un lieu déterminé, peuvent être imposées pendant le délai de départ volontaire.
4. S'il existe un risque de fuite, ou si une demande de séjour régulier a été rejetée comme étant manifestement non fondée ou frauduleuse, ou si la personne concernée constitue un danger pour l'ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale, les États membres peuvent s'abstenir d'accorder un délai de départ volontaire ou peuvent accorder un délai inférieur à sept jours ». Le 7 de l'article 3 de la même directive définit ce « risque de fuite » comme « le fait qu'il existe des raisons, dans un cas particulier et sur la base de critères objectifs définis par la loi, de penser qu'un ressortissant d'un pays tiers faisant l'objet de procédures de retour peut prendre la fuite ».
L'article 8 de la même directive, intitulé « éloignement », dispose, quant à lui, que :
« 1. Les Etats membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n'a été accordé pour un départ volontaire conformément à l'article 7, paragraphe 4, ou si l'obligation de retour n'a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l'article 7.
2. Si un Etat membre a accordé un délai de départ volontaire conformément à l'article 7, la décision de retour ne peut être exécutée qu'après expiration de ce délai, à moins que, au cours de celui-ci, un risque visé à l'article 7, paragraphe 4, apparaisse.
3. Les Etats membres peuvent adopter une décision ou un acte distinct de nature administrative ou judiciaire ordonnant l'éloignement (...). »
Enfin, l'article 12, paragraphe 1, de la directive dispose que : « Les décisions de retour (...) sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles ».
2. La transposition en droit interne des directives communautaires, qui est une obligation résultant du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, revêt, en outre, en vertu de l'article 88-1 de la Constitution, le caractère d'une obligation constitutionnelle. Pour chacun de ces deux motifs, il appartient au juge national, juge de droit commun de l'application du droit de l'Union européenne, de garantir l'effectivité des droits que toute personne tient de cette obligation à l'égard des autorités publiques. Tout justiciable peut, en conséquence, faire valoir, par voie d'exception, qu'après l'expiration des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister ni continuer de faire application des règles, écrites ou non écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les directives, y compris en ce qu'elles ne prévoient pas des droits ou des obligations prévues par ces dernières. Il peut également se prévaloir, à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d'une directive, lorsque l'Etat n'a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires.
S'agissant de la directive du 16 décembre 2008, le délai imparti aux Etats membres pour la transposer expirait, en vertu du paragraphe 1 de son article 20, le 24 décembre 2010.
3. Il résulte clairement de l'article 7 de la directive du 16 décembre 2008 qu'une décision de retour doit indiquer le délai, approprié à chaque situation, dont dispose le ressortissant d'un pays tiers pour quitter volontairement le territoire national, sans que ce délai puisse être inférieur à sept jours, sauf dans les cas prévus au paragraphe 4 du même article, ni être supérieur à trente jours, à moins que des circonstances propres à la situation de l'étranger ne rendent nécessaire une prolongation de ce délai, comme le prévoit le paragraphe 2 du même article.
Il résulte aussi clairement de l'article 8 de la directive que les Etats membres prennent toutes les mesures pour mettre à exécution une décision de retour ne comportant, lorsque cela est autorisé, aucun délai ou lorsque le délai laissé au ressortissant de pays tiers est expiré, à moins que l'un des risques mentionnés à l'article 7, paragraphe 4, n'apparaisse au cours de ce délai, auquel cas la décision de retour peut être immédiatement exécutée.
Les dispositions du II de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en ce qu'elles n'imposent pas qu'une mesure de reconduite à la frontière soit assortie d'un délai approprié pour le départ volontaire d'un ressortissant de pays tiers dans des cas autres que ceux prévus à l'article 7, paragraphe 4, de la directive, sont incompatibles avec les objectifs de ses articles 7 et 8. Les dispositions de la directive ne font toutefois pas obstacle à ce qu'une mesure de reconduite à la frontière soit prise à l'encontre d'un ressortissant de pays tiers dans les cas prévus aux 1°, 2° et 4° du II de l'article L. 511-1, dès lors que cette mesure est assortie d'un délai de retour approprié à la situation de l'intéressé et supérieur à sept jours. Elles ne font pas non plus obstacle à ce qu'une mesure de reconduite à la frontière soit prise, sans être assortie d'un tel délai, dans les cas prévus aux 5°, 7° et 8° du même II de l'article L. 511-1, à la condition que ce délai réduit, voire l'absence de délai, soient justifiés par la situation du ressortissant de pays tiers. Il en va de même dans le cas prévu au 3° du II, à la condition que l'obligation initiale de quitter le territoire ait été prise conformément aux exigences de forme et de fond prévues par les dispositions des articles 7 et 12 de la directive.
4. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que les dispositions d'une directive sont suffisamment précises dès lors qu'elles énoncent une obligation dans des termes non équivoques et qu'elles sont inconditionnelles lorsqu'elles énoncent un droit ou une obligation qui n'est assorti d'aucune condition ni subordonné, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte soit des institutions de l'Union européenne, soit des Etats membres.
La Cour a aussi indiqué, notamment dans son arrêt du 19 janvier 1982 rendu dans l'affaire 8/81, Ursula Becker, que la circonstance qu'une directive comporte, pour les Etats membres, une marge d'appréciation plus ou moins grande pour la mise en œuvre de certaines de ses dispositions ne saurait empêcher les particuliers d'invoquer les dispositions de cette directive qui, compte tenu de leur objet propre, en sont divisibles et peuvent être appliquées séparément. Cette garantie minimale, en faveur des justiciables lésés par l'inexécution de la directive, découle du caractère contraignant de l'obligation de transposition imposée aux Etats membres, laquelle serait privée de toute efficacité s'il était permis à ces derniers de faire obstacle, par leur carence, aux effets qu'en fonction de leur contenu certaines dispositions d'une directive sont susceptibles de produire.
5. Il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que les articles 7 et 8 de la directive énoncent des obligations en des termes non équivoques, qui ne sont assorties d'aucune condition et ne sont subordonnées dans leur exécution ou dans leurs effets à l'intervention d'aucun acte des institutions de l'Union européenne ou des Etats membres.
A cet égard, la faculté laissée aux Etats membres par le paragraphe 1 de l'article 7 de la directive de prévoir que le délai de retour ne sera accordé qu'à la demande du ressortissant d'un pays tiers ne fait pas obstacle au caractère inconditionnel et suffisamment précis de ces dispositions, dès lors que, si l'Etat membre n'a pas prévu des dispositions en ce sens dans sa législation nationale, il est réputé ne pas avoir exercé la faculté qui lui est ainsi offerte par la directive.
De même, aussi longtemps que l'Etat n'a pas fixé dans sa législation nationale, ainsi que l'imposent les dispositions du 7 de l'article 3 de la directive du 16 décembre 2008, les critères objectifs sur la base desquels doit être appréciée l'existence d'un « risque de fuite », il ne peut pas se prévaloir de l'exception prévue par le paragraphe 4 de l'article 7 dans une telle hypothèse. Dès lors que les autres dispositions de l'article 7 peuvent trouver à s'appliquer sans cette exception, cette dernière doit être considérée comme divisible. Ainsi qu'il a été dit plus haut, l'Etat ne saurait se prévaloir de son propre manquement dans la transposition de celles des dispositions de la directive pour lesquelles il pouvait mettre en œuvre une marge d'appréciation.
Il en résulte que les dispositions des articles 7 et 8 de la directive du 16 décembre 2008 qui sont inconditionnelles et suffisamment précises sont susceptibles d'être invoquées par un justiciable à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire.
6. Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Montreuil, à M. Liang Jin, à M. Kadarou Thiero et au ministre de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration.
Il sera publié au Journal officiel de la République française.
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